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Page:Xénophon - Œuvres complètes, éd. Talbot, tome 1.djvu/211

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qu’il faut pour atteindre aux biens, ils se trouvent arrêtés par des maîtres absolus ? — Mais quels sont donc, dit Critobule, ces maîtres absolus et invisibles qui les gouvernent ? — Par Jupiter, dit Socrate, ils ne sont pas invisibles ; on les peut voir au grand jour ; et tu ne peux ignorer combien ils sont pervers, si tu nommes perversité la paresse, la mollesse de l’âme et l’insouciance. Il est encore d’autres perfides souveraines, qui trompent sous le nom de voluptés, les jeux de hasard, les sociétés frivoles, qui, avec le temps, démasquées par leurs dupes mêmes, laissent voir qu’elles sont des peines déguisées en plaisirs, dont la domination nous détourne d’utiles travaux. — Il y a pourtant des gens, Socrate, qui, loin d’être détournés par cette tyrannie, se montrent, au contraire, très-actifs, très industrieux à augmenter leurs revenus ; et cependant ils ruinent leurs maisons et voient échouer leur industrie. — C’est que ce sont encore des esclaves, dit Socrate, asservis à de dures maîtresses : les uns à la gourmandise, les autres à la lubricité, ceux-ci à l’ivrognerie, ceux-là à une folle ambition et à la prodigalité, qui font peser un joug si lourd sur les hommes, dont elles sont souveraines, que, tant qu’elles les voient jeunes et capables de travailler, elles les contraignent à leur apporter tout le fruit de leurs labeurs et à fournir à tous leurs caprices ; puis, quand elles s’aperçoivent qu’ils sont devenus incapables de rien faire, à cause de leur grand âge, elles les abandonnent à une vieillesse misérable, et s’efforcent de trouver d’autres esclaves. Il faut donc, Critobule, combattre avec ces ennemis pour notre indépendance avec autant de cœur que contre ceux qui essayeraient, les armes à la main, de nous réduire en servitude. Et encore des ennemis généreux, après avoir donné des fers, ont souvent forcé les vaincus, par cette leçon[1], à devenir meilleurs, et les ont fait vivre plus heureux à l’avenir, au lieu que ces souveraines impérieuses ne cessent de ruiner le corps, l’âme et la maison des hommes, tant qu’elles exercent sur eux leur empire. »

  1. Je lis σωφρονίσαντες avec H. Estienne et Zeune, la leçon ordinaire σωφρονήσαντας formant un pléonasme avec βελτίους.