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Page:Xénophon - Œuvres complètes, éd. Talbot, tome 1.djvu/272

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qu’ils me doivent de la reconnaissance ? Comment, lors du siége de la ville[1], les autres citoyens gémissaient-ils de leur misère, tandis que je vécus sans plus de privations qu’au moment où la ville était le plus prospère ? Comment, lorsque les autres achètent à grands frais, au marché, les objets de leurs jouissances, me procuré-je, sans rien dépenser, les jouissances de l’âme, qui sont plus pures que les leurs ? Si, dans ce que je viens de dire de moi, personne ne peut me convaincre de mensonge, comment n’aurais-je pas des droits légitimes à l’approbation des dieux et des hommes ?

« Et cependant tu dis, Mélétus, qu’en agissant ainsi je corromps la jeunesse ? Mais nous savons sans doute en quoi consiste cette corruption. Or, dis-moi si tu en connais un seul que j’aie rendu de pieux, impie ; de modéré, violent ; de réservé, prodigue ; ou bien encore qui soit devenu de sobre, adonné au vin ; de travailleur, paresseux, ou esclave de toute autre mauvaise passion ? — Oui certes, par Jupiter, dit Mélétus, j’en connais que tu as séduits, au point de l’accorder plus de confiance qu’à leurs parents mêmes ! — J’en conviens, reprit Socrate, en ce qui regarde leur instruction ; car ils savent que j’ai profondément médité ce sujet. Mais, quand il s’agit de la santé, les hommes ont plus de confiance aux médecins qu’à leurs parents : dans les assemblées, tous les Athéniens, généralement, s’en rapportent plus volontiers à ceux qui parlent avec plus de sagesse qu’à ceux qui leur sont unis par les liens du sang. En effet, ne choisissez-vous pas pour stratéges, de préférence à vos pères et à vos frères, et, par Jupiter ! de préférence à vous-mêmes, ceux que vous savez les plus expérimentés dans l’art de la guerre ? — C’est l’usage, Socrate répond Mélétus, et cet usage a son utilité. — Eh bien donc, réplique Socrate, ne doit-il pas te sembler étrange que, dans toutes les autres actions, les meilleurs soient considérés non-seulement comme égaux, mais comme supérieurs aux autres, et que moi, à cause de la supériorité que certains m’accordent en ce qui touche au plus grand bien des hommes, l’instruction, je sois chargé par toi d’une accusation capitale ? »

Il est à croire que Socrate lui-même et ceux de ses amis qui parlèrent pour sa défense[2] dirent encore beaucoup d’autres

  1. Quand Lysandre tenait Athènes, assiégée après la bataille d’Æegos-Potamos.
  2. On ne sait pas au juste quels sont ceux des disciples qui parlèrent pour lui. Diogène de Laërte raconte d’après Justin de Tibériade que, pendant qu’on plaidait la cause de Socrate, Platon se présenta à la tribune et dit : « Athéniens, je suis le plus jeune de ceux qui sont montés à cette tribune ; » mais que les juges lui crièrent : « Dis plutôt : descendus. » C’était lui dire : « Descends ! »