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Page:Xénophon - Œuvres complètes, éd. Talbot, tome 1.djvu/91

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çon[1] ? Ignores-tu que de libre tu deviendrais aussitôt esclave ? que tu dépenserais beaucoup pour des plaisirs funestes ? que tu n’aurais plus de cœur à rechercher ce qui est beau et bien ? que tu serais contraint de poursuivre ce que ne poursuivrait pas même un fou ? — Par Hercule ! dit Xénophon, quelle terrible puissance tu donnes à un baiser ! — En es-tu donc étonné, dit Socrate ? Ne sais-tu pas que les tarentules, qui ne sont pas plus grosses que des demi-oboles, seulement approchées de la bouche, causent aux hommes des douleurs terribles et les privent de la raison ? — Par Jupiter ! c’est vrai, dit Xénophon ; mais c’est que les tarentules insinuent je ne sais quoi avec leur morsure. — Insensé, dit Socrate, ne crois-tu pas qu’il y a dans le baiser d’un beau garçon quelque chose que tu ne saurais voir ? Ignores-tu que ce monstre, qu’on appelle un homme frais et joli, est d’autant plus redoutable, comparé aux tarentules, que celles-ci blessent en touchant, tandis que l’autre, sans toucher, mais par son aspect seul, lance même de fort loin je ne sais quoi qui-jette dans le délire ? Peut-être même donne-t-on le nom d’archers aux Amours, parce que les beaux garçons blessent de loin. Ainsi, Xénophon, je te conseille, quand tu verras une personne belle, de fuir sans te retourner. Pour toi, Critobule, je te conseille de voyager une année entière : c’est à peine si tout ce temps suffit à guérir ta morsure. »

En amour donc il était d’avis que ceux qui ne peuvent maîtriser leur fougue, en usent comme de tout ce que l’âme réprouverait sans un besoin impérieux du corps, besoin dont la satisfaction ne doit pourtant imposer à l’âme aucune contrainte. Pour lui, on le voyait si bien armé contre ces sortes de délires, qu’il s’éloignait plus facilement des beaux et jolis garçons, que d’autres des gens laids et difformes.

Telle était sa manière d’être à propos du boire, du manger et des plaisirs des sens ; il pensait sur ce point éprouver autant de joie à se satisfaire que ceux qui s’y donnent beaucoup de mal, et s’exposer, d’autre part, à beaucoup moins de peine.

  1. Cf. Banquet, chap. iv ; et Lucien, les Sectes à l’encan, 10 ; 1.1, p. 209 de notre traduction.