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LES ROUGON-MACQUART.

pinceau. Dès que Gervaise apercevait le père Bru, piétinant dans la neige pour se réchauffer, elle l’appelait, elle lui ménageait une place près du poêle ; souvent même elle le forçait à manger un morceau de pain avec du fromage. Le père Bru, le corps voûté, la barbe blanche, la face ridée comme une vieille pomme, demeurait des heures sans rien dire, à écouter le grésillement du coke. Peut-être évoquait-il ses cinquante années de travail sur des échelles, le demi-siècle passé à peindre des portes et à blanchir des plafonds aux quatre coins de Paris.

— Eh bien ! père Bru, lui demandait parfois la blanchisseuse, à quoi pensez-vous ?

— À rien, à toutes sortes de choses, répondait-il d’un air hébété.

Les ouvrières plaisantaient, racontaient qu’il avait des peines de cœur. Mais lui, sans les entendre, retombait dans son silence, dans son attitude morne et réfléchie.

À partir de cette époque, Virginie reparla souvent de Lantier à Gervaise. Elle semblait se plaire à l’occuper de son ancien amant, pour le plaisir de l’embarrasser, en faisant des suppositions. Un jour, elle dit l’avoir rencontré ; et, comme la blanchisseuse restait muette, elle n’ajouta rien, puis le lendemain seulement laissa entendre qu’il lui avait longuement parlé d’elle, avec beaucoup de tendresse. Gervaise était très troublée par ces conversations chuchotées à voix basse, dans un angle de la boutique. Le nom de Lantier lui causait toujours une brûlure au creux de l’estomac, comme si cet homme eût laissé là, sous la peau, quelque chose de lui. Certes, elle se croyait bien solide, elle voulait vivre en honnête femme, parce que l’honnêteté est la moitié du bonheur. Aussi ne songeait-