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LES ROUGON-MACQUART.

ne pas pouvoir caser tout ce monde. Elle se décida à mettre le couvert dans la boutique ; et encore, dès le matin, mesura-t-elle avec un mètre, pour savoir dans quel sens elle placerait la table. Ensuite, il fallut déménager le linge, démonter l’établi ; c’était l’établi, posé sur d’autres tréteaux, qui devait servir de table. Mais, juste au milieu de tout ce remue-ménage, une cliente se présenta et fit une scène, parce qu’elle attendait son linge depuis le vendredi ; on se fichait d’elle, elle voulait son linge immédiatement. Alors, Gervaise s’excusa, mentit avec aplomb ; il n’y avait pas de sa faute, elle nettoyait sa boutique, les ouvrières reviendraient seulement le lendemain ; et elle renvoya la cliente calmée, en lui promettant de s’occuper d’elle à la première heure. Puis, lorsque l’autre fut partie, elle éclata en mauvaises paroles. C’est vrai, si l’on écoutait les pratiques, on ne prendrait pas même le temps de manger, on se tuerait la vie entière pour leurs beaux yeux ! On n’était pas des chiens à l’attache, pourtant ! Ah bien ! quand le Grand Turc en personne serait venu lui apporter un faux-col, quand il se serait agi de gagner cent mille francs, elle n’aurait pas donné un coup de fer ce lundi-là, parce qu’à la fin c’était son tour de jouir un peu.

La matinée entière fut employée à terminer les achats. Trois fois, Gervaise sortit et rentra chargée comme un mulet. Mais, au moment où elle repartait pour commander le vin, elle s’aperçut qu’elle n’avait plus assez d’argent. Elle aurait bien pris le vin à crédit ; seulement, la maison ne pouvait pas rester sans le sou, à cause des mille petites dépenses auxquelles on ne pense pas. Et, dans la chambre du fond, maman Coupeau et elle se désolèrent, calculèrent qu’il leur fallait au moins vingt francs. Où les trouver, ces