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LES ROUGON-MACQUART.

vite, des hommes rôdaient avec des yeux de loup, la nuit s’épaississait, gonflée d’abominations.

Gervaise allait toujours, gambillant, remontant et redescendant avec la seule pensée de marcher sans cesse. Des somnolences la prenaient, elle s’endormait, bercée par sa jambe ; puis, elle regardait en sursaut autour d’elle, et elle s’apercevait qu’elle avait fait cent pas sans connaissance, comme morte. Ses pieds à dormir debout s’élargissaient dans ses savates trouées. Elle ne se sentait plus, tant elle était lasse et vide. La dernière idée nette qui l’occupât, fut que sa garce de fille, au même instant, mangeait peut-être des huîtres. Ensuite, tout se brouilla, elle resta les yeux ouverts, mais il lui fallait faire un trop grand effort pour penser. Et la seule sensation qui persistait en elle, au milieu de l’anéantissement de son être, était celle d’un froid de chien, d’un froid aigu et mortel comme jamais elle n’en avait éprouvé. Bien sûr, les morts n’ont pas si froid dans la terre. Elle souleva pesamment la tête, elle reçut au visage un cinglement glacial. C’était la neige qui se décidait enfin à tomber du ciel fumeux, une neige fine, drue, qu’un léger vent soufflait en tourbillons. Depuis trois jours, on l’attendait. Elle tombait au bon moment.

Alors, dans cette première rafale, Gervaise, réveillée, marcha plus vite. Des hommes couraient, se hâtaient de rentrer, les épaules déjà blanches. Et, comme elle en voyait un qui venait lentement sous les arbres, elle s’approcha, elle dit encore :

— Monsieur, écoutez donc…

L’homme s’était arrêté. Mais il n’avait pas semblé entendre. Il tendait la main, il murmurait d’une voix basse :

— La charité, s’il vous plaît…