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À NINON.

nos amours d’oiseaux libres, m’avaient inspiré un grand mépris du monde, une tranquille croyance aux seules énergies de la vie. Oui, c’est dans tes tendresses de toutes les heures, mon amie, que j’ai fait jadis cette provision de courage, dont mes compagnons, plus tard, se sont si souvent étonnés. Les illusions de nos cœurs étaient des armures d’acier fin, qui me protègent encore.

Je te quittai, je quittai cette Provence dont tu étais l’âme, et ce fut toi que, dès la veille de la lutte, j’invoquais comme une bonne sainte. Tu eus mon premier livre. Il était tout plein de ton être, tout parfumé du parfum de tes cheveux. Tu m’avais envoyé au combat, avec un baiser au front, en amante brave qui veut la victoire du soldat qu’elle aime. Et moi, je ne me souvenais toujours que de ce baiser, je ne pensais qu’à toi, je ne pouvais parler que de toi.

Dix ans se sont écoulés. Ah ! ma chère âme, que de tempêtes ont grondé, que d’eau noire, que de débâcles ont passé depuis ce temps sous les ponts croulants de mes rêves ! Dix ans de travaux forcés, dix ans d’amertume, de coups donnés et reçus, d’éternel combat ! J’ai le cœur et le cerveau tout balafrés de blessures. Si tu voyais ton amoureux de jadis, ce grand garçon souple qui