Page:Zola - Travail.djvu/197

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grande belle fille brune se tenait debout, il demanda :

« Il est donc marié ?

— Non, mais il vit avec cette fille, qui est à la fois son esclave et sa femme… C’est une histoire. Il y a cinq ans, elle avait quinte ans à peine, lorsqu’il la trouva malade, mourante dans un fossé, abandonnée là sans doute par quelque bande de bohémiens. On n’a jamais su nettement d’où elle venait, elle-même se tait, dès qu’on l’interroge. Lange l’amena chez lui sur ses épaules, la soigna, la guérit, et vous ne sauriez croire quelle ardente gratitude elle lui en a gardée, jusqu’à être son chien, sa chose… Elle n’avait pas de souliers aux pieds, lorsqu’il la ramassa. Aujourd’hui encore, elle n’en met que les jours où elle descend à la ville. De sorte que tout le pays, et Lange lui-même, la nomme la Nu-Pieds… Il n’emploie pas d’autre ouvrier, la Nu-Pieds est son manœuvre, elle l’aide aussi à tirer la petite voiture, quand il va promener sa poterie de foire en foire. C’est sa façon d’écouler ses produits, et tous deux sont bien connus de la région entière. »

Debout au seuil du petit clos, que fermait une simple porte à claire-voie, la Nu-pieds regardait venir ces messieurs, et Luc put la voir, avec sa face brune aux grands traits réguliers et basanés, ses cheveux d’un noir d’encre, ses larges yeux de sauvagesse qui s’emplissaient d’une douceur ineffable, lorsqu’ils se fixaient sur Lange. Il remarqua ses pieds nus, des pieds enfantins de bronze clair, dans le sol argileux, toujours détrempé ; et elle était là en tenue de travail, à peine vêtue de toile grise, montrant ses fines jambes de lutteuse, ses bras nerveux, sa petite gorge dure. Puis, quand elle se fut assurée que le monsieur qui accompagnait le propriétaire du domaine devait être un ami, elle quitta son poste d’observation, elle retourna près du four qu’elle surveillait, après avoir averti le maître.