Page:Zola - Travail.djvu/208

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Mais je ne veux pas devenir plus riche, j’ai trop d’argent déjà, et je ne vends que pour échapper à tous les soucis du gain. »

D’un beau geste passionné, Luc l’interrompit :

« Laissez-moi donc finir, mon ami… Ce n’est pas vous que je veux rendre plus riche, ce sont les déshérités, les travailleurs dont nous parlions, les victimes du travail inique, avili, devenu un bagne atroce, que je veux sauver de ce bagne. Vous le disiez tout à l’heure superbement, le travail doit être à lui seul une raison d’être sociale, et, à cet instant, le salut m’est apparu, la juste et heureuse société de demain n’est que dans la réorganisation du travail, qui seule permettra une équitable répartition de la richesse. J’en viens d’avoir l’éblouissante certitude : l’unique solution à nos misères et à nos souffrances est là, on ne rebâtira sainement le vieil édifice qui craque et tombe en pourriture, que sur ce terrain du travail par tous et pour tous, accepté comme la loi universelle, la vie même qui régit les mondes… Eh bien ! c’est cela que je veux tenter ici, c’est du moins un exemple que je veux donner, une réorganisation du travail en petit, une usine fraternelle, l’ébauche de la société de demain, que j’opposerai à l’autre usine, celle du salariat, du bagne antique où l’ouvrier esclave est torturé et déshonoré. »

Et il continua en paroles frémissantes, il ébaucha à grands traits son rêve, tout ce qui avait germé en lui de la récente lecture de Fourier, une association entre le capital, le travail et le talent. Jordan apporterait l’argent nécessaire, Bonnaire et ses camarades donneraient les bras, lui serait le cerveau qui conçoit et dirige. Il s’était remis à marcher, il montrait d’un geste véhément les toitures voisines de Beauclair, c’était Beauclair qu’il sauverait, qu’il tirerait des hontes et des crimes où, depuis trois jours, il le voyait sombrer. À mesure qu’il déroulait