Page:Zola - Travail.djvu/284

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Il y eut là, pour Luc, un premier choc très douloureux. Sa candeur optimiste d’apôtre n’était point si naïve qu’il ignorât la méchanceté des hommes. Dans la lutte qu’il avait voulue contre le vieux monde, il s’attendait bien à ce que celui-ci ne cédât pas la place sans se fâcher et se débattre. Et il était prêt au calvaire, aux pierres et à la boue dont les foules ingrates accablent d’ordinaire les précurseurs. Mais son cœur vacilla pourtant, il sentit venir amertume des sottises, des cruautés et des trahisons. Il comprenait aisément que, derrière l’attaque intéressée des Laboque et du petit commerce, il y avait toute la bourgeoisie, tous ceux qui possédaient, sans rien vouloir lâcher de leur possession. Son essai d’association, de coopération, mettait en un tel péril la société capitaliste, basée sur le salariat, qu’il devenait pour elle l’ennemi public, dont il s’agissait de se débarrasser à tout prix. Et c’était l’Abîme, et c’était la Guerdache, et c’était la ville, l’autorité sous toutes ses formes, patronale, communale, gouvernementale, qui s’agitait, entrait en campagne, s’efforçait de l’écraser. Dans l’ombre, les égoïsmes menacés se rapprochaient, s’unissaient, agissaient, en une telle complication de fils tendus, de trappes ouvertes, de guet-apens préparés, qu’il se sentait perdu, au moindre faux pas. S’il tombait, la meute se jetterait sur lui, il serait dévoré. Il savait bien leurs noms, il les aurait nommés tous, les fonctionnaires, les commerçants, les simples rentiers, aux faces placides, qui l’auraient mangé vivant, s’ils l’avaient vu s’abattre au coin d’une rue. Et, réprimant le frisson de son cœur, il s’était armé pour la bataille, dans la conviction qu’on ne fondait rien sans se battre, et qu’on scellait toujours de son sang les grandes œuvres humaines.

Ce fut un mardi, jour de marché, que le procès s’ouvrit devant le tribunal civil, présidé par Gaume. Beauclair était en rumeur, l’affluence venue des villages voisins augmentait