Page:Zola - Travail.djvu/325

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mit à fuir, elle aussi, elle revint sur ses pas en courant, rentra dans la maison, remonta follement à sa chambre, s’y enferma, se jeta sur son lit défait, les mains aux yeux et aux oreilles, comme pour ne plus voir et ne plus entendre. Elle ne pleurait pas, elle ne savait pas encore, en proie seulement à une immense désolation, mêlée d’un effroi sans bornes.

Pourquoi donc souffrait-elle ainsi, dans un pareil déchirement de tout son être  ? Elle ne s’était crue que l’amie très tendre de Luc, son disciple et son aide, passionnément dévouée à l’œuvre de justice et de bonheur humain qu’il rêvait d’accomplir. Près de lui  ? elle ne s’imaginait goûter que la délicieuse douceur d’une fraternité d’âme, sans que jamais encore un autre frisson l’eut effleurée. Et voilà qu’elle brûlait toute, qu’elle était secouée d’une ardente fièvre, parce que l’image de cette autre femme passant la nuit la, ne sortant qu’au matin, s’évoquait désormais, avec une tyrannie abominable. Elle aimait donc Luc, elle le désirait donc. Et elle s’en apercevait le jour où le malheur était fait, où il devait être trop tard pour qu’elle se fît aimer  ! C’était cela, le désastre, d’apprendre si durement qu’elle aimait elle-même, lorsqu’une autre avait pris la place, la chassant de ce cœur dans lequel elle aurait pu s’installer peut-être en reine adorée et toute-puissante. Le reste disparaissait, et comment son amour était né, avait grandi, et pourquoi elle l’avait ignoré, candide encore à trente ans, parfaitement heureuse jusque-là d’une si tendre intimité, n’ayant point senti l’aiguillon d’un désir de possession plus étroite. Les larme vinrent enfin, elle sanglota sur la brutalité du fait accompli, sur ce brusque obstacle qui se dressait entre elle et l’homme à qui elle s’était donnée toute, sans le savoir. Cela seul existait à présent, qu’allait-elle faire, de quelle façon allait-elle se faire aimer  ? Car il lui semblait impossible de ne pas être aimée,