Page:Zola - Travail.djvu/630

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devant l’effondrement du misérable, il se sentait pris de pitié.

«  Viens, viens, pauvre être, viens chez moi dormir cette nuit encore. Demain, nous verrons.

— Dormir encore chez toi, oh  ! non, non  ! je m’en vais, je m’en vais tout de suite.

— Mais tu ne peux partir à cette heure, tu es trop las, trop faible… Pourquoi ne restes-tu pas avec nous  ? Tu t’apaiseras, tu connaîtras notre bonheur.

— Oh  ! non, non  ! il faut que je parte tout de suite, tout de suite. Le potier me l’a bien dit, je ne suis pas fait pour chez vous.  »

Et, du ton d’un damné mis à la torture, avec une rage sourde  :

«  Votre bonheur, je ne puis le voir. Je souffrirais trop.  »

Dès lors, Bonnaire n’insista plus, gagné lui-même d’un malaise, d’une horreur secrète. En silence, il ramena chez lui Ragu, qui reprit sa besace et son bâton, sans vouloir attendre la fin du repas. Pas une parole ne fut échangée, pas un geste de dernier adieu. Et Bonnaire regarda l’homme, le vieillard misérable et foudroyé, partir d’un pas chancelant, disparaître au loin, dans la nuit peu à peu tombée.

Mais Ragu ne put tout de suite fuir Beauclair en fête. Il remonta lentement la gorge de Brias, il s’éleva pas à pas, avec peine, parmi les roches des monts Bleuses. Maintenant, il dominait la ville, il la revit d’un coup tout entière, lorsqu’il se retourna. Le ciel d’un bleu sombre, d’une pureté immense, étincelait d’étoiles. Et, sous cette douceur de la belle nuit de juin, la ville s’étendait, pareille à un autre ciel, fourmillante, elle aussi, de petits astres sans nombre. C’étaient les milliers et les milliers de lampes électriques qui venaient de s’allumer, le long des tables du festin au milieu des