Page:Zola - Travail.djvu/75

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Et il y avait en outre, chez celle-ci, une jalousie sourde, la haine de cette jolie fille de charme et d’amour, que les hommes aimaient, à qui ils donneraient des chaînes d’or, des jupes de soie, si jamais elle savait les enjôler. Elle ne décolérait pas, depuis le jour où elle avait su que son frère venait d’acheter à Josine une petite bague d’argent.

« Il faut être bonne, madame », se contenta de dire Luc, d’une voix tremblante de pitié.

Mais la Toupe n’eut pas le temps de répondre, il y eut dans l’escalier un vacarme de gros pas qui trébuchaient, et la porte s’ouvrit sous des mains tâtonnantes. C’était Ragu, que Bourron n’avait pas quitté, l’un suivant l’autre, en bons ivrognes qui ne peuvent plus se séparer, quand ils ont bu ensemble. Cependant, Ragu, assez raisonnable, s’était arraché de chez Caffiaux, en disant qu’il fallait tout de même retourner au travail, le lendemain. Et il entrait chez sa sœur, avec le camarade, pour reprendre sa clé.

« Ta clé ! cria la Toupe, aigrement, tiens, la voilà !… Et, tu sais, je ne m’en charge plus, on vient justement de me dire des sottises, pour que je la donne à cette vaurienne… Quand tu auras des filles à ficher dehors, tu t’en occuperas toi-même. »

Ragu, que le vin attendrissait sans doute, se mit à rire.

« Elle est bête, Josine… Si elle s’était montrée gentille, au lieu de pleurnicher, elle serait venue boire un verre avec nous… Les femmes, ça n’a jamais su prendre les hommes. »

Et il ne put continuer, dire son idée entière, car Bourron, qui s’était laissé tomber sur une chaise, riant sans cause, maigre et chevalin, de son air d’éternelle belle humeur, disait à Bonnaire :

« Alors, dis donc, c’est vrai, tu quittes l’usine ? »

La Toupe se retourna, avec un sursaut, comme si un coup de feu éclatait derrière elle.

« Comment, il quitte l’usine ! »

Il y eut un silence. Puis, Bonnaire, courageusement, prit sa décision.

« Oui, je quitte l’usine, je ne peux pas faire autrement.

— Tu quittes l’usine, tu quittes l’usine ! clama-t-elle, rageuse, éperdue, en venant se planter devant lui. Ça ne suffit donc pas que tu te sois mis sur les bras cette sale grève, qui, pendant deux mois, nous a forcés à manger toutes nos économies ? Il faut encore, maintenant, que ce soit toi qui paies les pots cassés… Alors, allons mourir de faim, et moi, j’irai toute nue ! »

Sans se fâcher, il répondit doucement :

« C’est possible, tu n’auras peut-être pas de robe neuve au jour de l’an, et peut-être que nous devrons nous serrer le ventre… Mais je te répète que je fais ce que je dois faire. »

Elle ne lâcha pas, elle se rapprocha, lui cria dans la face :

« Ah ! Ouiche ! si tu crois qu’on t’en sera reconnaissant ! Déjà les camarades ne se gênent pas pour dire que, sans ta grève, ils n’auraient pas crevé la faim pendant deux mois. Et sais-tu ce qu’ils diront, quand ils sauront que tu quittes l’usine ? Ils diront que c’est bien fait, et que tu n’es qu’un imbécile… Jamais je ne te laisserai faire une pareille bêtise. Entends-tu ! tu retourneras au travail demain. »

Bonnaire la regardait fixement, de son regard clair et