Page:Zola - Travail.djvu/83

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

avec un intérêt pitoyable, il conclut en haussant les épaules :

« Bah ! monsieur, c’est notre sort à nous autres, pauvres bougres. Il y aura toujours des patrons et des ouvriers… Mon grand-père et mon père ont été comme me voilà, et mon fils sera comme je suis. À quoi bon se révolter ? Chacun tire son lot en naissant… Tout de même, ce qu’on pourrait désirer, ce serait, quand on est vieux d’avoir de quoi s’acheter du tabac à sa suffisance.

— Du tabac ! cria la Toupe, tu en as encore fumé pour deux sous aujourd’hui. Est-ce que tu crois que je vais t’entretenir de tabac maintenant que nous n’allons même plus pouvoir manger de pain ? »

Elle le rationnait, c’était le seul désespoir du père Lunot, qui essaya en vain de rallumer sa pipe, où il ne restait décidément que de la cendre. Et Luc, le cœur envahi d’une pitié croissante, continuait à le regarder, tassé sur sa chaise. Le salariat aboutissait à cette lamentable épave, l’ouvrier fini, mangé à cinquante ans, l’arracheur, toute sa vie arracheur, que sa fonction, devenue machinale, avait déjeté, hébété, réduit à l’imbécillité et à la paralysie. Rien ne survivait dans ce pauvre être, que le sentiment fataliste de son esclavage.

Mais Bonnaire protesta superbement.

« Non, non ! cela ne sera pas toujours ainsi, il n’y aura pas toujours des patrons et des ouvriers, un jour viendra où il n’y aura plus que des hommes libres et joyeux… Nos fils peut-être verront ce jour-là, et ça vaut vraiment la peine que, nous, les pères, nous ayons encore de la souffrance, si nous devons leur gagner le bonheur de demain.

— Fichtre ! s’écria Ragu en rigolant, dépêchez-vous, je voudrais bien en être. C’est ça qui m’irait, de ne plus rien foutre, et d’avoir du poulet à tous mes repas !