Page:Zola - Travail.djvu/85

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parce que je sens que tout cet argent n’a pu être gagné qu’en exploitant les camarades, en rognant sur leur pain et sur leur liberté ; et ça se paie un jour, cette vilaine chose-là. Jamais le bonheur de tous ne s’accommodera avec la prospérité exagérée d’un seul… Alors, il faut donc attendre, si l’on veut voir ce que l’avenir nous réserve à chacun. Mais mon idée, à moi, je vous l’ai dite : c’est que ces deux gamins, qui sont couchés et qui nous écoutent, soient un jour plus heureux que je ne l’aurai été, et c’est encore que leurs enfants soient à leur tour plus heureux qu’ils n’auront pu l’être eux-mêmes… Pour ça, il n’y a qu’à vouloir la justice, à nous entendre comme des frères et à la conquérir, même au prix de beaucoup de misère encore. »

En effet, Lucien et Antoinette ne s’étaient pas rendormis, l’air intéressé par tout ce monde qui causait si tard, leurs têtes roses de beaux enfants immobiles sur le traversin, ouvrant de grands yeux songeurs, comme s’ils avaient compris.

« Plus heureux que nous un jour, dit sèchement la Toupe, oui ! si demain ils ne crèvent pas de faim, puisque tu n’auras plus de pain à leur donner. »

Le mot tomba ainsi qu’un coup de hache. Bonnaire chancela frappé dans son rêve par le froid brusque de la misère qu’il avait voulue, en quittant l’usine. Et Luc sentit alors passer le frisson de cette misère dans la vaste pièce nue, où fumait tristement la petite lampe à pétrole. N’était-ce pas la lutte impossible, le grand-père, le père et la mère, ainsi que les deux enfants, condamnés à une mort prochaine, si le salarié s’entêtait à sa protestation impuissante contre le capital ? Un lourd silence régna, une grande ombre noire glaça la pièce, assombrit un instant les visages.

Mais on frappa, il y eut des rires, et ce fut Babette qui entra, la femme à Bourron, avec sa figure poupine qui