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Pages d’Italie/Mœurs Romaines

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 195-323).
MŒURS ROMAINES


Les Fantoccini à Rome[1]
(Lettre)


Mon cher V., vous insistez pour que je vous dise quelque chose de la ville éternelle, que j’ai habitée pendant quelques mois ; mais quelle partie de son bizarre aspect, moitié antique, moitié moderne, pourrais-je choisir comme texte, qui n’ait été rebattue par les innombrables voyageurs de tout pays, de tout sexe, de toute condition, qui s’y sont succédés depuis dix ans ? Rêvant au choix d’un sujet, comme je descendais le Corso je fus tiré de mes idées par les vociférations d’un homme qui, à l’entrée d’une espèce de cave sous le palais Fiano, criait à tue-tête « Entrate, ô signori, etc. », « Entrez, Messieurs, entrez, on va commencer. » J’entrai et je trouvai ce que je cherchais pour vous, un sujet encore vierge. En payant trente-huit centimes, je pus assister à un spectacle de marionnettes. La modicité du prix me fit craindre d’y rencontrer mauvaise compagnie, mais je fus agréablement surpris de voir que 38 centimes dans un pays sans argent suffisaient pour écarter la canaille, et je pris ma place au milieu d’une réunion fort décente et fort respectable de citoyens de Rome.

Les habitants de Rome sont peut-être, en Europe, le peuple qui entend le mieux la satire légère et piquante : doués d’une grande pénétration, ils saisissent avec vivacité les allusions les plus fines et les plus éloignées et ils mettent leur malice à s’égayer sur le compte des grands, toutes les fois qu’ils le peuvent, par des dialogues piquants entre Pasquin et Marforio, ou par le jeu non moins fin et non moins satirique de leurs chers fantoccini. Il est inutile de dire qu’on chercherait en vain la même liberté dans les théâtres réguliers, dont toutes les pièces sont soumises à la censure ; ce n’est qu’au théâtre des marionnettes, où les pièces sont improvisées, que les Romains peuvent espérer quelque indulgence pour leur divertissement favori. Ce préambule était nécessaire pour vous empêcher de vous moquer de moi, quand je vous dirai que j’ai passé des soirées délicieuses à une représentation des marionnettes du palais Fiano. Les acteurs n’ont pas plus d’un pied de haut et la scène sur laquelle ils jouent une petite heure a environ douze pieds de large sur quatre ou cinq de hauteur. Les portes, les fenêtres, les coulisses, etc., sont dans un rapport mathématique avec les petites dimensions de ces acteurs de douze pouces. Le personnage maintenant en faveur près du peuple de Rome, et dont les aventures ne l’ennuient jamais, est Cassandrino. Cassandrino est un vieux fat de cinquante-cinq ou cinquante-six ans, soigné dans sa personne, vif dans ses mouvements, à cheveux gris bien arrangés, possédant les manières de la meilleure société, connaissant parfaitement les hommes et les choses et sachant mettre à profit la passion dominante du jour ; en un mot, Cassandrino pourrait passer pour un homme à peu près parfait, pour une espèce de Grandisson sexagénaire, s’il n’avait pas le petit défaut de s’amouracher de toutes les jolies figures que le hasard lui fait rencontrer. Dans un pays où le gouvernement est entièrement composé de célibataires, c’est une idée heureuse quoique hasardeuse d’avoir créé un caractère tel que celui de Cassandrino. Il est ordinairement représenté en laïque, mais l’imagination des spectateurs lui donne bientôt les ordres sacrés et l’habillement violet des monsignori. Les monsignori sont ceux qui, à la cour du pape, aspirent aux honneurs de la cléricature, et c’est cette classe qui remplit la plupart des dignités ecclésiastiques. Le cardinal Consalvi, par exemple, fut monsignore pendant trente ans de sa vie. Rome est pleine de monsignori du même âge que Cassandrino, qui ont encore leur fortune à faire, mais qui tâchent de se consoler en faisant une cour assidue aux jolies femmes de Rome. La pièce représentée par les marionnettes du palais Fiano, le soir où j’eus le bonheur de m’y fourvoyer, était intitulée Cassandrino allievo di un pittore (Cassandrino élève d’un peintre).

Un peintre fameux de Rome a une fille très belle, dont les charmes ont fait une impression profonde sur Cassandrino, ci-devant jeune homme de soixante ans ; l’amoureux sexagénaire appelle quelqu’un pour voir sa perruque blonde, et se donne lui-même en entrant sur la scène, tous les airs et toutes les grâces d’un cardinal en espérance. La vue de Cassandrino sur la scène, et les trois ou quatre tours qu’il fait en attendant sa belle, qu’il a envoyée chercher par la cameriera di casa après lui avoir glissé quelques pièces dans la main, excitent la gaieté de l’assemblée, tant ses mouvements imitent admirablement la tournure affectée d’un jeune monsignore. J’oserais presque affirmer que, dans ce moment, personne au théâtre ne croit voir marcher sur les planches un morceau de bois travaillé. La fille du peintre arrive et Cassandrino qui n’a pas encore osé, à cause de son âge, lui faire une déclaration positive de ses sentiments, lui demande la permission de chanter une cavatine qu’il a tout nouvellement entendue à un concert. Cette cavatine, un des airs les plus délicieux de Paesiello, fut chantée de la manière la plus ravissante. On l’applaudit avec enthousiasme, mais l’illusion fut un moment détruite par les cris des spectateurs : Brava la Ciabalina ! C’était le nom de la chanteuse placée derrière le théâtre ; elle est fille d’un savetier, et elle a une voix superbe : on lui donne une couronne pour chanter cet air chaque soirée. Dans les paroles de la cavatine le tendre Cassandrino place une déclaration de sa passion ; la jeune fille lui répond par quelques compliments sur l’élégance de sa mise, dont le vieux cavalier est enchanté, et aussitôt commence l’énumération louangeuse des divers articles de sa toilette. Le drap de son habit est de France ; celui de ses pantalons, d’Angleterre. Il parle ensuite de sa superbe montre à répétition faite à Genève, qu’il tire et fait sonner ; en un mot Cassandrino montre toute la gloriole et toute la petite vanité d’un vieux garçon amoureux fou. Prenant de l’assurance à mesure qu’il étale les nombreuses perfections de sa toilette et de ses breloques, il rapproche peu à peu sa chaise de celle de la jeune fille, et la menace d’une déclaration en forme, lorsque le tendre tête-à-tête est mal à propos interrompu par l’entrée du peintre qui paraît avec une énorme paire de favoris et de longs cheveux flottants, parce qu’il est de mode à Rome, parmi les artistes qui ont du génie ou qui n’en ont pas, d’imiter ainsi lord Byron, dont la personne et le caractère sont populaires en Italie, surtout depuis qu’il a si noblement dévoué sa fortune et sa vie à la cause glorieuse des Grecs. Le peintre rend à Cassandrino une miniature qu’il avait retouchée pour lui, et le prie en même temps de ne plus honorer sa fille de ses visites. Cassandrino, au lieu de prendre feu à cette intimation, fait au jeune peintre les éloges les plus flatteurs sur son talent et son habileté. Le peintre se trouvant seul alors avec sa fille lui demande : « Comment avez-vous été assez imprudente pour accorder un tête-à-tête à un homme qui ne peut pas vous épouser ? » Ce trait, qui indique clairement le caractère clérical du galant, fut saisi et applaudi par les spectateurs. Vient ensuite un monologue de Cassandrino dans la rue : il est inconsolable de ne plus voir sa belle, dont il est amoureux plus que jamais. Les raisons qu’il se donne à lui-même pour se cacher ses soixante ans sont les plus comiques du monde, d’autant plus que Cassandrino n’est point un fou, mais au contraire un homme d’une grande expérience, et même d’une âme élevée, mais qui tombe dans ces faiblesses ridicules parce qu’il est amoureux. À la fin il prend la résolution de se déguiser en jeune homme et de se faire l’élève du peintre. Ici se termine le premier acte.

Dans le second nous voyons de nouveau Cassandrino chez le peintre ; sa figure a disparu presque entièrement sous de longs favoris noirs et une perruque à boucles ondoyantes, mais derrière les oreilles on voit passer les petits cheveux gris et poudrés du sexagénaire. La scène d’amour avec la fille du peintre est excellente ; en véritable vieux garçon, il s’efforce d’exciter sa tendresse par l’étalage de sa fortune, qu’il offre de partager avec elle, et finit par dire : « Nous serons heureux ensemble, et personne ne connaîtra notre bonheur. » Cet autre trait, qui sent le monsignore d’une lieue, est saisi et applaudi. Enfin Cassandrino se hasarde à tomber aux pieds de sa maîtresse et il est surpris dans cette situation par une vieille tante qui l’avait connu à Ferrare, quarante ans auparavant ; elle lui rappelle qu’il lui fit alors la cour sans succès. Cassandrino quitte la chambre tout confus et se sauve dans l’atelier du peintre ; mais il revient bientôt suivi d’un groupe de jeunes artistes qui font pleuvoir sur lui un millier de plaisanteries. Le peintre arrive, et après avoir fait sortir ses élèves, il a un long entretien avec Cassandrino, qui tremble de tout son corps que l’affaire ne devienne publique. Cette nouvelle allusion n’est pas perdue pour la sagacité d’une assemblée romaine. Le peintre, après s’être amusé de l’embarras de Cassandrino, finit par lui dire : « Vous êtes venu ici prendre des leçons de peinture ; bien, je vous en donnerai quelques-unes, et je commencerai par le coloris : mes élèves vont vous déshabiller et vous peindre le corps en bel écarlate et quand vous aurez la robe que vous désirez, je vous promènerai d’un bout à l’autre du Corso. » Cassandrino, tout hors de lui-même à l’idée d’une telle promenade, consent à épouser la vieille tante qu’il avait courtisée jadis à Ferrare ; il s’approche ensuite sur la pointe du pied, et dit en aparté à l’assemblée : « Je renonce à l’écarlate, mais je deviendrai l’oncle de l’objet que j’adore, et puis… » Ici il prétend qu’on l’appelle dehors, fait un profond salut à l’assemblée et disparaît. Telle est l’analyse imparfaite de la délicieuse petite pièce qui produisit constamment parmi les spectateurs des éclats de gaieté, ou excita un rire contenu et concentré encore plus agréable. À la fin de la représentation, un enfant s’avançait pour souffler les chandelles lorsqu’il s’éleva un cri de surprise dans l’assemblée, qui croyait voir un géant, tant l’illusion avait été forte et tant ils avaient complètement oublié les petites proportions des personnages qui les avaient si bien amusés durant trois quarts d’heure. Nous eûmes ensuite un ballet appelé le Puits enchanté et tiré des Mille et une Nuits. Ce ballet était encore plus étonnant, s’il est possible, que la comédie, par les mouvements naturels et gracieux des figures de bois. Ayant questionné un de mes voisins sur le mécanisme de ces charmants danseurs, j’appris que leurs pieds sont de plomb, que les fils qui les font mouvoir passent dans l’intérieur du corps, et sont renfermés, avec ceux qui dirigent le mouvement de la tête, dans un petit tube dont l’ouverture est au sommet de la tête ; il n’y a donc d’un peu visible que les fils qui font mouvoir les bras, encore cet inconvénient peut-il être évité en plaçant les acteurs à cinq ou six pas en arrière de l’avant-scène. Les yeux ne sont mobiles que quand la tête incline à droite ou à gauche ; mais je désespère de vous donner une idée exacte de l’habileté avec laquelle un mécanisme qui à la description paraît si simple et même grossier, imite les mouvements et les attitudes naturels du corps.

(La suite à un prochain numéro)


II[2]

Ce ne fut que trois jours après, que je pus trouver une soirée libre pour revoir mes chers fantoccini du palais Fiano ; mais alors la nature du spectacle avait changé du doux au grave, du plaisant, au sévère. On nous donna tout simplement en prose une tragédie intitulée Temisto. et je crains presque de vous faire rire, en vous avançant que ce soir je pleurai presque autant que j’avais ri la première fois. Voici la tragédie de Temisto, qui produisit tant d’émotions, bien que représentée par des acteurs de douze pouces. L’action se passe en Grèce pendant la célébration des fêtes de Bacchus. Le roi Cresphonte fut d’abord marié à Temisto, dont il eut un fils, nommé Phlistène. Erista, femme aussi méchante que belle, ayant conçu une violente passion pour le roi, lui persuada que Temisto lui était infidèle ; bientôt après, la reine outragée disparut et fut, par les intrigues d’Erista, vendue comme esclave à quelques Égyptiens, qui l’emmenèrent avec eux dans leur pays. Le roi alors épousa Erista. Dix ans après Temisto revint d’Égypte sous un autre nom, et, comme elle était profondément versée dans les mystères mythologiques de cette contrée, elle fut élevée à la dignité de grande-prêtresse de Bacchus, et devint confidente de la méchante reine Erista. Cette exposition, qui pourra vous paraître longue à la lecture, fut improvisée d’une manière claire et rapide aux Fantoccini : le style avait du naturel et du mouvement. À la vérité, l’histoire était légèrement altérée, et on voyait bien que c’était un Italien du xixe siècle, et non un Grec des temps héroïques, qui parlait ; mais ce défaut était compensé par l’extrême vivacité du dialogue, qui devint quelquefois si pressé, que les interlocuteurs s’interrompaient l’un l’autre, sur quoi une salve d’applaudissements éclatait dans l’assemblée. À l’ouverture de la tragédie, la reine Erista veut assassiner Phlistène, et, dans ce dessein, elle s’adresse à la grande-prêtresse de Bacchus, qu’elle charge de l’exécution du meurtre, comme pouvant aisément l’accomplir au milieu de la licence des Bacchanales. Temisto, quoique saisie d’horreur à la proposition de détruire son propre fils, feint d’y consentir, de peur que la reine ne confie cette exécution à d’autres mains. Il serait trop long de suivre en détail le développement de cette tragédie. Le fond du sujet et la manière dont l’action se noue m’ont rappelé la Mérope de Voltaire. J’ajouterai seulement que, dans la dernière scène, l’émotion des spectateurs fut portée à son comble, et que j’ai vu rarement, pour ne pas dire jamais, couler des larmes aussi vraies et aussi abondantes à une représentation tragique donnée par des acteurs de chair et d’os.

Après vous avoir parlé des fantoccini tragiques et comiques, je terminerai cette lettre, beaucoup trop longue, par quelques mots sur les fantoccini satiriques. Ayant rencontré ici une charmante famille que j’avais intimement connue à Naples sous le règne de Murat, je fus invité à une représentation particulière d’une comédie satirique dans le genre de la Mandragora de Machiavel. Dans cette pièce, les mœurs actuelles de quelques grands de Rome sont retracées avec une fidélité étonnante. Dès la première scène, on se rappelle les proverbes français de Carmontelle, et l’admirable vérité avec laquelle cet écrivain, trop peu apprécié, a peint les mœurs des Français sous Louis XVI. La pièce que je vis dans cette circonstance avait pour titre : Fera-t-on ou non un Secrétaire d’État ?

Un des personnages de cette pièce n’est rien moins que le pape lui-même, qui sent toute l’incapacité de son secrétaire d’État, vieux cardinal de quatre-vingt-deux ans, autrefois fort habile et fort adroit à manier les affaires, mais devenu presque incapable depuis qu’il a perdu totalement la mémoire. La scène dans laquelle ce cardinal sans mémoire est représenté parlant à trois personnes, un curé, un bouvier et le frère d’un carbonaro, qui lui ont présenté chacun différentes pétitions mais qu’il confond perpétuellement dans ses réponses, est délicieuse. Le cardinal, qui s’aperçoit de son erreur, résiste bravement à son infirmité, et prétend se rappeler parfaitement les pétitions, ce qu’il prouve en disant au bouvier que son frère a conspiré contre l’État, et qu’il est justement soumis à la sévérité des lois, tandis qu’il cherche à convaincre le malheureux frère du carbonaro de l’inconvénient de laisser entrer sur le territoire romain deux cents bêtes à cornes du royaume de Naples. En entendant ces plaisantes absurdités débitées par un petit personnage de douze pouces, revêtu des habits écarlates d’un cardinal, on pleurait à force de rire. La société présente n’était composée que de dix-huit personnes, dont quelques-unes dirigeaient les mouvements des marionnettes et parlaient pour elles. Je remarquai avec plaisir que le seul manque de respect envers la personne du pape, dans cette occasion, était de l’avoir représenté ainsi en miniature : le rôle qui lui est assigné dans la pièce n’est nullement ridicule, on peut même dire qu’on le flatte sur son énergie.

Voici la manière dont ces comédies sont montées : le plan de l’intrigue, ou le canevas est concerté d’avance par les acteurs, ou pour mieux dire par ceux qui parlent pour les marionnettes. L’intrigue, ainsi arrangée, est écrite, et on en met une copie vis-à-vis chacun de ceux qui parlent derrière la scène ; ce sont de jeunes femmes qui prêtent, leur voix aux personnes femelles. La dernière fois que j’allai au palais Fiano, étant arrivé fort tard, je ne trouvai de place que dans une encoignure, tout près de la scène, d’où je ne pouvais éviter de voir la jeune fille qui parlait pour l’héroïne de la pièce ; cela détruisit sur le champ toute illusion. J’abandonnai bientôt ce théâtre, mais avant de quitter ma place, je ne pus m’empêcher d’être frappé des gestes de cette jeune personne, gestes aussi animés et bien plus naturels que si elle eût été elle-même sur la scène. En général le dialogue aux Fantoccini est plus naturel d’intonation, plus riche et plus varié d’inflexion, que la déclamation mesurée des théâtres ordinaires ; la raison en est peut-être, outre la chaleur de l’improvisation, que ceux qui parlent n’ont point à faire attention au jeu de leur physionomie, aux mouvements de leur corps, les yeux de l’assemblée n’étant pas fixés sur eux. Cette dernière circonstance est particulièrement favorable à la comédie satirique. À la représentation de celle que je vous ai décrite, les jeunes gens chargés des rôles imitèrent non seulement l’accent des personnages, mais même la tournure de leurs idées, d’une manière vraiment admirable ; trois ou quatre d’entre nous avaient passé la première partie de la soirée avec ces graves et puissants personnages, qu’ils avaient ensuite le plaisir de voir représentés en petit. Cette espèce de comédie, lorsqu’elle n’est point une caricature, mais qu’elle est d’un comique gai, naturel et vrai, est, du moins à mon sens, un des plaisirs intellectuels les plus délicieux que l’on puisse goûter dans un pays comme celui-ci.

J’oubliais de vous dire que le principal acteur, ou, pour parler plus justement, le principal orateur au palais Fiano, va régulièrement trois ou quatre fois par an en prison pour quelque atteinte aux bienséances morales ou politiques qui lui échappe dans la chaleur de l’improvisation. Il y serait encore plus souvent envoyé, sans le directeur, qui a soin de payer les deux ou trois espions chargés par la police de surveiller les représentations des fantoccini, et de rapporter les indiscrétions impromptu dont ils peuvent se rendre coupables. Ce directeur, homme sage dans son espèce, au lieu de graisser la patte à ces argus après la représentation, le fait d’avance, en sorte qu’ils sont généralement à moitié ivres au lever de la toile. Une autre circonstance non moins curieuse, c’est que le directeur de ce théâtre et son associé, qui est un charpentier, font chaque nuit leurs comptes, et satisfont à toutes les demandes, comme si l’entreprise était finie. Je me suis laissé dire que leur profit net, une soirée dans l’autre, était d’environ quarante francs à chaque représentation. Girolemo, directeur du théâtre des fantoccini à Milan, est mort il y a peu de temps, après avoir amassé une fortune de trois cent mille francs ; il est vrai qu’il la dut en grande partie à l’excellence de ses ballets. Il eût fallu voir, pour y croire, le degré de grâce et de moelleux qu’il savait donner aux ronds de jambes et aux entrechats de ses petits figurants de bois. Il n’était pas rare d’entendre dire à Milan que la première marionnette de Girolemo valait mieux que le premier danseur de la Scala. Le principal personnage comique des pièces de Girolemo n’était pas, comme à Rome, Cassandrino. Dans un pays où le gouvernement n’est pas exclusivement entre les mains des célibataires, un pareil caractère eût manqué de sel. Granduja personnage comique employé par Girolemo, est un valet piémontais qui, étonné des mœurs et des usages du bon peuple de Milan, fait là-dessus les plus drôles observations dans le patois de son pays. Il y a quelque gaieté dans l’idée d’un tel personnage, qui, surpris de tout ce qu’il voit, en demande la raison, ou se l’explique à lui-même par les suppositions les plus burlesques et les plus caustiques. Les Italiens aiment beaucoup dans leurs comédies impromptu ces caractères invariables, dont les habitudes sont de tradition et connues d’avance. Ils épargnent l’ennui d’une exposition ou d’une explication : de là la vogue d’Arlequin, de Pantalon, de Brighella, et il paraîtrait, d’après quelques découvertes faites dernièrement à Naples, que des personnages semblables étaient employés dans les pièces atellanes qu’on jouait avant et sous les Romains, à Capoue et dans les villes voisines. Les fantoccini sont une ressource unique pour la comédie satirique. J’ai entendu parler d’une comédie de ce genre, jouée dernièrement à Naples, et qui était d’une nature si dangereuse, que les acteurs et le public ne faisaient en tout que six personnes, dont trois spectateurs. À la seconde représentation, les spectateurs changèrent de rôles avec les acteurs, afin que ceux-ci pussent s’amuser à leur tour, etc.





Les Anglais à Rome


Rome, le 13 novembre 1824.


Rome est fort heureuse de voir les voyageurs anglais accourir dans ses murs. Sans eux les classes laborieuses ne verraient jamais un écu ; sans eux les classes supérieures ne verraient jamais une idée nouvelle. D’où vient cependant qu’à part quelques exceptions, aussi rares qu’honorables, les Anglais sont profondément haïs par la classe inférieure et poursuivis par le ridicule, dans les salons de M. le duc Torlonia ou de M. Demidoff ?

Voici deux anecdotes dont j’ai été témoin et qui indiqueront les motifs et les sources des sentiments des habitants de Rome, à l’égard des Anglais, qui les enrichissent par leur visite. Il y a un tableau célèbre à Velletri ; ce tableau est à l’Hôtel de Ville ; le portier entre dans l’intérieur des appartements et ouvre d’en dedans la petite chapelle où est le tableau. Je me rencontrai à la porte de cette chapelle avec quatre voyageurs anglais : l’un d’eux, qui parlait fort bien l’italien, mais l’italien de Pétrarque et non pas celui de la conversation habituelle, est fils d’un marchand très riche de Londres. Nous entrâmes ensemble, nous vîmes le tableau célèbre. Au sortir de la chapelle, le jeune Anglais qui parlait italien présenta, pour lui et ses camarades, au portier cinq sous de France (un mezzo paolo). Sur quoi le portier les accabla d’imprécations ; car dans ce pays le despotisme est si fort depuis trois cents ans, qu’il a détruit l’aristocratie. Le peuple de Rome n’estime un homme que d’après sa dépense actuelle. Il n’y a d’exception que pour les familles Borghese, Chigi, Gabrielli, Falconieri, Albani et une ou deux autres, que le peuple respecte, parce qu’il admire leurs palais.

La seconde anecdote que j’ai à vous conter s’est passée sur la place d’Espagne. Un jeune Anglais donne à un armurier célèbre un fusil de chasse à raccommoder ; on le lui rapporte au bout de huit jours ; le garçon demande deux écus (11 francs). Le jeune Anglais l’envoie promener, dit que c’est trop cher, se met en colère. Le garçon de l’armurier lui rend le fusil, mais retient la baguette, disant avec le sang-froid parfait du peuple à Rome, sang-froid qui dure jusqu’au moment où éclate la colère la plus enragée : « J’ai ordre de mon maître de recevoir deux écus ; j’emporte la baguette du fusil ; passez à la boutique, vous marchanderez avec mon maître. » Le jeune Anglais passe à la boutique de l’armurier avec un de ses amis. Il y a une discussion dans laquelle l’Anglais dit en italien à l’armurier : vous êtes un fripon. L’armurier répond à cette injure par des injures ; l’ami de l’Anglais tombe sur l’armurier à coups de cravache ; un enfant de seize ans qui était au fond de la boutique, voyant battre son maître, saisit un couteau de chasse qui était à côté de la meule à aiguiser, se précipite sur l’Anglais qui horsewhiped (frappe) son maître et lui porte un coup dans la cuisse ; la lame du couteau de chasse rencontre une artère, l’Anglais tombe dans son sang, le jeune homme prend la fuite. Après cet assassinat, qui eut lieu dans les premiers jours de décembre de l’année dernière (1823), les Anglais qui étaient reçus chez le duc Torlonia, riche banquier, fort juif, et dans un petit nombre d’autres maisons, affectèrent de se répandre en injures sur le caractère romain, en parlant des Romains et chez eux.

Un Anglais se serait-il permis de traiter un armurier anglais comme le jeune voyageur traita l’armurier de la place d’Espagne ?

Un Anglais souffrirait-il qu’à dîner chez lui, un étranger vilipendât, dans les termes les plus offensants, le caractère anglais ?

Un Anglais oserait-il offrir deux pence and a half (cinq sous de France), au concierge de l’Hôtel de Ville de Cambridge, qui lui aurait montré un tableau célèbre ? L’on me dira : dans la foule immense des Anglais qui inondent l’Italie, il y a des gens des classes inférieures de la nation. — J’ai prévu cette objection. L’Anglais qui a donné cinq sous au portier de Velletri, les deux Anglais qui sont allés chez l’armurier, sont fort riches et appartiennent à la classe distinguée de la nation ; ce sont des gens comme il faut. Veut-on connaître le mal, le voici : les Anglais croient qu’il leur est permis de se conduire en Italie, comme ils n’oseraient pas se conduire à Londres.

On peut battre un ouvrier de Florence, il s’humiliera ; Florence, depuis Cosme II[3], est un pays d’aristocratie. On peut battre un ouvrier français ; s’il a servi, il vous proposera un duel. On citait, l’année dernière, un cocher de cabriolet qui, frappé par un officier russe, avait tiré la croix de la Légion d’honneur de sa poche, l’avait arborée froidement à sa boutonnière ; cela fait, avait donné un soufflet à l’officier insolent. Il y eut duel au pistolet et le hasard, juste cette fois, fit tomber l’officier insolent. À cette seule exception près, l’on peut battre impunément l’ouvrier français, mais non le romain ; et c’est sur quoi je me fonde pour estimer ce peuple. L’abominable despotisme qui pèse sur lui depuis le xve siècle (voyez les Mémoires de Benvenuto Cellini), ne lui a laissé qu’une vertu : la force. Cette vertu prend souvent la physionomie du crime, comme dans l’assassinat de l’armurier de la place d’Espagne. Mais je le demande à tout homme de cœur, dans l’absence totale des lois, lorsque le Romain des basses classes sait, par une expérience de tous les jours, qu’il est absolument inutile de demander justice pour violences personnelles, contre un homme bien vêtu, auriez-vous mieux aimé que le jeune ouvrier armurier laissât battre son père ?

Il est vrai qu’il y a loin du Romain au patient Irlandais, qui, ainsi qu’il est prouvé au procès de Lord Clermont (Times de septembre 1824), laisse patiemment battre son fils, et même souffre que Lord Clermont lui casse le bras.

Le parti que prirent les Anglais de la classe élevée à Rome, de charger de malédictions le caractère romain, à propos de l’assassinat de la place d’Espagne, redoubla la haine qu’on porte à la nation anglaise, étouffa la voix de plusieurs philanthropes qui cherchaient depuis longtemps à combattre ce sentiment.

Je fus témoin d’une discussion qui eut lieu à ce sujet autour du lit du savant chevalier Tambroni, le mari de la maîtresse de Canova. Une chose ajoutait à la haine profonde excitée par l’insolence anglaise. À Rome, en décembre 1823, la haine connue du Pape Léon XII (Annibal della Genga) pour le cardinal Consalvi, venait de faire éloigner des affaires cet homme d’État habile. Il avait été remplacé par un vieillard de 80 ans, autrefois fort galant et fort ultrà, comme le cardinal della Genga, le cardinal della Somaglia. Consalvi avait protégé les Anglais de la manière la plus singulière. Il était allé, au grand scandale du cardinal Pacca et de tout le parti ultrà, jusqu’à tolérer à Rome l’exercice du culte anglican. Della Somaglia ne protégeait plus les Anglais et rien ne semble exorbitant à un Romain et ne le met en fureur comme une insolence non soutenue (backed) par le pouvoir réel. C’est un sentiment analogue à celui qu’éprouverait un militaire commandant une place fort importante, et qui se verrait sommé de se rendre, par le colonel d’un régiment approchant de sa place sans canon. Je m’amusai beaucoup, chez M. Tambroni, à vérifier que la colère des Romains venait surtout de ce que cette insolence anglaise avait lieu sous un ministère non ami des Anglais. Voilà un trait bien remarquable dans l’histoire morale d’un peuple gâté par quatre siècles du despotisme le plus complet qui soit en Europe.

Les Anglais font beaucoup de dépenses à Rome ; mais comme ils ont toujours peur d’être trompés, ils dépensent leur argent sans grâce. Au contraire de M. Demidoff, qui dit publiquement : « Un homme comme moi, qui a huit mille francs de rente par jour et qui en dépense deux à Rome, ne doit jamais s’apercevoir qu’on lui vole cent louis par mois. » Cette résolution peut n’être pas morale, mais les Romains sont tellement démoralisés, que la conduite d’un étranger ou de mille étrangers n’y fait rien. M. Demidoff à qui l’ultracisme de Léon XII vient de faire déserter Rome pour Florence, M. Demidoff se proposait de consacrer cent mille francs à l’enlèvement des terres qui couvrent le forum romain, ce qui l’eût entièrement déblayé. M. Demidoff est adoré à Rome ainsi que tous les Russes ; tandis que, grâce à leur économie grondeuse, les Anglais sont haïs de ce peuple romain qui, sans eux, mourrait de faim. Car l’on voit fort rarement à Rome un Français ou un Allemand riche. Les hôtels chers sont occupés par les Anglais et quelques Russes. La feue duchesse de Devonshire et le duc de Devonshire sont les seuls Anglais, à ma connaissance, pour lesquels les Romains aient fait exception à la haine profonde qu’ils portent aux Anglais. Il y a à Rome plusieurs peintres remplis de talent : MM. Léopold Robert, Schnetz, Cornélius, Weiss, etc. Un Anglais que je pourrais nommer va chez un de ces messieurs, marchande un petit tableau. — Quel est le prix ? Quarante louis. — Monsieur, combien avez-vous mis de temps à le faire ? — Douze jours. — Eh bien, monsieur, je vous en donne cent quarante-quatre francs ; il me semble que douze francs par jour c’est assez payé !

L’artiste, indigné et humilié, retourna son tableau contre le mur, tourna le dos au riche Anglais et alla se remettre à peindre. Le soir cette anecdote, racontée au café de l’Académie de France, fit éclater les réflexions les plus sévères sur le caractère anglais, que l’on mit en contraste avec celui du prince royal de Bavière, être assez ridicule, mais qui traite tout le monde et surtout les artistes, avec la politesse parfaite qu’il a apprise de son père, le plus aimable des hommes. Lorsqu’il était à Rome, le prince royal de Bavière adressa aux artistes allemands une pièce de vers, qui n’était pas sans mérite et qui était fort supérieure à sa conversation.

À Rome l’opinion publique n’a autre chose à faire que de demander : Comment se porte le Pape ? — Après la réponse à cette question de tous les matins, on parle peinture et musique. Le prix d’un tableau de Schnetz ou de Chauvin est donc connu à un louis près. Un étranger qui se mêlerait à la société romaine pourrait acheter directement les tableaux aux peintres, qui en sont les auteurs. Ces artistes, dégoûtés des dialogues qu’il leur faut soutenir avec les Anglais, et dont je viens de donner un échantillon, chargent des brocanteurs du soin de vendre leurs ouvrages. J’ai vu des Anglais venir montrer à leur banquier, le duc Torlonia, des tableaux qu’ils venaient de payer soixante ou quatre-vingt louis et qui en valaient quinze ou vingt, tout au plus. Tout le monde riait sous cape et l’insolence habituelle de ces messieurs faisait que personne n’avait la charité de les prémunir contre la friponnerie des brocanteurs subalternes.

Vous allez croire que je hais les Anglais, loin de là, j’aime les civilisations anglaise et française ; ce sont pour moi les deux premiers peuples du monde. L’Italien, si Napoléon eût régné vingt ans de plus, serait devenu au moins l’égal du Français et de l’Anglais. Je n’aime ni ne hais aucune nation plus que les autres. Les Russes desquels Napoléon disait : « Ouvrez le jabot de ce Russe si bien mis, qui paraît à ma cour, écartez sa chemise et vous apercevrez le poil de l’ours », les Russes dont l’enfance est entourée d’esclaves, les Russes, encore si barbares au fond, sont adorés à Florence, où ils étaient, il y a trois mois, au nombre de quatre ou cinq cents, tandis que les Anglais y sont vus du même œil qu’à Rome. À Rome et à Florence, toutefois, l’argent est adoré, à la lettre, et le peuple dit, en parlant des Anglais : ne hanno (ils en ont), par excellence, et sans prononcer la parole or.

Les Anglais auraient à Rome des facilités particulières pour former des liaisons avec la société. La plus jolie femme de Rome a épousé un Anglais, le savant M. Dodwell. Mais l’Italien est nerveux et sensible, avant tout, et l’Anglais, en Italie, porte toujours la méfiance sculptée sur sa figure. Mon but, en écrivant ces pages sévères, est que les jeunes Anglais qui les parcourront, avant de partir pour l’Italie, se guérissent de cette apparence de méfiance et surtout se gardent bien de se permettre à Rome, des insolences qu’ils éviteraient soigneusement dans les royaumes unis. C’est la force qui est tout a Rome, le respect pour l’aristocratie, n’étant point backed (soutenu), comme en Angleterre, par une législation sévère, est nul. En Allemagne, en France, un paysan qui est en colère donne un coup de poing à son voisin ; à Rome il donne un coup de couteau. Il y a eu seize mille assassinats durant le règne de Pie VI, qui a été de vingt-quatre ans ; c’est presque deux par jour[4]. Personne ne s’en étonnait, personne ne cherchait à y porter remède. L’assassinat ne produit point à Rome l’effet moral, l’horreur profonde qui l’accompagne dans les pays plus civilisés du Nord. Les gendarmes français et la sage administration du général Miollis avaient supprimé l’assassinat à Rome.

Les étrangers qui affluent dans cette grande ville ne possèdent nullement l’art de s’amuser. La société romaine est pleine de feu, de génie naturel, de passion, de bonne envie de s’amuser toutes les fois que la prudence le permet. Les étrangers anglais et russes qui arrivent à Rome, privés de leur société habituelle, entourés d’habitudes nouvelles, n’ayant pour compensation unique que l’admiration des ruines de l’antiquité, l’admiration des statues de Canova, l’admiration des galeries de peintures, etc., sont bientôt lassés de ce régime et, en général, s’ennuient beaucoup les premiers mois à Rome. Eh bien ! aucun d’eux n’a eu l’idée de se lier avec la société du pays. Chaque soir, à Rome, MM. les ambassadeurs d’Autriche et de France, M. le prince de Montfort (Jérôme Bonaparte, homme plein de bravoure, ne manquant pas d’esprit, vrai Don Juan, fort libertin et mourant d’ennui), Mme la princesse Borghese, M. le duc Torlonia (banquier fort avare et un peu fripon), donnent des soirées. C’est là que les étrangers aperçoivent la haute société romaine ; je dis aperçoivent, car il y a peu de liaison. Si un étranger parle à un Romain, il ne manque guère, avec une politesse parfaite, de l’entretenir des choses ridicules ou odieuses qu’il a remarquées à Rome. Le Romain parle le moins qu’il peut à un étranger, de peur d’être méprisé. D’après l’étiquette romaine, l’on ne rencontre dans les cercles que j’ai indiqués que la haute noblesse, les familles Altieri, Gabrielli, Falconieri, etc. Ce qu’on appelle le ceto di mezzo, la bourgeoisie riche, n’y est pas admise, et malheureusement pour les étrangers ; car ce mezzo ceto est celui qui a le mieux profité de la présence des Français. Presque tous les jeunes gens de cette classe ont reçu une éducation passable. Ils sont, par exemple, enthousiastes de Lord Byron ; sa mort a produit une vive sensation de douleur ; j’ai vu, à cette occasion des larmes dans de beaux yeux romains. Je viens, dans ce moment, d’écrire à Londres pour faire venir trois exemplaires des Conversations de L. Byron, par le capitaine Medwin. J’invite les jeunes Anglais qui liront ces pages et qui me croiront de bonne foi et sans passion, tel que je suis, un vrai cosmopolite, à chercher à se lier à Rome avec les jeunes gens du mezzo ceto.

La haute société anglaise, à l’exception de la feue duchesse de Devonshire, a évité de se lier même avec la haute noblesse romaine, qu’elle rencontre tous les soirs ; car, sauf le temps du théâtre, pendant le carnaval, chaque jour il y a une belle soirée diplomatique. Les plus agréables sont chez M. le duc de Laval, ambassadeur de France. C’est un homme fort poli, qui a été intime ami de Mme de Staël, de Mme Récamier et de Ferdinand VII roi d’Espagne. De huit à neuf heures trois cents personnes, parmi lesquelles les cinquante plus jolies femmes de Rome et toutes les Anglaises présentes à Rome, arrivent chez M. le duc de Laval. On s’assied, on circule dans quatre salons magnifiques. Il est curieux de voir vingt vieux cardinaux, dont plusieurs ont été fort galants, le cardinal Albani, par exemple, circuler au milieu de ces cent jolies femmes qui, par parenthèse portent des robes de cour très décolletées, très favorables au display of the fraîcheur of the skin[5]. L’année dernière la pauvre miss Bathurst brillait dans ces réunions ; plusieurs étrangers la trouvaient la plus belle personne de Rome ; d’autres préféraient à miss Bathurst Mme Dodwell (c’est une grande dame romaine qui a épousé un Anglais). Mmes Bonacorsi, Martinetti, Sorlofia, etc., brillaient avec les deux beautés que j’ai nommées les premières. Les cardinaux étaient grands admirateurs de la fraîcheur de miss Bathurst ; elle était souvent entourée de trois ou quatre. Le plus empressé était le beau cardinal de Gregorio, fils naturel du roi d’Espagne, Charles III, et qui vient chez les ambassadeurs pour les engager à le faire pape à la mort de Léon XII, que tout le monde regarde comme prochaine. « La Sainte Alliance, dit-il aux ambassadeurs, veut un pape qui lui soit dévoué ; où peut-elle trouver mieux que moi, qui suis un Bourbon, quoi qu’on en dise ! »

Mme la comtesse Apponyi, ambassadrice d’Autriche, est fort respectée à Rome, parce qu’elle a fait son confesseur archevêque. Ce peuple-ci est à genoux devant le pouvoir mais comprenez-moi bien, devant le pouvoir réel, et pas du tout devant l’aristocratie ; c’est l’effet du despotisme. Le valet de chambre du Pape, s’il a du pouvoir sur son maître, est plus respecté que le prince Borghese, le plus riche des princes romains ; il a douze cent mille francs de rente. Mme la comtesse Apponyi eut l’idée, la saison dernière, de jouer une comédie française. Elle y admit beaucoup de dames anglaises, plusieurs Français et pas une dame ni un cavalier romain. Qu’arriva-t-il ? rien de plus triste que la représentation de la comtesse Apponyi. Les Romains en firent des gorges chaudes dans leurs soirées particulières.

Je conclurai de l’esquisse des mœurs romaines que je viens d’essayer, qu’un Anglais riche qui arrive à Rome doit affecter beaucoup de politesse envers les Romains, placer le buste de Lord Byron dans son salon, se faire présenter dans la société romaine, être fort poli avec les artistes, acheter chaque mois pour vingt louis de petits tableaux aux peintres romains et, enfin, donner, une fois par semaine, un dîner où l’on prierait toujours sept à huit Romains. Après trois ou quatre mois de cette conduite, on sera populaire à Rome et l’on jouira des agréments de la société romaine que je suppose l’une des plus agréables de l’Italie et dont les Anglais ne se doutent pas plus aujourd’hui que de la société de Constantinople.

Le dernier conclave qui a élu Léon XII n’a duré que vingt-sept jours et a produit huit cent quarante pages in-4o de satires. Je viens d’acheter fort cher ces satires manuscrites, formant deux volumes in-4o. Il y en a de charmantes ; plusieurs sont très gaies ; il est fort amusant de les entendre lire dans un cercle de Romains et surtout de les voir les expliquer à un étranger ; mais il va sans dire qu’il faut que cet étranger leur inspire beaucoup de confiance.

M. Demidoff, Russe fort riche et fort poli a une troupe de comédiens français assez bons. La première actrice est sa maîtresse. L’année dernière il donnait soirée et comédie tous les jeudis au Palais Ruspoli qu’il avait loué. Il avait l’esprit d’inviter toute la société romaine ; non seulement la haute noblesse mais même le mezzo ceto (la bourgeoisie riche). Dans un des vaudevilles du Gymnase de Paris que la troupe de M. Demidoff voulait jouer le nom de l’amoureux était Saint-Léon. On ne se figure pas le chagrin que ce nom a causé au premier Ministre le vieux Cardinal della Somaglia qui entre autres qualifications au sujet de sa place passe pour avoir perdu entièrement la mémoire et, de plus, être détesté par le Pape Léon XII, qui n’ose pas le destituer. Après bien des négociations avec M. Demidoff que l’on craignait d’éloigner de Rome où il dépense 60 mille francs par mois, le vieux et imbécile Cardinal della Somaglia a fini par faire défendre le vaudeville dont l’amoureux s’appelait Saint-Léon. On a de plus défendu aux acteurs Demidoff de se servir de l’interjection oh, mon dieu ! qui en français revient à chaque instant.

Le règne de Léon XII est tout à fait bigot et ultra. Le pape vient de rétablir l’asile pour les assassins dans Ostia et trois autres villes fort malsaines. L’édit papal dit que c’est pour repeupler ces villes. Tout assassin qui se rend dans ces localités d’asile situées à 10 lieues des routes où l’on assassine le plus est à l’abri des poursuites.

Le Cardinal Consalvi était extrêmement jaloux du pouvoir absolu qu’il a eu le plaisir d’exercer pendant 9 ans de 1814 à 1823. Pour mettre Pie VII son maître, hors d’état de le remplacer il a peuplé le Collège des Cardinaux d’imbéciles. Il y a 4 places à la Cour de Rome desquelles on ne peut sortir que pour être Cardinal : Le Trésorier (Ministre des Finances), le Gouverneur de Rome (Ministre de la Police) ; le Secrétaire d’État ; le Dataire. Quatre autres charges ont usurpé le même privilège ; par exemple, le Doyen de la rota (Tribunal Supérieur de Justice), ne quitte cet emploi que pour devenir Cardinal.

Hé bien excepté les sujets sortis de ces huit places, tels que les cardinaux Cavolchini, Paletta, etc., tous les Cardinaux créés par le Pape sous le Ministère absolu de Consalvi, sont des imbéciles, incapables d’excercer un emploi de Juge de Paix. Tous les vœux porteraient à la Chaire de St Pierre à la première vacance, le Cardinal Spina qui règne à Bologne. On aime tant à Bologne le Cardinal Spina que c’est pour ne pas lui faire de la peine que les Bolonais ne se sont par révoltés lorsque le Piémont essaya il y a quatre ans de se donner une Constitution. Le Cardinal Spina possède les plus grands titres, il est peut-être supérieur au Cardinal Consalvi, mais d’abord il a 70 ans ; en second lieu la France lui donnerait l’exclusion comme partisan de la Maison d’Autriche. Au dernier conclave la Cour d’Autriche a donné l’exclusion au Cardinal Severoli à l’enterrement duquel je suis allé avant-hier. Le Cardinal Severoli étant Légat à Vienne lorsque Napoléon épousa Marie-Louise déclara à l’Empereur François qu’il ne pouvait sans pécher mortellement donner sa fille à un homme dont la première femme n’était pas morte.





Première journée à Rome[6]



Àtrois ou quatre lieues de Rome, on commence à remarquer cette solitude parfaite, cette désolation sublime, dont tant de voyageurs ont parlé. Si jamais un grand roi, comme Napoléon, parvenait à rendre à la culture de l’Agro Romano, Rome perdrait les trois quarts de sa beauté. Je traverse des paysages admirables, c’est-à-dire tristes, tranquilles, grandioses, remuant l’âme profondément, et du souvenir desquels on ne peut plus se détacher. Je n’ai jamais rien vu d’approchant, et cependant j’ai bien couru l’Europe.

Rome est entourée d’une muraille qui est, en architecture, ce que la campagne voisine est pour le paysage. Ce mur, bâti, relevé, réparé par vingt hommes célèbres, entre autres par Bélisaire, a cinquante pieds de haut sur huit à dix pieds d’épaisseur. J’arrive à une niche dans ce mur ; au fond de la niche est une porte : c’est la célèbre Porte du peuple, arrangée par Michel Ange. Cette porte, et l’entrée dans Rome, qui la suit, sont fort au-dessous de leur réputation ; cela est plein de petitesse. Je trouve une attention bien aimable de M. le cardinal Lante. Le pauvre étranger qui arrive à Rome est impitoyablement conduit à la douane, pour la visite de ses effets. Pour peu qu’il y trouve deux ou trois voitures arrivées avant la sienne, on le retient quatre ou cinq heures, et bien loin de l’enthousiasme divin, ses premiers moments dans la ville éternelle se passent en mouvements d’impatience contre les douaniers.

En présentant mon passeport à la porte du Peuple, on m’a dit : Êtes-vous Monsieur G… ? — Oui. — Voici une autorisation de faire visiter vos effets chez vous. J’ai eu peu de débarras aussi agréables dans ma vie. Je laisse à mon domestique le soin de chercher un logement. Pour comble de bonheur, je vois une calèche attelée de deux chevaux très vifs ; c’est un fiacre. Irai-je au Colisée ou à Saint-Pierre ? Que préférerai-je de l’architecture antique rendue encore plus grandiose par les injures des siècles, ou du chef-d’œuvre de la religion chrétienne et de l’architecture moderne ?

Je dis : au Colisée. — Je traverse toute cette magnifique rue du Corso, la rue de l’Europe qui a le plus de style. Je vois la colonne Trajane et la superbe basilique déterrée par Napoléon ; je traverse le Forum romain. La crainte d’être confondu avec nos petites femmes, jouant toujours la comédie, m’empêche presque d’écrire combien mon cœur battait en entrant au Colisée et en me trouvant au milieu de cette vaste solitude. — Chant des oiseaux perchés sur les buissons qui couronnent les ruines des étages supérieurs. J’ai passé une heure dans cet attendrissement extrême, dont on a honte de parler, même aux amis les plus intimes. Je monte aux étages supérieurs du Colisée. — Vue admirable de la pyramide de Cestius, à travers les arcades ruinées. Me voici au troisième étage du Colisée ; vue au delà des jardins des moines de San Pietro in Vincoli. Voilà le sublime du paysage ; mais ce n’est pas le paysage riant ; les tristes pins couronnent de tous côtés les collines de la ville éternelle. Quoi ! c’est ici que Camille a vécu ? C’est là, tout près de moi, que Romulus a fondé sa ville ? — L’extrême des passions est niais à noter : je me tais.

« Sommes-nous loin, dis-je à mon cocher en sortant, des Thermes de Caracalla ? — À une demi-heure. — Courons. »

Le sentiment de l’admiration profonde, le ravissement de l’antique, si je puis ainsi dire, sont encore plus vifs. Enfin je dis au cocher : « Menez-moi à Saint-Pierre » ; je monte dans la calèche et je ferme les yeux. La machine humaine ne peut résister aux sensations de cette force. Cette demi-journée-ci me récompense de tout le temps que j’ai passé à étudier l’architecture, mais à l’étudier à ma manière, sans jamais en parler à aucun homme vivant ; la petitesse et l’affectation actuelles m’auraient tout empoisonné.

Le cocher me dit : Ecco san Pietro. J’étais déjà, lorsque j’ouvre les yeux, au milieu des deux fontaines admirables, tout près de l’obélisque. Je mets pied à terre, au bas de l’escalier de Saint-Pierre ; je repousse avec colère une trentaine de pauvres, qui me poursuivent avec une insolence extrême : ils sont chez eux. Ici, un mendiant galeux est une espèce de moine au petit pied.

Je monte la rampe ; mauvaise façade. J’entre dans Saint-Pierre : le charme opère. Que dire d’un premier rendez-vous avec une femme qu’on a longtemps aimée !

J’ai mon logement sur le cours, dans le palais Ruspoli. Affreuse saleté des rues ; l’odeur des tronçons de choux pourris me poursuit jusqu’à la nausée. — J’entre chez un apothicaire pour un flacon de sel anglais. Cet apothicaire se trouve être un homme d’esprit et de bon sens, qui a été à Londres ; nous parlons anglais ; il me fait voir ses procédés pour faire la kinine. En un mot, j’ai eu le bonheur de devenir l’ami de M. Agostino Manni. Je ne lui ai jamais dit le mal que je pense de certaines choses ; mais, à tout prendre, sa maison est et sera pour moi la ressource la plus agréable pendant mon séjour à Rome. Je dois à M. Manni la connaissance de M. Metaxa et de plusieurs autres médecins fort instruits, avec lesquels j’ai approfondi la question des marais Pontins. Mais j’ai eu l’attention de ne jamais dire un mot de politique. Je souhaite aux étrangers l’amitié d’un homme tel que M. Manni ; il sait la chimie comme nos Caventou et nos Vauquelin.

Je retourne au Colisée. La beauté du ciel d’Italie nulle part n’est plus sensible qu’au travers des fenêtres du Colisée, vers le nord.

Je reconnais Canova, de loin, dans une petite gravure placée au pied de la croix du Colisée ; c’est la gravure d’un tableau de ce grand sculpteur ; je m’approche, même style que dans ses statues. — Dans la tête de la madone, on remarque le peu de distance du nez à la bouche.

Je ne puis revenir de mon étonnement des dix ou douze pieds de terre qui sont tombés du ciel sur les ruines de l’ancienne Rome et sur les environs. D’où est venue cette terre ?

Je vois la curiosité qui paraît pour la première fois avec ses doutes, ses raisonnements, et vient diminuer l’émotion. En effet, à Rome, peu à peu je suis devenu comme un savant, avec de la curiosité et point de cœur ; mais, grâce au ciel, conservant toujours un peu de cette logique sévère que m’a donnée l’habitude des affaires. M. Nibby, le moins bête des savants romains, a déjà donné, dans ses ouvrages imprimés, cinq dénominations différentes au temple de Jupiter Stator, et la dernière découverte est toujours également indubitable.

Le manque de logique est incroyable en Italie parmi les savants ; c’est que dans leurs académies, si l’on contredit un collègue, l’on se fait un ennemi mortel. Un savant protégé par un cardinal est ici un animal invulnérable.

Aujourd’hui, venant du Colisée et allant, au hasard, vers le palais Quirinal (Monte Cavallo), j’ai rencontré une jeune fille de dix-huit ans, qui faisait les sept stations, marmottant des prières ; c’est la plus grande beauté, dans le genre de Raphaël, que j’aie vue de ma vie. Je l’ai suivie, mais avec le respect convenable, pendant plus de trois quarts de lieue. — Figure absolument dans le genre de la Madonna alla Seggiola (du palais Pitti). Nous voyons dans la lettre de Raphaël au comte Castiglione[7] que ce grand homme ne faisait guère que des portraits. Me trouvant dans le pays où il a vécu, je rencontre ses têtes dans les rues : rien de plus simple ; cela m’est déjà arrivé à Parme pour le Corrège ; à Bologne, pour les Carrache, etc. J’ai éprouvé aujourd’hui que pour bien sentir la beauté il faut n’avoir absolument aucun projet de séduction sur la femme qu’on admire.

Magnifique fontaine de Monte Cavallo, devant les colosses. Cette fontaine est tout simplement parfaite. J’éprouve cette sensation si rare, qui consiste dans l’impossibilité où se trouve l’imagination de rien ajouter à la beauté de ce que l’on voit. — Belle cour du palais de Monte Cavallo. — Je vois fort bien le cardinal Consalvi rentrant chez lui. — Tout est tranquille à Rome comme dans un village. L’absence de la fatuité militaire, de la manière bruyante de marcher d’un général de brigade important, m’est agréable. Le premier ministre rentre chez lui à pied, comme un bourgeois ; il rencontre près de sa porte un groupe de trois ou quatre poules, qui grattaient la terre tranquillement pour chercher à vivre. Ici, personne n’a l’air pressé. — Beauté admirable des yeux du cardinal, saillie extrême des sourcils, air fin du grand monde, mais nullement l’air grand seigneur comme Fleury. Quel dommage que cet homme d’esprit n’ait jamais lu Adam Smith et Jérémie Bentham !

Le tombeau de Clément XIII (Rezzonico), à Saint-Pierre, par Canova, m’inspire une vive et tendre admiration. Dans le genre copie de la nature, quelle tête que celle de ce pape ! Cela est encore plus beau que la tête du Louis XIV, de la statue de la place des Victoires. Dans le genre idéal, quoi de plus beau que le Génie qui s’afflige ?

Le soir je vais voir Canova chez sa maîtresse, Mme T… ; ce grand homme me reçoit avec bonté. Nous parlons de M. de Saint-Vallier, qui lui fit accepter la Croix de la Réunion, pour laquelle il n’y avait point de serment à prêter ; Canova refusa courageusement la croix de la Légion d’honneur, parce qu’il fallait un serment. Il est profondément religieux ; je me sens rempli de respect devant sa personne ; quand je vais à l’audience d’un roi, mon esprit est tout à l’épigramme. Une seule chose me choque dans Canova : par prudence, il ne blâme aucun artiste, si mauvais qu’il soit. J’ai parlé du Corrège avec Canova ; j’éprouve une extrême satisfaction de voir que je sens le Corrège un peu comme lui. Il me dit : « Je veux faire une jeune fille réveillée par son amant, qui chante dans la rue. Je tomberais facilement dans l’indécence en un tel sujet, et je jetterais plutôt mes ciseaux. Heureusement, j’ai trouvé un moyen : c’est un petit Amour qui joue de la lyre près de la nymphe, et qui la réveille. Je compte que cette figure, éloignée de la réalité, ôtera l’indécence[8].

Ici, comme à Bologne, j’ai trouvé des amours qui durent depuis six, huit, douze ans ; la plupart se sont formés en quelques jours. Dès que vous voyez, dans la société, qu’une femme vous regarde avec plaisir, vous pouvez, au bout de deux ou trois soirées, lui adresser hardiment cette question : Mi volete bene ? (Me voulez-vous du bien ?) Si elle répond : Non ; c’est que jamais elle ne sentira rien pour vous ; si, au contraire, elle vous aime, elle répond : Oui ; et tout est fini.

L’orgueil romain a garanti les gens de ce pays-ci de toutes les petitesses de la vanité française et de la sottise de vouloir imiter quelque autre ville au monde que ce soit. À Milan, on avoue hautement l’imitation de Paris, et l’on a des fats dignes du café Tortoni. Ici l’honneur national couvrirait de ridicule l’imprudent qui avouerait une telle prétention, et le ridicule se lance à Rome avec une admirable rapidité. « Un Romain doit, avant toutes choses, être Romain, » disait devant moi, ce soir, l’architecte Serafini, homme d’esprit ; mais je ne pourrais parler plus en détail de la société sans m’engager dans les noms propres.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

.......Je ne puis rien dire de ma soirée ; je me suis même fait une règle de ne transcrire qu’avec beaucoup de réserve celles de mes notes de 1817, dans lesquelles je parle d’amis que le sort commun de l’humanité a mis à l’abri de toutes les vaines persécutions. Heureusement, la plupart des personnes qui, à Rome, m’ont accueilli avec quelque bonté, vivent encore. Je ne te dirai donc rien des salons de cette seconde capitale de l’Europe. Suivant mes idées, la perfection de la société se trouve à Rome. C’est là que des indifférents réunis ont trouvé le secret de se donner réciproquement le plus de moments agréables. Il est vrai que notre vanité inquiète de Paris étant assez rare à Rome, les gens qui se trouvent souvent ensemble dans un salon, ne conservent pas longtemps leurs droits à ce titre d’indifférents que j’ai supposé plus haut comme une des données du problème. Un doux sentiment de bienveillance, qui, au premier petit service, se change bien vite en amitié, réunit des gens qui se voient souvent.

Je ferais deux ou trois volumes si je voulais [transcrire] toutes mes remarques sur Rome.





La Cascade de Terni[9]



Après un grand nombre de zigzags dans l’Apennin, de Narni à Terni, je suis arrivé dans cette villette par un clair de lune à neuf heures du soir. Le lendemain matin, par un soleil superbe, et les arbres encore garnis de leurs feuilles seulement rougies par l’automne, je suis allé à pied à la cascade, parce que j’ai eu la petitesse de me mettre en colère avec le maître de poste, que le gouvernement papal a autorisé à prendre un prix énorme pour faire sept milles. De Terni à la cascade, on suit le fond d’une vallée où j’ai eu le plaisir de me perdre. J’ai demandé plusieurs fois mon chemin. Une paysanne, après m’avoir répondu fort soigneusement, m’a dit avec familiarité : « Donne-moi quelque chose pour l’amour de la madone. » Le tutoiement vient de l’ancien latin. L’absence de toute vergogne avec laquelle tout paysan demande au voyageur tient : 1o au défaut total de vanité ; 2o à l’égalité devant le prêtre ; 3o à l’égalité devant Dieu. Il y a si peu de vanité dans ce pays-ci depuis le lac de Trasimène, que je commence à la regretter. Les paysans en France, pour exprimer le comble du malheur, disent fort bien : Il fut réduit à tendre la main. Ici, vous passez devant une femme qui travaille assise sur le devant de sa porte : elle tend la main sans se déranger et vous dit : « Donne-moi quelque chose. » — Mais l’absence de vanité, funeste dans les basses classes, est bien agréable et produit des effets bien neufs pour nous, dans la société.

Je te fais grâce des autres pensées du même genre qui m’amusaient pendant que j’allais à la cascade. Je suivais le fond de cette vallée à bords escarpés, mais je ne voyais point arriver la cascade. Dans mon inquiétude, j’ai quitté le chemin et me suis mis à marcher sur le bord même de la rivière limpide qui vient de la cascade. J’ai failli tomber dans l’eau en sautant de rocher en rocher, dans mon obstination de ne point quitter la rivière. Enfin, je suis arrivé sous un pont, je me suis hissé sur le pont, et me voilà sur la rive droite de la rivière. Je suis une allée d’orangers, j’entends un grand bruit, je vois une grande fumée d’eau brisée ; je fais un détour et, à ma droite, je vois la rivière qui se précipite du haut du bord escarpé de la vallée. C’est la plus belle chute d’eau que j’aie vue de ma vie. Je reste une heure au fond de la vallée. Combien je suis heureux de ne pas m’être fait accompagner par un guide !

Au bout d’une heure, un joli petit paysan m’aborde d’un air riant qui me surprend, et me demande avec amitié si je ne veux pas monter et voir la cascade de haut en bas.

Je monte, en effet, par un petit sentier en zigzag qu’on a pratiqué l’année dernière le long du côté oriental de la vallée, en l’honneur de l’empereur d’Autriche. À mi-hauteur de la cascade, il y a un belvédère qui s’avance et qui est, en quelque sorte, comme suspendu sur la nappe énorme qui tombe au fond de la vallée. Cela est parfaitement beau. Je grimpe enfin tout à fait au haut de la cascade, je vois la rivière à six pieds au-dessus de l’endroit où elle se précipite ; on jouit en ce lieu d’une cascade en raccourci. Cette petite rivière (le Velino) coule dans un canal construit par les Romains pour abaisser le niveau d’un lac qui est à deux milles de la cascade et gagner des terrains cultivables sur ses bords.

J’ai suivi, pour revenir à Terni, un chemin qu’on a pratiqué tout au haut du bord oriental de la vallée, tout au bord du précipice qu’elle forme. J’étais fatigué d’admiration, j’avais besoin de sensations d’une autre espèce ; elles n’ont pas tardé à venir. Une paysanne qui passait m’a salué en riant d’un air de connaissance. J’ai pensé à l’air affable de mon petit guide, chose si rare en Italie, où c’est toujours l’air hagard de la méfiance et de la haine que l’on trouve dans les yeux mêmes des gens que l’on paye le mieux. J’ai interrogé mon petit guide ; un air malin brillait dans ses yeux si beaux ; il refusait de me répondre. Enfin il m’a dit en riant : « Je vois bien, seigneur Stéfano, que vous ne voulez pas être connu. Voici cependant l’habit que j’ai acheté avec les six écus que vous m’avez donnés à votre départ. »

J’abrège les détails infinis et fort amusants pour moi, qui ne comprenais pas. Je vois enfin que je suis M. Étienne Forby, paysagiste français, qui a passé vingt-six jours au petit village de Fossagno, occupé à peindre à l’huile tous les aspects de la cascade. Tous les paysans que je rencontre me saluent avec une bienveillance marquée, je vois que je suis un brave homme. De jeunes paysannes me saluent aussi fort amicalement. Je m’enquiers de mon petit domestique, de ma manière de passer mes soirées ; je demande si je n’avais point de maîtresse. Hélas ! non ! mon ménechme a eu la constance de s’ennuyer ici vingt-six soirées de suite, sans se mêler à la société, car il y en a pourtant en Italie. J’ai été présenté à la paysanne qui me louait mon logement, à celle qui me faisait à dîner et dont la sœur venait d’avoir le malheur de perdre sa petite fille Mariaccia, celle que j’aimais tant.

J’ai voulu, au milieu de tout le village rassemblé autour de moi pour me faire fête, essayer de renier mon nom ; impossible. Tout le monde me criait : « Vous voulez rire, seigneur Stéfano. » J’ai passé trois heures au milieu de ces bonnes gens, que j’ai régalés de vin blanc et de saucisses sentant l’ail d’une lieue. Jamais, quoi que j’aie pu faire, il ne m’a été possible de faire naître le moindre doute sur mon identité. Enfin, mon petit domestique m’a reconduit à Terni, où je ne suis arrivé qu’à six heures du soir, en péchant le long de la rivière. — Il parait que mon ménechme est un homme excellent ; je me suis diverti avec ces paysans qui me traitaient d’une manière si intime ; je me suis enquis de tous les détails possibles sur la vie qu’ils mènent ; je leur ai promis de revenir dans un mois, toujours bien contrarié de trouver mon ménechme si peu galant, car je voyais des yeux superbes parmi les paysannes que je régalais. J’ai eu jusqu’à soixante ou quatre-vingts personnes autour de moi, et toujours adoré de tout le monde. J’étais assis sur le banc de la boutique du salamiere (du charcutier) et une barrière formée par deux chaises placées devant moi, empêchait la foule de m’opprimer. J’écrivis sur ce banc une attestation que me demanda Francesco, mon petit domestique ; mes successeurs pourront vérifier la vérité de cette aventure.

À Rome, au café del Greco, vià de’Condotti, on m’a présenté à mon ménechme qui était, sans doute, fort bien au moral, mais j’ai été choqué de le trouver si peu beau : c’est une leçon. Il est singulier combien l’homme le moins fat parvient encore à se faire illusion sur sa taille, sa figure. En se regardant pour mettre leur cravate, les gens mêmes qui voient des tableaux toute la journée finissent par faire abstraction totale des défauts.





Dots aux jeunes filles. — Mariages



Dans une ville dépourvue d’industrie et où il existe d’ailleurs un aussi grand éloignement pour le travail, on a cherché dans tous les temps à venir au secours des indigents. Parmi les différents moyens employés pour atteindre ce but, il en est un dont on ne s’avise guère ailleurs : c’est de distribuer des dots aux filles de parents pauvres. Ces dots sont depuis 25 jusqu’à 100 écus romains (540 francs) ; on ne délivre l’argent aux filles que lorsqu’elles se marient ou qu’elles font profession.

Plusieurs confréries, entr’autres celles des Saints Apôtres, de Saint-Louis des Français et de la Minerve, ont imaginé cette œuvre philanthropique pour prévenir les désordres de mœurs, qui, malgré cela, ne sont que trop multipliés.

Le 8 septembre de chaque année, les dominicains de la Minerve remettent les dots aux jeunes filles. Après avoir entendu la messe et communié, elles reçoivent des cédules ou actions du montant de la dot. Le nombre des dotées s’élève quelquefois jusqu’à deux cents ; elles ont généralement de quatorze à dix-sept ans.

La cérémonie se termine par une longue procession ; les jeunes filles y sont uniformément vêtues de serge blanche, voilées, portant leur cédule à la ceinture, marchant deux à deux, ayant un cierge à la main. Deux ecclésiastiques marchent en tête de chaque fondation.

Les jeunes filles qui préfèrent le couvent à un mari reçoivent une dot plus forte, portent à la procession une couronne sur la tête, un rosaire et un grand crucifix au côté, et marchent les dernières. Quelquefois, il y a des filles dotées qui ne veulent pas être connues, et qui en font aller d’autres à leur place, en les payant pour figurer à la procession.

La distribution des dots n’étant soumise à aucune règle certaine et ne dépendant que du caprice de ceux qui les distribuent, on conçoit aisément la large part que l’intrigue doit obtenir. Une fille qui s’en passerait facilement en accumule souvent plusieurs, dans différentes églises, par le moyen de ses protecteurs, et se forme un établissement avantageux au préjudice de dix autres. Dès qu’elle s’est acquis la protection des gens d’un cardinal, la jeune fille ne veut plus rien faire, et passe son temps à la fenêtre à regarder les passants.

Ainsi, à Rome, une jolie fille de la classe du peuple, commence, dès l’âge de neuf ou dix ans, à chercher des dots. Sa mère a soin de la conduire à l’église où entend la messe le cardinal ou autre personnage qui dispose des dots. Au sortir de cette messe, la jeune fille va à celle de quelque fratone, moine en crédit auprès de l’homme puissant ; la mère ne manque pas de se lier avec ses domestiques. Pour peu qu’elle ait d’aisance, elle les invite à dîner les jours de grande fête. Si elle est épicière, au bout d’un an ou deux, elle prend la liberté d’envoyer un cadeau de chocolat au secrétaire de celui dont dépend l’obtention de la dot, etc., etc. Le fait est que, dès le premier mois que cette espèce de cour se déclare, elle est connue du haut personnage qui en est l’objet. Quand enfin, arrivée à seize ou dix-sept ans, la jeune fille se marie, elle apporte à son heureux époux deux ou trois dots, quelquefois même davantage, et de plus beaucoup de connaissance du monde.

Il faut aussi vous dire quelque chose des mariages obligatoires et de ceux volontaires ; c’est un des plus criants abus.

Un jeune amoureux reçoit un rendez-vous ; les parents de la belle, assistés d’un prêtre et d’un notaire, surprennent les amants ensemble ; le jeune homme doit opter entre la prison et le mariage ; son choix est bientôt fait, et on le force ainsi à épouser. Ses parents ne sont point appelés à la cérémonie ; ils ignorent absolument ce qui se passe ; mais lorsque tout est terminé, le tribunal du vicaire leur en donne avis ; il les oblige à faire une pension alimentaire à leur fils ainsi marié, fût-il même mineur. Voilà le mariage obligatoire. Beaucoup de mariages sont faits par ce tribunal, qui est la terreur des étrangers surtout. Les gens du peuple, ayant une fille belle, parviennent ainsi à s’assurer des ressources pour leur vieillesse ; car un gendre riche ne veut pas voir son beau-père mendier.

Deux jeunes amants se présentent à un curé et lui demandent de les unir : il le fait ; c’est le mariage volontaire. M. V…, en rentrant chez lui, trouva sa fille ainsi mariée à un maçon qu’il faisait travailler ; ce malheureux père en mourut de chagrin. On pourrait citer cent autres exemples. Les chefs de famille réclament depuis longtemps ; mais les papes croiraient charger leur conscience en interdisant ces mariages qui effacent le péché.

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Le pape Sirice (qui occupa le trône de 385 à 398) paraît être le premier pontife romain qui ait défendu aux évêques, aux prêtres et aux diacres le mariage légitime ; mais Grégoire VII (qui régna de 1073 à 1086) les força définitivement au célibat. Il fut d’abord recommandé comme une vertu, ensuite comme un devoir et enfin imposé comme une obligation absolue.

L’intervention des prêtres dans l’acte du mariage date du milieu du sixième siècle ; Justinien ordonna qu’ils y parussent mais comme simples témoins, sans prescrire aucunement la bénédiction nuptiale. L’empereur Léon semble être le premier qui ait mis la cérémonie religieuse au rang des conditions nécessaires pour valider le contrat. Avant Justinien et au commencement de son règne, le consentement des parties, en présence de témoins, sans aucune cérémonie de l’église, légitimait encore le mariage parmi les chrétiens.





Les Brigands en Italie



En France et dans la plupart des États de l’Europe, on s’entend facilement sur la qualification à donner aux hommes dont la profession est de rançonner les voyageurs sur les grands chemins ; ce sont des brigands. En Italie, on les appelle bien assassini, ladroni, banditi, fuorusciti ; mais ce serait une grande erreur de croire que ce genre d’industrie y soit frappé d’une réprobation aussi vive, aussi universelle qu’elle l’est partout ailleurs.

Tout le monde redoute les brigands ; mais, chose étrange ! chacun en particulier les plaint lorsqu’ils reçoivent le châtiment de leurs crimes. Enfin, on leur porte une sorte de respect jusque dans l’exercice du droit terrible qu’ils se sont arrogé

Le peuple italien fait sa lecture habituelle de petits poèmes où sont rappelées les circonstances remarquables de la vie des bandits les plus renommés ; ce qu’il y a d’héroïque lui en plaît, et il finit par avoir pour eux une admiration qui tient beaucoup du sentiment que, dans l’antiquité, les Grecs avaient pour certains de leurs demi-dieux.

En 1580, il s’était formé au milieu de la Lombardie un corps d’assassins très redouté ; c’était celui des Bravi. Beaucoup de grands seigneurs en avaient à gages et en disposaient souverainement pour satisfaire à tous leurs caprices, soit de haine, soit de vengeance, soit même d’amour. Les bravi exécutaient avec une audace et une habileté sans exemple les missions les plus difficiles ; ils faisaient trembler jusqu’aux autorités. Dès 1583, le gouverneur espagnol de Milan fit de vains efforts pour détruire cette corporation dangereuse ; il publia édits sur édits, ce qui n’empêcha pas les bravi de se recruter. En 1628, ce corps était très florissant et avait la plus effrayante réputation pour ses assassinats et ses rapts.

Les bravi servaient de seconds dans les duels que les seigneurs auxquels ils appartenaient pouvaient avoir entre eux. Une obéissance aveugle, la discrétion et la prudence, étaient les premières qualités de la profession de bravo.

Le brigandage existe en Italie de temps immémorial mais c’est vers le milieu du xvie siècle qu’il prit une grande extension.

Cette profession fut d’abord exercée par des hommes qui trouvaient plus honorable de conserver ainsi leur indépendance que de fléchir le genou devant l’autorité pontificale. Le souvenir des républiques du moyen âge agissait encore puissamment sur les esprits, il troublait toutes les têtes ; en un mot, le but semblait légitimer les moyens. C’était plutôt un esprit d’opposition au gouvernement, qu’une intention préméditée d’attenter à la fortune et à la vie de simples particuliers, qui animait ces hommes doués d’une si sauvage énergie. Alphonse Piccolomini, duc de Montemariano, et Marco Sciarra, dirigèrent avec succès des bandes contre les armées du pape.

Piccolomini passa en France, dans l’année 1582, y trouva du service militaire et y séjourna huit ans. Le 16 mars 1591, Ferdinand, grand-duc de Toscane, le fit pendre, malgré les réclamations de Philippe II et de Grégoire XIV, dans les États duquel il avait répandu la désolation. La petite armée de Piccolomini se composait de tous les malfaiteurs de la Toscane, de la Romagne, de la Marche et du Patrimoine de Saint-Pierre.

Sciarra fut le chef d’une bande nombreuse et redoutable qui, sous Grégoire XIII et vers la fin du xvie siècle, ravagea les États romains et les frontières de Toscane et de Naples. Cette troupe s’éleva quelquefois à plusieurs milliers de soldats. Sixte-Quint parvint à l’éloigner de Rome, mais non à la dompter. Clément VIII attaqua Sciarra avec tant de vigueur, en 1592, que cet illustre brigand se vit obligé de renoncer à son dangereux métier, et passa au service de la République de Venise avec cinq cents de ses plus braves compagnons. On l’envoya en Dalmatie faire la guerre aux Uscoques ; mais Clément se plaignit vivement de ce que les bandits qu’il poursuivait s’étaient ainsi soustraits à sa justice ; il demanda qu’ils lui fussent livrés ; le Sénat de Venise prit peur, fit assassiner Sciarra, et envoya ses compagnons mourir de la peste dans l’île de Candie.

Obligés de guerroyer sans cesse avec les troupes pontificales, les brigands se réfugièrent dans les bois ; dénués de toute ressource, ils volèrent et assassinèrent pour vivre. Leur ligne d’opérations embrassait les montagnes qui s’étendent d’Ancône à Terracine, de Ravenne à Naples. Mais lorsque l’impunité, par manque de moyens de répression, ou par défaut de bonne volonté des gouvernements, fut devenue une espèce de sanction tacite, alors le brigandage couvrit toute l’Italie. Cette vie indépendante et aventureuse séduisit des esprits qui, bien dirigés, auraient été capables de grandes choses. Prendre la forêt était souvent, pour un opprimé, le seul moyen de se venger de la tyrannie d’un grand seigneur ou d’un abbé en crédit.

Les Colonna et les Orsini possédaient presque en totalité les terres aux environs de Rome. Ces deux familles puissantes étaient ennemies l’une de l’autre, depuis près de deux siècles. En se faisant une guerre acharnée, en cherchant réciproquement à se détruire, elles achevaient la dévastation de la campagne de Rome, si bien commencée par les barbares, et la réduisaient à l’état de dépopulation et d’insalubrité où nous la voyons maintenant. Toute la noblesse, sous les ordres des redoutables condottieri, suivait le parti des Colonna ou celui des Orsini. Sixte-Quint parvint à les réconcilier, en se les attachant ; c’était assurer de plus en plus son autorité. Ce pape, homme d’esprit et de tête, avait deux petites nièces ; il maria l’une à l’aîné de la maison Colonna, et l’autre à l’aîné de la maison Orsini. La rivalité des Orsini et des Colonna datait du pontificat de Boniface VIII (1294), auquel les Orsini avaient procuré la tiare.

Toute l’Italie a été simultanément ou tour à tour infestée de brigands ; mais c’est principalement dans les États du Pape et dans le royaume de Naples, qu’ils ont régné le plus longtemps et qu’ils ont instrumenté d’une manière à la fois plus constante et plus méthodique. Là, ils ont une organisation, des privilèges, et l’assurance de l’impunité, s’ils parviennent à être assez forts pour intimider les gouvernements ; alors leur fortune est faite. C’est donc à ce but qu’ils tendent constamment, pendant tout le temps qu’ils exercent leur infâme métier. On se croirait encore à ces temps de barbarie où, en l’absence de tout droit, la force était le seul arbitre, le seul pouvoir reconnu. Quel gouvernement que celui qui en est réduit à trembler devant une poignée de malfaiteurs ! Vingt ou trente hommes suffisent pour répandre l’épouvante dans tout un pays et pour mettre en campagne tous les carabiniers du pape !

La ville et le territoire de Brescia étaient renommés autrefois pour le grand nombre d’assassinats qui s’y commettaient ; il y en avait communément deux cents par année. De nos jours, la police militaire française, puis les baïonnettes autrichiennes ont fait cesser cet état de choses.

On se souviendra longtemps en Calabre de la lutte que les Français y soutinrent pendant une douzaine d’années (1797 à 1808). Les brigands, encouragés par les Anglais, furent d’abord le noyau de l’insurrection royaliste. Plus tard, des mécontents poussés par le fanatisme religieux ou par celui qui prend sa source dans l’amour de la patrie, se réunirent à eux. Jamais peut-être résistance au joug étranger ne fut accompagnée d’une frénésie aussi sanguinaire. De part et d’autre on se combattait à outrance ; toutes les horreurs, toutes les cruautés d’une guerre civile ensanglantèrent ce malheureux pays. La troupe d’assassins que commandait Francatripa était alimentée par les bandits de la Sicile, que les Anglais débarquaient fréquemment sur les côtes (1807).

En Calabre, il est assez d’usage que la famille de celui qui a commis un meurtre offre de traiter avec celle de la victime. Si le prix demandé est trop élevé, qu’on ne puisse ou qu’on ne veuille pas l’accorder et que la plainte soit portée, une haine irréconciliable s’établit entre les deux familles, et il faut s’attendre à une longue suite de vengeances. Les paysans calabrais parlent encore avec orgueil de leurs ancêtres et de Scander-Beg, qui en 1443 déploya l’étendard de l’indépendance contre l’usurpateur de son patrimoine et le meurtrier de sa famille, le sultan Amurath.

Dépouillés de tous leurs droits civils et politiques, livres à la merci d’un arbitraire prétendu divin, les sujets du Saint-Père doivent encore être rançonnés, égorgés par les brigands dont sont infestés les domaines de l’Église.

Il faut l’avouer, le gouvernement, par sa conduite pusillanime et sa lâche condescendance envers les assassins, par les absolutions, les récompenses, les pensions, les emplois même dont il les gratifie, se rend leur complice. Que ferait-il de plus s’il voulait les encourager ? Un pape poussa l’oubli de toutes les convenances jusqu’à faire chevalier Ghino di Tacco, voleur célèbre, uniquement par admiration pour son courage.

Ces brigands, au surplus, ne ressemblent point au vulgaire des voleurs. Ainsi que je l’ai déjà dit, ce n’est pas toujours le besoin qui les jette dans la carrière du crime : c’est le hasard, l’oisiveté, et le plus souvent une vocation déterminée ; mais combien d’entre eux ne demandaient qu’un champ à cultiver pour ne pas se faire brigands !

Ils soumettent à un noviciat, à des épreuves sévères ceux qui aspirent à être agrégés à leur compagnie. Beaucoup possèdent une maison, du bétail, et sont mariés. Ils obéissent à un chef dont le pouvoir est absolu. Mais librement élu, ce chef peut être déposé et même mis à mort, s’il trahit ses compagnons ou s’il viole ses serments.

Les bandits sont vêtus d’une manière à peu près uniforme ; leur costume pittoresque a quelque chose de militaire : culotte courte en drap bleu, avec de larges boucles d’argent sur des jarretières rouges ; gilet de même étoffe orné de deux rangs de boutons d’argent ; veste ronde, également en drap bleu, garnie de poches de chaque côté ; manteau de drap brun jeté sur l’épaule ; chemise ouverte, à col rabattu ; une cravate, dont les deux bouts sont réunis par les anneaux et bagues volés ; chapeau de feutre roux, pointu et de forme élevée, avec des cordons ou rubans de diverses couleurs ; bas attachés à la jambe par de petites bandes de cuir, qui tiennent à une sandale ou des brodequins serrés ; large ceinture de cuir avec des fentes pour recevoir des cartouches, et fixée par des agrafes d’argent ; une giberne ; un baudrier auquel pendent un sabre, une fourchette, une cuillère, un poignard ; à leur cou est un ruban rouge soutenant et laissant descendre sur la poitrine un cœur d’argent ; il renferme des reliques et offre à l’extérieur l’image en relief de la Vierge et de l’Enfant Jésus. Tel est le costume guerrier et religieux de ces hommes qui, asservis à une discipline sévère, ne marchent que par bandes plus ou moins nombreuses. Payant largement leurs espions et leurs pourvoyeurs, ils sont rarement trahis.

Leur vie un peu nomade se partage entre les soins à donner aux troupeaux de chèvres dont ils tirent en partie leur subsistance, et la surveillance des grandes routes ou des chemins détournés, sur lesquels ils attendent les voyageurs. Souvent aussi ces hordes de bandits ne sont autre chose que des villageois de la Sabine et des Abruzzes ; ils s’occupent de travaux champêtres une partie de l’année, mais comme leur travail dans ces rochers ne suffit pas aux besoins de la famille, ils se livrent à leur penchant naturel pour le meurtre et le pillage. Cette habitude de brigandage n’est d’ailleurs pour eux qu’une manière de vivre à laquelle ils savent fort bien qu’est attaché le danger de l’échafaud. La majorité de la population étant enrôlée sous la bannière de quelques chefs, ceux-ci ont toujours à leurs ordres une petite armée aussi promptement réunie qu’elle est dispersée après l’action.

Dans leurs expéditions, les bandits sont ordinairement aidés par les bergers. Les hommes adonnés à la pastorizia mènent une existence à demi sauvage, qui les laisse en communication avec les villes, d’où ils peuvent tirer des provisions, et les détache cependant assez de tous les liens sociaux pour les rendre indifférents aux crimes des autres.

Affronter tous les périls, supporter toutes les privations, endurer toutes les fatigues ; voilà l’existence habituelle des brigands. Ils dorment le plus souvent au fond d’un ravin, enveloppés dans leur manteau, n’ayant d’autre abri que la voûte du ciel. De là ces forbans de terre courent sur leurs victimes, les emportent dans leurs repaires, et les massacrent si elles ne peuvent payer la rançon fixée. Voilà le traitement réservé aux gens du pays. Quant aux étrangers, ils ne sont ordinairement que dépouillés, mais quelquefois de manière à rester nus sur la place. Le premier ordre que donnent les bandits aux voyageurs qu’ils attaquent, c’est de mettre le visage contre terre : faccia in terra.

Souvent une bande arrive à l’improviste au milieu d’un troupeau de moutons. Alors, si la faim est aiguisée, les voleurs ordonnent aux bergers d’en égorger un ou plusieurs. Immédiatement après, les moutons sont dépouillés, coupés en morceaux, que l’on fait griller au bout d’une baguette de fusil, et dévorés. Le pain et le vin arrivent par des moyens analogues. Durant le repas, les brigands ont généralement pour habitude d’occuper les bergers dont ils déciment le troupeau, à couper du bois, à puiser de l’eau, etc., etc.

Lorsqu’une bande stationne quelque part elle prend toutes les précautions de prudence dont use un corps armé en pays ennemi. Des sentinelles relevées à de courts intervalles sont placées sur les divers points par lesquels on pourrait être surpris. Ce préalable rempli, les bandits se divisent en groupes ; les uns jouent aux cartes, d’autres à la morra[10] ; ceux-ci dansent, ceux-là écoutent une histoire ou une chanson avec une insouciance et une sécurité complètes.

Dans le cours de sa vie aventureuse, deux choses dont il ne se sépare jamais rassurent le brigand italien : son fusil, pour défendre sa vie ; l’image de la Vierge pour sauver son âme. Rien de plus effrayant que ce mélange de férocité et de superstition ! Cet homme finit par se persuader que la mort sur l’échafaud, précédée de l’absolution donnée par un prêtre, lui assure une place dans le ciel. Souvent une semblable idée pousse un malheureux à commettre quelque crime entraînant la peine capitale, afin de mieux s’assurer un bonheur que le sacrifice de sa vie rend certain ! Enfin, ces gens-là vous assassinent très bien, le rosaire et le chapelet à la main, en accompagnant le coup de stylet d’un per amor di Dio.

Un bandit, accusé de quantité d’assassinats, comparaissait devant ses juges ; loin de nier les crimes qu’on lui imputait, il en avoua d’autres jusque-là ignorés de la justice ; mais lorsqu’on en vint à lui demander s’il avait observé exactement les jours de jeûne le coquin dévôt se fâcha. Ce doute était l’offense la plus grave. « Me soupçonnez-vous donc de n’être point chrétien ? » dit-il amèrement au magistrat qui l’interrogeait.

L’histoire de ces hommes extraordinaires, depuis qu’ils ont acquis de la célébrité, serait longue et curieuse ; mais outre qu’il y aurait de la difficulté à en réunir les éléments, je n’ai eu ni le temps ni la volonté d’en faire la recherche. Pour ne parler que de ceux sur lesquels on a des renseignements exacts, puisqu’ils sont nos contemporains, mon récit ne manquera pas d’un certain intérêt.

Un homme digne de foi, M. Tambroni, affirma qu’il y a eu dans l’État papal dix-huit mille assassinats pendant le règne de Pie VI (de 1775 à 1800). Il y en avait eu dix mille, dont quatre mille à Rome même, sous Clément XIII. On sait que sous le pontificat de Pie VII, un grand nombre de bandits ce sont rendus célèbres.

Maïno d’Alexandrie a été l’un des hommes les plus remarquables de ce siècle ; il se faisait appeler l’Empereur des Alpes, et signait de ce titre les proclamations qu’il faisait afficher sur la route. Dans ses jours de représentation ou de grande revue de sa bande, il paraissait avec les uniformes et les décorations qu’il avait enlevés à des généraux et à de grands fonctionnaires français[11]. Maïno lutta pendant plusieurs années contre la gendarmerie. Enfin, trahi par une femme, la maison dans laquelle il se trouvait au village de la Spinetta, lieu de sa naissance, fut cernée inopinément par des agents de police et deux brigades de gendarmerie ; un combat des plus acharnés s’engagea entre un homme et une troupe de gens armés jusqu’aux dents. Le héros de grands chemins se défendit comme un lion, tua plusieurs de ses adversaires, et n’abandonna son gîte qu’après qu’on y eut mis le feu. Il se sauve alors, escalade un mur, reçoit un coup de fusil qui lui casse la cuisse, et finit par être tué sur le lieu même en se débattant avec les gendarmes. Maïno n’avait que vingt-cinq ans.

Un tel homme succombera sous les efforts opiniâtres d’une police militaire fortement organisée ; il recevra sur l’échafaud le prix de ses crimes et de son audacieux courage ; mais l’opinion lui accordera plus de génie et de sang-froid qu’à bien des généraux qui ont laissé une réputation.

Parella, dont les déplorables excès ont répandu l’effroi pendant si longtemps dans le royaume de Naples, était pourchassé par les soldats français depuis trois ans. Ne pouvant le saisir, le ministre Salicetti mit sa tête à prix. Un paysan, barbier, domestique et l’homme de confiance de Parella depuis douze ans, eut un jour à se plaindre de lui ; il cède à l’appât du gain et au désir de se venger ; il coupe le cou à son maître un matin en le rasant, apporte sa tête et touche quatre cents ducats pour prix de cette action.

Le chef appelé Diecinove, parce qu’il lui manquait un orteil, était encore plus altéré de sang que d’or ; il torturait ses victimes avec un barbare plaisir, longtemps avant de les achever. Diecinove, dont la cruauté était plutôt fatiguée qu’assouvie, proposa un armistice au gouvernement pontifical, qui l’accepta.

Une fois graciés comme bandits et absous comme chrétiens, Diecinove et ses compagnons purent se présenter impunément chez les parents de ceux qu’ils avaient égorgés. Après s’être assis à leur table, et avoir prix part au repas de famille, ces scélérats, avant de s’éloigner, demandaient encore de l’argent, en retour des égards dont ils prétendaient avoir usé lorsqu’ils exerçaient leur profession de voleurs : personne n’osait refuser. De cette manière, ils conservaient les bénéfices de leur ancien métier, sans courir le moindre danger.

La troupe de Corampono, après avoir rivalisé de cruautés avec celle de Diecinove, obtint les mêmes immunités.

De Terracina à Fondi, de Fondi à Itri, on est sur la terre classique du brigandage ; terre qui a vu naître le célèbre Giuseppe Mastrilli. L’amour en fit un assassin ; il fut banni des États de Rome et de Naples, y reparut plusieurs fois, échappa toujours à la justice, et mourut tranquillement en annonçant le repentir de ses crimes. Avant d’être chef de bande, cet homme de génie avait appartenu à celle du vieux Barba-Girolamo.

Mastrilli joua un rôle important dans la plus singulière parade contre-révolutionnaire dont l’Europe nous ait donné le spectacle depuis 1789. Ce brigand allait être pendu, pour ses crimes, à Montalbano, petite ville vers l’extrémité de la botte italienne, lorsque le cardinal Ruffo[12], général des chouans de la Calabre, le seul homme de tête du parti royal, jugea utile à la cause de Ferdinand III de présenter Mastrilli à ses soldats et à la populace comme étant le duc de Calabre, avec lequel il avait effectivement quelque ressemblance. Le bandit parut à un balcon, chamarré des ordres de Saint-Ferdinand et de la Toison d’or ; la multitude, trompée par les apparences, fit retentir l’air de ses vivat, et l’accueillit avec le plus grand enthousiasme. Ce prince d’un moment présenta sa main au cardinal Ruffo, et l’Éminence la baisa dans l’attitude la plus respectueuse.

Avant de se mettre à la tête de la petite troupe qui obéissait à Ruffo, Mastrilli prit ses précautions pour s’assurer de sa grâce et d’une récompense pécuniaire de la part du roi légitime ; soutenu par le peuple qu’on venait d’abuser avec tant d’impudence, notre héros put prendre un ton d’autorité et dicter ses conditions au cardinal.

Vers le milieu du siècle dernier, un brigand avait déjà rendu célèbre le nom de Mastrilli. Les crimes qu’il commit et l’adresse avec laquelle il savait se soustraire à la justice, en firent un homme si dangereux, qu’on ne put s’en défaire qu’en mettant sa tête à prix ; il fut trahi, et tué étant à la chasse. En 1766, on voyait sa tête exposée sur la porte de Terracine, du côté de Naples.

Toute l’Italie tremblait, en 1806, au seul nom de Fra-Diavolo. Ce brigand, né à Itri, jeta l’épouvante principalement parmi les populations des bords de la Méditerranée, faisant partie des États Romains et de ceux de Naples. Cet ex-moine et ex-galérien, tout noirci du soleil, tuait ses semblables par goût et par besoin, les sauvant quelquefois par caprice ou les secourant par bonté. Avec cela, il était dévot, tout à la Vierge et aux saints. De brigand il se fit contre-révolutionnaire, devint officier supérieur dans l’armée du cardinal Ruffo, et égorgea à Naples par dévouement pour l’autel et le trône. Toujours il était couvert d’amulettes et armé de poignards. Après beaucoup d’actions d’une hardiesse et d’un courage étonnants, Fra-Diavolo tomba au milieu d’un détachement français ; il fut pris, jugé et pendu.

La bande dont le quartier-général se tenait dans les environs de Sonnino répandait la terreur, de Fondi à Rome ; ses chefs, Mazochi et Garbarone, étaient doués d’un infernal génie. La ruse qu’ils employèrent pour transporter dans leurs montagnes tous les élèves du séminaire de Terracina est vraiment incroyable.

Le digne ecclésiastique qui dirigeait cet établissement méditait depuis longtemps sur les moyens de mettre un terme aux crimes affreux que commettaient ces brigands. Un jour, emporté par son zèle, il met sa croix sur son épaule, gravit la montagne servant de repaire aux bandits, pénètre jusqu’au milieu de la troupe, et y plante le signe de la rédemption. Ce vertueux missionnaire leur rappelle vivement tous les maux qu’ils répandent sur la contrée ; il les conjure d’abandonner une profession si funeste ; il s’engage à leur faire accorder sans résistance ce qu’ils n’obtiennent que par le pillage et l’assassinat ; il dit enfin tout ce que sa philanthropie apostolique lui inspire de plus persuasif. Peu à peu les brigands paraissent touchés ; ils acceptent les propositions de l’ecclésiastique ; ils font plus, ils annoncent un repentir sincère et le désir de rentrer dans le sein de la religion, en confessant leurs crimes. Le prêtre vénérable répand des larmes de joie, et propose aux voleurs de réaliser de si bonnes intentions en l’accompagnant à son séminaire. Ils l’y suivent, écoutent ses instructions, assistent à toutes les prières, remplissent, en un mot, tous les devoirs d’un bon chrétien.

Chaque jour le brave directeur remerciait Dieu de l’heureuse conversion qui rendait la paix à la contrée. La sincérité de ses néophytes était à l’abri de tout soupçon. Obligé de s’absenter pendant deux jours, il part pour Velletri, après leur avoir fait amicalement ses adieux ; chacun d’eux baisa sa main, et ce digne homme traversa les marais Pontins, agréablement préoccupé des douces pensées qui accompagnent une bonne action.

Le prêtre avait à peine quitté les nouveaux convertis qu’ils se préparèrent à l’exécution du hardi projet qu’ils avaient si habilement conduit. Dans la nuit même qui suivit, mes coquins transportèrent au sein de leurs montagnes tous les séminaristes. Là, des lettres écrites par eux, le poignard sur le cœur, invitaient leurs parents à envoyer sans aucun délai la somme fixée pour leur rançon.

Le terme fatal assigné pour la remise de ces tributs partiels étant expiré, trois de ces malheureux jeunes gens n’étaient pas rachetés ; deux furent égorgés ; le troisième allait subir le même sort ; il se jette aux genoux des assassins, en invoquant saint Antoine ! Cette prière le sauva, et ils le renvoyèrent à ses parents après lui avoir donné un sauf-conduit.

En 1813, la police française, après cinq ans de poursuites, parvint à s’emparer d’un chef redoutable, le Calabrese. Cet homme, pour ennoblir son existence, se donnait un caractère politique et voulait se faire considérer comme le chef de la Vendée romaine ; il se décorait des titres les plus pompeux.

Les soldats du Calabrese, désolés de son arrestation et voulant à tout prix prévenir son supplice, envoyèrent un parlementaire à l’officier de gendarmerie ; ils proposèrent de se charger, moyennant trente sous par jour, de maintenir la sûreté de la route des marais Pontins, contre toutes les autres bandes. En revanche l’autorité s’engagerait à ne pas mettre en jugement le Calabrese et à le déporter en Corse pour toute peine. Ce traité singulier fut conclu, et chacune des parties en observa religieusement les conditions.

La bande de l’Indépendance, commandée, je crois, par de Cesaris, exerçait en 1817 un pouvoir absolu et terrible en Calabre ; elle se composait de trente hommes et quatre femmes. Les propriétaires et les fermiers étaient ses principaux tributaires ; ils n’avaient garde de manquer à l’ordre qui leur était adressé de déposer tel jour, à telle heure, au pied d’un arbre ou d’un fût de colonne, la chose demandée. Un fermier cependant voulut se soustraire à ce dur vasselage. Au lieu donc de porter son tribut, il avertit l’autorité ; et des troupes à pied et à cheval cernèrent les indépendants. Voyant qu’ils étaient trahis, les brigands firent une trouée, en couvrant le terrain des cadavres de leurs ennemis. Trois jours après, ils tirèrent une vengeance des plus terribles de ce malheureux fermier. Après avoir été mis à la torture et condamné à mort, il fut lancé dans une immense chaudière où l’on faisait bouillir du lait pour les fromages, et les bandits obligèrent chacun de ses domestiques à manger un morceau du corps de leur maître.

Pendant la disette de 1817, le chef des Indépendants distribuait aux pauvres des bons sur les riches ; la ration était d’une livre et demie de pain pour un homme, d’une livre pour une femme, et du double lorsqu’elle était enceinte.

Une bande très entreprenante s’était cantonnée, en 1819, aux environs de Tivoli ; un jour elle enleva l’archiprêtre de Vicovaro après avoir tué son neveu, qui faisait mine de vouloir se défendre. La rançon demandée pour ce prêtre et un de ses compagnons d’infortune était si élevée qu’on ne put la fournir ; les brigands envoyèrent les oreilles des malheureux captifs, et plus tard quelques-uns de leurs doigts, à leurs familles. Enfin, lassés d’attendre, ou peut-être irrités des plaintes de ces infortunés, ils les massacrèrent.

Au mois de janvier 1825, M. Hunt, jeune Anglais, marié depuis peu à une très jolie femme, arriva à Naples. Il fut visiter les antiquités de Pestum, accompagné de ses nombreux domestiques ; on servit son dîner dans le temple de Neptune. Malheureusement les domestiques avaient apporté de la vaisselle plate, ainsi qu’un nécessaire contenant des pièces d’argenterie ; madame avait des bagues. L’Anglais repartit quelques heures après avec sa suite, et à deux cents pas de Pestum il fut arrêté par des paysans lui demandant tout ce qui était dans sa voiture, mais avec une certaine urbanité rassurante. M. Hunt prit la chose gaiement et leur jeta en riant les fruits de la desserte du dîner. Comme il se baissait pour en ramasser qui étaient tombés au fond de la caisse, les paysans crurent qu’il cherchait des armes ; ils firent feu à bout portant ; une balle, après avoir traversé le corps du mari, atteignit sa femme ; on les transporta à quelques milles du lieu de cette triste scène, où ils expirèrent, le mari deux heures après et la femme le lendemain.

Cette affaire n’aurait pas eu de suites, si les morts eussent été d’une classe ordinaire ; mais comme leur famille était en crédit, l’ambassadeur d’Angleterre déclara qu’il exigeait qu’on arrêtât les assassins ; il tint bon, et ces paysans furent jugés et exécutés.

Le chef Mezza-Pinta, tombé entre les mains des carabiniers, fut déposé le 1er novembre 1825, avec vingt-sept hommes de sa bande, au château Saint-Ange ; c’est un honnête petit prêtre qui les fit prendre. Ces brigands étaient cernés par les troupes pontificales dans l’une des montagnes les plus sauvages de l’Abruzze, sur les confins des États de l’Église ; il leur restait encore cependant quelque moyen de s’échapper, soit à force ouverte, soit par quelque secret passage. Avec beaucoup de temps et de patience le saint homme se fit leur ami, et sous la promesse de grâce entière du Saint-Père, il les amena tout doucement, l’un après l’autre, à un colonel de gendarmerie, embusqué avec son régiment à quelques milles de là. Un parti admira fort la conduite du prêtre, et pensa qu’il devait en être récompensé par un évêché ; j’ignore si on le lui a donné.

Gasparoni, actuellement dans les prisons de Rome, a commandé une bande qui a compté jusqu’à deux cents hommes ; il est poursuivi comme auteur de cent quarante-trois assassinats. Son premier crime fut commis à l’âge de seize ans, sur le curé de sa paroisse, qui, chose étrange, lui avait refusé l’absolution d’un vol. — À dix-huit ans Gasparoni se distingua dans un combat contre la force armée ; il y tua ou blessa vingt personnes, et cette action d’éclat lui valut le commandement, de la bande dans laquelle il servait.

Parmi les faits mémorables de cette troupe on cite l’enlèvement d’un couvent de nonnes du Monte Commodo : trente-quatre jeunes filles, qui se trouvaient dans ce couvent, furent emmenées de vive force et en plein jour. Les brigands avaient choisi celles dont les parents pouvaient payer la plus forte rançon ; ils les tinrent cachées dans la montagne pendant dix jours ; mais, par une heureuse exception aux usages des bandits, ces jeunes filles furent traitées avec tous les égards que comportait leur triste situation. La rançon demandée pour chacune variait de 200 à 1.000 écus romains (5.400 francs).

Gasparoni, au surplus, observait strictement toutes les formes extérieures de la religion ; jamais lui et sa troupe n’auraient commis un vol ou un meurtre le vendredi ; ce jour, et à toutes les autres époques fixées par l’Église, ils gardaient fidèlement le jeûne ; tous les mois ils appelaient pour les confesser un prêtre qui, par terreur ou par tout autre motif, n’hésitait jamais à les absoudre.

Une femme avec laquelle Gasparoni entretenait des liaisons devint l’instrument dont l’autorité se servit pour détruire sa bande et s’emparer de sa personne ainsi que de quelques-uns des siens. La police romaine séduisit cette femme ; elle ne put résister à l’appât d’une récompense de six mille écus romains (32.400 francs) ; le brigand se laissa prendre au piège qu’elle lui tendit ; il vint avec confiance dans un bois désigné pour le rendez-vous, mais devinant bientôt qu’il était trahi par sa maîtresse, Gasparoni put encore l’étrangler avant que de tomber dans les mains des sbires. Ainsi cette malheureuse ne put jouir du fruit de sa perfidie.

Le Piémontais Rondino, désigné par le sort pour la milice, avait obtenu le grade de sergent, comme récompense de sa bravoure et de son intelligence. Le temps de son service étant fait, il revint au lieu de sa naissance, et débuta dans la carrière du crime par tuer d’un coup de stylet un oncle qui s’était emparé sans aucun titre de sa petite fortune, et qui pour toute satisfaction l’injuria et le frappa.

Ce premier pas une fois fait, Rondino se retira au milieu des montagnes et fit la petite guerre avec les gendarmes, qui venaient de temps en temps l’y chercher. Ses exploits contre eux le firent considérer comme un héros parmi les paysans du voisinage, animés d’ailleurs d’une haine très vive pour les persécuteurs des carbonari ; dans l’espace de deux ou trois ans, Rondino tua ou blessa une quinzaine de gendarmes.

Cet homme, qu’un si malheureux hasard avait rendu criminel, changeait souvent de retraite, mais ne s’éloignait jamais de plus de sept à huit lieues du village aux environs de Turin, où il était né. Il ne volait point ; seulement quand ses munitions et ses vivres étaient épuisés, il demandait au premier passant un quart d’écu pour se procurer de la poudre, du plomb et du pain ; si on voulait lui donner davantage il refusait le surplus.

Ce brigand honnête avait un profond mépris pour les assassins et pour les voleurs ; sa qualité de proscrit pouvait seule excuser à ses propres yeux le singulier métier qu’il exerçait. Une fois, on le vit déjouer noblement une bande qui lui avait communiqué ses intentions de dévaliser un conseiller de Turin, dont la voiture renfermait 40.000 fr. Rondino le défendit tout seul contre cette bande, et refusa toute récompense.

Il y a près de six mois que le pauvre Rondino tomba entre les mains de la justice ; voici comment : il vint coucher une nuit dans un presbytère ; selon son habitude il demanda toutes les clefs ; mais le curé en garda une au moyen de laquelle il put faire sortir quelqu’un et envoyer chercher les carabinieri. Éveillé par les cris de son chien, doué d’un instinct inouï, Rondino put encore monter dans le clocher et s’y barricader. Le jour arrivé, il s’établit une fusillade entre lui et les carabiniers ; aucun coup ne l’atteignit, tandis que plusieurs de ses adversaires furent mis hors de combat. Mais manquant de munitions et de vivres, force fut bien de se rendre ; seulement Rondino ne voulut se livrer qu’à des soldats de la ligne, dont un détachement entrait en ce moment dans le village. Après avoir brisé la crosse de son fusil et donné son chien à l’officier commandant, Rondino se laissa emmener sans résistance, attendit assez longtemps son arrêt, l’écouta avec sang-froid, et subit son supplice sans faiblesse ni fanfaronnade.

Qui pourrait refuser de la pitié, de l’intérêt même, à un tel homme ? Jeté dans la carrière du crime par une circonstance où il lui semblait n’avoir usé que d’un droit légitime, ce malheureux y conserva toujours des principes et une certaine loyauté dont beaucoup de gens réputés honnêtes manquent souvent.

Pour achever cette esquisse des mœurs de ces hommes extraordinaires, qui cueillent les lauriers sur les grands chemins, voici quelques traits de la vie du fameux Barbone, qui, selon les uns, est aujourd’hui pensionnaire externe, et, selon d’autres, concierge du château Saint-Ange, où il a été enfermé assez longtemps.

Né à Velletri, Barbone fit, dès l’âge le plus tendre, l’apprentissage de son affreux métier ; sa mère, appelée Rinalda, fut elle-même son institutrice. Il était le fruit d’une liaison de cette femme avec un certain Peronti, qui était passé de l’autel à la forêt. Dès que ce prêtre renégat eut obtenu par quelque coup d’éclat une récompense lucrative du gouvernement, accompagnée de sa grâce, il quitta l’état de brigand et revint prêcher la parole de Dieu dans sa paroisse.

La mère de Barbone, furieuse de se voir trahie par un homme qu’elle avait aimé passionnément, ne respira plus que vengeance ; elle mettait tous ses soins à faire partager à son fils la haine atroce qu’elle nourrissait et n’attendait que le moment où il serait en âge de l’aider à la satisfaire ; Rinalda voulait immoler le traître au pied de l’autel. Mais Peronti mourut de mort naturelle, et le désespoir qu’éprouva Rinalda de n’avoir pu se venger la précipita peu après au tombeau.

Barbone ne démentit pas son origine ; avec une troupe aguerrie, il se rendit l’effroi des voyageurs, notamment dans les environs de Tivoli, Palestrina et Poli.

Ce brigand, ayant parcouru le cercle de tous les crimes possibles, éprouva le besoin du repos ; et, à l’exemple de Sylla, voulut descendre du faîte du pouvoir. Il offrit au pape de déposer sa dictature, à la condition qu’on lui donnerait en dédommagement une indemnité et force absolutions ; le Saint-Père accepta ce traité ; Barbone lui envoya comme gage de sa foi les insignes de son autorité.

Lorsque ce célèbre bandit fit son entrée dans la capitale du monde chrétien, en 1818, la foule se pressait sur ses pas ; on trouvait un certain charme à pouvoir considérer sans danger celui qui avait été la terreur du pays. D’ailleurs, il y a toujours à Rome de l’indulgence, de l’intérêt même pour les assassins ; on reporte d’ordinaire sur le meurtrier la pitié qu’on devrait à sa victime ; explique qui pourra cet étrange sentiment ! c’est un des traits caractéristiques de ce peuple ; placez-le entre l’assassin et l’assassiné, il ne s’attendrit que sur les dangers que peut courir le premier. Vous l’entendrez dire, en voyant traîner en prison un homme qui a commis les crimes les plus atroces : « Poverino ! ha ammazzato un uomo ! » « Pauvre petit ! il a tué un homme ! » ou bien : « il a eu un malheur ».

Le peuple s’est familiarisé avec l’aspect de Barbone ; on le voit maintenant sans étonnement, mais toujours avec admiration, se promener dans les rues de Rome ; il les parcourt avec la sécurité d’un homme de bien et tout le calme d’une bonne conscience.

Aux noms des brigands qui se sont acquis une triste célébrité, il faut ajouter encore ceux de Stefano Spadoloni ; Pietro Mancino ; Gobertinco qui, à ce qu’on assure, tua neuf cent soixante et dix personnes et mourut avec le regret de n’avoir pas assez vécu pour accomplir le vœu qu’il avait fait d’en tuer mille ; Angelo del Duca ; Oronzo Albegna, qui tua son père, sa mère, deux frères et une sœur encore au berceau ; Veneranda Porta et Stefano Fantini de Venise. L’existence des bandits en Italie n’est point, au surplus, comme on pourrait le croire, un mal irrémédiable, un inconvénient absolument inhérent aux localités. Les hommes à caractère qui, à diverses époques, ont tenu les rênes de l’État, surent bien les réprimer.

Nicolas Rienzi qui, en 1347, se rendit maître de Rome et fut revêtu du titre de tribun, purgea le pays des brigands dont il était déjà infesté. Fait sénateur de Rome en 1354, cet homme extraordinaire fit exécuter le chevalier de Montréal qui, après avoir exercé publiquement la profession de voleur, mourut en héros. À la tête d’une compagnie libre, la première qui eût désolé l’Italie, Montréal s’enrichit et devint formidable ; il avait de l’argent dans toutes les banques ; à Padoue seulement, il avait 60.000 ducats.

Sixte-Quint déploya une grande énergie envers les bandits, et ne souffrit pas que d’autres que lui disposassent de la vie et de la fortune de ses sujets. Les brigands qui échappèrent au supplice par la fuite, les vagabonds et gens sans aveu refluèrent chez les princes voisins. Ceux-ci s’en étant plaints, Sixte, pour toute réponse, leur fit dire qu’ils n’avaient qu’à l’imiter ou à lui céder leurs États. Les bandits, ainsi traqués se dégoûtèrent de leur métier et disparurent.

Sixte-Quint voulut un jour voir de près les voleurs ; s’étant déguisé en paysan, il s’achemina avec un âne chargé de vin, vers des bois où on en avait vu. Les bandits le saisirent bientôt, lui, l’âne et le vin ; ils occupèrent Sixte à tourner la broche, tandis qu’ils buvaient, mangeaient et se moquaient de lui. Mais le rusé pape avait mis de l’opium dans le vin ; le narcotique agit insensiblement ; Sixte attendit le moment favorable, donna un coup de sifflet, et ses soldats, embusqués à une petite distance, s’emparèrent sans difficulté de toute la bande plongée dans un profond sommeil.

Cent ans après la mort de Sixte-Quint, vers la fin du dix-septième siècle, le marquis del Carpio, dernier vice-roi de Naples, donna également la chasse, avec succès, aux voleurs. Ils étaient en si grand nombre que, pour voyager en sûreté dans ce beau pays, il fallait se réunir en caravanes. Quelques bandits traitèrent avec le vice-roi, à la condition de la vie sauve ; il en fit périr un grand nombre par l’épée ou par la main du bourreau et utilisa les autres à des travaux publics.

Les trois papes qui succédèrent à Sixte-Quint ne partagèrent probablement point ses idées à l’égard des brigands, ou leur règne trop court ne leur permit peut-être pas de s’occuper de la police des grands chemins ; tant il y a qu’ils reparurent dans les domaines de l’Église, et que jusqu’à Pie VII, qui s’aperçut un peu tard de sa fausse politique à leur égard, et Léon XII qui est parvenu à les expulser presque entièrement des pays sous sa domination, aucun pape ne les réprima.

Sous Napoléon, les Français, par des mesures sages et vigoureuses, continrent ces bandes d’assassins, et pendant le peu de temps que dura leur administration, ils firent jouir les Romains et les autres peuples de l’Italie d’une sécurité inconnue depuis plusieurs siècles.

En 1814, lorsque Pie VII fut réintégré dans ses droits, il préluda à l’exercice de son autorité en accordant à diverses bandes de voleurs un pardon absolu ; la compagnie de Rocagorga fut du nombre. Cette indulgence ne fit qu’accroître l’audace des brigands ; il fallut recourir cinq ans plus tard à l’emploi de mesures terribles. Le cardinal Consalvi, à l’exemple de ce qui s’était fait en 1557, sous Paul IV, pour la ville de Montefortino, ordonna la destruction de Sonnino[13], devenu le point de ralliement et le refuge d’un grand nombre d’assassins. Rien de plus sévère que cet édit de Consalvi (du 18 juillet 1819) ; il portait la peine de mort contre tous ceux qui donneraient des aliments, de l’argent, ou simplement un asile aux brigands ; il n’y avait personne d’excepté, pas même les parents au premier degré.

Le droit d’asile, si souvent aboli, rétabli ou modifié, a été l’un des plus grands encouragements donnés au brigandage. L’homme qui avait commis un meurtre, ou détroussé des voyageurs sur les grands chemins, se retirait dans le palais d’un cardinal, sous le portique d’une église, dans l’enceinte du quartier d’un ambassadeur, dans un couvent. Là, il vivait en toute sécurité, narguant les agents de la force publique et rançonnant les passants lorsque l’occasion s’en présentait. Des bandes de misérables des deux sexes se réunissaient ainsi, vivant dans une espèce de communauté crapuleuse, se livrant à la plus révoltante débauche et tenant école de gueuserie. C’étaient des assassins, des fratricides, des empoisonneurs, des incendiaires, des déserteurs, des voleurs, des moines chassés de leur couvent, etc., etc., qui se trouvaient pêle-mêle dans le même asile ; ils en sortaient furtivement, commettaient de nouveaux vols ou assassinats ; puis, au moment où on les poursuivait, ils rentraient dans le séjour qui assurait leur impunité.

Outre les asiles, beaucoup de palais de prélats, de princes, de seigneurs jouissaient à Rome de prérogatives qui ne permettaient pas aux sbires d’y entrer sans la permission des propriétaires ; en définitive, il y avait un tiers ou moitié de la ville où les bandits trouvaient un refuge facile et à l’abri de toute crainte. Dès lors, on peut juger de la difficulté qu’il y avait pour la police de saisir des malfaiteurs lorsque, par hasard, s’écartant de ses habitudes de protection à leur égard, elle prenait une bonne résolution de les poursuivre.

Chez les anciens Romains, les criminels jouissaient déjà du droit d’asile dans les temples du paganisme, et dès l’année 355 de notre ère le même privilège était assuré aux églises chrétiennes.

Un des principaux asiles à Rome fut le grand escalier de la Trinità de’Monti. Les amis et les parents des honnêtes gens qui en faisaient leur demeure, y portaient pendant le jour les vivres dont ils pouvaient avoir besoin ; la nuit, les coquins se cachaient dans leurs repaires ; au bout de quelques jours l’affaire s’oubliait, et ils reprenaient leurs anciennes habitudes.

Aujourd’hui les bandes de voleurs sont à peu près détruites ou dispersées ; elles ont mis bas leur uniforme. Quelques attaques hardies[14] ont encore lieu de loin en loin sur les grandes routes ; mais somme toute, il faut reconnaître que, sous le rapport des voleurs assassins, on voyage maintenant en Italie presque avec autant de sécurité qu’en France.





Les Ambassadeurs
(traduit du New Monthly Magazine)

(1er article[15])

Le marquis Fuscaldi. — Condé de Funchal. — Le baron de Reden


O ! que pobrete es un embaxador… Lo mas importante que tenemos que haçer es no haçer mal.
Don Diego Mendoza.



Les patriciens de Rome, quoiqu’Alfieri en ait pu dire[16], sont des plus pauvres et des plus orgueilleux de toute l’Italie. Ils sentent le poids de leurs grands noms historiques, et ont assez le sentiment de leur propre dignité pour ne point exposer la peine qu’ils ont à le soutenir aux regards inquisiteurs et peu charitables des étrangers. Dans Rome, les nobles sont les meilleures images de Rome elle-même, et rien ne peint mieux à l’imagination cette cité des morts que les spectres vivant de gloire tombée qu’on voit errer encore parmi ses ruines.

Les exceptions, en petit nombre, sont ou les nouvelles familles qui doivent à leurs patients efforts les privilèges et le patrimoine dont elles jouissent, ou les restes des anciennes générations qui, en s’alliant à des noms que leurs pères eussent méprisés, ont sauvé de la destruction quelques débris de cette aristocratie croulante. La richesse des uns, la hauteur des autres, forment une singulière mosaïque ; comme dans quelques-uns des monuments du Forum, où l’on démêle çà et là une ancienne colonne de marbre de Paros au milieu du stuc et du clinquant de l’église moderne. Le contraste du passé avec le présent se continue des choses aux hommes ; et, dans les salons aussi bien que dans les rues, on bronche à chaque pas contre quelques-uns de ces débris, mal appareillés, des antiques splendeurs.

Ce n’est cependant pas dans leurs propres maisons, comme on peut bien l’imaginer, qu’il faut chercher les descendants de la noblesse romaine. La plupart, chassés de salle en salle par les envahissements de la pauvreté, ont été contraints de prendre pour dernier refuge l’entresol de leur palais ; encore l’abandonnent-ils souvent, séduits par des offres tentantes, à l’avidité des étrangers. Il ne faut pas conclure de là que l’observateur soit tout à fait privé des occasions d’étudier à son aise les particularités caractéristiques du primo-ceto. La retraite, imposée par nécessité, non par choix, n’est pas absolue. Le cercle de l’ex-dynastie, dont tant de membres résident à Rome, offre aussi quelques chances bornées de communication ; et, quoiqu’il soit naturel de supposer que les habitués d’un pareil cercle doivent tous participer, plus ou moins, de la même physionomie politique, cependant on y rencontre parfois des specimen chez lesquels le caractère national et original domine le caractère acquis ; mais ces occasions sont extrêmement limitées. Les gens à la suite d’une cour, ou quêtant ses faveurs (et chacun ici est courtisan, soit qu’il possède, soit qu’il attende), ne se montrent pas d’ordinaire très empressés dans leurs attentions pour un parti rival ou déchu ; et si le voyageur s’en fiait aux soirées des Bonaparte pour juger la société de Rome, il pourrait quitter ce pays avec une opinion à peu près aussi juste que celle que prendrait de l’Angleterre ou de la France un homme qui, de chaque côté du détroit, n’aurait visité que les salons des whigs et des libéraux.

Dénuée du moyen de tout représenter chez soi ou d’occuper un rang convenable dans une cour étrangère, la noblesse romaine a heureusement trouvé une compensation admirable dans l’organisation si propice du corps diplomatique. C’est chez les ambassadeurs qu’on peut voir, comme d’une galerie, défiler processionnellement toutes les familles nobles ; et les ambassadeurs eux-mêmes sont, en général, choisis de façon à devenir un accessoire important pour l’amusement et l’instruction des spectateurs.

Les ambassadeurs sont une espèce à part, marquée par des singularités très tranchées, et ces singularités sont encore rehaussées par la situation et le caractère personnel et politique du souverain qui les envoie ou qui les reçoit. En Angleterre, une ambassade est regardée comme le meilleur moyen de faire le voyage du continent à son aise. Un ministre fatigué ou renvoyé désire mettre de côté, pour lui et sa postérité, un fond de santé, un service d’argenterie, un ruban bleu ou rouge et condescend à accepter l’emploi, avec la même dignité dédaigneuse qu’un émérite de la chambre des Communes met à accepter ses Chiltern-Hundreds[17]. Chez nos voisins, le cas est un peu différent. Plus le cercle des combinaisons politiques est resserré dans un pays, plus on cherche les occasions de se distinguer au dehors. La diplomatie est, pour eux, ce que sont pour nous les débats parlementaires ; un homme déploie tout son génie dans les ingénieuses tactiques des cabinets étrangers, et revient avec une grande provision de petite sagesse pour l’usage et l’admiration de ceux de ses contemporains qui n’ont pas voyagé. À la vérité, il est survenu parfois des circonstances où des talents d’une trempe plus ferme sont devenus nécessaires ; et l’Alexandre de notre siècle a souvent tranché, d’un seul coup de sabre, tous les nœuds gordiens et tous les sophismes de ces très prudents personnages, à peu près comme un téméraire écolier balaierait du bout du doigt les plus savantes fortifications d’une araignée. Il réduisit, à fort peu de chose près, l’art des négociations, aux deux importants monosyllabes qui décident toute affaire humaine ; et l’expression péremptoire de ses volontés, l’extrême simplicité de sa logique, renversèrent tout l’échafaudage de savoir et d’argumentations compliquées de ces très habiles et très nobles dialecticiens. Mais les bons vieux temps de la diplomatie sont revenus ; la solennité officielle, la science des délais dignes et rusés, valent encore une fois la peine d’être étudiées en Europe. Le même ordre des intelligences de cour a aujourd’hui un corps de doctrines à son usage ; et à présent que nous avons en perspective les canons à vapeur de Perkins, il faut espérer, pour le bien de l’humanité, qu’à l’avenir on mettra plus de temps à poser les règles d’après lesquelles on peut commencer une querelle avec décorum qu’on n’en mettait autrefois à l’entamer, à la vider et à la terminer tout à fait.

Rien, dans la cour de Rome, ne nécessitait précisément la résidence d’un corps diplomatique aussi imposant que celui qui l’assiège. Le souverain, il est vrai, conserve encore sa domination spirituelle sur une grande portion du genre humain, mais les occasions d’exercer son pouvoir temporel, du moins d’une manière ostensible, sont très rares, ou très rarement saisies. On peut alléguer que la position centrale de Rome et sa faiblesse avouée la rendent particulièrement propre à servir de chambre de conseil à l’Italie, et qu’elle offre un terrain neutre où, à l’ombre d’un nom puissant, les prétentions des candidats rivaux à ce jardin des Hespérides peuvent se disputer avec plus d’avantages et moins de danger d’être observés. Quoiqu’il en soit, l’ambassade de Rome est au premier rang parmi les ambassades chez les puissances du sud ; et l’importance de ses personnages diplomatiques n’est guère moins attrayante pour l’observateur que la vanité et la splendeur de ses pompes religieuses. Rome est une petite ville et une grande ruine : il n’y a point de foule ; il n’y a pas à craindre que l’individu se perde dans les masses. L’ambassadeur ne disparaît point confondu parmi des millions d’hommes. Tout contraste a son effet, tout mouvement sa valeur. Le pape ne tient point cour ; et les ambassadeurs sont à la fois le pape et la cour pour l’étranger. Ils prennent en quelque sorte la place du prince ; et le souverain naturel s’éclipse tout à fait derrière les innombrables représentants des souverains de toutes les autres contrées de l’Europe.

J’étais impatient de voir ce système en pleine activité ; aussi fus-je enchanté de découvrir sur ma cheminée un billet d’invitation de l’ambassadeur de Naples, le marchese Fuscaldi, pour une fête donnée au palais Farnèse à l’occasion de la naissance ou du mariage de quelques-unes des princesses napolitaines. Les personnes invitées étaient priées de venir en habit habillé, et tout promettait une magnifique mascarade.

Quoiqu’arrivé de bonne heure, je trouvai la grande place devant le palais déjà occupée par une longue file de voitures. Ce n’était ni l’heure, ni l’occasion de se former une juste idée de l’architecture ; mais l’éclat et la lueur scintillante des torches disposées en ligne le long de la façade, cérémonie dont l’aristocratie se dispense rarement, donnaient une extrême grandeur aux proportions larges, sombres et massives de ce chef-d’œuvre de Michel-Ange. Au bout de quelques moments, mon attention fut attirée par d’autres objets : les flambeaux qui se croisaient et se mêlaient, les cris des laquais diversement bigarrés, parmi lesquels on remarquait surtout les costumes plus fantasques que pittoresques des valets et des piqueurs des ambassadeurs ; la solennité ténébreuse de la cour du Palais, vue à travers la fumée et le tumulte des torches ; les Suisses annonçant au bas de l’escalier ; la magnificence du vaste escalier même ; tout se pressait rapidement et confusément devant mes yeux et mon imagination. Je traversai à grands pas la froide galerie ouverte, et j’arrivai bientôt à l’entrée de l’antichambre. Là étaient rangés les valets de pied, etc., dans tout le brillant de leurs pompeuses livrées. Affrontant leur double file et le feu croisé de leurs observations, je passai au grand salon.

On faisait foule dans l’appartement ; tout Rome était là. Je me trouvai plongé dans un nuage d’étoiles, de croix, de décorations, d’habits brodés et autres nugae, empruntés à la lune de l’Arioste, et devant y retourner. Tandis que je me frayais un chemin parmi ces splendeurs, dans l’intention d’aller rendre mes devoirs au noble hôte, et tout à tour distrait par les diamants et les plumes des dames, les calottes rouges et le teint brun acajou des cardinaux, les moustaches et l’aspect rodomont des militaires, mon attention fut tout à coup appelée à ma droite par un rire bruyant ; et au centre d’un groupe composé des éléments les plus hétérogènes, déclamant avec l’accent napolitain le plus prononcé, j’entendis d’abord, et distinguai ensuite, quoiqu’avec peine, le marchese Fuscaldi. Imaginez un petit personnage d’environ quatre pieds huit pouces de haut, boiteux d’un pied, borgne d’un œil, et clopin-clopant, louchant, s’agitant, pour faire les honneurs de la fête, avec une imperturbable intrépidité de satisfaction de soi-même et de bon naturel, comme si tout cela n’était qu’un déguisement de carnaval qu’il pût quitter à son gré, avec son masque et son domino…

La danse venait de commencer dans la belle galerie des Carraches : les cardinaux et le clergé étaient demeurés seuls dans la première salle. Il est d’étiquette qu’ils se retirent aux premiers sons du violon : quelques-uns qui ont des oreilles plus consciencieuses que leurs confrères, se conforment sans beaucoup de peine à l’attente du public. D’autres trouvent moyen avec leur allure moitié timide, moitié audacieuse, de rester derrière : un petit groupe s’était confortablement niché à l’extrémité du sopha le plus éloigné du feu (aussi craint en Italie qu’il est recherché en Angleterre), lorsque la brusque entrée de l’ambassadeur de Portugal déconcerta de nouveau tout cet arrangement. Il arriva sautillant sur la pointe du pied, d’un air de gaieté qui scandalisa les admirateurs du passé, et qui était à peine en harmonie avec les prétentions carrées et la tournure un peu trapue de son excellence. En un moment, il eut salué tout le monde, et tout le monde, en se retournant, reconnut Condé de Funchal. Il n’avait rien perdu de la réputation qu’il s’était faite autrefois en Angleterre : c’était encore la fleur des égrillards de l’ancien régime ou de bon ton, le modèle de la courtoisie ambassadoriale ; sa petite tête ronde et bien poudrée était tenue avec la même netteté et le même ordre ; et si je remarquai en lui quelque changement, c’est que ses traits ramassés s’étaient tant soit peu élargis, et que l’écarlate de ses joues avait pris une teinte plus foncée. Avec tout cela, quoique trop laid pour un sylvain, c’était encore le beau idéal comparé à Fuscaldi. Quand ce dernier rentre dans dans son repos, il a une certaine nonchalance, un far niente bienveillant, qu’un bal trop prolongé ou une conversation trop longue, convertirait bientôt en un sommeil pesant. Funchal, au contraire, est toute vivacité et tout feu ; il y a dans ses petits yeux noirs et scintillants une source intarissable d’activité, et il semble n’exister qu’en paroles et en mouvements. Il est universel dans son dévouement au beau sexe, jamais plus heureux que lorsqu’il reçoit ou rend un compliment ; et quoique mal secondé par la gravité ou la grâce dans sa façon de s’énoncer, ses phrases ont toujours cette espèce de charme que donne la politesse de cour, si commune sur le continent, et si rare en Angleterre. J’avais connu Condé autrefois, et je fus bien aise de le rencontrer de nouveau. C’était sa seconde visite à Rome et son retour pouvait être attribué autant à la partialité personnelle du pontife pour lui qu’à son nom illustre de Souza, et à son expérience bien reconnue dans le rituel des cours. Il avait été député, en qualité de ministre plénipotentiaire, pour féliciter Pie VII sur sa restauration, et la maladie de Pinto, le ministre ordinaire, jointe à son grand âge, était un prétexte plausible pour prolonger le séjour de Condé en Italie, où il avait aussi, lui, d’autres points d’attraction. Il était franc et éclairé dans ses opinions politiques. Il avait le goût juste, et autant de passion que son parent[18] pour la culture des lettres et des beaux-arts. Je dînai souvent chez lui, un peu plus tard, au palais Fiano, et je vis réalisés à sa table quelques traits d’une utopie philosophique comme je l’aurais conçue. Il avait l’art et le mérite de réunir des hommes tels que Niebuhr, Akerblad, Sismondi et la libéralité d’appeler les autres à jouir de leur société et de leur instruction.

Dans le groupe du sopha dont j’ai déjà parlé, j’observai, quoiqu’un peu à part du reste, une tête fort remarquable, qui se détachait complètement des figures pâles et purement italiennes qui l’entouraient. Condé, démêlant sur mes lèvres une hésitation entre une question et un sourire, m’appela, et me présenta, sans autre préliminaire, à son ami. C’était « le ministre de sa majesté britannique le roi de Hanovre » : moyen ingénieux pour échapper à l’insignifiance d’un royaume dans la magnificence de l’autre, par un compromis entre tous deux, et pour répondre aux objections que sir John Copley aurait pu faire à lord Lyndhurst sur l’inconvenance qu’il y avait à ce que sa majesté britannique le roi d’Angleterre entretint un ministre à la cour dé Rome. Le baron de Reden n’avait rien de très séduisant dans son abord, ni dans son extérieur ; mais si j’avais à représenter la plus anti-diplomatique, ultra-honnête, extra-consciencieuse figure qu’une cour allemande put envoyer comme échantillon des produits de ses manufactures, en fait de ministres, à une cour italienne, je serais certainement tenté de choisir son excellence. Il était petit et disgracieux. L’âge n’avait pas embelli ses traits lourds et bourgeonnés et son costume pendait sur ses formes épaisses et gauches comme s’il en eût hérité du plus robuste de ses ancêtres. Puis venaient ses manières rustiques et courtoises. C’était une chose curieuse à voir que la façon pesante et solennelle dont il s’inclinait, et dont son visage s’épanouissait en un sourire admiratif devant l’attrait de la beauté. Mais toutes ces nuances se perdaient dans la franchise évidente, dans la loyauté hanséatique de son caractère. Le baron ne disait jamais un mot sans citer une autorité à l’appui, encore ne s’attendait-il pas à une foi entière. Son regard droit, calme, et en quelque sorte substantiel, ne cachait point d’arrière-pensée. Sa grosse lèvre germanique n’avait rien de perfide dans son naïf sourire. À la vérité, ses opinions étaient toutes extrêmes, droites, mais sans la bigoterie et le fiel de la médiocrité. Il portait dans sa diplomatie la bonhomie de son ménage ; et le baron de Reden était, comme je l’appris ensuite, le modèle des vertus domestiques. Son intérieur était un tableau d’Auguste Lafontaine, son ambassade une famille ; et tous ceux qui avaient à faire à lui, du plus bas au plus haut étage, le trouvaient constamment et sincèrement paternel. Ses yeux brillaient quand il parlait de son précepteur, qui avait alors tout près de quatre-vingt-dix ans ; et l’un des plus grands plaisirs qu’il se promit à son retour en Hanovre était de lui demander sa bénédiction et de baiser sa main. Ses filles étaient formées sur le même moule d’excellence primitive. Pendant une de mes visites au palais, je remarquai un dessin dans un des principaux appartements. Le secrétaire de la légation m’en expliqua le sujet, tandis que les dames baissaient la tête. C’était le portrait de la fille aînée du baron, sous la figure de Charlotte, distribuant du pain et du beurre aux enfants. Personne ne pouvait mieux que M. Kestner[19] rendre justice à un pareil sujet.

Le baron de Reden ne paraissait pas avoir de fonctions diplomatiques très décidées à Rome, et quiconque eût étudié sa physionomie aurait pu se convaincre qu’il n’y avait là rien d’alarmant pour M. O’Connell ou M. Peel. Je ne découvris pas une seule pensée du veto dans sa bouche ou son œil ; et les charmes de la femme de l’Apocalypse « vêtue de pourpre et d’écarlate[20] » semblaient avoir échoué « imbelle telum sine ictu » sur son vieux cœur luthérien. Il succéda, dans des jours mauvais, à une situation douteuse, lors de la retraite du baron Ompteda ; mais le choix qu’on faisait de lui annonçait la fin d’un système, avec lequel la tête, et j’espère aussi le cœur du baron de Reden, n’auraient pu être en harmonie. Le baron a la bonne fortune, et je pourrais ajouter le bonheur, de voir ses fonctions se borner à l’importante prérogative de recevoir et de présenter au pape tous les sujets de sa majesté britannique soit du Hanovre, soit de l’Angleterre, tant protestante que catholique, whigs que tories, etc.


(2e article[21])
Italinski. — Le comte d’Apponti. — Le comte de Blacas et les Bonapartes. — M. de Laval-Montmorency. — Miss Bathurst

J’entrai dans la salle voisine, espérant rencontrer d’autres originaux, et je passai près d’Italinski, l’ambassadeur russe, qui venait d’arriver. Il était depuis longtemps le centre de l’érudition de Rome, comme Funchal était celui de la littérature légère. À son extérieur grave et philosophique, à sa taille un peu courbée, on reconnaissait facilement ses habitudes sédentaires et studieuses. Italinski quittait rarement son palais, situé sur la Piazza Nuova ; il vivait au milieu d’une académie permanente, composée des antiquaires, des orientalistes et des savants de Rome. Mais ce cercle avait plutôt l’austérité d’un conseil de collège que l’élégance littéraire qui distinguait les après-dînées de l’ambassadeur portugais.

Le noble russe est, en général, fastueux et imitateur. Saint-Pétersbourg s’étudie à singer Paris. Mais Italinski différait, sous plusieurs rapports, de ses compatriotes. Son ameublement était aussi simple que sa façon de vivre, plutôt au-dessous qu’au-dessus de son rang. Un poêle au mois d’avril et un portrait barbare du sultan Mahmoud, peint à Constantinople, étaient les principaux ornements du vaste salon où il donnait audience aux officiers russes se rendant à Moscou ou à Odessa, aux voyageurs à leur retour d’Égypte, aux amateurs de la langue éthiopienne, et aux lettrés qui venaient exploiter les découvertes de monsignor Maïo. Il trouvait encore le temps de soigner les intérêts de la Russie près de Sa Sainteté, et l’Église grecque n’avait jamais à se plaindre de son ambassadeur.

L’envoyé d’Espagne gardait une sorte de réserve du même genre, quoique je doute fort qu’il eût pour la justifier d’aussi bonnes raisons. Mais un ambassadeur de Ferdinand VII doit être un véritable Protée ; les ombres de la dernière révolution s’étaient depuis longtemps étendues jusqu’à Rome, et avaient considérablement rembruni les ténèbres habituelles du Palazzo di Spagna. Même dans des temps ordinaires, le représentant de sa majesté très catholique n’occupe pas la position la plus brillante au centre du catholicisme ; et plutôt que de n’être pas le premier, il aime mieux n’être pas du tout.

En parcourant les rangs divers, distingués chacun par les décorations de leur cour, et jouant la pompe et les prétentions des majestés respectives qui les avaient choisis pour organes ou pour masques, je passai en revue l’armée entière des ministres pro tempore et plénipotentiaires. Et comme je regrettais l’absence de Niebuhr (mal représenté par Bartoldi, le ci-devant juif) et que je souriais de l’activité pétulante du chancelant cardinal de Heflin, ministre bavarois, de la lourde étourderie de l’envoyé de Wurtemberg, et de la grave confortabilité de celui de Hollande, j’entendis tout à coup annoncer, suivi d’une éclatante et nombreuse suite, l’ambassadeur autrichien, le comte d’Apponyi.

Dans des circonstances ordinaires, un ambassadeur d’Autriche aura toujours à Rome quelque os à ronger : d’abord la garnison de Ferrare, pro forma, à discipliner convenablement et à entretenir « pour la protection de sa sainteté », puis les bataillons allemands à envoyer à l’engrais dans les pâturages de la campagne felice ; à maintenir sous un nouveau nom la vieille querelle de la papauté et de l’empire ; à veiller à ce qu’aucun milanais ou vénitien ne puisse usurper un évêché dans sa ville natale ; à ce qu’un nonce obstiné, comme Severoli, ne parvienne pas à se glisser dans la chaire des Apôtres ; enfin, jusqu’à ce que l’Italie soit tout à fait mûre pour les bienfaits de la concentration en un seul royaume, aucun Italien ne doit parler d’union, sous peine de haute trahison envers son empereur futur. Tout cela exige un sabre affilé, une main adroite, et une tête sage pour les bien diriger. À juger sur les apparences, je doute fort que le comte soit l’homme qu’on eût dû choisir pour cette politique.

Il est jeune, ou plutôt il n’est pas vieux ; et il a dans les manières une certaine élévation et un courage de jeunesse qu’il conserve, j’espère, dans sa diplomatie. C’est un Hongrois, et un militaire, et quoique je ne me soucierais pas du tout de lui confier les libertés d’une province conquise, je crois cependant qu’il emploierait le sabre de préférence au stylet, et qu’il aimerait mieux opprimer ouvertement que de trahir avec bassesse. Un mauvais système peut faire de lui un instrument de mal ; mais il a résisté à l’ultracisme de ses collègues, et la réception des Bonaparte dans son palais a été longtemps un sujet de scandale, et même de reproches, de la part de ses confrères les légitimes. Toutes choses considérées, c’est une image aussi douce de la divinité qu’il représente que l’Italie pouvait l’espérer dans le moment actuel. En même temps, il ne faut pas se dissimuler qu’il doit une partie de sa popularité à son luxe, et surtout à sa femme. Personne ne soutient avec plus d’éclat tout l’apparat et toute la pompe de cette royauté du second ordre : le Palazzo di Venezia est, à la lettre, la cour de Rome, et ses mercredis les levers de la capitale du pape. Mais, dans ces occasions, l’ambassadrice absorbe tout, et éclipse si complètement l’ambassadeur, que je suis fâché de dire que, pendant toute la soirée, à peine est-il question du souverain. Grande, maigre, dépourvue de cette harmonie de proportions si essentielle au charme du beau sexe, la comtesse d’Apponyi fait oublier ces défauts par la délicatesse calme de ses traits ; la douceur pénétrante de son sourire, la grâce de cygne qu’elle déploie dans ses mouvements, et l’élégance inimitable de ses manières. Née en Italie, élevée en Allemagne, elle unit les qualités des deux nations. Elle se trouve au point difficile où finit la grâce et où l’affectation commence. Son chant est une émanation d’elle-même et un type juste de ce qui la caractérise. Elle donnait de temps en temps aux habitués de son cercle, dans ses petits appartements, le plaisir d’entendre quelques-uns des plus délicieux morceaux de la musique nationale ; les Allemands applaudissaient, et les Italiens oubliaient qu’ils étaient dans le palais d’un Autrichien.

J’étais parvenu assez avant dans la galerie des Carraches, et je profitais des intervalles d’un quadrille pour en contempler les admirables fresques, quoiqu’elles fussent en quelque sorte noyées dans l’éclat des lumières, lorsqu’un personnage d’un aspect assez imposant passa à grands pas devant moi, et traversa la salle dans toute sa longueur. Il y avait quelque chose d’extrêmement arrogant dans sa tenue, et je me serais détourné avec les sentiments qu’excitent de pareils dehors, si je n’eusse remarqué les fleurs de lis de ses broderies, et l’ordre du Saint-Esprit sur sa poitrine. La nation et la cour auxquelles il appartenait évidemment m’intéressaient ; et, m’informant à un de mes amis, j’appris que ce n’était rien moins que « Monsieur le comte (maintenant duc) de Blacas d’Aulps, ambassadeur de sa majesté très chrétienne près le Saint-Siège ». Je le connaissais déjà de réputation, et le premier coup d’œil ne fut pas de nature à dissiper les préventions que je m’étais faites sur son compte. Organe de la première puissance catholique de l’Europe (sinon comme rang du moins comme civilisation) et représentant du fils aîné de l’Église, il ne peut manquer d’occuper une haute situation et d’exercer en dépit de l’Autriche, une influence assez étendue dans la capitale de la chrétienté. Cependant cette suprématie serait plus volontiers et plus généralement reconnue, s’il voulait moins l’imposer : jusqu’aux plus vils et aux plus faibles courtisans se révoltent contre un orgueil qu’on aurait à peine toléré dans le représentant du Charlemagne moderne. Les modifications au concordat de Napoléon exigeaient sans doute les talents d’un habile ambassadeur, mais il y avait d’autres motifs plus forts pour faire choisir Blacas. Compagnon du comte de Lille dans sa petite cour d’Angleterre, il fut récompensé par le roi lors de la restauration, pour ses services réels ou supposés, par une part spéciale de faveurs ; mais la catastrophe du 12 mars et la fuite de Paris, attribuées en grande partie aux fautes de Blacas, même par les gens de son opinion, dissipèrent les prospérités ; et, à la seconde restauration, son protecteur fut obligé de satisfaire la rumeur publique en lui accordant un exil honorable pour quelques années. Le comte de Blacas quitta donc ses charges de « premier gentilhomme de la maison du roi » pour l’ambassade de Rome, n’emportant d’autres regrets que ceux de son souverain. Son départ n’était pas l’unique objet qu’on eût en vue. Les Bonaparte, avec d’autres débris des dynasties détrônées, avaient cherché un asile dans les bras du Père commun ; mais les jours de l’île d’Elbe n’étaient pas oubliés ; les réfugiés devaient être poursuivis jusque dans l’intimité de leur retraite, espionnés, persécutés en détail. La nouvelle inquisition fut habilement organisée ; ses familiers étaient partout. Tandis que d’un côté l’ambassadeur de l’Église gallicane ne semblait occupé qu’à défendre ses privilèges, le comte planait sans cesse sur le seuil de la famille détestée, et exigeait de ses agents (souvent domestiques et quelquefois pis) un rapport détaillé sur chaque individu qui avait osé le franchir sans son laissez-passer.

S’il y avait une salle, un plafond à peindre, défense était faite aux artistes français d’y travailler ; si l’on voulait dédier une gravure, il fallait que ce fût en secret. La reconnaissance devenait un crime du moment qu’elle était publique, et il n’y avait point de titre aux faveurs sans un oubli total du passé. C’était souillure de les saluer ; trahison de leur parler ; et l’Anglais qui ne se rappelait pas qu’il était aussi leur ennemi, et qui consentait à se montrer dans leurs cercles, était considéré comme indigne de sa nation et dévoué aux anathèmes et au mépris des légitimes[22]. Des certificats d’une bonne façon de penser, et d’une conduite sans reproches à cet égard, étaient les seuls billets d’admission chez M. de Blacas à l’aide desquels on pouvait jouir de la gaieté lugubre de son salon. Tout consul ou tout ambassadeur qui avait à cœur les menus plaisirs de ses compatriotes avait soin de leur recommander comme premier devoir de prendre tout de suite parti dans l’un ou l’autre camp. Cette guerre de société se livrait avec une égale ardeur des deux côtés. Les glaces et les services en vermeil, pour ne rien dire des autres attraits de la princesse Borghèse, le disputèrent bientôt et balancèrent enfin l’ascendant de Blacas. Il fut attaqué sur son propre terrain ; il y eut des représailles ; et pour meubler sa salle d’audience de nouvelles figures, il se vit obligé de modérer l’animosité de son blocus politique, mais ce ne fut que vers la fin de son règne. Pendant longtemps il poussa cette guerre de la fronde au point de tâcher d’étendre la proscription à tous les cercles d’ambassades de Rome. Il y réussit, non sans quelques frais de diplomatie ; et plus d’une fois il fut contraint de se plaindre de la bande de conspirateurs qui osaient se rassembler autour de quelques membres de la famille, au centre même du Palazzo di Venezia, sans être intimidés par sa défense ou son regard.

Autant que j’ai pu en juger, le comte de Blacas n’avait de bien remarquable qu’un penchant pareil à celui de la taupe pour le petit et le noir, et un talent distingué pour tous les stratagèmes lilliputiens par lesquels il pouvait parvenir à tenir le fil de toutes les intrigues bonapartistes ; il affectait d’ailleurs de couvrir ce qu’il y avait de pénible dans ses fonctions, d’une sorte de parure littéraire ; il protégeait les arts avec ostentation, quoique avec parcimonie, et fut un moment entouré d’encens et de flatteurs. Sa collection, surtout en pierres antiques, était belle, car il l’avait faite avec les yeux d’autrui ; mais les Romains ont un instinct sûr pour reconnaître le véritable amateur, et en ce genre le faux n’échappe pas longtemps à leur pénétration. Ses richesses cessèrent bientôt d’exciter la surprise.

Quelques mois après, à mon retour à Rome, je ne retrouvai plus le comte de Blacas. Il avait été remplacé par le duc de Laval-Montmorency. Le changement me surprit ; il faisait encore le sujet des félicitations et des conjectures du public. La mort du captif de Sainte-Hélène avait changé les positions politiques de l’Europe, et à Rome sa famille semblait avoir expiré avec lui. Un duché récompensa les services du comte, et ses amis de Paris qui avaient cru son éloignement utile, désiraient maintenant son retour. Le duc de Berri, et quelques autres de ses opposants politiques et personnels, n’étaient plus ; l’affection du roi avait augmenté, et le « ci-devant gentilhomme de la maison de Monsieur » fut invité à reprendre ses fonctions avec des armoiries plus éclatantes. Une autre circonstance hâta son départ d’Italie. Il avait fait une courte excursion à Naples où l’austérité du diplomate avait cédé, disait-on, à l’influence énervante du climat.

Le noble qui lui succéda est d’une tout autre trempe, soit qu’on l’envisage comme ambassadeur, ou comme homme du monde. Il ne prétend à aucun talent politique et il a du moins le mérite d’être au-dessus de ses prétentions. Son nom est surchargé de tous les souvenirs que la chevalerie et la noblesse peuvent évoquer ; mais le fils des premiers barons chrétiens n’a point besoin de ces attributs de circonstance pour rehausser son mérite réel. Il est franc, généreux, courtois ; c’est un compromis entre le passé et le présent de la nation française, un chaînon qui lie les jours d’autrefois avec ceux d’aujourd’hui. Aussi peu entiché que possible des préjugés de sa caste, il n’a rien non plus de la rudesse soldatesque de la révolution. Il a servi l’empire sous Napoléon, et a été de tout temps fidèle à la France. Les manières de cour de l’empire étaient mâles, souvent âpres ; elles changeaient ou dégoûtaient les membres de la vieille aristocratie qui étaient invités ou admis au partage des honneurs. Le duc de Laval a fort peu de ces nuances : son esprit, en passant à travers tant d’atmosphères variées, a laissé derrière lui toutes les haines et les fausses notions qui ternissent les meilleures qualités de ses confrères. Personne n’est plus accessible au malheur et au mérite. Et c’est une singulière gloire pour un ambassadeur que la réputation d’avoir agrandi sa vue intellectuelle dans son commerce avec les cours, au lieu de l’avoir rétrécie. « Le nom ne fait rien à l’affaire » est un axiome que ses amis lui attribuent, et que ses ennemis, s’il en a, n’ont pas pris la peine de démentir. Que le mot soit vrai ou faux, c’est d’après ce principe qu’il agit. Il éprouve une sorte de jouissance à se débarrasser des dehors et de l’enseigne de ses fonctions. Rien ne peut surpasser la bienveillance naturelle avec laquelle il s’acquitte des devoirs de sa charge. Les solliciteurs et les visiteurs ne perdent rien à la métamorphose de l’ambassadeur en duc. Il a peu de chose à faire à Rome : les libertés de l’église gallicane sont admises, il n’est point tourmenté de toutes les craintes qui fatiguaient son prédécesseur. Ce n’est pas un crime de lèse-majesté de boire le vin et entendre la musique des Bonaparte. Le Palazzo Teodoli reconnaît les droits du Palazzo Luciano, leurs concierges se saluent mutuellement, et l’on a vu l’ambassadeur lui-même ôter son chapeau à une des plus jeunes et des plus belles détrônées. Ses attentions, surtout pour les dames, forment un contraste remarquable avec le ton dur et bourru de son devancier. Peu de gens ont autant de cette admiration et de ce dévouement pour le beau sexe, qui a fait si longtemps l’ambition et la gloire des chevaliers français. À tout cela se joint une sorte d’indifférence philosophique pour le grandiose de sa charge, parfois très plaisante, et qui décontenance souvent ses collègues. Je l’ai vu fréquemment se promener à pied sur le Corso, sans un seul domestique, s’arrêter de distance en distance, avec une admiration sincère, devant chaque nouvelle fenêtre ou devant le portrait monstrueux de quelque bête sauvage nouvellement débarquée ; et lorsqu’il s’apercevait qu’il était observé, laissant retomber son lorgnon, se redressant, et pressant le pas, comme honteux d’avoir été surpris pour la centième fois en flagrant délit et dans l’oubli total de sa dignité. Mais ceci n’a rien à faire avec les qualités plus solides de son cœur : le triste événement de la mort de miss Bathurst les montra sous le point de vue le plus favorable. Il est vrai que la ville entière en fut extrêmement affectée, et la part que l’ambassadeur eut à cette catastrophe doubla en lui l’émotion générale. Il fut obligé de garder le lit pendant plusieurs jours et quoique je le vis ensuite assez bien remis, je doute fort que, tout Français qu’il est, il puisse jamais oublier la fatale cavalcade du Tibre.

L’histoire de cette intéressante jeune fille est déjà en partie connue du public ; mais il n’y a que ceux qui se trouvaient alors à Rome qui puissent apprécier la sensation universelle qu’elle y produisit. La veille au soir, elle avait paru, entourée du cercle brillant de ses amis et de ses admirateurs, dans un grand bal, donné chez elle, en l’honneur, à ce qu’on supposait, de son prochain mariage. Son futur était à Turin, et on l’attendait à Rome de jour en jour. À ceux qui observèrent la légèreté de ses pas ce soir-là, qui virent les rayons de la joie et de l’espérance illuminer ses traits charmants, elle semblait toucher aux bornes de la félicité humaine, et être invulnérable aux traits du sort. La Providence en ordonna autrement : les adieux de cette soirée devaient être éternels. La nuit était orageuse, et des pluies fréquentes depuis quelques jours avaient enflé le Tibre. Ses bords sont la promenade favorite des Anglais dans cette saison. Tous nos échappés d’Oxford aiment à comparer le fleuve avec la description qu’en a faite Horace, et tout le monde s’y rappelle Shakspeare[23]. Le lendemain, la pluie avait cessé et ce soleil d’Italie qui n’abandonne jamais ses enfants que pour quelques heures, invitait à sortir. L’ambassadeur proposa, m’a-t-on dit, de se diriger vers la rivière. Son conseil fut malheureusement suivi. Toute la cavalcade défila par la Porta del Popolo, et prit la route du Tibre. On fut bientôt au Ponte Molle. À droite du chemin, sur le bord de l’eau, un petit sentier conduit à une vigne. Chacun désirait jouir aussi bien que possible de la vue du paysage ; et, sans réfléchir aux changements qui avaient eu lieu depuis une dernière visite, on s’engagea dans l’entreprise hasardeuse de gagner la porte de la vigne, pour contempler de là à loisir les eaux « jaunâtres et irritées ». Le sentier était étroit ; on fut obligé d’avancer un à un. Tous descendirent de cheval, excepté miss Bathurst. Ce fut une circonstance funeste, mais de peu d’importance si elle ne se fût liée à d’autres. Arrivé au terme, on trouva la porte de la vigne fermée, contre l’ordinaire, et il fallut redescendre. Le sentier était glissant, la rive du Tibre escarpée, le fleuve rapide et très gonflé. Le cheval hésita ; elle voulut le pousser en avant ; il recula, son pied de derrière glissa, et l’instant d’après le cheval et la jeune fille furent précipités au milieu même du torrent. La consternation fut terrible : tout le monde perdit sa présence d’esprit. On assure que personne ne savait nager, excepté le domestique de miss Bathurst, qui, par une de ces fatalités que toute la prudence humaine ne saurait prévoir, avait été renvoyé à Rome, au commencement de la promenade, pour y chercher la pelisse de sa maîtresse. Ce qui est certain, c’est qu’aucune tentative ne fut faite ; et peut-être aucun effort n’eût-il pu la sauver. La vie cependant rallia deux fois ses forces, et reparut dans toute l’horreur d’une lutte inégale avec la mort ; deux fois la jeune fille se souleva sur l’eau, et agitant sa cravache au-dessus de sa tête, appelant ses amis par les noms les plus tendres, leur cria de « la sauver, de la sauver ! » L’instant d’après, elle disparut sans qu’on la revît ou l’entendit davantage. Son cheval, emporté par le courant, aborda plus bas.

Le lendemain, tout Rome accourut en foule au lieu de la catastrophe. Cinquante louis furent offerts pour retrouver le corps, mais des personnes de toutes classes s’occupaient déjà de cette recherche, sans autre motif que l’humanité. Rien ne peut être plus honorable pour le peuple romain que la part qu’il prit à ce désastre. Dans ce pays, la jeunesse, la beauté, le malheur, éveillent bien plus de sympathie que les révolutions des empires.

Son oncle se retira à la villa Spada, où sa douleur prit pendant plusieurs jours le caractère de l’égarement. Il avait été un des malheureux témoins de sa mort. Quelques heures après que l’événement fut connu à Rome, je vis plusieurs figures silencieuses sur les degrés de la Trinità di Monte (sa dernière résidence), contemplant, les larmes aux yeux, et avec l’expression de la plus profonde sympathie, les volets fermés et la tranquillité funèbre d’une des maisons les plus gaies et les plus hospitalières de la ville. Toutes les recherches pour retrouver le corps furent vaines pendant plusieurs semaines. On le découvrit enfin, non comme on le conjecturait, près de la ville, mais presque à l’endroit même où elle était tombée. Les ruines de l’ancien pons Milvius l’avaient retenue. Il fut transporté dans une petite hôtellerie voisine. Toutes traces de beauté étaient effacées : les bagues qu’elle avait aux doigts purent seules la faire reconnaître. Le lendemain, de très bonne heure, ses restes mortels, suivis d’un petit nombre d’amis au désespoir, furent inhumés dans le cemeterio degli Inglesi. Ils y reposent encore, et peu d’Anglais traversent Rome sans visiter la tombe de leur malheureuse compatriote.


Fin des Pages d’Italie


  1. Le Globe, samedi 2 octobre 1824.
  2. Le Globe, 8 octobre 1824.
  3. 1590-1821.
  4. 365 × 24 = 8.760 jours.
  5. For you : fort décolletées, elles laissent à découvert la gorge et les épaules.
  6. Ce fragment, probablement écrit pour la seconde édition de Rome, Naples et Florence du temps que Beyle la préparait à Paris sur d’anciennes notes a été placé par Colomb dans la Correspondance, sous la date erronée de 1825 ; on remarque notamment que Beyle y parle d’une visite à Canova qui était mort depuis octobre 1822, et du cardinal Consalvi mort l’année suivante. Colomb l’a fait précéder du préambule suivant :
    « À Romain Colomb, à Paris
    Rome, le 11 novembre 1825.

    Si quelque chose nous captive vivement, nous nous figurons qu’elle doit offrir un égal intérêt à tout le monde. Cette commune erreur, je la partage, peut-être, en ce moment, en t’envoyant quelques pages écrites sous l’impression de mon débotté à Rome. Quoi qu’il en soit, tu me sauras toujours gré de ce long souvenir, que tu pourras communiquer aux amis de l’illustre et savant voyageur » N. D. L. É.

  7. Recueil de lettres de grands artistes, publiées par L.-J. Jay, page 18. Cette lettre, datée de Rome, a été écrite peu de temps avant la mort de Raphaël ; car il est question de la Galatée, l’un de ses derniers ouvrages. (Note de Romain Colomb.)
  8. Ce groupe est en Angleterre.
  9. Fragment écrit par Beyle pour la seconde édition de Rome, Naples et Florence et publié par Romain Colomb dans la Correspondance, sous le chapeau suivant :
    « À Romain Colomb, à Paris
    Rome, le 20 novembre 1825.

    Ah ! parbleu, Je te conseille de venir me parler dorénavant de tes cascades de la Savoie et de la Suisse ! Je viens de voir la bellissima cascata di Terni. Ouvre tes deux oreilles et écoute ce que tu vas ouïr. Un incident assez singulier est venu encore ajouter à l’agrément de ma charmante excursion dans ces montagnes. N. D. L. É.

  10. Jeu dans lequel les deux joueurs lèvent à la fois un certain nombre de doigts, et celui qui devine juste gagne la partie.
  11. Le général Milhaud et le commissaire extraordinaire Salicetti.
  12. Le cardinal Ruffo n’a rien de commun avec Fabrizio Ruffo, devenu prince de Castelcicala qui présida la junte royaliste à Naples de 1795 à 1798, et qui est mort à Paris, le 16 avril 1832. Ce cardinal Ruffo, sous le titre de vicaire et de lieutenant-général du royaume des Deux-Siciles, commandait une petite armée composée de bandits et de lazzaroni, auxquels s’étaient joints quelques émigrés français. Le vieux roi de Naples, démoralisant son peuple au profit de la royauté, avait organisé le brigandage en Calabre contre les Français, maîtres alors de sa capitale et de toutes ses provinces du continent.
  13. Ville de quatre à cinq mille habitants.
  14. Celle de l’auteur de ce journal, par exemple le 5 mai 1828, p. 180. (Note de Romain Colomb).
  15. Le Globe, samedi 19 janvier 1828.
  16. Ricchi patricii, e più che ricchi, stelti (Sonet. XVI). Mais ce n’est qu’une boutade du poète satirique qu’il faut attribuer aux mauvais lits et aux moustiques de Baccano. Voyez Vita, tome II. À la vérité, Piombino, et un ou deux autres, peuvent justifier de pareilles épithètes. Mais ils sont rares, et on les compte.
  17. Sorte de titre honoraire auquel a droit un membre de la chambre des Communes quand il a siégé un certain temps et qu’il veut se retirer.
  18. Éditeur de la magnifique édition du Camoens imprimée par Didot.
  19. M. Kestner a remplacé le baron de Reden, et est, je crois, le ministre actuel à Rome. J’ai eu le plaisir de le connaître intimement pendant plusieurs années et d’admirer la profondeur de son instruction, la chaleur et la vivacité de son imagination, la pureté et la modestie de son caractère. Il est, dit-on, un des descendants de Charlotte, et ami de Gœthe, avec lequel il a eu une correspondance publiée il y a quelque années dans les recueils périodiques de l’Allemagne.
  20. Manière de désigner l’église de Rome, longtemps en usage parmi les Puritains, et qu’emploient encore les zélés protestants anglais.
  21. Le Globe, mercredi 30 janvier 1828.
  22. Les exemples de ce genre sont nombreux. Un gentilhomme anglais de ma connaissance avait été présenté à l’ambassadeur et fort bien accueilli. Malheureusement il avait connu le prince de Canino en Angleterre pendant sa captivité, et il crut qu’une visite à son arrivée à Rome était une chose indispensable et qui se devait. Blacas fut instruit de cette démarche par sa gendarmerie en livrée : et, lorsque l’Anglais se présenta chez lui, on lui annonça qu’à l’avenir Son Excellence le dispensait de ses visites. Quelque chose d’approchant arriva plus tard à un noble irlandais. Tout le monde connaît la méprise du secrétaire Artaud. Monsignor Isoard, l’un des juges de la Rota, de la création, je crois, de Napoléon, avait été suivi jusqu’au palais du cardinal Fesch, on l’avait vu franchir la porte à une heure avancée, etc., etc., et en conséquence on lui refusa l’entrée chez l’ambassadeur, le lendemain soir. Un examen plus approfondi fit découvrir que ce n’était pas dans le palais qu’il était entré mais dans l’église de la Chiesa della Morte, la porte après. Cela faisait toute la différence du monde : Monsignor fut acquitté, le secrétaire réprimandé, et l’ambassadeur se mordit les lèvres. Le monde rit, et avec raison, de tous trois.
  23. L’admirable récit de Cassius, dans Jules César :
    For once, upon a raw and gusty day,
    The troubled Tyber chafing with his shores, etc.