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Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XLVIII

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Plon-Nourrit et Cie (p. 216-219).

FRANCE ET ALLEMAGNE


21 avril 1905.

Il est difficile de rien imaginer de plus incohérent que les relations de la France et de l’Allemagne depuis trente-cinq ans ; et, avouons-le bien franchement, cette incohérence ne provient pas seulement du fait de nos voisins mais aussi du nôtre. Jusqu’à ces derniers temps, nous n’avions connu que deux Allemagnes : celle de Bismarck, méfiante et irritée et celle de Guillaume II, aimable et prévenante. Toutes deux ont trouvé devant elles une France incertaine, manifestant tout à tour des admirations exaltées et des colères déraisonnables, répondant aux avances tantôt par de hautaines réserves, tantôt par des sourires empressés, opposant aux provocations parfois un sang-froid admirable et parfois une déplorable nervosité. N’a-t-on pas vu cette même opinion qui avait toléré, peu après 1870, la présence à Metz d’un représentant du maréchal-président venu saluer, à son passage dans cette ville, l’empereur Guillaume Ier, n’a-t-on pas vu cette même opinion faire un grief au gouvernement de la République d’avoir, vingt ans plus tard, accepté l’invitation à participer à l’inauguration du canal de Kiel ? Comme si entre une aussi humiliante démarche et l’assistance à une fête internationale, on pouvait trouver un élément quelconque de comparaison ! N’a-t-on pas vu cette même France qui, en 1875 et en 1887, silencieuse et résolue, avait attendu dans un calme si plein de dignité, l’issue de crises redoutables, ne l’a-t-on pas vue accueillir d’une façon aussi incorrecte qu’injustifiée la tentative de rapprochement artistique dont la noble impératrice Frédéric avait accepté de se faire l’instrument ? Si nous avons trouvé naturel qu’une mission militaire allât déposer une couronne aux rubans tricolores sur le cercueil du rénovateur de l’empire germanique et qu’en Chine, des troupes françaises collaborassent à l’œuvre commune sous l’autorité d’un feld-maréchal prussien, pourquoi donc avons-nous frémi lorsque Guillaume ii, au cours d’une croisière en Norvège, rendit visite à notre vaisseau-école et en profita pour adresser à notre marine un gracieux télégramme de félicitation ? Avons-nous protesté naguère contre la présence du prince de Naples aux manœuvres impériales de Lorraine ? Alors pourquoi cette explosion de fureur indécente sur le passage d’un souverain ami de la France, le premier qui lui ait rendu officiellement visite et dont le seul crime était d’avoir été nommé malgré lui colonel honoraire des uhlans de Strasbourg ?

Survint l’Exposition de 1900 — et ce fut un échange de cordialités imprévues. L’Allemagne était la reine de l’Exposition ; il n’y en avait que pour elle, on ne parlait que d’elle, on n’admirait qu’elle… Puis brusquement ce feu de Bengale s’éteignit comme s’il avait été alimenté tout simplement par quelque pincée passagère de notre vieille anglophobie. Et l’on s’est trouvé de nouveau à ce point que le kronprinz n’a pas cru pouvoir venir à Cannes rendre visite à sa fiancée et que cette princesse, si francisée par ses longs séjours chez nous, a dû se rendre à Florence pour y rencontrer son futur époux.

Tout cela vous semble peut-être normal ? Pas à moi. Disciple du bon M. de La Palisse, j’estime que lorsqu’on n’est point en guerre on doit être en paix et que, même si une nation cherche l’occasion d’une revanche opportune, elle ne doit pas se départir, envers ses adversaires de la veille et du lendemain, de la plus parfaite en même temps que de la plus sincère courtoisie ; à plus forte raison lorsque les circonstances lui interdisent d’envisager cette éventualité comme réalisable autrement qu’à lointaine échéance.

Seulement, courtoisie ne veut pas dire faiblesse ; ce ne serait pas le moment de confondre, comme tendent à le faire d’évangéliques politiciens très prompts à s’exercer à tendre la joue droite dès que la gauche a reçu une égratignure. En une seule fois, l’Allemagne a effacé tous nos torts en les dépassant. On aura beau ergoter sur le caractère des communications qui lui ont été faites, il sera impossible de relever dans les annales contemporaines d’un peuple civilisé un acte semblable à celui que vient d’accomplir le gouvernement impérial. Laisser toute une année passer sur un accord international conclu entre puissances directement intéressées dans une question, ne formuler aucune objection, donner même à entendre que cette question vous laisse indifférent, — et puis, brusquement, sans prévenir personne de vos intentions, aller débarquer sur le territoire qui a fait l’objet du traité, y prononcer — et sur quel ton ! — des paroles de défi en incitant les habitants de ce territoire à la résistance, c’est jeter bas tout l’édifice des habitudes protocolaires et marquer un véritable retour à des procédés oubliés, à des procédés de corsaires.

Le Maroc n’a rien à voir en tout ceci. Il faut du reste être bien ignorant des choses d’Afrique pour appeler les Marocains un peuple, le sultan un chef d’État, et le Maghzen un gouvernement. C’est en Europe que se joue la tragédie. L’Allemagne, isolée par les succès de notre diplomatie et que très imprudemment nous avons négligé de rassurer suffisamment sur nos intentions, se dresse en travers, non pas de notre route africaine mais de notre route européenne. Elle nous demande si c’est avec l’arrière-pensée d’intervenir quand éclateront les troubles de la succession d’Autriche, que nous avons travaillé à détacher l’Italie de la Triplice et à conquérir l’amitié de l’Angleterre. Il est naturel qu’elle nous pose cette question. Seulement elle l’a fait en termes inadmissibles et c’est très loyalement, très nettement mais la main sur la garde de l’épée, qu’il fallait répondre. Voilà du moins comment Gambetta eût répondu ; et cela aurait suffi pour éclaircir l’horizon. Ce ne sont pas les agitations stériles d’un parlement comme le nôtre qui y réussiront, d’un parlement préoccupé de dégager des responsabilités, oublieux des services rendus — et inconscient de ce que vaut, pour la paix et pour le progrès, le silence uni à la force !