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Paméla Giraud

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PAMÉLA GIRAUD

PIÈCE EN CINQ ACTES,


Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la Gaîté.
le 26 septembre 1843.
PERSONNAGES

LE GÉNÉRAL DE VERBY.

DUPRÉ, avocat

M. ROUSSEAU.

JULES ROUSSEAU, son fils.

JOSEPH BINET.

LE PÈRE GIRAUD.

UN AGENT SUPÉRIEUR.

ANTOINE, domestique de Rousseau.

PAMÉLA GIRAUD.

MADAME veuve DU BROCARD.

MADAME ROUSSEAU.

MADAME GIRAUD.

JUSTINE, femme de chambre de madame Rousseau.

UN COMMISSAIRE DE POLICE.

UN JUGE D'INSTRUCTION.

Agents de police.

Gendarmes.

ACTE PREMIER

Le théâtre représente une mansarde et l’atelier d’une fleuriste. Au lever du rideau Paméla travaille, et Joseph Binet est assis. La mansarde va vers le fond du théâtre ; la porte est à droite ; à gauche une cheminée. La mansarde est coupée du manière à ce qu’en se baissant, un homme puisse tenir sous le toit au fond de la toile, à côté de la croisée.


PROLOGUE


Scène première.

PAMÉLA, JOSEPH BINET, JULES ROUSSEAU.
PAMÉLA.

Monsieur Joseph Binet.

JOSEPH.

Mademoiselle Paméla Giraud.

PAMÉLA.

Vous voulez donc que je vous haïsse ?

JOSEPH.

Dame ! si c’est le commencement de l’amour… haïssez-moi !

PAMÉLA.

Ah ça, parlons raison.

JOSEPH.

Vous ne voulez donc pas que je vous dise combien je vous aime ?

PAMÉLA.

Ah ! je vous dis tout net, puisque vous m’y forcez, que je ne veux pas être la femme d’un garçon tapissier.

JOSEPH.

Est-il nécessaire de devenir empereur, ou quelque chose comme ça, pour épouser une fleuriste ?

PAMÉLA.

Non. Il faut être aimé, et je ne vous aime d’aucune manière.

JOSEPH.

D’aucune manière ! Je croyais qu’il n’y avait qu’une manière d’aimer.

PAMÉLA.

Oui… mais il y a plusieurs manières de ne pas aimer. Vous pouvez être mon ami, sans que je vous aime.

JOSEPH.

Oh !

PAMÉLA.

Vous pouvez m’être indifférent…

JOSEPH.

Ah !

PAMÉLA.

Vous pouvez m’être odieux !… Et dans ce moment, vous m’ennuyez, ce qui est pis !

JOSEPH.

Je l’ennuie ! moi qui me mets en cinq pour faire tout ce qu’elle veut.

PAMÉLA.

Si vous faisiez ce que je veux, vous ne resteriez pas ici.

JOSEPH.

Si je m’en vas… m’aimeriez-vous un peu ?

PAMÉLA.

Mais puisque je ne vous aime que quand vous n’y êtes pas !

JOSEPH.

Si je ne venais jamais ?

PAMÉLA.

Vous me feriez plaisir.

JOSEPH.

Mon Dieu pourquoi, moi, premier garçon tapissier de M. Morel en place de devenir mon propre bourgeois, suis-je devenu amoureux de mademoiselle ? Non… Je suis arrêté dans ma carrière je rêve, d’elle… j’en deviens bête. Si mon oncle savait !… Mais il y a d’autres femmes dans Paris, et… après tout, mademoiselle Paméla Giraud, qui êtes-vous, pour être ainsi dédaigneuse ?

PAMÉLA.

Je suis la fille d’un pauvre tailleur ruiné, devenu portier. Je gagne de quoi vivre… si ça peut s’appeler vivre, en travaillant nuit et jour… à peine puis-je aller faire une pauvre petite partie aux Prés-Saint-Gervais, cueillir des lilas ; et certes, je reconnais que le premier garçon de M. Morel est tout à fait au-dessus de moi… je ne veux pas entrer dans une famille qui croirait se mésallier… les Binet !

JOSEPH.

Mais qu’avez-vous depuis huit ou dix jours, là, ma chère petite gentille mignonne de Paméla ? il y a dix jours je venais tous les soirs vous tailler vos feuilles, je faisais les queues aux roses, les cœurs aux marguerites, nous causions, nous allions quelquefois au mélodrame nous régaler de pleurer… et j’étais le bon Joseph, mon petit Joseph… enfin un Joseph dans lequel vous trouviez l’étoffe d’un mari… Tout à coup… zeste ! plus rien.

PAMÉLA.

Mais allez-vous-en donc… vous n’êtes là ni dans la rue, ni chez vous.

JOSEPH.

Eh bien ! je m’en vais, Mademoiselle… on s’en va ! je causerai dans la loge avec maman Giraud ; elle ne demande pas mieux que de me voir entrer dans sa famille, elle ; elle ne change pas d’idée !

PAMÉLA.

Eh bien ! au lieu d’entrer dans sa famille, entrez dans sa loge, monsieur Joseph allez causer avec ma mère, allez !… (Il sort.) Il les occupera peut-être assez pour que M. Adolphe puisse monter sans être vu. Adolphe Durand ! le joli nom ! c’est la moitié d’un roman ! et le joli jeune homme ! Enfin, depuis quinze jours, c’est une persécution… Je me savais bien un peu jolie ; mais je ne me croyais pas si bien qu’il le dit. Ce doit être un artiste, un employé ! Quel qu’il soit, il me plaît ; il est si comme il faut ! Pourtant si sa mine était trompeuse, si c’était quelqu’un de mal… car enfin cette lettre qu’il vient de me faire envoyer si mystérieusement… (Elle la tire de son corset, et lisant :) « Attendez-moi ce soir, soyez seule, et que personne ne me voie entrer si c’est possible ; il s’agit de ma vie, et si vous saviez quel affreux malheur me poursuit !… » « Adolphe Durand. » Écrit au crayon. Il s’agit de sa vie… je suis dans une anxiété…

JOSEPH, revenant.
Tout en descendant l’escalier, je me suis dit Pourquoi Paméla…
(Jules paraît.)
PAMÉLA.

Ah !

JOSEPH.
Quoi !
(Jules disparaît.)
PAMÉLA.

Il m’a semblé voir… J’ai cru entendre un bruit là-haut ! Allez donc visiter le grenier au-dessus, là peut-être quelqu’un s’est-il caché ! Avez-vous peur, vous ?

JOSEPH.

Non.

PAMÉLA.

Eh bien ! montez, fouillez ! sans quoi je serai effrayée pendant toute la nuit.

JOSEPH.

J’y vais. je monterai sur le toit si vous voulez.

(Il entre à gauche par une petite porte qui conduit au grenier.)
PAMÉLA, l’accompagnant.

Allez. (Jules entre.) Ah ! Monsieur, quel rôle vous me faites jouer !

JULES.
Vous me sauvez la vie, et peut-être ne le regretterez-vous pas ! vous savez combien je vous aime !
(Il lui baise tes mains.)
PAMÉLA.

Je sais que vous me l’avez dit ; mais vous agissez…

JULES.

Comme avec une libératrice.

PAMÉLA.

Vous m’avez écrit… et cette lettre m’a ôté toute ma sécurité… Je ne sais plus ni qui vous êtes, ni ce qui vous amène.

JOSEPH, en dehors.

Mademoiselle, je suis dans le grenier… J’ai vu sur le toit.

JULES.

Il va revenir… où me cacher ?

PAMÉLA.

Mais vous ne pouvez rester ici !

JULES.

vous voulez me perdre, Paméla !

PAMÉLA.

Le voici ! Tenez… là !… (Elle le cache sous la mansarde.)

JOSEPH, revenant.

Vous n’êtes pas seule, Mademoiselle ?

PAMÉLA.

Non… puisque vous voilà.

JOSEPH.

J’ai entendu quelque chose comme une voix d’homme… La voix monte !

PAMÉLA.

Dame ! elle descend peut-être aussi… Voyez dans l’escalier…

JOSEPH.

Oh ! je suis sûr…

PAMÉLA.

De rien… Laissez-moi, Monsieur ; je veux être seule.

JOSEPH.

Avec une voix d’homme ?

PAMÉLA.

Vous ne me croyez donc pas ?

JOSEPH.

Mais j’ai parfaitement entendu.

PAMÉLA.

Rien.

JOSEPH.

Ah ! Mademoiselle !

PAMÉLA.

Et si vous aimiez mieux croire les bruits qui vous passent par les oreilles que ce que je vous dis, vous ferez un fort mauvais mari… J’en sais maintenant assez sur votre compte…

JOSEPH.

Ça n’empêche pas que ce que j’ai cru entendre…

PAMÉLA.

Puisque vous vous obstinez, vous pouvez le croire… Oui, vous avez entendu la voix d’un jeune homme qui m’aime et qui fait tout ce que je veux… il disparaît quand il le faut, et il vient à volonté. Eh bien ! qu’attendez-vous ? croyez-vous que, s’il est ici, votre présence nous soit agréable ? Allez demander à mon père et à ma mère quel est son nom… il a dû le leur dire en montant, lui et sa voix.

PAMÉLA.

Mademoiselle Paméla, pardonnez à un pauvre garçon qui est fou d’amour. Ce n’est pas le cœur que je perds, mais la tête, aussitôt qu’il s’agit de vous. Ne sais-je pas que vous êtes aussi sage que belle ? que vous avez dans l’âme encore plus de trésors que vous n’en portez ? Aussi… tenez, vous avez raison, j’entendrais dix voix, je verrais dix hommes là, que ça ne me ferait rien… mais un…

PAMÉLA.

Eh bien ?

JOSEPH.

Un… ça me gênerait davantage. Mais je m’en vais ; c’est pour rire que je vous dis tout ça… je sais bien que vous allez être seule. À revoir, mademoiselle Paméla ; je m’en vas… j’ai confiance.

PAMÉLA, à part.

Il se doute de quelque chose.

JOSEPH, à part.
Il y a quelqu’un ici… je cours tout dire au père et à la mère Giraud. (Haut.) À revoir, mademoiselle Paméla.
(Il sort.)

Scène II.

PAMÉLA, JULES.
PAMÉLA.

Monsieur Adolphe, vous voyez à quoi vous m’exposez… Le pauvre garçon est un ouvrier plein de cœur ; il a un oncle assez riche pour l’établir ; il veut m’épouser, et en un moment j’ai perdu mon avenir… et pour qui ? je ne vous connais pas, et à la manière dont vous jouez l’existence d’une jeune fille qui n’a pour elle que sa bonne conduite, je devine que vous vous en croyez le droit… Vous êtes riche, et vous vous moquez des gens pauvres !

JULES.

Non, ma chère Paméla… je sais qui vous êtes, et je vous ai appréciée… Je vous aime, je suis riche, et nous ne nous quitterons jamais. Ma voiture de voyage est chez un ami, à la porte Saint-Denis ; nous irons la prendre à pied ; je vais m’embarquer pour l’Angleterre. Venez, je vous expliquerai mes intentions, car le moindre retard pourrait m’être fatal

PAMÉLA.

Quoi ?

JULES.

Et vous verrez…

PAMÉLA.

Êtes-vous dans votre bon sens, monsieur Adolphe ? Après m’avoir suivie depuis un mois, m’avoir vue deux fois au bal, et m’avoir écrit des déclarations comme les jeunes gens de votre sorte en font à toutes les femmes, vous venez me proposer de but en blanc un enlèvement ?

JULES.

Ah ! mon Dieu ! pas un instant de retard ! vous vous repentiriez de ceci toute votre vie, et vous vous apercevrez trop tard de la perte que vous aurez faite.

PAMÉLA.

Mais, Monsieur, tout peut se dire en deux mots.

JULES.

Non… quand il s’agit d’un secret d’où dépend la vie de plusieurs hommes.

PAMÉLA.

Mais, Monsieur, s’il s’agit de vous sauver la vie, quoique je n’y comprenne rien, et qui que vous soyez, je ferai bien des choses ; mais de quelle utilité puis-je vous être dans votre fuite ? pourquoi m’emmener en Angleterre ?

JULES.

Mais, enfant !… l’on ne se défie pas de deux amants qui s’enfuient !… et enfin, je vous aime assez pour oublier tout, et encourir la colère de mes parents… une fois mariés à Gretna-Green…

PAMÉLA.

Ah ! mon Dieu !… moi, je suis toute bouleversée ! un beau jeune homme qui vous presse… vous supplie… et qui parle d’épouser.

JULES.

On monte… Je suis perdu !… vous m’avez livré !

PAMÉLA.

Monsieur Adolphe, vous me faites peur ! que peut-il donc vous arriver ?… Attendez… je vais voir.

JULES.

En tout cas, prenez ces vingt mille francs sur vous, ils seront plus en sûreté qu’entre les mains de la justice… Je n’avais qu’une demi-heure… et… tout est dit !

PAMÉLA.

Ne craignez rien… c’est mon père et ma mère !…

JULES.

Vous avez de l’esprit comme un ange… Je me fie à vous… mais songez qu’il faut sortir d’ici, sur-le-champ, tous deux; et je vous jure sur l’honneur qu’il n’en résultera rien que de bon pour vous.


Scène III.

PAMÉLA, GIRAUD et MADAME GIRAUD.
PAMÉLA.

C’est décidément un homme en danger… et qui m’aime… deux raisons pour que je m’intéresse à lui !

MADAME GIRAUD.

Eh bien ! Paméla, toi, la consolation de tous nos malheurs, l’appui de notre vieillesse, notre seul espoir !

GIRAUD.

Une fille élevée dans des principes sévères.

MADAME GIRAUD.

Te tairas-tu, Giraud ?… tu ne sais ce que tu dis.

GIRAUD.

Oui, madame Giraud.

MADAME GIRAUD.

Enfin, Paméla, tu étais citée dans tout le quartier, et tu pouvais devenir utile à tes parents dans leurs vieux jours !…

GIRAUD.

Digne du prix de vertu !…

PAMÉLA.

Mais je ne sais pas pourquoi vous me grondez ?

MADAME GIRAUD.

Joseph vient de nous dire que tu cachais un homme chez toi.

GIRAUD.

Oui… une voix.

MADAME GIRAUD.

Silence, Giraud !… Paméla, n’écoutez pas votre père !

PAMÉLA.

Et vous, ma mère, n’écoutez pas Joseph.

GIRAUD.

Que te disais-je dans l’escalier, madame Giraud ? Paméla sait combien nous comptons sur elle… elle veut faire un bon mariage, autant pour nous que pour elle ; son cœur saigne de nous voir portiers, nous, l’auteur de ses jours !… elle est trop sensée pour faire une sottise… N’est-ce pas, mon enfant, tu ne démentiras pas ton père ?

MADAME GIRAUD.

Tu n’as personne, n’est-ce pas, mon amour ? car une jeune ouvrière qui a quelqu’un chez elle, à dix heures du soir… enfin… il y a de quoi perdre…

PAMÉLA.

Mais il me semble que si j’avais quelqu’un vous l’auriez vu passer.

GIRAUD.

Elle a raison.

MADAME GIRAUD.

Elle ne répond pas ad rem… Ouvre-moi la porte de cette chambre…

PAMÉLA.

Ma mère, arrêtez… vous ne pouvez entrer là, vous n’y entrerez pas !… Écoutez-moi : comme je vous aime, ma mère, et vous, mon père, je n’ai rien à me reprocher !… et j’en fais serment devant Dieu !… cette confiance que vous avez eue si longtemps en votre fille, vous ne la lui retirerez pas en un instant !…

MADAME GIRAUD.

Mais pourquoi ne pas nous dire ?

PAMÉLA, à part.

Impossible !… s’ils voyaient ce jeune homme, bientôt tout le monde saurait…

GIRAUD, l’interrompant.

Nous sommes ses père et mère, et il faut voir !

PAMÉLA.

Pour la première fois, je vous désobéis !… mais vous m’y forcez !… ce logement, je le paye du fruit de mon travail !… Je suis majeure… maîtresse de mes actions.

MADAME GIRAUD.

Ah ! Paméla !… vous en qui nous avions mis toutes nos espérances !…

GIRAUD.

Mais tu te perds !… et je resterai portier durant mes vieux jours !

PAMÉLA.

Ne craignez rien !… oui, il y a quelqu’un ici ; mais silence !… vous allez retourner à la loge, en bas… vous direz à Joseph qu’il ne sait ce qu’il dit, que vous avez fouillé partout, qu’il n’y a personne chez moi ; vous le renverrez… alors, vous verrez ce jeune homme ; vous saurez ce que je compte faire… et vous garderez le plus profond secret sur tout ceci.

GIRAUD.

Malheureuse !… pour quoi prends-tu ton père ? (Il aperçoit les billets de banque sur la table.) Ah ! qu’est-ce que c’est que cela ? des billets de banque !

MADAME GIRAUD.

Des billets !… (Elle s’éloigne de Paméla.) Paméla, d’où avez-vous cela ?

PAMÉLA.

Je vous l’écrirai.

GIRAUD.

Nous l’écrire !… elle va donc se faire enlever ?


Scène IV.

Les mêmes, JOSEPH BINET, entrant.
JOSEPH.

J’étais bien sûr que c’était pas grand’chose de bon… c’est un chef de voleurs, un brigand… La gendarmerie, la police, la justice, tout le tremblement, la maison est cernée !

JULES, paraissant.

Je suis perdu !

PAMÉLA.

J’ai fait tout ce que j’ai pu !

GIRAUD.

Ah ! ça, qui êtes-vous, Monsieur ?

JOSEPH.

Êtes-vous un…

MADAME GIRAUD.

Parlez !

JULES.

Sans cet imbécile, j’étais sauvé !… vous aurez la perte d’un homme à vous reprocher.

PAMÉLA.

Monsieur Adolphe, êtes-vous innocent ?

JULES.

Oui !

PAMÉLA.

Que faire ? (Indiquant la lucarne.) Ah ! par ici ; nous allons déjouer leurs poursuites ? (Elle ouvre la lucarne qui est occupée par des agents.)

JULES.

Il n’est plus temps !… Secondez-moi seulement… voici ce que vous direz : Je suis l’amant de votre fille, et je vous la demande en mariage… Je suis majeur… Adolphe Durand, fils d’un riche négociant de Marseille.

GIRAUD.

Un amour légitime et riche !… Jeune homme, je vous prends sous ma protection.


Scène V.

Les mêmes, LE COMMISSAIRE, LE CHEF DE LA POLICE, les soldats.
GIRAUD.

Monsieur, de quel droit entrez-vous dans une maison habitée… dans le domicile d’une enfant paisible ?…

JOSEPH.

Oui, de quel droit ?

LE COMMISSAIRE.

Jeune homme, ne vous inquiétez pas de notre droit !… vous étiez tout à l’heure très-complaisant, en nous indiquant où pouvait être l’inconnu, et vous voilà bien hostile.

PAMÉLA.

Mais que cherchez-vous ? que voulez-vous ?

LE COMMISSAIRE.

Vous savez donc que nous cherchons quelqu’un ?

GIRAUD.

Monsieur, ma fille n’a pas d’autre personne avec elle que son futur époux, monsieur…

LE COMMISSAIRE.

M. Rousseau.

PAMÉLA.

Monsieur Adolphe Durand.

GIRAUD.

Rousseau, connais pas… Monsieur est M. Adolphe Durand.

MADAME GIRAUD.

Fils d’un négociant respectable de Marseille.

JOSEPH.

Ah ! vous me trompiez !… ah !… voilà le secret de votre froideur, Mademoiselle, et monsieur est…

LE COMMISSAIRE, au chef de la police.

Ce n’est donc pas lui ?

LE CHEF.

Mais si… J’en suis sûr !… (Aux gendarmes.) Exécutez mes ordres.

JULES.

Monsieur… je suis victime de quelque méprise… Je ne me nomme pas Jules Rousseau.

LE CHEF.

Ah ! vous savez son prénom, que personne de nous n’a dit encore.

JULES.

Mais j’en ai entendu parler… Voici mes papiers, qui sont parfaitement en règle.

LE COMMISSAIRE.

Voyons, Monsieur !

GIRAUD.

Messieurs, je vous assure et vous affirme…

LE CHEF.

Si vous continuez sur ce ton, et que vous vouliez nous faire croire que monsieur est M. Adolphe Durand, fils d’un négociant de…

MADAME GIRAUD.

De Marseille…

LE CHEF.

Vous pourriez être tous arrêtés comme ses complices, écroués à la Conciergerie ce soir, et impliqués dans une affaire d’où l’on ne se sauvera pas facilement… Tenez-vous à votre personne ?

GIRAUD.

Beaucoup !

LE CHEF.

Eh bien ! taisez-vous.

MADAME GIRAUD.

Tais-toi donc, Giraud.

PAMÉLA.

Mon Dieu ! pourquoi ne l’ai-je pas cru sur-le-champ ?

LE COMMISSAIRE, à ses agents.
Fouillez Monsieur !
(On tend à l’agent le mouchoir de Jules.)
LE CHEF.

Marqué d’un J et d’un R… Mon cher Monsieur, vous n’êtes pas très-rusé !

JOSEPH.

Qu’est-ce qu’il peut avoir fait ?… est-ce que vous en seriez, mamzelle ?

PAMÉLA.

Vous serez cause de sa perte… ne me reparlez jamais !

LE CHEF.

Monsieur, voici la carte à payer de votre dîner… vous avez dîné au Palais-Royal, aux Frères-Provencaux… vous y avez écrit un billet au crayon, et ce billet vous l’avez envoyé ici par un de vos amis, M. Adolphe Durand, qui vous a prêté son passe-port… nous sommes sûrs de votre identité ; vous êtes M. Jules Rousseau.

JOSEPH.

Le fils du riche M. Rousseau, pour qui nous avons un ameublement.

LE COMMISSAIRE.

Taisez-vous !

LE CHEF.

Suivez-nous !

JULES.

Allons, Monsieur ! (À Giraud et à sa femme.) Pardonnez-moi l’ennui que je vous cause… et vous, Paméla, ne m’oubliez pas ! Si vous ne me revoyez plus, gardez ce que je vous ai remis et soyez heureuse.

GIRAUD.

Seigneur, mon Dieu !

PAMÉLA.

Pauvre Adolphe !

LE COMMISSAIRE, aux agents.

Restez… nous allons visiter cette mansarde et vous interroger tous !

JOSEPH BINET, avec horreur.

Ah ! ah !… elle me préférait un malfaiteur !

(Jules est remis aux mains des agents, et le rideau baisse.)


Fin du premier acte.

ACTE DEUXIÈME

Le théâtre représente un salon. Antoine est occupé à parcourir les journaux.



Scène première.

ANTOINE, JUSTINE.
JUSTINE.

Eh bien ! Antoine, avez-vous lu les journaux ?

ANTOINE.

N’est-ce pas une pitié, que nous autres domestiques nous ne puissions savoir ce qui se passe relativement à M. Jules que par les journaux ?

JUSTINE.

Mais, monsieur, madame et mademoiselle du Brocard, leur sœur, ne savent rien… M. Jules a été pendant trois mois… comment ils appellent cela… être au secret ?

ANTOINE.

Il paraît que le coup était fameux, il s’agissait de remettre l’autre…

JUSTINE.

Dire qu’un jeune homme qui n’avait qu’à s’amuser, qui devait un jour avoir les vingt mille livres de rente de sa tante, et la fortune de ses père et mère, qui va bien au double, se soit fourré dans une conspiration !

ANTOINE.

Je l’en estime, car c’était pour ramener l’empereur !… Faites-moi couper le cou si vous voulez… Nous sommes seuls… vous n’êtes pas de la police : Vive l’empereur !

JUSTINE.

Taisez-vous donc, vieille bête !… si l’on vous entendait, on nous arrêterait.

ANTOINE.

Je n’ai pas peur, Dieu merci !… mes réponses au juge d’instruction ont été solides ; je n’ai pas compromis M. Jules, comme les traîtres qui l’ont dénoncé.

JUSTINE.

Mademoiselle du Brocard, qui doit avoir de fameuses économies, pourrait le faire sauver, avec tout son argent.

ANTOINE.
Ah ! ouin !… depuis l’évasion de Lavalette, c’est impossible ! ils sont devenus extrêmement difficiles aux portes des prisons, et ils n’étaient pas déjà si commodes… M. Jules la gobera, voyez-vous ; ça sera un martyr. J’irai le voir.
(On sonne. Antoine sort.)
JUSTINE.

Il l’ira voir ! quand on a connu quelqu’un, je ne sais pas comment on a le cœur de… Moi, j’irai à la cour d’assises ; ce pauvre enfant, je lui dois bien cela.


Scène II.

DUPRÉ, ANTOINE, JUSTINE.
ANTOINE, à part, voyant entrer Dupré.

Ah ! l’avocat. (Haut.) Justine, allez prévenir madame. (À part.) L’avocat ne me paraît pas facile. (Haut.) Monsieur, y a-t-il quelque espoir de sauver ce pauvre M. Jules ?

DUPRÉ.

Vous aimez donc beaucoup votre jeune maître ?

ANTOINE.

C’est si naturel !

DUPRÉ.

Que feriez-vous pour le sauver ?

ANTOINE.

Tout, Monsieur !

DUPRÉ.

Rien !

ANTOINE.

Rien !… Je témoignerai tout ce que vous voudrez.

DUPRÉ.

Si l’on vous prenait en contradiction avec ce que vous avez déjà dit, et qu’il en résultât un faux témoignage, savez-vous ce que vous risqueriez ?

ANTOINE.

Non, Monsieur.

DUPRÉ.

Les galères ?

ANTOINE.

Monsieur, c’est bien dur !

DUPRÉ.

Vous aimeriez mieux le servir sans vous compromettre.

ANTOINE.

Y a-t-il un autre moyen ?

DUPRÉ.

Non.

ANTOINE.

Eh bien ! je me risquerai.

DUPRÉ, à part.

Du dévouement !

ANTOINE.

Monsieur ne peut pas manquer de me faire des rentes.

JUSTINE.

Voici madame.


Scène III.

Les mêmes, MADAME ROUSSEAU.
MADAME ROUSSEAU, à Dupré.

Ah ! Monsieur, nous vous attendions avec une impatience ! (À Antoine.) Antoine ! vite, prévenez mon mari. (À Dupré.) Monsieur, je n’espère plus qu’en vous.

DUPRÉ.

Croyez, Madame. que j’entreprendrai tout…

MADAME ROUSSEAU.

Oh ! merci… et d’ailleurs Jules n’est pas coupable… lui conspirer !… un pauvre enfant, comment peut-on le craindre, quand au moindre reproche il reste tremblant devant moi… moi, sa mère ! Ah ! Monsieur, dites que vous me le rendrez.

ROUSSEAU, entrant, à Antoine.

Oui, le général Verby… Je l’attends dès qu’il viendra. (À Dupré.) Eh bien ! mon cher monsieur Dupré…

DUPRÉ.

La bataille commence sans doute demain ; aujourd’hui les préparatifs, l’acte d’accusation.

ROUSSEAU.

Mon pauvre Jules a-t-il donné prise ?…

DUPRÉ.

Il a tout nié… et a parfaitement joué son rôle d’innocent ; mais nous ne pourrons opposer aucun témoignage à ceux qui l’accablent.

ROUSSEAU.

Ah ! Monsieur, sauvez mon fils, et la moitié de ma fortune est à vous.

DUPRÉ.

Si j’avais toutes les moitiés de fortune qu’on m’a promises… je serais trop riche.

ROUSSEAU.

Douteriez-vous de ma reconnaissance ?

DUPRÉ.

J’attendrai les résultats, Monsieur.

MADAME ROUSSEAU.

Prenez pitié d’une pauvre mère !

DUPRÉ.

Madame, je vous le jure, rien n’excite plus ma curiosité, ma sympathie, qu’un sentiment réel, et à Paris le vrai est si rare, que je ne saurais rester insensible à la douleur d’une famille menacée de perdre un fils unique… Comptez sur moi.

ROUSSEAU.

Ah ! Monsieur !…


Scène IV.

Les mêmes, LE GÉNÉRAL DE VERBY, MADAME DU BROCARD.
MADAME DU BROCARD, amenant de Verby.

Venez, mon cher général.

DE VERBY, saluant Dupré.

Ah ! Monsieur. je viens seulement d’apprendre…

ROUSSEAU, présentant Dupré à de Verby.
Général, M. Dupré.
(Dupré et de Verby se saluent.)
DUPRÉ, à part, pendant que de Verby parle à Rousseau.

Le général d’antichambre ; sans autre capacité que le nom de son frère, gentilhomme de la chambre : il ne me paraît pas être ici pour rien…

DE VERBY, à Dupré.

Monsieur est, selon ce que je viens d’entendre, chargé de la défense de M. Jules Rousseau dans la déplorable affaire…

DUPRÉ.

Oui, Monsieur. une déplorable affaire, car les vrais coupables ne sont pas en prison ; la justice sévira contre les soldats, et les chefs sont, comme toujours, à l’écart… Vous êtes le général vicomte de Verby ?

DE VERBY.

Le général Verby… Je ne prends pas de titre… mes opinions… Sans doute, vous connaissez l’instruction.

DUPRÉ.

Depuis trois jours seulement nous communiquons avec les accusés.

DE VERBY.

Et que pensez-vous de l’affaire ?

TOUS.

Oui, parlez.

DUPRÉ.

D’après l’habitude que j’ai du Palais, je crois deviner qu’on espère obtenir des révélations en offrant des commutations de peine aux condamnés.

DE VERBY.

Les accusés sont tous des gens d’honneur.

ROUSSEAU.

Mais…

DUPRÉ.

Le caractère change en face de l’échafaud, surtout quand on a beaucoup à perdre.

DE VERBY, à part.

On ne devrait conspirer qu’avec des gens qui n’ont pas un sou.

DUPRÉ.

J’engagerai mon client à tout révéler.

ROUSSEAU.

Sans doute.

MADAME DU BROCARD.

Certainement.

MADAME ROUSSEAU.

Il le faut.

DE VERBY, inquiet.

Il n’y a donc aucune chance de salut pour lui ?

DUPRÉ.

Aucune ! le parquet peut démontrer qu’il était du nombre de ceux qui ont commencé l’exécution du complot.

DE VERBY.

J’aimerais mieux perdre la tête que l’honneur.

DUPRÉ.

C’est selon ! si l’honneur ne vaut pas la tête.

DE VERBY.

Vous avez des idées…

ROUSSEAU.

Ce sont les miennes…

DUPRÉ.

Ce sont celles du plus grand nombre. J’ai vu faire beaucoup de choses pour sauver la tête… Il y a des gens qui mettent les autres en avant, qui ne risquent rien, et recueillent tout après le succès. Ont-ils de l’honneur ceux-là ? est-on tenu à quelque chose envers eux ?

DE VERBY.

À rien ; ce sont des misérables.

DUPRÉ, à part.

Il a bien dit cela… cet homme a perdu le pauvre Jules… je veillerai sur lui.


Scène V.

Les mêmes, ANTOINE, puis JULES, amené par des agents.
ANTOINE.

Madame… Monsieur… une voiture vient de s’arrêter, des hommes en descendent… M. Jules est avec eux ; on l’amène.

M. et MADAME ROUSSEAU.

Mon fils !

MADAME DU BROCARD.

Mon neveu !

DUPRÉ.

Oui… sans doute, une visite… des recherches dans ses papiers.

ANTOINE.

Le voici !

JULES paraît au fond, suivi par des agents et un juge d’Instruction ; il court vers sa mère.

Ma mère ! ma bonne mère ! (Il embrasse sa mère.) Ah ! je vous revois ! (À mademoiselle du Brocard.) Ma tante !

MADAME ROUSSEAU.

Mon pauvre enfant ! viens, viens… près de moi… ils n’oseront pas. (Aux agents qui s’avancent.) Laissez ! Ah ! laissez-le.

ROUSSEAU, s’élançant vers eux.

De grâce !…

DUPRÉ, au juge d’instruction.

Monsieur…

JULES.

Ma bonne mère, calmez-vous… Bientôt je serai libre… oui, croyez-le… et nous ne nous quitterons plus.

ANTOINE, à Rousseau.

Monsieur, on demande à visiter la chambre de M. Jules.

ROUSSEAU, au juge d’instruction.

À l’instant, Monsieur… je vais moi-même..(À Dupré, montrant Jules.) Ne le quittez pas !…

(Il s’éloigne, conduisant le juge d’instruction, qui fait signe aux agents de surveiller Jules.)

JULES, prenant la main de de Verby.

Ah ! général. (À Dupré.) Et vous, monsieur Dupré, si bon, si généreux, vous êtes venu consoler ma mère… (Bas.) Ah ! cachez-lui le danger que je cours. (Haut, regardant sa mère.) Dites-lui la vérité. dites-lui qu’elle n’a rien à craindre.

DUPRÉ.

Je lui dirai qu’elle peut vous sauver.

MADAME ROUSSEAU.

Moi !

MADAME DU BROCARD.

Comment ?

DUPRÉ, à madame Rousseau.

En le suppliant de révéler le nom de ceux qui l’ont fait agir.

DE VERBY, à Dupré.

Monsieur…

MADAME ROUSSEAU.

Oui, oh ! tu le dois… Je l’exige, moi, ta mère.

MADAME DU BROCARD.

Oui… mon neveu dira tout… entraîné par des gens qui maintenant l’abandonnent, il peut à son tour…

DE VERBY, bas à Dupré.

Quoi ! Monsieur, vous conseilleriez à votre client de trahir…

DUPRÉ, vivement.

Qui ?…

DE VERBY, troublé.

Mais… ne peut-on trouver d’autres moyens ?… M. Jules sait ce qu’un homme de cœur se doit à lui-même.

DUPRÉ, vivement, à part.

C’est lui… j’en étais sûr !

JULES, à sa mère et à sa tante.

Jamais, dussé-je périr… je ne compromettrai personne….

(Mouvement de joie de de Verby.)
MADAME ROUSSEAU.

Ah ! mon Dieu ! (Regardant les agents.) Et pas moyen de le faire fuir !

MADAME DU BROCARD.

Impossible !

ANTOINE, entrant.

Monsieur Jules… c’est vous qu’on demande.

JULES.

J’y vais !

MADAME ROUSSEAU.

Ah ! je ne te quitte pas.

(Elle remonte et fait aux agents un geste de supplication.)
MADAME DU BROCARD, à Dupré, qui regarde attentivement de Verby.

Monsieur Dupré, j’ai pensé qu’il serait…

DUPRÉ, l’interrompant.

Plus tard… Mademoiselle, plus tard.

(Il la conduit vers Jules, qui sort avec sa mère, suivi des agents.)

Scène VI.

DUPRÉ, DE VERBY.
DE VERBY, à part.

Ces gens sont tombés sur un avocat riche, sans ambition… et d’une bizarrerie…

DUPRÉ, redescendant et regardant de Verby, à part.

Maintenant, il me faut ton secret ! (Haut.) Vous vous intéressez beaucoup à mon client, Monsieur.

DE VERBY.

Beaucoup !

DUPRÉ.

Je suis encore à comprendre quel intérêt a pu le conduire, riche, jeune, aimant le plaisir, à se jeter dans une conspiration…

DE VERBY.

La gloire !

DUPRÉ, souriant.

Ne dites pas ces choses-là à un avocat qui depuis vingt ans pratique le Palais ; qui a trop étudié les hommes et les affaires pour ne pas savoir que les plus beaux motifs ne servent qu’à déguiser les plus petites choses, et qui n’a pas encore rencontré de cœurs exempts de calculs.

DE VERBY.

Et plaidez-vous gratis ?

DUPRÉ.

Souvent ; mais je ne plaide que selon mes convictions…

DE VERBY.

Monsieur est riche ?

DUPRÉ.

J’avais de la fortune ; sans cela, et dans le monde comme il est, j’eusse été droit à l’hôpital.

DE VERBY.

C’est donc par conviction que vous avez accepté la cause du jeune Rousseau ?

DUPRÉ.

Je le crois la dupe de gens situés dans une région supérieure, et j’aime les dupes quand elles le sont noblement et non victimes de secrets calculs… car nous sommes dans un siècle où la dupe est aussi avide que celui qui l’exploite…

DE VERBY.

Monsieur appartient, je le vois, à la secte des misanthropes.

DUPRÉ.

Je n’estime pas assez les hommes pour les haïr, car je n’ai rencontré personne que je pusse aimer… Je me contente d’étudier mes semblables ; je les vois tous jouant des comédies avec plus ou moins de perfection. Je n’ai d’illusion sur rien, il est vrai, mais je ris comme un spectateur du parterre quand il s’amuse… seulement je ne siffle pas, je n’ai pas assez de passion pour cela.

DE VERBY, à part.

Comment influencer un pareil homme ? (Haut.) Mais, Monsieur, vous avez cependant besoin des autres.

DUPRÉ.

Jamais !

DE VERBY.

Mais vous souffrez quelquefois.

DUPRÉ.

J’aime alors à être seul. D’ailleurs, à Paris, tout s’achète, même les soins ; croyez-moi, je vis parce que c’est un devoir… J’ai essayé de tout… charité, amitié, dévouement… les obligés m’ont dégoûté du bienfait, et certains philanthropes de la bienfaisance ; de toutes les duperies, celle du sentiment est la plus odieuse.

DE VERBY.

Et la patrie, Monsieur ?

DUPRÉ.

Oh ! c’est bien peu de chose, Monsieur, depuis qu’on a inventé l’humanité.

DE VERBY, découragé.

Ainsi, Monsieur, vous voyez dans Jules Rousseau un jeune enthousiaste ?

DUPRÉ.

Non, Monsieur, un problème à résoudre, et grâce à vous, j’y parviendrai. (Mouvement de de Verby.) Tenez, parlons franchement… je ne vous crois pas étranger à tout ceci.

DE VERBY.

Monsieur…

DUPRÉ.

Vous pouvez sauver ce jeune homme.

DE VERBY.

Moi ! comment ?

DUPRÉ.

Par votre témoignage corroboré de celui d’Antoine, qui m’a promis…

DE VERBY.

J’ai des raisons pour ne pas paraître…

DUPRÉ.

Ainsi… vous êtes de la conspiration.

DE VERBY.

Monsieur…

DUPRÉ.

Vous avez entraîné ce pauvre enfant.

DE VERBY.

Monsieur, ce langage…

DUPRÉ.

N’essayez pas de me tromper ! Mais par quels moyens l’avez vous séduit ? Il est riche, il n’a besoin de rien.

DE VERBY.

Écoutez, Monsieur… si vous dites un mot…

DUPRÉ.

Oh ! ma vie ne sera jamais une considération pour moi !

DE VERBY.

Monsieur, vous savez très-bien que Jules s’en tirera, et vous lui feriez perdre, s’il ne se conduisait pas bien, la main de ma nièce, l’héritière du titre de mon frère, le gentilhomme de la chambre.

DUPRÉ.

Il est dit que ce jeune homme est encore un calculateur ! Pensez, Monsieur, à ce que je vous propose. Vous avez des amis puissants, et c’est pour vous un devoir !…

DE VERBY.

Un devoir ! Monsieur, je ne vous comprends pas.

DUPRÉ.

Vous avez su le perdre, et vous ne sauriez le sauver ? (À part.) Je le tiens.

DE VERBY.

Je réfléchirai, Monsieur, à cette affaire.

DUPRÉ.

Ne croyez pas pouvoir m’échapper.

DE VERBY.

Un général, qui n’a pas craint le danger, ne craint pas un avocat !…

DUPRÉ.
Comme vous voudrez !
(De Verby sort. Il se heurte avec Joseph.)

Scène VII.

DUPRÉ, BINET.
BINET.

Monsieur, je n’ai su qu’hier que vous étiez le défenseur de M. Jules Rousseau ; je suis allez chez vous, je vous ai attendu, mais vous êtes rentré trop tard ; ce matin vous étiez sorti, et comme je travaille pour la maison, je suis entré ici par une bonne inspiration, pensant que vous y viendriez, et je vous guettais.

DUPRÉ.

Que me voulez-vous ?

BINET.

Je suis Joseph Binet.

DUPRÉ.

Eh bien ! après ?

BINET.

Monsieur, soit dit sans vous offenser, j’ai quatorze cents francs à moi… oh ! bien à moi ! gagnés sou à sou ; je suis ouvrier tapissier, et mon oncle Dumouchel, ancien marchand de vin, a des sonnettes.

DUPRÉ.

Parlez donc clairement ! que signifient ces préparations mystérieuses ?

BINET.

Quatorze cents francs, c’est un dénier, et on dit qu’il faut bien payer les avocats, et que c’est parce qu’on les paye bien qu’il y en a tant… J’aurais mieux fait d’être avocat, elle serait ma femme !

DUPRÉ.

Êtes-vous fou ?

BINET.

Du tout. Mes quatorze cents francs, je les ai là tenez, Monsieur, ce n’est pas une frime. ils sont à vous !

DUPRÉ.

Et comment ?

BINET.

Si vous sauvez monsieur Jules… de la mort, s’entend… et si vous obtenez de le faire déporter. Je ne veux pas sa perte ; mais il faut qu’il voyage… Il est riche, il s’amusera… Ainsi, sauvez sa tête… faites-le condamner à une simple déportation, quinze ans, par exemple, et mes quatorze cents francs sont à vous ; je vous les donnerai de bon cœur, et je vous ferai par-dessus le marché un fauteuil de cabinet… Voilà !

DUPRÉ.

Dans quel but me parlez-vous ainsi ?

BINET.

Dans quel but ? j’épouserai Paméla… j’aurai ma petite Paméla.

DUPRÉ.

Paméla !

BINET.

Paméla Giraud.

DUPRÉ.

Quel rapport y a-t-il entre Paméla Giraud et Jules Rousseau ?

BINET.

Ah ! ça, moi qui croyais que les avocats étaient payés pour avoir de l’instruction et savaient tout… mais vous ne savez donc rien, Monsieur ? Je ne m’étonne pas qu’il y en a qui disent que les avocats sont des ignorants. Mais je retire mes quatorze cents francs. Paméla s’accuse, c’est-à-dire m’accuse d’avoir livré sa tête au bourreau, et vous comprenez, s’il est sauvé surtout, s’il est déporté, je me marie, j’épouse Paméla, et comme le déporté ne se trouve pas en France, je n’ai rien à craindre dans mon ménage. Obtenez quinze ans ; ce n’est rien, quinze ans pour voyager, et j’ai le temps de voir mes enfants grandis, et ma femme arrivée à un âge… Vous comprenez ?…

DUPRÉ.

Il est naïf, au moins, celui-là… Ceux qui calculent ainsi à haute voix et par passion ne sont pas les plus mauvais cœurs.

BINET.

Ah ! ça, qu’est-ce qu’il se dit ? Un avocat qui se parle à lui-même, c’est comme un pâtissier qui mange sa marchandise… Monsieur ?…

DUPRÉ.

Paméla l’aime donc, M. Jules ?

BINET.

Dame ! vous comprenez… tant qu’il sera dans cette position, c’est bien intéressant.

DUPRÉ.

Ils se voyaient donc beaucoup ?

BINET.

Trop ! Oh si j’avais su, moi, je l’aurais bien fait sauver.

DUPRÉ.

Elle est belle ?

BINET.

Qui ?… Paméla ?… c’te farce ! Ma Paméla ! comme l’Apollon du Belvédère.

DUPRÉ.

Gardez vos quatorze cents francs, mon ami, et si vous avez bon cœur, vous et votre Paméla, vous pourrez m’aider à le sauver ; car il y va de le laisser ou de l’enlever à l’échafaud.

BINET.

Monsieur, n’allez pas dire un mot à Paméla ; elle est au désespoir.

DUPRÉ.

Pourtant il faut faire en sorte que je la voie ce matin.

BINET.

Je lui ferai dire par son père et sa mère.

DUPRÉ.

Ah ! il y a un père et une mère ? (À part.) Cela coûtera beaucoup d’argent. (Haut.) Qui sont-ils ?

BINET.

D’honorables portiers.

DUPRÉ.

Bon !

BINET.

Le père Giraud est un tailleur ruiné.

DUPRÉ.

Bien. Allez les prévenir de ma visite. et sur toute chose, le plus profond secret, ou vous sacrifiez monsieur Jules.

BINET.

Je suis muet.

DUPRÉ.

Nous ne nous sommes jamais vus.

BINET.

Jamais.

DUPRÉ.

Allez.

BINET.

Je vais…

(Il se trompe de porte.)
DUPRÉ.

Par là.

BINET.

Par là, grand avocat… Mais permettez-moi de vous donner un conseil un petit bout de déportation ne lui ferait pas de mal, ça lui apprendrait à laisser le gouvernement tranquille.


Scène VIII.

ROUSSEAU, MADAME ROUSSEAU, MADAME DU BROCARD, soutenue par Justine, DUPRÉ.
MADAME ROUSSEAU.

Pauvre enfant ! quel courage !

DUPRÉ.

J’espère vous le conserver, Madame… mais cela ne se fera pas sans de grands sacrifices.

ROUSSEAU.

Monsieur, la moitié de notre fortune est à vous.

MADAME DU BROCARD.

Et la moitié de la mienne.

DUPRÉ.

Toujours des moitiés de fortune… Je vais essayer de faire mon devoir… après vous ferez le vôtre ; nous nous verrons à l’œuvre. Remettez-vous, Madame, j’ai de l’espoir.

MADAME ROUSSEAU.

Ah ! Monsieur, que dites-vous ?

DUPRÉ.

Tout à l’heure votre fils était perdu… maintenant, je le crois, il peut être sauvé.

MADAME ROUSSEAU.

Que faut-il faire ?

MADAME DU BROCARD.

Que demandez-vous ?

ROUSSEAU.

Comptez sur nous, nous vous obéirons.

DUPRÉ.

Je le verrai bien. Voici mon plan, et il triomphera devant les jurés… Votre fils avait une intrigue de jeune homme avec une grisette, une certaine Paméla Giraud, une fleuriste, fille d’un portier.

MADAME DU BROCARD.

Des gens de rien !

DUPRÉ.

Aux genoux desquels vous allez être, car votre fils ne quittait pas cette jeune fille, et c’est là votre seul moyen de salut. Le soir même où le ministère public prétend qu’il conspirait, peut-être il l’aura eue. Si le fait est vrai, si elle déclare qu’il est resté près d’elle, si le père et la mère pressés de questions, si le rival de Jules auprès de Paméla confirme leur témoignage... alors nous pourrons espérer... entre une condamnation et un alibi, les jurés choisiront l’alibi.

MADAME ROUSSEAU, à part.

Ah ! Monsieur, vous me rendez la vie.

ROUSSEAU.

Monsieur, notre reconnaissance est éternelle.

DUPRÉ, les regardant.

Quelle somme dois-je offrir à la fille, au père et à la mère?

MADAME DU BROCARD.

Ils sont pauvres?

DUPRÉ.

Mais enfin, il s’agit de leur honneur.

MADAME DU BROCARD.

Une fleuriste.

DUPRÉ, ironiquement.

Ce ne sera pas cher.

M. ROUSSEAU.

Que pensez-vous?

DUPRÉ.

Je pense que vous marchandez déjà la tête de votre fils.

MADAME DU BROCARD.

Mais, Monsieur Dupré, allez jusqu’à...

MADAME ROUSSEAU.

Jusqu’à...

DUPRÉ.

Jusqu’à...

M. ROUSSEAU.

Mais je ne comprends pas votre hésitation... Monsieur, tout ce que vous jugerez convenable.

DUPRÉ.

Ainsi, j’ai plein pouvoir... Mais quelle réparation lui offrirez-vous si elle livre son honneur pour vous rendre votre fils, qui, peut-être, lui a dit qu’il l’aimait?

MADAME ROUSSEAU.

Il l’épousera. Moi je sors du peuple, je ne suis pas marquise.

MADAME DU BROCARD.

Que dites-vous là ? Et mademoiselle de Verby ?

MADAME ROUSSEAU.

Ma sœur, il faut le sauver.

DUPRÉ, à part.

Voilà une autre comédie qui commence ; et ce sera pour moi la dernière que je veuille voir… engageons-les. (Haut.) Peut-être ferez-vous bien de venir voir secrètement la jeune fille.

MADAME ROUSSEAU.

Oh ! oui, Monsieur, je veux aller la voir… la supplier… (Elle sonne.) Justine ! Antoine ! (Antoine paraît.) Vite ! faites atteler… hâtez-vous…

ANTOINE.

Oui, Madame.

MADAME ROUSSEAU.

Ma sœur, vous m’accompagnerez !… Ah ! Jules, mon pauvre fils !

MADAME DU BROCARD.

On le ramène.


Scène IX.

Les mêmes, JULES, ramené par les agents, puis DE VERBY.
JULES.

Ma mère… adi… Non ! à bientôt… bientôt…

(Rousseau et madame du Brocard embrassent Jules.)
DE VERBY, qui s’est approché de Dupré.

Je ferai, Monsieur, ce que vous m’avez demandé… Un de mes amis, M. Adolphe Durand, qui favorisait la fuite de notre cher Jules, témoignera que son ami n’était occupé que d’une passion pour une grisette dont il préparait l’enlèvement.

DUPRÉ.

C’est assez ; le succès dépend maintenant de nos démarches.

LE JUGE D’INSTRUCTION, à Jules.

Partons, Monsieur.

JULES.

Je vous suis… Courage, ma mère !

(Il fait un dernier adieu à Rousseau et à Dupré ; de Verby lui fait à part un signe de discrétion.)

MADAME ROUSSEAU, à Jules, qu’on emmène.

Jules ! Jules ! espère ; nous te sauverons.

(Les agents emmènent Jules, qui, arrivé au fond, adresse un dernier adieu à sa mère.

Fin du deuxième acte.

ACTE TROISIÈME

La mansarde de Paméla.


Scène première.

PAMÉLA, GIRAUD, MADAME GIRAUD.

Paméla est debout près de sa mère qui tricote ; le père Giraud travaille sur une table à gauche.

MADAME GIRAUD.

Enfin, vois, ma pauvre fille ; ça n’est pas pour te le reprocher, mais c’est toi qui es la cause de ce qui nous arrive.

GIRAUD.

Ah ! mon Dieu, oui !… Nous étions venus à Paris parce que, à la campagne, tailleur, c’est pas un métier ; et pour toi, notre Paméla, si gentille, si mignonne, nous avions de l’ambition, nous nous disions : Eh bien, ici, ma femme et moi, nous prendrons du service ; je travaillerai ; nous donnerons un bon état à not’enfant ; et, comme elle sera sage, laborieuse, jolie, nous la marierons bien.

PAMÉLA.

Mon père !

MADAME GIRAUD.

Il y avait déjà la moitié de fait.

GIRAUD.

Dame ! oui !… nous avions une bonne loge ; tu faisais des fleurs ni plus ni moins qu’un jardinier… Le mari, eh bien, Joseph Binet, ton voisin, le serait devenu.

MADAME GIRAUD.

Au lieu de tout cela, l’esclandre qui est arrivée dans la maison a fait que le propriétaire nous a renvoyés ; que dans tout le quartier on tient des propos à n’en plus finir, à cause que le jeune homme a été pris chez toi.

PAMÉLA.

Eh ! mon Dieu, pourvu que je ne sois pas coupable ?

GIRAUD.

Oh ! ça, nous le savons bien ! Est-ce que tu crois qu’autrement nous serions près de toi ?… est-ce que je t’embrasserais ?… Va, Paméla, les père et mère c’est tout !… et quand le monde entier serait contre elle, si une fille peut regarder ses parents sans rougir, ça suffit


Scène II.

Les mêmes, BINET.
MADAME GIRAUD.

Tiens !… voilà Joseph Binet.

PAMÉLA.

Monsieur Binet, que venez-vous chercher ? Sans vous, sans votre indiscrétion, M. Jules n’aurait pas été trouvé ici… Laissez-moi…

BINET.

Je viens vous parler de lui.

PAMÉLA.

Ah ! vraiment ?… Eh bien, Joseph ?…

BINET.

Oh ! je vois bien qu’à cette heure vous ne me renverrez pas !… J’ai vu l’avocat de M. Jules ; je lui ai offert ce que je possède pour le sauver !…

PAMÉLA.

Vrai ?

BINET.

Oui. Seriez-vous contente s’il n’était que déporté ?

PAMÉLA.

Ah ! vous êtes un bon garçon, Joseph… et je vois que vous m’aimez ! Nous serons amis !

BINET, à part.

Je l’espère bien !

(On frappe à la porte du fond.)

Scène III.

Les mêmes, M. DE VERBY, MADAME DU BROCARD.
MADAME GIRAUD, allant ouvrir.

Du monde !

GIRAUD.

Un monsieur et une dame.

BINET.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

(Paméla se lève, et fait un pas vers M. de Verby, qui la salue.)
MADAME DU BROCARD.

Mademoiselle Paméla Giraud ?

PAMÉLA.

C’est moi, Madame.

DE VERBY.

Pardon, Mademoiselle, si nous nous présentons chez vous sans vous avoir prévenue !…

PAMÉLA.

Il n’y a pas de mal. Puis-je savoir le motif ?…

MADAME DU BROCARD.

C’est vous, bonnes gens, qui êtes le père et la mère ?

MADAME GIRAUD.

Oui, Madame.

BINET, à part.

Bonnes gens tout court ! c’est quelqu’un de huppé.

PAMÉLA.

Si Monsieur et Madame veulent s’asseoir ?…

Madame Giraud offre des siéges.)
BINET, à Giraud.

Dites donc, le monsieur est décoré ; c’est des gens comme il faut.

GIRAUD, regardant.

C’est, ma foi, vrai !

MADAME DU BROCARD.

Je suis la tante de M. Jules Rousseau.

PAMÉLA.

Vous, Madame ? Monsieur est peut-être son père ?…

MADAME DU BROCARD.

Monsieur est un ami de la famille. Nous venons, Mademoiselle, vous demander un service. (Regardant Binet et embarrassée de sa présence. À Paméla, lui montrant Binet.) Votre frère ?

GIRAUD.

Non, Madame ; un voisin.

MADAME DU BROCARD, à Paméla.

Renvoyez ce garçon.

BINET, à part.

Renvoyez ce garçon !… Ah ! ben… je ne sais pas ce que c’est, mais…

(Paméla fait un signe à Binet.)
GIRAUD, à Binet.

Allons, va… il paraît que c’est quelque chose de secret.

BINET.

Ah ! bien ! ah bien !

(Il sort.)

Scène IV.

Les mêmes, excepté BINET.
MADAME DU BROCARD.

Vous connaissez mon neveu. Je ne vous en fait point un reproche… vos parents seuls…

MADAME GIRAUD.

Mais, Dieu merci, elle n’en a pas à se faire.

GIRAUD.

C’est monsieur votre neveu qui est cause qu’on jase sur son compte… mais elle est innocente !

DE VERBY, l’interrompant.

Je le crois… Cependant, s’il nous la fallait coupable ?

PAMÉLA.

Que voulez-vous dire, Monsieur ?

GIRAUD et MADAME GIRAUD.

Par exemple !

MADAME DU BROCARD, saisissant l’idée de de Verby.

Oui, si pour sauver la vie d’un pauvre jeune homme…

DE VERBY.

Il fallait déclarer que M. Jules Rousseau a été la plus grande partie de la nuit du 24 août ici, chez vous ?

PAMÉLA.

Ah Monsieur !

DE VERBY, à Giraud et à sa femme.

S’il fallait déposer contre votre fille, en affirmant que c’est la vérité ?

MADAME GIRAUD.

Je ne dirais jamais ça.

GIRAUD.

Outrager mon enfant !… Monsieur, j’ai eu tous les chagrins possibles… j’ai été tailleur, je me suis vu réduit à rien… à être portier !… mais je suis resté père… Ma fille, notre trésor, c’est la gloire de nos vieux jours, et vous voulez que nous la déshonorions !

MADAME DU BROCARD.

Écoutez-moi, Monsieur.

GIRAUD.

Non, Madame. Ma fille, c’est l’espoir de mes cheveux blancs.

PAMÉLA.

Mon père, calmez-vous, je vous en prie.

MADAME GIRAUD.

Voyons, Giraud ! laisse donc parler monsieur et madame.

MADAME DU BROCARD.

C’est une famille éplorée qui vient vous demander de la sauver.

PAMÉLA, à part.

Pauvre Jules !

DE VERBY, bas, à Pamela.

Son sort est entre vos mains.

MADAME GIRAUD.
Nous ne sommes pas de mauvaises gens ! on sait bien ce que c’est que des parents, une mère, qui sont dans le désespoir… mais ce que vous demandez est impossible.
(Paméla porte un mouchoir à ses yeux.)
GIRAUD.

Allons ! voilà qu’elle pleure !

MADAME GIRAUD.

Elle n’a fait que ça depuis quelques jours.

GIRAUD.

Je connais ma fille ; elle serait capable d’aller dire tout ça malgré nous.

MADAME GIRAUD.

Eh oui… car voyez-vous, elle l’aime, vot’neveu ! et pour lui sauver la vie… eh bien ! j’en ferais autant à sa place.

MADAME DU BROCARD.

Oh ! laissez-vous attendrir !

DE VERBY.

Cédez à nos prières…

MADAME DU BROCARD, à Paméla.

S’il est vrai que vous aimiez Jules…

MADAME GIRAUD, amenant Giraud près de Paméla.

Après ça, écoute… Elle l’aime, ce garçon… bien sûr, il doit l’aimer aussi… Si elle faisait un sacrifice comme ça, ça mériterait bien qu’il l’épouse !

PAMÉLA, vivement.

Jamais. (À part.) Ils ne le voudraient pas, eux !

DE VERBY, à mademoiselle du Brocard.

Ils se consultent !

MADAME DU BROCARD, bas, à de Verby.

Il faut absolument faire un sacrifice ! Prenez-les par l’intérêt… C’est le seul moyen !

DE VERBY.

En venant vous demander un sacrifice aussi grand, nous savions combien il devait mériter notre reconnaissance. La famille de Jules, qui aurait pu blâmer vos relations avec lui, veut remplir, au contraire, les obligations qu’elle va contracter envers vous.

MADAME GIRAUD.

Hein ? quand je te disais !

PAMÉLA, très-heureuse.

Jules ! il se pourrait ?

DE VERBY.

Je suis autorisé à vous faire une promesse.

PAMÉLA, émue.

Oh ! mon Dieu !

DE VERBY.

Parlez ! Combien voulez-vous pour le sacrifice que vous faites ?

PAMÉLA, interdite.

Comment ! combien !.. je veux… pour sauver Jules ? Vous voulez donc alors que je sois une misérable !

MADAME DU BROCARD.

Ah ! mademoiselle !

DE VERBY.

Vous vous trompez.

PAMÉLA.

C’est vous qui avez fait erreur ! Vous êtes venus ici, chez de pauvres gens, et vous ne saviez pas ce que vous leur demandiez… Vous, madame, qui deviez Je savoir, quels que soient le rang, l’éducation, l’honneur d’une femme est son trésor ! ce que dans vos familles vous conservez avec tant de soin, tant de respect, vous avez cru qu’ici, dans une mansarde, on le vendrait ! et vous vous êtes dit : Offrons de l’or ! il nous faut l’honneur d’une grisette !

GIRAUD.

C’est très-bien… je reconnais mon sang.

MADAME DU BROCARD.

Ma chère enfant, ne vous offensez pas ! l’argent est l’argent, après tout !

DE VERBY, s’adressant à Giraud.

Sans doute ! Et six bonnes mille livres de rente pour… un…

PAMÉLA.

Pour un mensonge ! vous l’aurez à moins… Mais, Dieu merci, je sais me respecter ! Adieu, Monsieur.

(Elle fait une profonde révérence à madame du Brocard, puis elle entre dans sa chambre.)
DE VERBY.

Que faire ?

MADAME DU BROCARD.

C’est incompréhensible !

GIRAUD.

Je sais bien que six mille livres de rente, c’est un denier… mais notre fille a l’âme fière, voyez-vous ; elle tient de moi.

MADAME GIRAUD.

Et elle ne cédera pas.


Scène V.

Les mêmes, BINET, DUPRÉ, MADAME ROUSSEAU.
BINET.

Par ici, Monsieur, Madame, par ici. (Dupré et madame Rousseau entrent.) Voilà le père et la mère Giraud !

DUPRÉ, à de Verby.

Je regrette, Monsieur, que vous nous ayez devancés ici !

MADAME ROUSSEAU.

Ma sœur vous a sans doute dit, Madame, le sacrifice que nous attendons de mademoiselle votre fille… Il n’y a qu’un ange qui puisse le faire.

BINET.

Quel sacrifice ?

MADAME GIRAUD.

Ça ne te regarde pas.

DE VERBY.

Nous venons de voir mademoiselle Paméla…

MADAME DU BROCARD.

Elle a refusé !

MADAME ROUSSEAU.

Ciel !

DUPRÉ.

Refusé, quoi ?

MADAME DU BROCARD.

Six mille livres de rente.

DUPRÉ.

Je l’aurais parié… offrir de l’argent !

MADAME DU BROCARD.

Mais c’était le moyen…

DUPRÉ.

De tout gâter. (À madame Giraud.) Madame, dites à votre fille que l’avocat de M. Jules Rousseau est ici ! suppliez-la de venir.

MADAME GIRAUD.

Oh ! vous n’obtiendrez rien.

GIRAUD.

Ni d’elle, ni de nous.

BINET.

Mais qu’est-ce qu’ils veulent ?

GIRAUD.

Tais-toi.

MADAME DU BROCARD, à madame Giraud.

Madame, offrez-lui…

DUPRÉ.

Ah ! Madame, je vous en prie… (À madame Giraud.) C’est au nom de madame… de la mère de Jules, que je vous le demande… Laissez-moi voir votre fille.

MADAME GIRAUD.

Ça n’y fera rien, allez, Monsieur ! songez donc… lui offrir brusquement de l’argent, quand le jeune homme dans le temps lui avait parlé de l’épouser !

MADAME ROUSSEAU, avec entraînement.

Eh bien ?

MADAME GIRAUD, vivement.

Eh bien ! madame ?

DUPRÉ, serrant la main de madame Giraud.

Allez, allez ! Amenez moi votre fille.

(Giraud sort vivement.)

DE VERBY et MADAME DU BROCARD. Vous l’avez décidé ?

DUPRÉ.

Ce n’est pas moi c’est madame.

DE VERBY, interrogeant madame du Brocard.

Quelle promesse ?

DUPRÉ, voyant Binet qui écoute.

Silence, général ; restez, je vous prie, un instant auprès de ces dames. La voici. Laissez-nous, laissez-nous !

Paméla entre ramenée par sa mère, elle fait en passant une révérence a madame Rousseau. qui la regarde avec émotion. Tout le monde entre à gauche à l’exception de Binet, qui est resté pendant que Dupré reconduit tout le monde.

BINET, à part.

Que veulent-ils donc ? ils parlent tous de sacrifice ! et le père Giraud qui ne veut rien me dire ! Un instant, un instant… J’ai promis à l’avocat mes quatorze cents francs ; mais avant je veux voir comment il se comportera à mon égard.

DUPRÉ, revenant à Binet.

Joseph Binet, laissez-nous.

BINET.

Mais puisque vous allez lui parler de moi !

DUPRÉ.

Allez-vous-en.

BINET, à part.

Décidément on me cache quelque chose. (À Dupré.) Je l’ai préparée ; elle s’est faite à l’idée de la déportation. Roulez-là dessus !

DUPRÉ.

C’est bien… Sortez !

BINET, à part.

Sortir ! oh ! non !

(Il fait mine de sortir, et, rentrant avec précaution, il se cache dans le cabinet de droite.)
DUPRÉ, à Paméla.

Vous avez consenti à me voir, et je vous en remercie. Je sais ce qui vient de se passer, et je ne vous tiendrai pas le langage que vous avez entendu tout à l’heure.

PAMÉLA.

Rien qu’en vous voyant, j’en suis sûre, Monsieur.

DUPRÉ.

Vous aimez ce brave jeune homme, ce Joseph.

PAMÉLA.

Monsieur, je sais que les avocats sont comme les confesseurs !

DUPRÉ.

Mon enfant, ils doivent être tout aussi discrets… dites-moi bien tout.

PAMÉLA.

Eh bien, Monsieur, je l’aimais ; c’est-à-dire je croyais l’aimer, et je serais bien volontiers devenue sa femme… Je pensais qu’avec son activité, Joseph s’établirait, et que nous mènerions une vie de travail. Quand la prospérité serait venue, eh bien, nous aurions pris avec nous mon père et ma mère ; c’est bien simple ! c’était une vie toute unie !

DUPRÉ, à part.

L’aspect de cette jeune fille prévient en sa faveur ! voyons si elle sera vraie ! (Haut.) À quoi pensez-vous ?

PAMÉLA.

À ce passé qui me semble heureux en le comparant au présent. En quinze jours de temps la tête m’a tourné, quand j’ai vu M. Jules ; je l’ai aimé, comme nous aimons, nous autres jeunes filles, comme j’ai vu de mes amies aimer des jeunes gens… oh ! mais les aimer à tout souffrir pour eux ! Je me disais : Est-ce que je serai jamais ainsi ? Eh bien, je ne sais pas ce que je ne ferais pas pour M. Jules. Tout à l’heure, ils m’ont offert de l’argent, eux ! de qui je devais attendre tant de noblesse, tant de grandeur, et je me suis révoltée !… De l’argent ! j’en ai, Monsieur ! j’ai vingt mille francs ! ils sont ici, à vous c’est-à-dire à lui ! je les ai gardés pour essayer de le sauver, car je l’ai livré en doutant de lui, si confiant, si sûr de moi… moi si défiante !

DUPRÉ.

Il vous a donné vingt mille francs ?

PAMÉLA.

Ah ! Monsieur ! il me les a confiés ! ils sont là… Je les remettrais à la famille s’il mourait ; mais il ne mourra pas dites ? vous devez le savoir ?

DUPRÉ.

Mon enfant, songez que toute votre vie, peut-être votre bonheur, dépendent de la vérité de vos réponses… répondez-moi comme si vous étiez devant Dieu.

PAMÉLA.

Oui, Monsieur.

DUPRÉ.

Vous n’avez jamais aimé personne ?

PAMÉLA.

Personne !

DUPRÉ.

Vous craignez !… voyons, je vous intimide… je n’ai pas votre confiance.

PAMÉLA.

Oh ! si Monsieur, je vous jure !… depuis que nous sommes à Paris, je n’ai pas quitté ma mère, et je ne songeais qu’à mon travail et à mon devoir… Ici, tout à l’heure, j’étais tremblante, interdite !… mais près de vous, Monsieur, je ne sais ce que vous m’inspirez, j’ose tout vous dire… Eh bien, oui, j’aime Jules ; je n’ai aimé que lui, et je le suivrais au bout du monde ! Vous m’avez dit de parler comme devant Dieu.

DUPRÉ.

Eh bien, c’est à votre cœur que je m’adresse !… accordez-moi ce que vous avez refusé à d’autres… dites la vérité ! à la face de la justice il n’y a que vous qui puissiez le sauver !… Vous l’aimez, Paméla ; je comprends qu’il vous en coûte d’avouer…

PAMÉLA.

Mon amour pour lui ?… Et si j’y consentais, il serait sauvé ?

DUPRÉ.

Oh ! j’en réponds !

PAMÉLA.

Eh bien ?

DUPRÉ.

Mon enfant !

PAMÉLA.

Eh bien… il est sauvé.

DUPRÉ, avec intention.

Mais… vous serez compromise…

PAMÉLA.

Mais… puisque c’est pour lui !

DUPRÉ, à part.

Je ne mourrai donc pas sans avoir vu de mes yeux une belle et noble franchise, sans calculs et sans arrière-pensée (Haut.) Paméla, vous êtes une bonne et généreuse fille.

PAMÉLA.

Je le sais bien… ça console de bien des petites misères, allez, Monsieur.

DUPRÉ.

Mon enfant, ce n’est pas tout !… vous êtes franche comme l’acier, vous êtes vive, et pour réussir… il faut de l’assurance… une volonté…

PAMÉLA.

Oh ! Monsieur vous verrez !

DUPRÉ.

N’allez pas vous troubler… osez tout avouer… Courage ! Figurez-vous la cour d’assises, le président, l’avocat général, l’accusé, moi, au barreau ; le jury est là… N’allez pas vous épouvanter… Il y aura beaucoup de monde.

PAMÉLA.

Ne craignez rien.

DUPRÉ.

Un huissier vous a introduite ; vous avez décliné vos noms et prénoms !… Enfin le président vous demande depuis quand vous connaissez l’accusé Rousseau… que répondez-vous ?

PAMÉLA.

La vérité !… Je l’ai rencontré un mois environ avant son arrestation, à l’Île d’Amour, à Belleville.

DUPRÉ.

En quelle compagnie était-il ?

PAMÉLA.

Je n’ai fait attention qu’à lui.

DUPRÉ.

Vous n’avez pas entendu parler politique ?

PAMÉLA, étonnée.

Ô Monsieur ! les juges doivent penser que la politique est bien indifférente à l’Île d’Amour.

DUPRÉ.

Bien, mon enfant ; mais il vous faudra dire tout ce que vous savez sur Jules Rousseau !

PAMÉLA.

Eh mais, je dirai encore la vérité, tout ce que j’ai déclaré au juge d’instruction ; je ne savais rien de la conspiration, et j’ai été dans le plus grand étonnement quand on est venu l’arrêter chez moi ; à preuve que j’ai craint que M. Jules ne fût un voleur, et que je lui en fais mes excuses.

DUPRÉ.

Il faut avouer que depuis le temps de votre liaison avec ce jeune homme, il est constamment venu vous voir… il faudra déclarer…

PAMÉLA.

La vérité, toujours !… il ne me quittait pas ! il venait me voir par amour, je le recevais par amitié, et je lui résistais par devoir.

DUPRÉ.

Et plus tard ?

PAMÉLA., se troublant.

Plus tard !

DUPRÉ.

Vous tremblez ? prenez garde !… tout à l’heure vous m’avez promis d’être vraie !

PAMÉLA., à part.

Vraie ! ô mon Dieu !

DUPRÉ.

Moi aussi, je m’intéresse à ce jeune homme ; mais je reculerais devant une imposture. Coupable, je le défendrais par devoir… innocent, sa cause sera la mienne. Oui, sans doute, Paméla, ce que j’exige de vous est un grand sacrifice, mais il le faut. Les visites que vous faisait Jules avaient lieu le soir et à l’insu de vos parents !

PAMÉLA.

Oh ! mais jamais ! jamais !

DUPRÉ.

Comment ! Mais alors plus d’espoir.

PAMÉLA., à part.

Plus d’espoir ! Lui ou moi perdu. (Haut.) Monsieur, rassurez-vous ; j’ai peur parce que le danger n’est pas là !… mais quand je serai devant ses juges !… quand je le verrai, lui, Jules… et que son salut dépendra de moi…

DUPRÉ.

Oh ! bien… bien… mais ce qu’il faut surtout qu’on sache, c’est que le 24 au soir il est venu ici… Oh ! alors je triomphe, je le sauve ; autrement je ne réponds de rien… il est perdu.

PAMÉLA., à part, très-émue, puis haut, avec exaltation.

Lui, Jules ! oh ! non, ce sera moi ! Pardonnez-moi, mon Dieu ! Eh bien ! oui, oui !… il est venu le 24… c’est le jour de ma fête… Je me nomme Louise Paméla… et il n’a pas manqué de m’apporter un bouquet en cachette de mon père et de ma mère ; il est venu le soir, tard, et près de moi… Ah ! ah ! ne craignez rien, Monsieur… vous voyez, je dirai tout… (À part.) Tout ce qui n’est pas vrai !…

DUPRÉ.

Il sera sauvé ! (Rousseau paraît au fond.) Ah ! Monsieur ! (Courant à la porte de gauche.) Venez, venez remercier votre libératrice.


Scène VI.

ROUSSEAU, DE VERBY, MADAME DU BROCARD, GIRAUD, MADAME GIRAUD, puis BINET.
TOUS.

Elle consent ?

ROUSSEAU.

Vous sauvez mon fils ! je ne l’oublierai jamais.

MADAME DU BROCARD.

Nous sommes tout à vous, mon enfant, et à toujours.

ROUSSEAU.

Ma fortune sera la vôtre.

DUPRÉ.

Je ne vous dis rien, moi, mon enfant !… Nous nous reverrons

BINET, sortant vivement du cabinet.

Un moment !… un moment ! J’ai tout entendu… et vous croyez que je souffrirai ça ? J’étais ici, caché… Paméla que j’ai aimée au point d’en faire ma femme, vous voudriez lui laisser dire… À Dupré C’est comme ça que vous gagnez mes quatorze cents francs, vous ? Moi aussi j’irai au tribunal, et je dirai que tout ça est un mensonge.

TOUS.

Grand Dieu !

DUPRÉ.

Malheureux !

DE VERBY.

Si tu dis un mot….

BINET.

Oh ! je n’ai pas peur.

DE VERBY, à Rousseau et à madame du Brocard.

Il n’ira pas !… s’il le faut, je le ferai suivre, et j’aposterai des gens qui l’empêcheront d’entrer.

BINET.

Ah bah ! (Entre un huissier qui s’avance vers Dupré.)

DUPRÉ.

Que voulez-vous ?

L’HUISSIER

Je suis l’huissier audiencier de la cour d’assises… Mademoiselle Paméla Giraud ! (Paméla s’avance.) En vertu du pouvoir discrétionnaire de M. le président… vous êtes citée à comparaître demain à dix heures.

BINET, à de Verby.

Oh ! oh ! j’irai !

L’HUISSIER

Le concierge m’a dit en bas que vous aviez ici M. Joseph Binet.

BINET.

voilà ! voilà !

L’HUISSIER

Voici votre citation.

BINET.

Je vous disais bien que j’irais !…

(L’huissier s’éloigne : tout le monde est effrayé des menaces de Binet. Dupré veut lui parler, le fléchir, Binet s’échappe et sort.)


Fin du troisième acte.

ACTE QUATRIÈME

Cour de le Sainte-Chapelle, dans un salon de chez madame du Brocard.



Scène première.

MADAME DU BROCARD, MADAME ROUSSEAU, ROUSSEAU, BINET, DUPRÉ, JUSTINE.
Dupré est assis et parcourt son dossier.
MADAME ROUSSEAU.

Monsieur Dupré !

DUPRÉ.

Oui, Madame ; si j’ai quitté un instant votre fils, c’est que j’ai voulu vous rassurer moi-même.

MADAME DU BROCARD.

Je vous le disais, ma sœur, il était impossible qu’on ne vînt pas bientôt nous apprendre… Ici, chez moi, cour de la Sainte-Chapelle, dans le voisinage du Palais, nous sommes à portée de savoir tout ce qui se passe à la cour d’assises. Mais, asseyez-vous donc, M. Dupré. (À Justine.) Justine, de l’eau sucrée, — vite… (À Dupré.) Ah ! Monsieur, nos remercîments.

ROUSSEAU.

Monsieur, vous avez plaidé !… (À sa femme.) Il a été magnifique.

DUPRÉ.

Monsieur.

BINET, pleurant.

Oui, vous avez été magnifique ! il a été magnifique !

DUPRÉ.

Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, c’est cette enfant, cette Paméla, qui a montré tant de courage.

BINET.

Et moi, donc !

MADAME ROUSSEAU.

Lui ! (À Dupré, montrant Binet.) La menace qu’il nous a faite, l’aurait-il réalisée ?

DUPRÉ.

Non. Binet vous a servis.

BINET.

C’est votre faute !… sans vous… ah ! bien… J’arrive, bien décidé à tout brouiller ; mais de voir tout le monde, le président, les jurés, la foule, un silence à faire peur !… je tremble un moment… pourtant je prends une résolution… on m’interroge, je vas pour répondre, et puis v’là que mes yeux rencontrent ceux de mademoiselle Paméla, tout remplis de larmes… Je sens une barre là… De l’autre côté, je vois M. Jules… un beau garçon, une tête superbe, mais bien exposée ! un air tranquille, il semblait être là par curiosité. Ça me démonte ! « N’ayez pas peur, me dit le président… parlez… » Je n’y étais plus, moi ! Cependant la crainte de me compromettre… et puis j’avais juré de dire la vérité ; ma foi ! voilà Monsieur qui fixe sur moi un œil… un œil qui semblait me dire… Je ne peux pas vous dire… ma langue s’entortille… il me prend une sueur, mon cœur se gonfle, et je me mets à pleurer comme un imbécile. Vous avez été magnifique… alors, c’était fini, voyez-vous… il m’avait retourné complétement… voilà que je patauge… je dis que le 24 au soir, à une heure indue, j’ai surpris M. Jules chez Paméla… Paméla, que je devais épouser, que j’aime encore… de sorte que, si je l’épouse, on dira dans le quartier… voilà… Ça m’est égal ! grand avocat ! ça m’est égal ! (À Justine.) Donnez-moi de l’eau sucrée !

ROUSSEAU, MADAME ROUSSEAU et MADAME DU BROCARD, à Binet.

Mon ami !… brave garçon !

DUPRÉ.

L’énergie de Paméla me donne bon espoir… Un moment j’ai tremblé pendant sa déposition ; le procureur général la pressait vivement et refusait de croire à la vérité de son témoignage ; elle a pâli j’ai cru qu’elle allait s’évanouir.

BINET.

Et moi, donc ?

DUPRÉ.

Son dévouement a été complet… Vous ignorez tout ce qu’elle a fait pour vous, moi-même elle m’a trompé… elle s’est accusée, elle était innocente. Oh ! j’ai tout deviné. Un seul instant elle a faibli ; mais un regard rapide jeté sur Jules, un feu subit remplaçant la pâleur qui couvrait son visage, nous a fait deviner qu’elle le sauvait ; malgré le danger dont on la menaçait, une fois encore, à la face de tous, elle a renouvelé son aveu, et elle est retombée en pleurant dans les bras de sa mère.

BINET.

Oh ! bon cœur, va !

DUPRÉ.

Mais je vous laisse ; l’audience doit être reprise pour le résumé du président.

ROUSSEAU.

Partons !

DUPRÉ.

Un moment ! pensez à Paméla, cette jeune fille qui vient de compromettre son honneur pour vous ! pour lui !

BINET.

Quant à moi, je ne demande rien… Ah ! Dieu ! mais enfin, on m’a promis quelque chose.

MADAME DU BROCARD et MADAME ROUSSEAU.

Ah ! rien ne peut nous acquitter.

DUPRÉ.

Très-bien ! venez, Messieurs, venez !


Scène II.

Les mêmes, excepté DUPRÉ et ROUSSEAU.
MADAME DU BROCARD, retenant Binet qui va sortir.

Écoute !

BINET.

Plaît-il ?

MADAME DU BROCARD.

Tu vois l’anxiété dans laquelle nous sommes ; à la moindre circonstance favorable, ne manque pas de nous en instruire.

MADAME ROUSSEAU.

Oui, tenez-nous au courant de tout.

BINET.

Soyez tranquille… Mais, voyez-vous, je n’aurai pas besoin de sortir pour ça, parce que je tiens à tout voir, à tout entendre ; seulement, tenez, je suis placé près de cette fenêtre que vous voyez là-bas… Eh bien ! ne la perdez pas de vue, et s’il y a grâce, j’agiterai mon mouchoir.

MADAME ROUSSEAU.

N’oubliez pas, surtout !

BINET.

Il n’y a pas de danger ; je ne suis qu’un pauvre garçon, mais je sais ce que c’est qu’une mère, allez !… vous m’intéressez, vrai ! Pour vous, pour Paméla, j’ai dit des choses… Mais que voulez-vous, quand on aime les gens !… et puis… on m’a promis quelque chose… Comptez sur moi !

(Il sort en courant.)

Scène III.

MADAME ROUSSEAU, MADAME DU BROCARD, JUSTINE.
MADAME ROUSSEAU.

Justine, ouvrez cette fenêtre, et guettez attentivement le signal que nous a promis ce garçon… Mon Dieu ! s’il allait être condamné !

MADAME DU BROCARD.

Monsieur Dupré nous a dit d’espérer.

MADAME ROUSSEAU.

Mais cette bonne, cette excellente Paméla… que faire pour elle ?

MADAME DU BROCARD.

Il faut qu’elle soit heureuse ! j’avoue que cette jeune personne est un secours du ciel ! il n’y a que le cœur qui puisse inspirer un pareil sacrifice ! il lui faut une fortune !… trente mille francs ! trente mille francs !… on lui doit la vie de Jules. (À part.) Pauvre garçon, vivra-t-il ?

(Elle regarde du côté de ta fenêtre.)
MADAME ROUSSEAU.

Eh bien ! Justine ?

JUSTINE.

Rien, Madame.

MADAME ROUSSEAU.

Rien encore… Oh ! vous avez raison, ma sœur, il n’y a que le cœur qui puisse dicter une pareille conduite. Je ne sais ce que mon mari et vous, penseriez… mais la conscience et le bonheur de Jules avant tout… et malgré cette brillante alliance avec les de Verby, si elle aimait mon fils, si mon fils l’aimait !… Il me semble que j’ai vu quelque chose…

MADAME DU BROCARD et JUSTINE.

Non ! non !

MADAME ROUSSEAU.

Ah ! répondez, ma sœur ! elle l’a bien mérité, n’est-ce pas ? vient !

(Les deux femmes restées immobiles, se serrent la main en tremblant.)

Scène IV.

Les mêmes, DE VERBY.
JUSTINE, au fond.

Monsieur le général de Verby.

MADAME ROUSSEAU et MADAME DU BROCARD.

Ah !

DE VERBY.

Tout va bien ! ma présence n’était plus nécessaire, et je suis revenu près de vous. On espère beaucoup pour votre fils. Le résumé du président semble pousser à l’indulgence.

MADAME ROUSSEAU, avec joie.

Ô mon Dieu !

DE VERBY.

Jules s’est bien conduit ! mon frère, le comte de Verby, est dans les meilleures dispositions à son égard. Ma nièce le trouve un héros, et moi… et moi, je sais reconnaître le courage et l’honneur… Une fois cette affaire assoupie, nous presserons le mariage.

MADAME ROUSSEAU.

Il faut pourtant vous avouer, Monsieur, que nous avons fait des promesses à cette jeune fille.

MADAME DU BROCARD.

Laissez donc, ma sœur !

DE VERBY.

Sans doute ; elle mérite… vous la payerez bien quinze ou vingt mille francs… c’est honnête !

MADAME DU BROCARD.

Vous le voyez, ma sœur, M. de Verby est noble, généreux, et dès qu’il pense que cette somme… Moi je trouve que c’est assez.

JUSTINE, au fond.

Voici M. Rousseau.

MADAME DU BROCARD.

Mon frère !

MADAME ROUSSEAU.

Mon mari !


Scène V.

Les mêmes, ROUSSEAU.
DE VERBY, à Rousseau.

Bonne nouvelle ?

MADAME ROUSSEAU.

Il est acquitté ?

ROUSSEAU.

Non… mais le bruit se répand qu’il va l’être ; les jurés délibèrent moi, je n’ai pas pu rester ; la résolution m’a manqué… j’ai dit à Antoine d’accourir dès que l’arrêt sera rendu.

MADAME ROUSSEAU.

Par cette fenêtre, nous saurons tout ; nous sommes convenus d’un signal avec ce garçon, Joseph Binet.

ROUSSEAU.

Ah ! veillez bien, Justine…

MADAME ROUSSEAU.

Mais que fait Jules ? qu’il doit souffrir !

ROUSSEAU.

Eh ! non… le malheureux montre une fermeté qui me confond ; il aurait dû employer ce courage-là à autre chose qu’à conspirer… Nous mettre dans une pareille position !… Je pouvais être un jour président du tribunal de commerce.

DE VERBY.

Vous oubliez que notre alliance est au moins une compensation.

ROUSSEAU, frappé d’un souvenir.

Ah ! général ! quand je suis parti, Jules était entouré de ses amis, de M. Dupré et de cette jeune Paméla. Mademoiselle votre nièce et madame de Verby ont dû remarquer… Je compte sur vous pour effacer l’impression, Monsieur.

(Pendant que Rousseau parle au général, les femmes ont regardé si le signal se donne.)
DE VERBY.

Soyez tranquille !… Jules sera blanc comme neige !… Il est bien important d’expliquer l’affaire de la grisette… autrement la comtesse de Verby pourrait s’opposer au mariage… toute apparence d’amourette disparaîtra… on n’y verra qu’un dévouement payé au poids de l’or.

ROUSSEAU.

En effet, je remplirai mon devoir envers cette jeune fille. Je lui donnerai huit ou dix mille francs… Il me semble que c’est bien !… très-bien !…

MADAME ROUSSEAU, contenue par madame du Brocard, éclate à ces derniers mots.

Ah ! Monsieur !… et son honneur ?

ROUSSEAU.

Eh bien !… on la mariera.


Scène VI.

Les mêmes, BINET.
BINET, accourant.

Monsieur ! Madame !… de l’eau de Cologne quelque chose… je vous en prie !…

TOUS.

Quoi !… qu’y a-t-il ?

BINET.

M. Antoine, votre domestique, amène ici mademoiselle Paméla.

ROUSSEAU.

Mais qu’est-il arrivé ?…

BINET.

En voyant rentrer le jury, elle s’est trouvée mal !… le père et la mère Giraud, qui étaient dans la foule à l’autre bout, n’ont pas pu bouger… moi j’ai crié, et le président m’a fait mettre à la porte !…

MADAME ROUSSEAU.

Mais Jules !… mon fils !… qu’a dit le jury ?

BINET.

Je n’en sais rien !… moi je n’ai vu que Paméla… votre fils, c’est très-bien, je ne vous dis pas ! mais écoutez donc, moi, Paméla…

DE VERBY.

Mais tu as dû voir sur la physionomie des jurés !…

BINET.

Ah ! oui !… le monsieur… le chef du jury… avait l’air si triste… si sévère !… que je crois bien !…

(Mouvement de terreur.)
MADAME ROUSSEAU.

Mon pauvre Jules !

BINET.

Voilà M. Antoine et mademoiselle Paméla.


Scène VII.

Les mêmes, ANTOINE, PAMÉLA.
On fait asseoir Paméla ; tout le monde l’entoure, on lui fait respirer des sels.
MADAME DU BROCARD.

Ma chère enfant !

MADAME ROUSSEAU.

Ma fille !

ROUSSEAU.

Mademoiselle !

PAMÉLA.

Je n’ai pu résister ! tant d’émotions… cette incertitude cruelle ! J’avais pris, repris de l’assurance… le calme de M. Jules pendant qu’on délibérait, le sourire fixé sur ses lèvres, m’avaient fait partager ce pressentiment de bonheur qu’il éprouvait !… Cependant quand je regardais M. Dupré, sa figure morne, impassible !… me faisait froid au cœur !… et puis cette sonnette annonçant le retour des jurés, ce murmure d’anxiété qui parcourut la salle… je n’eus plus de force !… une sueur froide inonda mon visage, et je m’évanouis.

BINET.

Moi, je criai, et on me jeta dehors.

DE VERBY, à Rousseau.

Si un malheur…

ROUSSEAU.

Monsieur…

DE VERBY, à Rousseau et aux femmes.

S’il devenait nécessaire d’interjeter un appel… (montrant Paméla.) peut-on compter sur… sur elle ?

MADAME ROUSSEAU.

Sur elle ?…toujours, j’en suis sûre.

MADAME DU BROCARD.

Paméla !

ROUSSEAU.

Dites… vous, qui vous êtes montrée si bonne, si généreuse !… si nous avions besoin encore de votre dévouement, soutiendriez-vous…

PAMÉLA.

Tout, Monsieur !… Je n’ai qu’un but, une pensée unique !.. c’est de sauver M. Jules.

BINET, à part.

L’aime-t-elle ! l’aime-t-elle !

ROUSSEAU.

Ah ! tout ce que je possède est à vous.

(On entend du bruit, des cris. Effroi.)
TOUS.

Ce bruit !… (Paméla se lève toute tremblante. Binet court près de Justine à la fenêtre.) Écoutez ces cris !

BINET.

Une foule de monde se précipite sur l’escalier du Palais !… On court de ce côté.

JUSTINE et BINET.

Monsieur Jules !… Monsieur Jules !…

ROUSSEAU et MADAME ROUSSEAU.

Mon fils !

MADAME DU BROCARD et PAMÉLA.

Jules !

(Elles courent au devant de Jules.)
DE VERBY.

Sauvé !!!


Scène VIII.

Les mêmes, JULES, ramené par sa mère, sa tante et suivi de ses amis.
JULES. Il se précipite dans les bras de sa mère ; il ne voit pas d’abord Paméla qui est dans un coin du théâtre, près de Binet.

Ma mère !… ma tante !… mon bon père !… me voici rendu à la liberté !… (À M. de Verby et aux amis qui l’ont accompagné.) Général, et vous, mes amis, merci de votre intérêt !

MADAME ROUSSEAU.

Enfin, le voilà, mon enfant !… Je ne suis pas encore remise de mes angoisses et de ma joie.

BINET, à Paméla.

Eh bien !… et vous ? il ne vous dit rien… il ne vous voit seulement pas !…

PAMÉLA.

Tais-toi, Joseph ! tais-toi !

(Elle se recule vers le fond.)
DE VERBY.

Non-seulement vous êtes sauvé, mais vous êtes élevé aux yeux de tous ceux que cette affaire intéressait !… Vous avez montré une énergie, une discrétion !… dont on vous saura gré.

ROUSSEAU.

Tout le monde s’est bien conduit… Antoine, tu t’es bien montré !… tu mourras à notre service.

MADAME ROUSSEAU, à Jules.

Fais-moi remercier ton ami, M. Adolphe Durand. (Jules présente son ami.

JULES.

Oui… mais mon sauveur, mon ange gardien, c’est la pauvre Paméla !… Comme elle a compris sa situation et la mienne !… quel dévouement !… Ah ! je me rappelle !… l’émotion, la crainte !… elle s’était évanouie !… je cours… (Madame Rousseau, qui, toute au retour de Jules, n’a songé qu’à lui, cherche des yeux Paméla, l’aperçoit, l’amène devant son fils, qui pousse un cri.) Ah ! Paméla !… Paméla ! ma reconnaissance sera éternelle !…

PAMÉLA.

Ah ! M. Jules !… que je suis heureuse !

JULES.

Oh !… nous ne quitterons plus !… n’est-ce pas ma mère ? elle sera votre fille.

DE VERBY, à Rousseau, vivement.

Ma sœur et ma nièce attendent une réponse ; il faut intervenir, Monsieur… Ce jeune homme a l’imagination vive, exaltée… il peut manquer sa carrière pour de vains scrupules… par une sotte générosité !…

ROUSSEAU, embarrassé.

C’est que…

DE VERBY.

Mais j’ai votre parole.

MADAME DU BROCARD.

Parlez, mon frère !

JULES.

Ah répondez, ma mère, et joignez-vous à moi.

ROUSSEAU, prenant la main de Jules.

Jules !… je n’oublierai pas le service que nous a rendu cette jeune fille… Je comprends ce que doit te dicter la reconnaissance ; mais tu le sais, le comte de Verby a notre parole ; tu ne saurais légèrement sacrifier ton avenir ! Ce n’est pas l’énergie qui te manque… tu l’as prouvé… et un jeune conspirateur doit être assez fort pour se tirer d’une pareille affaire.

DE VERBY, à Jules, de l’autre côté.

Sans doute !… un futur diplomate ne saurait échouer ici !…

ROUSSEAU.

D’ailleurs, ma volonté…

JULES.

Mon père !

DUPRÉ, paraissant.

Jules ! c’est encore à moi de vous défendre.

PAMÉLA et BINET.

M. Dupré !

JULES.

Mon ami !…

MADAME DU BROCARD.

Monsieur l’avocat !…

DUPRÉ.

Oh ! je ne suis déjà plus mon cher Dupré.

MADAME DU BROCARD.

Oh ! toujours !… avant de nous acquitter envers vous, nous avons dû penser à cette jeune fille… et…

DUPRÉ., l’interrompant froidement.

Pardon, Madame…

DE VERBY.

Cet homme va tout brouiller !…

DUPRÉ., à Rousseau.

J’ai tout entendu… mon expérience est en défaut !… Je n’aurais pas cru l’ingratitude si près du bienfait… Riche comme vous l’êtes… comme le sera votre fils, quelle plus belle tâche avez-vous à remplir que celle de satisfaire votre conscience ?… En sauvant Jules, elle s’est déshonorée !… Allons, Monsieur, l’ambition ne saurait l’emporter !… Sera-t-il dit que cette fortune que vous avez acquise si honorablement aura glacé en vous tous les sentiments, et que l’intérêt seul… (Il voit madame du Brocard faisant des signes à son frère.) Ah ! très-bien, Madame !… c’est vous ici qui donnez le ton et j’oubliais, pour convaincre Monsieur, que vous seriez près de lui quand je ne serais plus là.

MADAME DU BROCARD.

Nous sommes engagés envers M. le comte et madame la comtesse de Verby !… Mademoiselle, qui toute sa vie peut compter sur moi, n’a pas sauvé mon neveu à la condition de compromettre son avenir.

ROUSSEAU.

Il faut quelque proportion dans une alliance. Mon fils aura un jour quatre-vingt mille livres de rente.

BINET, à part.

Ça me va, moi, j’épouserai !… Mais cet homme-là, ça n’est pas un père, c’est un changeur.

DE VERBY, à Dupré.

Je pense, Monsieur, qu’on ne saurait avoir trop d’admiration pour votre talent et d’estime pour votre caractère !… votre souvenir sera religieusement gardé dans la famille Rousseau ; mais ces débats intérieurs ne sauraient avoir de témoins… Quant à moi, j’ai la parole de M. Rousseau, je la réclame !… (À Jules.) Venez, mon jeune ami, venez chez mon frère !… ma nièce vous attend !…, demain nous signerons le contrat. (Paméla tombe sans force sur un fauteuil.)

BINET.

Eh bien !… eh bien ! mademoiselle Paméla !

DUPRÉ et JULES, s’élançant vers elle.

Ciel !

DE VERBY, prenant la main de Jules.

Venez… venez…

DUPRÉ.

Arrêtez ! J’aurais voulu n’être pas seul à la protéger !… Eh bien ! rien n’est fini !… Paméla doit être arrêtée comme faux témoin ! (saisissant la main de Verby) et vous êtes tous perdus !… (Il emmène Paméla.)

BINET, se cachant derrière le canapé.

Ne dites pas que je suis là.


Fin du quatrième acte.

ACTE CINQUIÈME

La scène se passe chez Dupré, dans son cabinet : bibliothèque, bureaux de chaque côté ; une fenêtre avec deux rideaux.



Scène première.

DUPRÉ, PAMÉLA, GIRAUD, MADAME GIRAUD.

Au lever du rideau, Paméla est assise dans un fauteuil, occupée à lire ; la mère Giraud est debout près d’elle ; Giraud regarde les tableaux du cabinet ; Dupré se promène à grands pas ; tout à coup il s’arrête.

DUPRÉ, à Giraud.

Et en venant ce matin, vous avez pris les précautions d’usage.

GIRAUD.

Ô Monsieur ! vous pouvez être tranquille ; quand je viens ici, je marche la tête tournée derrière moi !… C’est que la moindre imprudence ferait bien vite un malheur. Ton cœur t’a entraînée, ma fille ; mais un faux témoignage, c’est mal, c’est sérieux !

MADAME GIRAUD.

Je crois bien… prends garde, Giraud ; si on te suivait et qu’on vienne à découvrir que notre pauvre fille est ici, cachée, grâce à la générosité de M. Dupré.

DUPRÉ.

C’est bien… C’est bien… (Il continue de marcher à pas précipités.) Quelle ingratitude !… cette famille Rousseau, ils ignorent ce que j’ai fait… tous croient Paméla arrêtée, et personne ne s’en inquiète !… On a fait partir Jules pour Bruxelles… M. de Verby est à la campagne, et M. Rousseau fait ses affaires de Bourse comme si de rien n’était… L’argent, l’ambition… c’est leur mobile… chez eux les sentiments ne comptent pour rien !… Ils tournent tous autour du veau d’or… et l’argent peut les faire danser devant leur idole… ils sont aveuglés dès qu’ils le voient.

PAMÉLA, qui l’a observé, se lève et vient à lui.

M. Dupré, vous êtes agité, vous paraissez souffrir ?… c’est encore pour moi, je le crains.

DUPRÉ.

N’êtes-vous donc pas révoltée comme moi de l’indifférence odieuse de cette famille, qui, une fois son fils sauvé, n’a plus vu en vous qu’un instrument…

PAMÉLA.

Et qu’y pourrions nous faire, Monsieur ?

DUPRÉ.

Chère enfant ! vous n’avez aucune amertume dans le cœur ?

PAMÉLA.

Non, monsieur !… je suis plus heureuse qu’eux tous, moi ; j’ai fait, je crois, une bonne action !…

MADAME GIRAUD, embrassant Paméla.

Ma pauvre bonne fille !

GIRAUD.

C’est bien ce que j’ai fait de mieux jusqu’à présent !

DUPRÉ, s’approchant vivement de Paméla.

Mademoiselle, vous êtes une honnête fille !… personne plus que moi ne peut l’attester !… c’est moi qui suis venu près de vous, vous supplier de dire la vérité, et si noble, et si pure, vous vous êtes compromise ; maintenant on vous repousse, on vous méconnaît… mais moi je vous admire… et vous serez heureuse, car je réparerai tout ! Paméla… j’ai quarante-huit ans, un peu de réputation, quelque fortune ; j’ai passé ma vie à être honnête homme, je n’en démordrai pas ; voulez-vous être ma femme ?

PAMÉLA, très-émue.

Moi, Monsieur ?…

GIRAUD.

Sa femme !… not’fille !… dis donc madame Giraud ?…

MADAME GIRAUD.

Ça serait-il possible ?

DUPRÉ.

Pourquoi cette surprise ?… oh ! pas de phrases !… consultez votre cœur !… dites oui ou non !… Voulez-vous être ma femme ?

PAMÉLA.

Mais quel homme êtes-vous donc, Monsieur ? c’est moi qui vous dois tout… et vous voulez ?… Ah ! ma reconnaissance…

DUPRÉ.

Ne prononcez pas ce mot-là, il va tout gâter !… Le monde, je le méprise !… je ne lui dois aucun compte de ma conduite, de mes affections… Depuis que j’ai vu votre courage, votre résignation… je vous aime… tâchez de m’aimer !

PAMÉLA.

Oh ! oui, oui, Monsieur.

MADAME GIRAUD.

Qui est-ce qui ne vous aimerait pas ?

GIRAUD.

Monsieur, je ne suis rien qu’un pauvre portier… et encore je ne le suis plus, portier… vous aimez notre fille, vous venez de lui dire… je vous demande pardon… j’ai des larmes plein les yeux… et ça me coupe la parole… (Il s’essuie les yeux.) Eh bien ! vous faites bien de l’aimer !… ça prouve que vous avez de l’esprit !… parce que Paméla… il y a des enfants de propriétaires qui ne la valent pas !… seulement c’est humiliant d’avoir des père et mère comme nous…

PAMÉLA.

Mon père !

GIRAUD.

Vous… le premier des hommes !… Eh bien ! moi et ma femme, nous irons nous cacher, n’est-ce pas la vieille ?… dans une campagne bien loin !… et le dimanche, à l’heure de la messe, vous direz : Ils sont tous les deux qui prient le bon Dieu pour moi… et pour leur fille…

(Paméla embrasse son père et sa mère.)
DUPRÉ.

Braves gens !… Oh ! mais ceux-là n’ont pas de titres !… pas de fortune !… Vous regrettez votre province !… eh bien ! vous y retournerez, vous y vivrez heureux, tranquilles… je me charge de tout.

GIRAUD et MADAME GIRAUD.

Oh ! notre reconnaissance…

DUPRÉ.

Encore… ce mot-là vous portera malheur ! je le biffe du dictionnaire !… En attendant, je vous emmène à la campagne avec moi !… allez… allez tout préparer.

GIRAUD.

Monsieur l’avocat ?…

DUPRÉ.

Eh bien ! quoi ?

GIRAUD.

Il y a ce pauvre Joseph Binet qui est en danger aussi !… il ne sait pas que ma fille et nous sommes là ; mais, il y a trois jours, il est venu trouver votre domestique, dans un état à faire peur ; et comme c’est ici la maison du bon Dieu, il est caché ici dans un grenier !

DUPRÉ.

Faites-le descendre.

GIRAUD.

Il ne voudra pas, Monsieur ; il a trop peur d’être arrêté… On lui passe à manger par la chatière !…

DUPRÉ.

Il sera bientôt libre, je l’espère… j’attends une lettre qui doit nous rassurer tous.

GIRAUD.

Faut-il le rassurer ?

DUPRÉ.

Non, pas encore… ce soir.

GIRAUD, à sa femme.

Je m’en vas avec bien du soin jusqu’à la maison.

(Madame Giraud l’accompagne en lui faisant des recommandations ; elle sort par la gauche ; Paméla va pour la suivre.
DUPRÉ, la retenant.

Ce Binet… vous ne l’aimez pas ?

PAMÉLA.

Oh ! non, jamais !

DUPRÉ.

Et l’autre ?

PAMÉLA, après un moment d’émotion, qu’elle réprime aussitôt.

Je n’aimerai que vous ?…

(Elle va sortir. Bruit dans l’antichambre. Jules paraît.)

Scène II.

PAMÉLA, DUPRÉ, JULES.
JULES, aux domestiques.

Laissez moi, vous dis-je… il faut que je lui parle. (Apercevant Dupré.) Ah ! Monsieur !… Paméla, qu’est-elle devenue ?… est-elle libre, sauvée ?…

PAMÉLA, qui s’est arrêtée à la porte.

Jules !…

JULES.

Ciel ! ici, Mademoiselle ?…

PAMÉLA.

Et vous, Monsieur, je vous croyais à Bruxelles ?…

JULES.

Oui, ils m’avaient fait partir malgré moi, et je m’étais soumis !… Élevé dans l’obéissance, je tremble devant ma famille !… mais j’emportais mes souvenirs avec moi !… Il y a six mois, Monsieur, avant de la connaître… je risquais ma vie pour obtenir mademoiselle de Verby, afin de contenter leur ambition, si vous le voulez aussi, pour satisfaire ma vanité ; j’espérais un jour être gentilhomme moi, fils d’un négociant enrichi !… Je la rencontrai et je l’aimai !… le reste, vous le savez !… ce qui n’était qu’un sentiment est devenu un devoir, et, quand chaque heure m’éloignait d’elle, j’ai senti que mon obéissance était une lâcheté ; quand ils m’ont cru bien loin, je suis revenu !… Elle avait été arrêtée, vous l’aviez dit !… et moi je serais parti !… (À tous deux.) Sans vous revoir, vous, mon sauveur, qui serez le sien…

DUPRÉ, les regardant.

Bien… très-bien !… c’est d’un honnête homme cela !… enfin, en voilà un.

PAMÉLA, à part, essuyant ses larmes.

Merci, mon Dieu !

DUPRÉ.

Qu’espérez-vous ? que voulez-vous ?

JULES.

Ce que je veux ?… m’attacher à son sort… me perdre avec elle, s’il le faut… et si Dieu nous protège, lui dire : Paméla, veux-tu être à moi ?

DUPRÉ.

Ah ! diable ! diable ! il n’y a qu’une petite difficulté… c’est que je l’épouse !…

JULES, très-surpris.

Vous ?

DUPRÉ.

Oui, moi ?… (Paméla baisse les yeux.) Je n’ai pas de famille qui s’y oppose.

JULES.

Je fléchirai la mienne.

DUPRÉ.

On vous fera partir pour Bruxelles.

JULES.

Je cours trouver ma mère !… j’aurai du courage !… dussé-je perdre les bonnes grâces de mon père… dût ma tante me priver de son héritage, je résisterai !… autrement, je serais sans dignité, sans âme… mais alors, aurais-je l’espoir ?…

DUPRÉ.

C’est à moi que vous le demandez ?…

JULES.

Paméla, répondez, je vous en supplie…

PAMÉLA, à Dupré.

Vous avez ma parole, Monsieur.


Scène III.

Les mêmes, UN DOMESTIQUE.
Le domestique remet une carte à Dupré.
DUPRÉ, regardant la carte et paraissant très-surpris.

Comment ! (À jules.) Où est M. de Verby ? le savez-vous ?

JULES.

En Normandie, chez son frère, le comte de Verby.

DUPRÉ, regardant la carte.

C’est bien… allez trouver votre mère.

JULES.

Vous me promettez donc…

DUPRÉ.

Rien !

JULES.

Adieu, Paméla !… (À part en sortant.) Je reviendrai.

(Il sort.)
DUPRÉ, se retournant vers Paméla après le départ de Jules.

Faut-il qu’il revienne ?

PAMÉLA, très-émue, se jetant dans ses bras.

Ah ! Monsieur !…

(Elle sort.)
DUPRÉ, la regardant sortir et essuyant une larme.

La reconnaissance… croyez-y donc !… (Ouvrant la petite porte secrète.) Entrez, Monsieur, entrez.


Scène IV.

DUPRÉ, DE VERBY.
DUPRÉ.

Vous ici, Monsieur, quand tout le monde vous croit à cinquante lieues de Paris !

DE VERBY.

Je suis arrivé ce matin.

DUPRÉ.

Sans doute un intérêt puissant ?

DE VERBY.

Non pour moi ; mais je n’ai pu rester indifférent !… vous pouvez m’être utile.

DUPRÉ.

Trop heureux, Monsieur, de pouvoir vous servir.

DE VERBY.

M. Dupré, les circonstances dans lesquelles nous nous sommes rencontrés m’ont mis dans la position de vous apprécier. Parmi les hommes que leurs talents et leur caractère m’ont forcé d’estimer, vous vous êtes placé au premier rang !…

DUPRÉ.

Ah ! Monsieur, vous allez me forcer de déclarer que vous, ancien officier de l’empire, vous m’avez paru résumer complètement cette époque glorieuse, par votre loyauté, votre courage et votre indépendance. (À part.) J’espère que je ne lui dois rien !

DE VERBY.

Je puis donc compter sur vous ?

DUPRÉ.

Entièrement.

DE VERBY.

Je vous demanderai quelques renseignements sur la jeune Paméla Giraud.

DUPRÉ.

J’en étais sûr.

DE VERBY.

La famille Rousseau s’est conduite indignement.

DUPRÉ.

Monsieur aurait-il mieux agi ?

DE VERBY.

Je compte m’employer pour elle ! Depuis son arrestation comme faux témoin, où en est l’affaire ?

DUPRÉ.

Oh ! c’est pour vous d’un bien mince intérêt.

DE VERBY.

Sans doute… mais…

DUPRÉ, à part.

Il veut adroitement me faire jaser, et savoir s’il peut se trouver compromis.(Haut.) Monsieur le général de Verby, il y a des hommes qui sont impénétrables dans leurs projets, dans leurs pensées ; leurs actions, les événements seuls les révèlent ou les expliquent ; ceuxlà sont des hommes forts… Je vous prie humblement d’excuser ma franchise, mais je ne vous crois pas de ce nombre.

DE VERBY.

Monsieur, ce langage !… Vous êtes un homme singulier !…

DUPRÉ.

Mieux que cela !… je crois être un homme original !… Écoutez-moi… vous parlez ici à demi-mots, et vous croyez, futur ambassadeur, faire sur moi vos études diplomatiques ; vous avez mal choisi votre sujet, et je vais vous dire, moi, ce que vous ne voulez pas m’apprendre. Ambitieux, mais prudent, vous vous êtes fait le chef d’une conspiration… le complot échoué, preuve de courage, sans vous inquiéter de ceux que vous aviez mis en avant, impatient d’arriver, vous avez pris un autre sentier : vous vous êtes rallié, renégat politique, vous avez encensé le nouveau pouvoir, preuve d’indépendance ! Vous attendez une récompense… Ambassadeur à Turin dans un mois vous recevrez vos lettres de créance ; mais Paméla est arrêtée, on vous a vu chez elle, vous pouvez être compromis dans cette affaire de faux témoignage ! Alors vous accourez, tremblant d’être démasqué, de perdre cette faveur, prix de tant d’efforts !… vous venez à moi, l’air obséquieux, la parole doucereuse, croyant me rendre votre dupe, preuve de loyauté !… Eh bien, vous avez raison de craindre… Paméla est entre les mains de la justice, elle a tout dit.

DE VERBY.

Que faire alors ?

DUPRÉ.

J’ai un moyen !… Écrivez à Jules que vous lui rendez sa parole que mademoiselle de Verby reprenne la sienne.

DE VERBY.

Y pensez-vous ?

DUPRÉ.

Vous trouvez que les Rousseau se sont conduits indignement et vous devez les mépriser !…

DE VERBY.

Vous le savez… des engagements…

DUPRÉ.

Voilà ce que je sais : c’est que votre fortune particulière n’est guère en rapport avec la position que vous ambitionnez… Madame du Brocard, aussi riche qu’orgueilleuse, doit vous venir en aide, si cette alliance…

DE VERBY.

Monsieur… une pareille atteinte à ma dignité !…

DUPRÉ.

Que cela soit faux ou vrai, faites ce que je vous demande !… à ce prix-là, je tâcherai que vous ne soyez pas compromis… mais écrivez… ou tirez-vous de là comme vous pourrez !… Tenez, j’entends des clients !…

DE VERBY.

Je ne veux voir personne !… On me croit parti… la famille même de Jules…

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Madame du Brocard !

DE VERBY.

Ô ciel !

(Il entre vivement dans le cabinet de droite.)

Scène V.

DUPRÉ, MADAME DU BROCARD.
Elle entre encapuchonnée dans un voile noir qu’elle enlève avec précaution.
MADAME DU BROCARD.

Voilà plusieurs fois que je me présente chez vous sans avoir le bonheur de vous y rencontrer… Nous sommes bien seuls ?

DUPRÉ, souriant.

Tout à fait seuls.

MADAME DU BROCARD.

Eh bien, Monsieur… cette cruelle affaire recommence donc ?

DUPRÉ.

Malheureusement !

MADAME DU BROCARD.

Maudit jeune homme !… si je ne l’avais pas fait élever, je le déshériterais !… Je n’existe pas, Monsieur. Moi, dont la conduite, les principes m’ont valu l’estime générale, me voyez-vous mêlée encore dans tout ceci ? seulement, cette fois, pour ma démarche auprès de ces Giraud, je puis me trouver inquiétée !…

DUPRÉ.

Je le crois !… c’est vous qui avez séduit, entraîné Paméla !

MADAME DU BROCARD.

Tenez, Monsieur, on a bien tort de se lier avec de certaines gens !… un bonapartiste… un homme de mauvaise conscience !… un sans cœur.

(Verby, qui écoutait, se cache de nouveau et fait un geste de colère.)
DUPRÉ.

Vous paraissiez tant l’estimer !

MADAME DU BROCARD.

Sa famille est considérée !… ce brillant mariage !… mon neveu pour qui je rêvais un avenir éclatant…

DUPRÉ.

Vous oubliez son affection pour vous, son désintéressement.

MADAME DU BROCARD.

Son affection !… son désintéressement !… Le général n’a plus le sou, et je lui avais promis cent mille francs, une fois le contrat signé.

DUPRÉ tousse fortement, en se retournant du côté de Verby.

Hum ! hum !

MADAME DU BROCARD.

Je viens donc en secret et en confiance, malgré ce M. de Verby, qui prétend que vous êtes un homme incapable !… qui m’a dit de vous un mal affreux, je viens vous prier de me tirer de là… Je vous donnerai de l’argent !… ce que sous voudrez.

DUPRÉ.

Avant tout, ce que je veux, c’est que vous promettiez à votre neveu, pour épouser qui bon lui semblera, la dot que vous lui faisiez pour épouser mademoiselle de Verby.

MADAME DU BROCARD.

Permettez… qui bon lui semblera…

DUPRÉ.

Décidez-vous !

MADAME DU BROCARD.

Mais il faut que je sache !…

DUPRÉ.

Alors, mêlez-vous de vos affaires toute seule !

MADAME DU BROCARD.

C’est abuser de ma situation !… Ah ! mon Dieu ! quelqu’un vient.

DUPRÉ, regardant au fond.

C’est quelqu’un de votre famille !…

MADAME DU BROCARD, regardant avec précaution.

M. Rousseau ! mon beau-frère !… Que vient-il faire ? il m’avait juré de tenir bon !

DUPRÉ.

Et vous aussi !… vous jurez beaucoup dans votre famille, et vous ne tenez guère.

MADAME DU BROCARD.

Si je pouvais entendre !

(Rousseau paraît avec sa femme ; madame du Brocard se jette dans le rideau à gauche.)
DUPRÉ, la regardant.

Très-bien !… si ceux-là veulent se cacher, je ne sais plus où ils se mettront !


Scène VI.

DUPRÉ, ROUSSEAU, MADAME ROUSSEAU.
ROUSSEAU.

Monsieur, vous nous voyez désespérés… Madame du Brocard, ma belle-sœur, est venue ce matin faire à ma femme une foule d’histoires.

MADAME ROUSSEAU.

Monsieur, j’en suis tout effrayée !…

DUPRÉ, lui offrant un siége.

Permettez… Madame…

ROUSSEAU.

S’il faut l’en croire, voilà encore mon fils compromis.

DUPRÉ.

C’est la vérité !

ROUSSEAU.

Je n’en sortirai pas !… Pendant trois mois qu’a duré cette malheureuse affaire, j’ai abrégé ma vie de dix années !… Des spéculations magnifiques, des combinaisons sûres, j’ai tout sacrifié, tout laissé passer en d’autres mains. Enfin c’était fait !… Mais, quand je crois tout terminé, il me faut encore tout quitter, employer en démarches, en sollicitations, un temps précieux !…

DUPRÉ.

Je vous plains !… Ah je vous plains !…

MADAME ROUSSEAU.

Cependant il m’est impossible…

ROUSSEAU.

C’est votre faute !… celle de votre famille !… Madame du Brocard, avec sa particule, qui, dans le commencement, m’appelait toujours mon cher Rousseau… et qui me… parce que j’avais cent mille écus !…

DUPRÉ.

C’est un beau vernis.

ROUSSEAU.

Par ambition, par orgueil, elle s’est jetée au cou de M. de Verby. (De Verby et madame du Brocard écoutent, la tête hors du rideau, chacun de son côté.) Joli couple !… charmants caractères, un brave d’antichambre !… (de verby retire vivement sa tête) et une vieille dévote hypocrite. (Madame du Brocard cache la sienne.)

MADAME ROUSSEAU.

Monsieur, c’est ma sœur !…

DUPRÉ.

Ah ! vous allez trop loin !…

ROUSSEAU.

Vous ne les connaissez pas !… Monsieur, je m’adresse à vous encore une fois ?… Une nouvelle instruction doit être commencée !… Que devient cette petite ?…

DUPRÉ.

Cette petite est ma femme, Monsieur !…

ROUSSEAU et MADAME ROUSSEAU.

Votre femme !…

DE VERBY et MADAME DU BROCARD.

Sa femme !…

DUPRÉ.

Oui, je l’épouse dès qu’elle sera libre… à moins qu’elle ne devienne la femme de votre fils !…

ROUSSEAU.

La femme de mon fils ?…

MADAME ROUSSEAU.

Que dit-il ?

DUPRÉ.

Eh bien, qu’y a-t-il donc ?… cela vous étonne !… il faut pourtant vous faire à cette idée-là… car c’est ce que je demande.

ROUSSEAU, ironiquement.

Ah !… M. Dupré !… ce n’est pas que je tienne à mademoiselle de Verby… la nièce d’un homme taré !… C’est cette folle de madame du Brocard qui voulait faire ce beau mariage… mais de là à la fille d’un portier…

DUPRÉ.

Il ne l’est plus, Monsieur !…

ROUSSEAU.

Comment !

DUPRÉ.

Il a perdu sa place à cause de votre fils, et il va retourner en province vivre des rentes… (Rousseau prête l’oreille.) que vous lui ferez.

ROUSSEAU.

Ah ! si vous plaisantez !…

DUPRÉ.

C’est très-sérieux !… Votre fils épousera leur fille… et vous leur ferez une pension.

ROUSSEAU.

Monsieur…


Scène VII.

Les mêmes, BINET, entrant, pâle, défait.
BINET.

M. Dupré… M. Dupré !… sauvez-moi !

TOUS TROIS.

Qu’arrive-t-il ? qu’y a-t-il donc ?

BINET.

Des militaires !… des militaires à cheval, qui arrivent pour m’arrêter.

DUPRÉ.

Tais-toi ! tais-toi ! (Mouvement général d’effroi ; Dupré regarde avec anxiété la chambre où est Paméla. À Binet.) T’arrêter ?…

BINET.

J’en ai vu un, entendez-vous ?… On monte ! cachez-moi !… Cachez-moi !… (Il veut se cacher dans le cabinet ; Verby en sort poussant un cri. Ah ! (Il va sous le rideau. Madame du Brocard s’en échappe en criant.) Ciel !…

MADAME ROUSSEAU.

Ma sœur !

M. ROUSSEAU.

M. de Verby.

(La porte s’ouvre.)
BINET, tombant sur une chaise, au fond.

Nous sommes tous pincés !

UN DOMESTIQUE, entrant, à Dupré.

De la part de M. le garde des sceaux.

BINET.

Des sceaux ?… ça me regarde !…

DUPRÉ, s’avançant gravement, aux Rousseau et à de Verby, restés sur l’avant-scène.

Maintenant, je vous laisse en présence tous les quatre… Vous qui vous aimez et vous estimez tant… songez à ce que je vous ai dit : celle qui vous a tout sacrifié a été méconnue !… humiliée pour vous et par vous… c’est à vous de tout réparer… aujourd’hui… à l’instant… ici même… et alors nous vous sauverons tous… si vous en valez la peine.


Scène VIII.

Les précédents, moins DUPRÉ.
Ils restent un moment embarrassés et ne sachant quelle mine se faire.
BINET, s’approchant.

Nous voilà gentils ! (À de verby.) Dites donc… quand nous serons en prison, vous me soignerez, vous !… c’est que j’ai le cœur gonflé et le gousset vide !… (De Verny lui tourne le dos. À Rousseau.) Vous savez on m’a promis quelque chose !… (Rousseau s’éloigne sans lui répondre. À Madame du Brocard.) Dites-donc, on m’a promis quelque chose…

MADAME DU BROCARD.

C’est bon !

MADAME ROUSSEAU.

Mais votre frayeur !… votre présence ici !… on vous y a donc poursuivi ?

BINET.

Du tout !… Voilà quatre jours que je suis dans cette maison, caché dans le grenier comme un insecte… j’y suis venu parce que le père et la mère Giraud n’étaient plus chez eux ; ils ont été enlevés de leur domicile… Paméla a aussi disparu… elle est sans doute au secret. Oh ! d’abord, moi, je n’ai pas envie de m’exposer ; j’ai menti à la justice, c’est vrai… si on me condamne, pour qu’on m’acquitte, je ferai des révélations ; je dénonce tout le monde !…

DE VERBY, vivement.

Il le faut.

(Il se met à table et écrit.)
MADAME DU BROCARD.

Oh !… Jules !… Jules !… maudit enfant !… qui est cause de tout cela.

MADAME ROUSSEAU, à son mari.

Vous le voyez !… cet homme vous tient tous !… Il faut consentir.

(De Verby se lève, madame du Brocard prend sa place et écrit.)
MADAME ROUSSEAU, à son mari.

Mon ami ! je vous en supplie !…

ROUSSEAU, se décidant.

Parbleu ! je puis promettre à ce diable d’avocat tout ce qu’il voudra ; Jules est à Bruxelles.

(La porte s’ouvre, Binet pousse un cri, c’est Dupré qui paraît.)

Scène IX.

Les précédents, DUPRÉ, revenant.
DUPRÉ.

Eh bien ! (Madame du Brocard lui remet la lettre qu’il a demandée ; Verby lui donne la sienne ; Rousseau l’examine.) Enfin !… (De Verby lance un regard furieux à Dupré et à la famille, et sort vivement. À Rousseau.) Et vous, Monsieur ?

ROUSSEAU.

Je laisse mon fils maître de faire ce qu’il voudra.

MADAME ROUSSEAU.

Ô mon ami !

DUPRÉ, à part.

Il le croit loin d’ici.

ROUSSEAU.

Mais Jules est à Bruxelles, et il faut qu’il revienne.

DUPRÉ.

Oh ! c’est parfaitement juste !… Il est bien clair que je ne peux pas exiger qu’à la minute… ici… tandis que lui… là-bas !… Ça n’aurait pas de sens.

ROUSSEAU.

Certainement !… plus tard !…

DUPRÉ.

Dès qu’il sera de retour.

ROUSSEAU.

Oh ! dès qu’il sera de retour. (À part.) J’aurai soin de l’y faire rester.

DUPRÉ, allant vers la porte de gauche.

Venez… venez, jeune homme… remercier votre famille, qui consent à tout.

MADAME ROUSSEAU.

Jules !

MADAME DU BROCARD.

Mon neveu !

JULES.

Il se pourrait ?

DUPRÉ, courant à l’autre chambre.

Et vous Paméla !… mon enfant !… ma fille !… embrassez votre mari !

(Jules s’élance vers elle.)
MADAME DU BROCARD, à Rousseau.

Comment se fait-il ?

DUPRÉ.

Elle n’a pas été arrêtée !… elle ne le sera pas !… Je n’ai pas de titres, moi… je ne suis pas le frère d’un pair de France !… mais j’ai quelque crédit. On a eu pitié de son dévouement… L’affaire est étouffée… c’est ce que m’écrit M. le garde des sceaux par une estafette, un cavalier que ce nigaud a pris pour un régiment.

BINET.

On ne voit pas bien par une lucarne.

MADAME DU BROCARD.

Monsieur, vous nous avez surpris ; je reprends ma parole.

DUPRÉ.

Et moi, je garde votre lettre. Vous voulez un procès ?… bien… je plaiderai.

GIRAUD et MADAME GIRAUD, qui se sont approchés.

M. Dupré !…

DUPRÉ.

Êtes-vous contents de moi ?… (Pendant ce temps, Jules et madame Rousseau ont supplié Rousseau de se laisser fléchir ; Rousseau hésite, et finit par embrasser au front Paméla, qui s’est approchée en tremblant. Dupré s’avance vers Rousseau, et, le voyant embrasser Paméla, il lui tend la main en disant.) Bien, Monsieur !… (À Jules, l’interrogeant.) Elle sera heureuse ?…

JULES.

Ah ! mon ami !…

(Paméla baise la main de Dupré.)
BINET, à Dupré.

Dites donc, Monsieur, faut-il que je sois bête !… ne le dites pas !… il l’épouse… et je me sens attendri !… Au moins, est-ce qu’il ne me reviendra pas quelque chose ?

DUPRÉ.

Si fait ! je te donne mes honoraires dans cette affaire.

BINET.

Ah ! comptez sur ma reconnaissance.

DUPRÉ.

C’est sur ton reçu que tu veux dire !


Fin de Paméla Giraud.