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Pantagruel (Jarry)/III

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Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Pantagruel (homonymie).
Société d'éditions musicales (p. 44-64).


ACTE III

PREMIER TABLEAU
Le pont du navire de Pantagruel.


Scène PREMIÈRE

pantagruel

Ô très illustres rois, fêtons
Votre salut, celui de vos moutons,
Sans doute, étiez-vous rois pasteurs ?

les rois

Sans doute, sans doute, seigneur,
Mais sans doute, étions-nous en mauvaise posture,
Vous nous avez tirés de la male aventure.

pantagruel

N’en parlons plus, buvons, buvons,
Ô rois,
Ce plein hanap de bon vin lanternois.

les trois rois

Buvons, buvons, le cœur joyeux,
Le vaisseau n’en ira que mieux !

pantagruel

Ho !… buvons gaillardement
À notre bonheur présent.
Le bonheur dans mon voyage
Est mon précieux bagage.
Sur ma route les délices
Chantent leur ardent éveil,
Les chagrins s’évanouissent
Ainsi que neige au soleil.
Je laisse par delà les vagues irisées
Des îles pavoisées,
Des cités en frairies,
Et je m’en vais, semant de patrie en patrie
Inextinguible et beau le rire tout-puissant,
Comme firent jadis mes aïeux les géants.
Buvons, seigneurs, buvons à la joyeuse chance
De vous avoir sauvés de la mer en démence.


Scène II

Les Mêmes ; entrée de FRÈRE JEAN
frère jean

J’en suis fâché pour vous, mais la mer recommence,
Les flots entrent en danse.

pantagruel

Frère Jean, tu parais triste et mélancolique.

frère jean

N’entendez-vous donc rien murmurer sur les flots ?
Amis, sur cette mer court un frisson tragique,

Et sous ces vagues, couve un réveil de sanglots,
Si c’étaient, ô miracle, et la tête et la lyre
D’Orphée ? — Après que les Ménades en délire
Eurent mis le beau corps du poète en lambeaux,
Elles jetèrent tête et lyre dans les flots.
L’épave surnageante
Éternellement se lamente,
La lyre
Soupire
Et vibre sur la mer.
Écoutez, écoutez au gré des vents mouvants,
Tête et lyre
Harmonieusement exhalent un dernier chant.

pantagruel

On n’entend plus frémir que l’océan profond.
Orphée est endormi dans l’éternelle gloire !

panurge

Voire !
Seigneurs, ces antiques histoires
Me mettent l’âme en désolation,
Fuyons, seigneurs, fuyons.

le pilote

Alerte ! Mousses, matelots et passagers,
Car une tempête est prochaine,
Voiles bas, artimon, misaine,
Notre navire est en danger !

(Coups de tonnerre.)
frère jean

La mer commence à s’enfler

Et gronder.
Du fond du gouffre
J’entends l’ouragan souffler,
L’air est surchargé de soufre,
C’est l’antique chaos,
Éléments confondus !

panurge

Alerte, matelots,
Ou nous sommes perdus !

pantagruel

Je veux rire. Ah ! Ah ! Plus fort que le tonnerre,
Ne craignons rien que l’eau qui peut choir en nos verres.

panurge

Zalas, zalas, bé bé bé bé bou bou bou paisch !
Au secours, au secours ! Frère Jean, es-tu là ?
Sire Pantagruel, ne me quittez pas.
Je vous en prie.

frère jean

Fi, le lâche ! Fi, le pleutre !
Ô sottise !
Ô couardise !
Allons, tiens-toi debout,
Fainéant, aide-nous !

panurge

Ah ! à moi, Dieu sauveur,
Ah ! Ah ! J’ai belle peur,
Voyez cette vague, elle monte, elle monte,
Elle monte, elle est sur nous.

Bou, bou, paisch ! hu hu hu ho !
J’en ai plein le gosier.
Hatch ! Il m’en est entré plus de dix-huit seillaux
Et j’en suis tout bevezinemassé !

pantagruel

Voyons, Panurge, un peu de cœur,
Tu te vantais de ta valeur,
Je suis là, n’aie donc plus peur.

panurge

Bou, bou, bou, bou, je veux
Faire un vœu.
Je vous promets une chapelle
Si vous me tirez de là,
Saint Michel,
Et Saint Nicolas,
Et vous tous, les beaux angelots
Et si les saints
Ne suffisent point,
Je promets un beau sacrifice aux dieux marins.
Ils aimeront mieux, je crois,
Plus grasse victime que moi !
Zalas, zalas,
Otto, to to to ti,
Hatch, Hatch,
Je naye, je naye,
Ô bonnes gens
Je naye.
Oh ! attendez, attendez. Je n’ai pas fait mon testament.
Il n’est plus temps,
Consummatum est ! Tout est fini !

frère jean

Magna, magna,
Gna, gna, gna, gna,
Fi ! Fi ! qu’il est laid, le pleurard,
Fi ! Fi ! le couard, le criard !

panurge

Je donne ma fortune entière
À qui me mettra vite à terre !

(Tonnerre.)
pantagruel

Vertu Dieu, c’est bien tonné,
Tout l’enfer est déchaîné.

panurge

Tous les diables dansent aux sonnettes.

(Cependant la tempête se calme. On entend :)
les moutons

Bé ! Bé ! Bé ! Bé !

panurge

Dans mes transes mortelles, quoi,
J’entends des moutons !

pantagruel

Tu vois, cette mer en furie
Est devenue verte prairie.

les matelots

Ohé ! Ohé !
Nous sommes sauvés !

panurge

Le beau soleil
Qui luit au ciel
S’est fait revoir.
Nous reprenons espoir.
Vilaine mort,
Je puis encor
Rire de toi.
Je suis en joie,
La vie est belle, le ciel est beau, tout est beau !

les matelots

Loué soit Dieu, car le jour est fériau
Nau Nau Nau.

frère jean

Ah ! le gaillard,
Ah ! le vantard,
Courageux sur le tard !

panurge

Ah ! le rempart
De tous les couards,
Et leur porte-étendard !

pantagruel

Ah ! les gaillards,
Braves et couards,
De peur ont eu leur part.

les matelots

Alleluia !


Scène III

DINDENAULT arrive sur le pont, précédé des moutons.
les moutons

Bé, bé, bé, bé, bé !

panurge

Ho ! ho ! ho ! ho ! Tous ces moutons.

pantagruel

Ces animaux innocents
Saluent par leurs bêlements
Le retour du beau temps !

les trois rois, à part.

Et le beau temps et la tempête
Les font crier sur tous les tons.
Les sottes bêtes
Que des moutons !

frère jean

Ingrat, faut-il que des moutons
Te fassent la leçon !

les moutons

Bé ! Bé ! Bé ! Bé !

panurge

Ah ! ces moutons, pour moi, du ciel seront tombés,
Je m’en vais accomplir mon vœu

Aux dieux marins. Vous allez voir beau jeu
Si la corde ne rompt.
Ça, moutonnier, je vous prie de grâce,
Vendez-moi l’un de vos moutons.

petault

N’en vends qu’un, de par Dieu,
À prix avantageux.

dindenault, à Panurge.

Hé bien ! Hé bien !
Notre ami, mon voisin.
Comme vous savez bien railler les pauvres gens,
Que feriez-vous de l’un de mes moutons ?
Mèneriez-vous en champs paître la pauvre bête ?
Ha ! vous êtes plaisant !

panurge

Voire.

dindenault

Vous êtes, je crois,
Le bouffon du roi ?

tous

Ah ! Ah !

panurge

Voire.

dindenault

Vous allez voir le monde ?

panurge

Voire. Qu’en as-tu à faire ?
De quoi te mêles-tu ?
Faut-il tant de questions
Pour vendre un mouton ?

dindenault

Comme je veux, je les vends,
Je suis marchand,
Mes moutons sont à moi,
Chacun vend à sa manière,
Et c’est mon droit assurément.

frère jean

Ne vous courroucez point, bonhomme,
Et passez-lui sa fantaisie,
Vendez-lui un de vos moutons.
Combien ?

dindenault, à Panurge.

Comment l’entendez-vous, notre ami, mon voisin ?
De nos moutons, la belle laine
Vaut quatre fois son pesant d’or.
Croyez-vous qu’elle vous convienne ?
J’en doute fort !

panurge

Et pourquoi ? s’il vous plaît, vendez-m’en un,
Voici l’argent comptant
En écus trébuchants,
Bien sonnants.
Dites la somme. Combien ?

dindenault

Ha notre ami, mon voisin,
Écoutez ça un peu de l’autre oreille.
Mes moutons sont une merveille.
Voyez-moi ce gros mouton-là,
Tous les deux dans une balance,
Il vous enlève avec aisance,
De la même façon qu’un jour
Vous serez pendu haut et court !

panurge

Ne vous échauffez donc point,
S’il vous plaît, vendez m’en un
El je vous le paierai bien.
Combien ?

dindenault

Comment l’entendez-vous, mon voisin, notre ami ?
Je les amène d’un pays où les pourceaux,
(Dieu soit avec vous), sont nourris d’ortolans,
Les truies, (sauf l’honneur de la compagnie),
Les truies n’ont à manger
Que des fleurs d’oranger.

panurge

C’est pourquoi vendez m’en un.
Combien ?

dindenault

Comment l’entendez-vous, notre ami, mon voisin ?
Par tous les champs auxquels ils passent,
Le blé y provient comme si Zeus y eût passé.

De leurs pss pss les quintessantiaux
Tirent le meilleur salpêtre du monde.
De leurs crottes
Les médecins guérissent soixante et dix-huit
Espèces de maladies,
Dont le mal Saint-Eutrope,
Dont Dieu nous sauve et garde.
Qu’en pensez-vous, notre voisin, mon ami ?
Aussi ces moutons
Me coûtent-ils bon !

frère jean

Coûte et vaille, vends-lui si tu veux,
Si non, ne lui vends point,
Mais finissons-en !

dindenault

Soit, pour l’amour de vous, j’acquiesce,
Mais, il les paiera la pièce
Quatre écus d’or, en choisissant.

panurge

C’est beaucoup.

frère jean

Tel qui trop tôt veut riche devenir
Retombe en pauvreté.

panurge

Pourtant, benoît Monsieur,
Voici l’argent.

(Il appelle les moutons pour faire son choix.)

Br br br br…

dindenault

Oh ! qu’il a bien su choisir, le chaland,
Le gaillard s’y entend,
Vraiment le bon, vraiment.

les moutons

Bé, bé, bé !

panurge, tenant un mouton.

Ô la belle voix,
Bien belle et bien harmonieuse,
Ô Neptune ! Ô Néréides !
Dieux de l’élément humide,
Ô tritons,
Je vous offre ce mouton.

(Il le jette à la mer.)
dindenault

Ho ! il l’a jeté à l’eau.
Un autre suit le premier. Oh !
Arrêtez-les, arrêtez-les !

les rois

Arrêtez-les, arrêtez-les !

dindenault

Mais voyons, dépêchez, ils vont tous se noyer,
Ils vont tous se noyer.
Ho ! voyez-les sauter à la file,
Les sots animaux !

un roi

Tous les moutons sont à vau-l’eau,
Arrêtez-les !

pantagruel, frère jean

Ah ! Ah ! Ah !

les rois

Main forte, Robin Thibault !

(Les rois sautent à l’eau à tour de rôle, entraînés par les moutons.)
pantagruel

Oh ! Ah ! Ah ! Oh ! Panurge, qu’as-tu fait ?

panurge

Sire, j’ai fait merveille.
Et vous pourrez à peine en croire vos oreilles.
Vous rendrez grâce à mon adresse.
Ces moutons barraient le chemin
Du pays de Satin.

pantagruel

Ô fol ami, toujours ton rêve.

panurge

Oui, sire, j’y pense sans trêve.

frère jean

À ces trois rois, rencontre advienne
De quelque baleine
À l’exemple de Jonas.

pantagruel

Nous allons toucher terre.

frère jean, à Panurge.

Souviens-toi donc de faire,
Selon ton vœu,
Une chapelle ou deux
À Messieurs
Saint Michel et Saint Nicolas,
Et à tous les beaux angelots.

panurge

Écoute, Frère Jean,
Le péril est passé,
Je n’y veux plus penser.
Et quant à la chapelle,
Je veux la faire au fond de l’eau.
Et comme disait Pasquino :
« Lorsque l’on n’en a plus besoin,
Adieu le saint, adieu le saint ! »

tous

Il veut la faire au fond de l’eau,
Et comme disait Pasquino.
« Lorsque Ton n’en a plus besoin,
Adieu le saint, adieu le saint ! »

frère jean

Tu te damnes comme un vieil diable,
Il est écrit :
Mihi
Vindictam,
Et cætera !

pantagruel, ironiquement.

Matière
De bréviaire.

panurge et le chœur
Je veux
Il veut

la faire au fond de l’eau

Et comme disait Pasquino : je veux
« Lorsque l’on n’en a plus besoin.
Adieu le saint, adieu le saint ! »

les matelots

Terre ! Terre ! Terre !


ACTE III

DEUXIÈME TABLEAU
Chez les Gastrolâtres.

le chœur

Joyeux seigneurs à raine rubiconde,
Qui voyagez de par le monde,
Soyez les bienvenus !

panurge

Les bonnes gens !
Sachez pourquoi nous voyageons
Nous cherchons
Pour calmer le souci de nos âmes,
Nous cherchons femme…
Et nous allons
Pour ce précieux butin
Au pays de Satin !

le chœur

Quelle folie !
Buvez plutôt du vin sans eau
Le coude haut.

Par la coupe d’oubli
Les maux sont abolis.

frère jean

Laissons-Dous donc convaincre
Par l’avis populaire !
Dis, que fais-tu pour vaincre,
Manant, la misère
Et les maléfices ?

le chœur

Je bois, je bois !

pantagruel

Dis-moi comment s’emploie
Dans les jours de joie
Gain et bénéfices ?

le chœur

Je bois, je bois !

panurge

Que fais-tu si ta femme
Te trompe, l’infâme,
Ensuite te raille ?

le chœur

Je bois, je bois !

frère jean

Où prends-tu courage
D’affronter l’orage
Ou bien la bataille ?

le chœur

Je bois, je bois !

frère jean

Dis-moi comment s’endure
Le vent, la froidure
Au fond des cépées ?

le chœur

Je bois, je bois !

pantagruel

Par quelle médecine
Toute humeur chagrine
Vite est dissipée ?

le chœur

Je bois, je bois !

panurge

Comment les épousailles
Et les funérailles
Sont solennisées ?

le chœur

Je bois, je bois !

frère jean

Comment la soif ardente
Dont le feu tourmente
Veut être apaisée ?

le chœur

Je bois, je bois !

Je ris quand je bois,
Ennuis,
Soucis,
Fuyez loin d’ici.
Travers,
Revers
Meurent dans le verre.
Buvez sans eau,
Et le coude haut.
Et maintenant, que tout chagrin s’oublie,
Trouvez en ces beautés, une heure de folie !

frère jean

Je vous retrouverai, je suis homme d’Église :
Ma présence en ces lieux ne serait point de mise.

panurge, pantagruel, le chœur

Trinc ! Trinc !
Trinc ! Trinc !

DIVERTISSEMENT
argument

Chez les Gastrolâtres. — Rôtisserie. — Taverne. — Sur un des côtés, cuves et tonneaux sur lesquels s’installeront Panurge et Pantagruel.

Cortège. — Instruments variés : violons, mandolines, guitares, bassons. — Figuration qui encadrera le ballet ; cuisiniers, gâte-sauces. Rifle-andouilles et Taille-boudins prennent place autour de la salle. Pour charmer Panurge et Pantagruel et leur prouver l’inutilité d’aller si loin chercher femme, des mimes et des danseuses viennent leur montrer que l’amour et la beauté sont au fond des coupes et non pas au pays de Satin.

A

Un premier quadrille entre, portant des amphores. — Ses danseuses entourent l’Amant, cherchent à l’entraîner et le faire boire ; mais il les repousse.

B

Entrée de la danseuse étoile. — Scène de coquetterie avec le travesti ; mais tout à ses chagrins d’amour, il ne répond pas à ses avances. Elle appelle alors ses compagnes pour lui verser du vin. Il finit par vider la coupe qui lui est tendue.

C

Le vin commence à étourdir l’Amant qui esquisse des pas bachiques. La danseuse et les quadrilles l’entraînent dans une ronde de plus en plus mouvementée.

D

Le vin a opéré son œuvre bienfaisante ; scène d’amour. — Cest l’Amant maintenant qui recherche et implore les faveurs de la danseuse.

E

Leur exemple est contagieux. Ce ne sont plus seulement les quadrilles, ce sont tous les personnages en scène qui rythment la danse en choquant leur verre. Puis cette danse devient générale et tout se termine par une bacchanale échevelée.