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Par fil spécial (Baillon)/05

La bibliothèque libre.
F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 43-48).

VISITE INDISCRÈTE



Le public passe par là : un escalier de velours. Attention à la cinquième marche ! Restez couvert : le dieu est absent.

DIRECTION

Une porte comme elles sont toutes, une autre capitonnée. Une grande pièce. Pas de tapis. Pas de divans. Ce linoléum suffit ; ce bureau-ministre est plus austère ; et puis, sur le mur, cela fait bien, la carte de l’Europe. Cela dit tout et cela ne dit rien.

— Asseyez-vous.

Vous aimez ce fauteuil ? Du moelleux, du ressort, on est à l’aise. Vous, du moins, un visiteur… Quand un rédacteur est appelé et qu’on l’invite : « Asseyez-vous », il se serre d’avance :

— Quelle gaffe ai-je commise ?

Vous lorgnez le coffre-fort. Imposant, je ne dis pas ; mais le gros de l’argent est ailleurs. Ici vous trouveriez : papiers, papiers, papiers !

Ce n’est pas ce qui manque. Mesurez ces piles, sur les tables, sur les chaises, sur le haut des armoires, en bas sur le parquet. N’y touchez pas ! Ce porte-plume est tombé tout exprès. Et ce crayon presque en équilibre sur sa pointe ! Lisez de loin : Épreuves, Correspondants, Contentieux, Articles à lire, Articles à réserver ; par terre, dans la corbeille : Articles lus, Articles à ne jamais lire.

Ça ? Des revues en anglais. Elles viennent d’Amérique…

Zut ! on téléphone. Vous permettez ?

— Allô ?… Non, Madame, ce n’est pas lui… Parfaitement, Madame…

Oui, à côté du grand, voilà le petit téléphone. Le frère de l’autre, la bouche qui s’allonge avec des ordres.

Elle vous intrigue, dans le mur, cette petite fenêtre ? Soulevez le rideau. Pas comme cela ! Un petit coin. Vous apercevez tout l’atelier par cette fenêtre. Devant sa lampe, sous sa visière, le correcteur. Le pauvre homme, il a mal aux yeux. Ces dos en rang : les hommes des linotypes : le deux bat sa flème. Là, le chef qui se dégourdit, d’un peu de boxe, avec un rédacteur. Il ne se doute pas qu’on l’épie. Si : il tousse. Voyez comme l’atelier est sage !

Quoi encore ? La pendule ? Ouvrage soigné, réglée au centième de seconde. Dans un journal, on vit sur des secondes. Qu’arriverait-il si, au lieu de sortir à l’heure trente, il sortait à trente et une ?

Là, dans ce coin… Mais j’entends le dieu ; décampons. Il est double ? Oui. Le maigre avec son grand nez ? M. Dufour. Le gros et ses moustaches ? M. Siburd. Ils ont l’air rêches ?… Ce n’est pas de leur faute.

Vous allez comprendre. Glissez-vous dans ce réduit. Voici, cartonné par trimestre, ce qui a paru de l’UPRÈME.

Première année. Des titres simples, des rubriques sans vacarme. Un ministre est tombé, on constate : « Un ministre est tombé ». Un crime : cinq lignes. Sans doute, y avait-il des satyres : on ignore le satyre. Par contre, lisez cet article : La vie de l’Europe. C’est plein d’idées. Nos patrons en avaient. Je ne me souviens plus desquelles, mais c’était quelque chose comme le Bonheur Social. Voici d’autres idées : dans cette étude, dans celle-là. Et puis, de belles promesses : « Dire la vérité, quelle qu’elle soit… » « Ne pas transiger… » Aussi le pauvre format ! ce maigre petit papier ! Qui eût acheté cela ?

Deuxième trimestre, troisième année. Tiens ! Tiens ! LE CRIME DE LA RUE UNE TELLE. Un gros titre : LE MYSTÈRE DE LA FEMME SANS TÊTE. Le portrait d’un nageur, la photo d’un collier dérobé, un satyre en dix lignes. Mais où les idées ? Le format est plus grand ; et, pour elles, moins de place.

Sautons quelques trimestres. Septième année. Oh ! oh !

DU VICE ! DU SANG ! LA MORT ! Ça, c’est pour un satyre. Un autre MYSTÈRE DE LA FEMME SANS TÊTE, sur trois colonnes. Voici, dans son maillot, un cycliste ; avec ses poings, un boxeur ; par hasard, le portrait d’un savant, homme du monde. Un fond sur l’origine du mouchoir ; cela ne choque personne. Des lieux communs sur la vie internationale, ragoût sauce officielle. Autrefois, on eût poivré cela. Quant au Bonheur Social, creusez-vous la tête : est-il « blanc » ou « pas blanc » ? Tout le monde y trouve son compte. Aussi, voyez : le grand format ! le solide papier ! que de pages ! et sous la manchette, cette phrase : « Le plus gros tirage des journaux… »

La seule peut-être qui ne soit pas un mensonge.

Comment s’étonner, après cela, si nos patrons ont l’air si rêches !