Aller au contenu

Par fil spécial (Baillon)/11

La bibliothèque libre.
F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 97-102).

CEDRON



On me l’avait adjoint comme aide pendant les coups de feu. Il parlait trop. J’ai suggéré aux patrons :

— Vous cherchez quelqu’un pour les faits divers. Prenez Cédron : un malin.

Ils l’ont pris.

Un jaloux vient d’étrangler sa femme, un incendie éclate, Cédron l’apprend. Il va. Il arrive avec les juges, parfois avant. Le cadavre gît par terre, l’incendie flambe : Cédron flaire, palpe, interroge. Psychologie du meurtrier, état de sa fortune, étendue du sinistre, il ne savait rien : il sait tout. Ce qu’il ne sait pas, il l’invente. Cela fait des lignes.

Peut-être se trompe-t-il ; peut-être découvre-t-il des histoires qu’il vaudrait mieux recouvrir, et cela n’est pas propre :

— Que voulez-vous, dirait Cédron. Il faut que les lecteurs sachent.

Il faut surtout que Cédron vive, que demain les patrons, brandissant un bout de ficelle — ne puissent gronder :

— Tel journal nous a battus de tout cela.

Ceci pour les affaires importantes. Les petites nous arrivent par les agences, rédigées sur papier carbone : montres volées, chevaux qui s’emballent, enfants noyés, il s’en rencontre, tous les jours, et beaucoup. Depuis le temps, le gratte-papier de l’Agence ne se met plus en peine. Un noyé s’appelle un macchabée ; le blessé gît dans une mare de sang ; le suicidé tient son revolver dans une main qui se crispe ; et le passant, surpris par une automobile, a de la chance si on ne le transporte pas à l’hôpital, où il expire peu après, malgré les meilleurs soins, dans des douleurs atroces.

Les premiers jours, Cédron s’est dit :

— C’est idiot ! Je vais arranger cela.

Il a arrangé.

Mais bientôt, il a été submergé. Sauf le macchabée par trop cynique, le blessé qu’on ramasse gît dans sa mare de sang, le suicidé tient son revolver dans une main qui se crispe, et si quelque jour — à Dieu ne plaise — Cédron est attrapé par une automobile, il est presque certain qu’on le mènera à l’hôpital où, suivant la formule, il mourra peu après, malgré les meilleurs soins, dans des douleurs atroces.

Un jour, dans la rue, avec une barre de fer, un homme assomme un passant. On l’arrête, on l’identifie : c’est un ancien aliéné, fraîchement relâché de l’asile. Les patrons s’emparent du fait et, dans leur éditorial, réclament la tête du docteur qui a signé le permis de sortie.

Une année se passe. Un jour, dans la rue, avec une barre de fer, un homme assomme un passant. On l’arrête, on l’identifie : c’est un ancien aliéné, fraîchement relâché de l’asile.

Fort de l’avis des patrons, Cédron corse sa copie de quelques lignes empruntées à la leur.

On l’appelle à la direction ; on lui montre le fauteuil :

— De quoi vous mêlez-vous, Monsieur Cédron ? Pourquoi avez-vous dit…

— Messieurs, vous-mêmes, l’an passé…

— Hé ! ce n’est point la même chose…

Pas la même chose, en effet. Le second docteur n’était plus le premier.

— Cédron, à la direction !

Cédron arrive inquiet, parce qu’on lui montre le fauteuil :

— Monsieur Cédron, notre journal est bien terne. Depuis huit jours, pas le moindre beau crime.

— C’est qu’il n’y en a pas, pense répondre Cédron.

— Très ennuyant, Monsieur Cédron… Très ennuyant.

Vexé, l’œil mauvais, Cédron serre les dents. Va-t-il, pour son compte, entreprendre ce crime ?

— Cédron ! Direction !

— Encore !

Cédron va.

— Asseyez-vous… Monsieur Cédron, avant-hier, la famille Une Telle a été empoisonnée par des boudins du charcutier Un Tel.

— En effet : botulisme. Je l’ai annoncé : la mère et un enfant restent en observation à l’hôpital.

— Hier, c’est la famille Une Autre, également par les boudins du charcutier Un Tel.

— Parfaitement. Le père et une vieille tante…

— En voilà trop, Monsieur Cédron, les boudins ne sont pas intéressants. Vous fatiguez les lecteurs.

— Ah ! bien.

Si vite qu’il se retire, Cédron a le temps d’entendre une porte s’ouvrir et s’en aller un Monsieur :

— Oh ! merci, merci, Messieurs les Directeurs.