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Par fil spécial (Baillon)/13

La bibliothèque libre.
F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 113-122).

PAR FIL SPÉCIAL



Au début, les rédacteurs manquaient : la copie était rare. Heureusement, les secrétaires savaient où l’on en découvre de l’excellente, toute faite. Un habile coup de ciseau, et le lecteur retrouvait, dans son UPRÈME, ce qu’il savait, depuis la veille, par ailleurs. Il se plaignait.

Mieux organisé, le journal eut plus de collaborateurs. Mais les secrétaires gardaient un faible pour leurs coupures. C’était encore déplorable.

Alors, pour y mettre bon ordre, les patrons décidèrent qu’en plus des correspondants de province, on en aurait qui téléphoneraient de l’étranger. Il fallut, pour cela, renverser des murailles, installer des cabines, dénicher des correspondants, styler des sténographes. Et maintenant, cela marche !

Il n’y aura que de non-initiés pour ne pas le croire. Parmi nos sténographes, il en est deux : Grégoire et Céruse. L’un souffre de la gorge, l’autre a l’oreille un peu dure. À peine dans leurs cabines, dites des silencieuses, on les entend s’égosiller, le sourd : « Mais, Monsieur, je ne vous entends pas », le rauque : « Mais, Monsieur, écoutez-moi donc ! »

Les correspondants, nous ne les avons pas vus. Celui de Londres est un Grec, qui mêle à son français de Grec un peu des th d’Angleterre. À Bruxelles, c’est un excellent confrère qui se décharge de son trop-plein de besogne sur ce qu’on appelle un « nègre ». Ce nègre d’où vient-il ? Il lui arrive de dire :

— Écoutez donc ! Il y a là le nom d’un miniss. J’sais pas l’lire : j’vas vous passer aut’chose.

Par contre, à Berlin, nous avions un homme sérieux. Quelle discipline ! Seulement, il était Juif. Il épelait les mots difficiles, par les initiales de sa race :

— La première de Isaac, Jéroboam, Mathusalem.

On s’y perdait.

Un pur Allemand le remplace. Mais cet Allemand est peu sûr de son français, et le Français qui l’écoute, l’est encore moins de son allemand.

Aux correspondants les patrons ont recommandé :

— Téléphonez jusqu’aux moindres nouvelles.

Et aux secrétaires :

— Cette copie coûte cher : n’en gaspillez pas.

Cela fait trop de copie pour nos formes. Nous commençons par rogner quelques lignes sur les menues nouvelles. Puis nous passons à de moins petites, puis aux grosses, puis aux toutes grosses. Tantôt, jusqu’en ses moindres détails, le lecteur apprendra, par fil spécial, comment, en Irlande, une conduite d’eau a crevé. Qu’au centre de la ville, la rivière soit sortie de son lit, s’il est curieux, qu’il y aille.


La Machine à dicter.

Un jour, il y eut du nouveau. Nous savions que cela viendrait, puisqu’ils en avaient parlé. Mais quand ? Ils ne l’avaient pas dit. Lorsque cela vint, on fit la bête. Ce fut M. Dufour qui apporta la chose, toute montée sur une petite table. Il semblait content, comme toujours, quand on allait innover.

— Tiens, fit quelqu’un, on dirait un phonographe.

— Non, dit M Dufour, ce n’est pas un phonographe : c’est une machine à dicter.

C’était, en effet, une machine à dicter : c’était même, tant on en avait parlé, la machine à dicter.

On sait ce que c’est. Un pavillon en cuivre, un cylindre qui peut tourner, de petits tubes en caoutchouc, on s’installe là devant, on fait mouvoir le cylindre, on parle dans le pavillon, puis, les caoutchoucs dans les oreilles, on réentend ce que l’on a dit. Une machine à dicter, cela sert, dans certains bureaux, à la correspondance ; mais, pour nos directeurs, cela pouvait servir à autre chose.

— Voilà, dit M. Dufour, on ne sténographiera plus les communications téléphoniques, on les prendra avec cet appareil.

Une machine travaillant pour eux ! On aurait pu croire que les sténographes seraient contents. Pas du tout ! Ils étaient là, Céruse le sourd et Grégoire le rauque. Céruse ne disait jamais rien ; Grégoire regarda la machine :

— Heuh ! ce ne sera pas commode.

— Pas commode ? Pourquoi ?

— Mais… risqua Grégoire, dans une machine à dicter, on dicte de près. Londres, Berlin, sont loin… Jamais la voix…

— Voyons, Monsieur Grégoire, c’est évident. Les correspondants ne parleront pas directement dans l’appareil. Vous serez là, vous écouterez, et répéterez dans l’embouchure ce que vous aurez entendu.

— Ah ! bon !… Mais… écouter au téléphone, parler dans l’appareil, ne se peut en même temps.

— Le correspondant fera une pause après chaque phrase.

— Ce sera long.

— Vous parlerez plus vite.

— Ah ! bon !… Mais… les correspondants savent-ils ?

— Vous les avertirez.

— Ah ! bon… Mais… la machine en marche pendant que je dicte, devra s’arrêter pendant que j’écoute…

— Là, ce levier.

— Puis se remettre en marche…

— Là, ce ressort. D’ailleurs, Monsieur Grégoire, ne vous effrayez pas. Je vais faire l’expérience avec M. Siburd. Vous verrez comme c’est simple.

On vit, en effet : c’était simple.

Le téléphone à l’oreille, le pavillon à portée, M. Dufour s’installa, pendant que d’un poste voisin, M. Siburd se préparait à dicter quelque chose.

M. Dufour commença par dire : — Hé ! Louis, ne va pas si vite ; je dois me mettre en train.

Mais une fois en train, il écouta ce qu’il fallait, répéta comme il devait, poussa, tira, puis, les caoutchoucs dans les oreilles, reconstitua ce qu’il avait pris ; peu de chose, il est vrai : deux lignes. Mais aller plus vite serait une question d’habitude :

— N’est-ce pas, Monsieur Grégoire ?

— Ah ! bon ! l’habitude, fit la voix blanche de Grégoire.

Le patron parti, on examina la machine. Ces caoutchoucs en tuyau d’injecteur, ce pavillon avec sa gueule de crachoir. Jean Lhair trouva le mot.

— Un sale truc.

— D’ailleurs, ajouta Sinet, sale truc ou non, les patrons sont les patrons et puisqu’ils le veulent…

Le soir, au moment d’inaugurer le truc, tout le monde se trouva là. On ne s’étonna pas trop, si près de la première machine, on en trouva une seconde. Une pour Grégoire, une pour Céruse, cela faisait le compte. Ce que l’on vit ensuite, c’est qu’avec Bruxelles la communication s’annonça moins bonne que d’un poste à l’autre, entre les directeurs.

Grégoire dans sa cabine, les rédacteurs à la lucarne, on entendit :

— Allô !… Bruxelles ? C’est vous, Monsieur Pierre ?… Non ?… C’est le nègre ?… Tant pis… Dites donc, vous, il y a du nouveau… Il faudra vous arrêter après chaque phrase…

Après on n’entendit rien. Puis :

— Nom d’un tonnerre !

Puis :

— Mais, Monsieur

Puis :

— Mais, nom d’un tonnerre, Monsieur !

Puis :

— Mais, nom d’un tonnerre, Monsieur, puisque je vous dis que c’est une machine à dicter… une machine à dicter, Monsieur !… À… dic…ter…

On ne sait ce que le nègre pensa de la machine. Pour Bruxelles, ce fut tout.

Sur Londres, il y avait toujours un peu de friture. Céruse, d’un trait, lança la consigne :

— …vous arrêter après chaque phrase.

Et on le crut mort. Il ne disait plus rien. Mais, par la lucarne, on le vit, en lutte avec quelque chose d’implacable, l’oreille au cornet, la bouche au pavillon, essayer d’écrire, essayer d’écouter, essayer de parler, finalement mettre la bouche où c’était la place pour l’oreille, l’oreille où c’était la place pour la bouche.

Là, aussi, ce fut tout.

Mais pour Berlin !… On a beau dire : « Ces Allemands sont agaçants, ils bafouillent : « L’Ammbérèr ». Leur discipline a du bon. Grégoire n’avait pas fini :

— …vous arrêter après chaque phrase… qu’on devinait l’Allemand : « Ja woll » de la tête, « Ja woll » de la voix, « Ja woll » de tous les « Ja woll » de son corps de « Ja woll ». Et en effet ! Grégoire écouta, répéta, tira des ressorts, poussa des leviers, mieux et beaucoup plus vite que ne l’avaient fait les patrons.

C’était même agaçant, ce truc qui donnait si bien.

La communication prise, Grégoire se fixa les caoutchoucs et se prépara à transcrire. Il avait pris la mine de celui qui écoute. Et voilà que, tout à coup, il eut la mine de celui qui s’étonne, ensuite la mine de celui qui s’effare, ensuite de quelqu’un… à croire qu’il devenait fou.

— Qu’as-tu donc, Grégoire ?

On lui arracha les tubes, on écouta pour lui et — à peu de choses près — voici ce que l’on entendit :

— Berlin… Aujourd’hui, à trois heures, en présence des membres du gouvernement a eu lieu l’inau… linono… linonononô… chu-u-u uu… boum !

Vraiment, il y avait trop de ressorts à ce truc.

L’histoire se termina, comme toutes les histoires chez nous. Cette nuit — pour nos lecteurs, du moins — une violente tempête souffla sur l’Europe : communications téléphoniques coupées. Le lendemain, M. Dufour ne parla plus de ces machines, pas même pour dire :

— Qu’on les enlève.

Il y a longtemps. Elles sont toujours là. Une coûte tant : pour deux, cela fait le double, et c’est beaucoup d’argent. À présent qu’elles ne servent plus, on sait à quoi elles servent.

On installe un ami :

— Là, mon vieux ; pousse ce bouton, tire ce levier, crie quelque chose.

— Salaud !… Cochon !…

Puis on se tord comme de petites folles, à s’entendre appeler :

— Salaud !… Cochon !…

Quelquefois cela cesse d’être drôle.

Alors, que font-elles là, ces machines ?