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Par mer et par terre : le batard/I

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PAR MER
ET PAR TERRE

LE BÂTARD

CHAPITRE I.

COMMENT ON PEUT FAIRE SON NID SUR L’OCÉAN ET SAVOURER SON BONHEUR.


Quatre années s’étaient écoulées ;

Quatre années pendant lesquelles Olivier fut heureux, comme nul homme ne l’a été et ne le sera jamais sur cette terre.

Lui, toujours si malheureux jusqu’alors, il en vint à s’effrayer de cette félicité constante ; il lui arrivait parfois de se demander avec une secrète appréhension :

« Que me réserve donc Dieu dans l’avenir, qu’il me fait jouir dans le présent d’un aussi complet bonheur ? »

L’homme est ainsi fait. Il se sait si fatalement voué au malheur dès sa naissance, que tout ce qui lui arrive d’heureux l’épouvante, parce que, n’y étant pas accoutumé, il n’ose y croire.

L’anecdote de Polycrate, tyran de Samos ; jetant son anneau à la mer pour payer la rançon de son bonheur à l’adversité, est plus vraie qu’on ne le suppose. Les anciens sont nos maîtres ; rien ne leur a échappé, ils ont tout deviné et tout compris ; voilà pourquoi leurs deux plus puissants dieux étaient le Destin et la Fatalité.

Ces dieux, que l’on croit oubliés, existent encore, surtout pour la grande famille des parias de notre société, dédaigneusement rejetés par elle et placés, par l’irrégularité de leur naissance, hors de la loi commune et dans une situation identique à celle de notre héros.

Nous ajouterons, entre parenthèse, que si, au lieu d’être une histoire vraie, ce récit était un roman, il nous aurait été facile de faire d’Olivier Madray un homme hors ligne, un génie incompris ; d’entasser autour de lui des aventures plus extraordinaires les unes sur les autres, et de précipiter les péripéties : nous ne l’avons pas voulu ; nous nous bornerons, jusqu’à la dernière page, à ne dire que la vérité, tout en ne disant pas toute cette vérité, non pas que nous ayons quoi que ce soit à redouter, mais seulement par des motifs de haute convenance, dont les intéressés surtout nous sauront gré, nous l’espérons.

Cela dit une fois pour toutes, nous reprenons notre récit.

Pendant ces quatre années, bien des événements s’accomplirent, bien des faits se passèrent auxquels nos personnages se trouvèrent mêlés, plus ou moins directement.

La révolution Péruvienne, si longtemps attendue, éclata enfin. La lutte s’engagea entre les créoles et leurs oppresseurs ; elle fut sanglante, acharnée, sans merci ; les Espagnols furent définitivement chassés du Pérou, de même qu’ils l’avaient été de toutes leurs autres colonies américaines.

Seul le Callao leur resta provisoirement.

Don Diego Quiros de Ayala, fortement appuyé par ses amis et ceux de son gendre, dont les services pendant la guerre avaient été hautement appréciés, fit valoir ses droits sur ses biens placés sous séquestre par l’autorité espagnole, et sur les mines dont son ex-associé, don Estremo Montès, avait si malencontreusement pour lui essayé de s’emparer.

Ces droits furent reconnus sans difficultés ; don Diego Quiros rentra facilement dans la totalité de son immense fortune ; il devint, pour ainsi dire, du jour au lendemain, un des plus opulents propriétaires du Pérou.

Après avoir réglé ses affaires, ce qui exigea un temps assez long, don Diego Quiros fixa définitivement sa résidence à Lima, où il s’installa calle de Bodegones, dans un magnifique hôtel, bâti par un grand seigneur espagnol, et qu’il acheta presque pour rien. Il avait en même temps acheté une délicieuse maison de campagne ou quinta, ainsi que disent les Péruviens, au charmant village du Chorrillo, situé sur le bord de la mer.

C’est au Chorrillo que toute la haute société liménienne se donne rendez-vous pendant la saison la plus chaude de l’année, pour jouir de la brise rafraîchissante du large, prendre des bains de mer et jouer au monte, jouer au monte surtout.

Le jeu fait fureur au Pérou, comme dans toutes les autres colonies espagnoles, devenues aujourd’hui des républiques plus ou moins florissantes.

Après chaque croisière, Olivier et sa charmante compagne venaient secrètement au Chorrillo, espèce de terrain neutre, où Péruviens et Espagnols se faisaient à peu près bon visage, aux reflets chatoyants des onces d’or amoncelées sur les tables de jeu. Les jeunes mariés passaient au Chorrillo un mois, parfois davantage, auprès de don Diego Quiros et de doña Maria, puis ils s’envolaient comme des oiseaux de passage, emportant avec eux du bonheur pour toute leur croisière.

Olivier avait un fils ; ce fils, que père, mère, grand-père et grand’mère adoraient à qui mieux mieux, allait avoir trois ans il se nommait Napoléon !

Pourquoi Napoléon ?

C’est ce que nous allons expliquer, le plus clairement qu’il nous sera possible.

À cette époque, le grand nom de l’heureux conquérant de l’Europe remplissait le monde ; le martyr de Saint-Hélène, ainsi qu’on l’appelait, mort à peine depuis quelques années, était quelque chose de plus qu’un dieu ; la légende impériale se faisait de toutes les rancunes amassées contre l’ancien régime ; on avait, de parti pris, oublié la véritable histoire du héros posthume, pour ne se souvenir que de sa gloire et l’entourer d’une auréole ; l’heure où chaque chose devait être remise à sa place, et le conquérant glorifié ou honni, selon ses mérites ou ses erreurs, n’était pas encore sonnée. Le nom de Napoléon représentait, aux regards éblouis, fascinés, et par conséquent prévenus et trompés, l’ère nouvelle, avec ses splendeurs et toutes ses libertés octroyées aux peuples. Voilà pourquoi le fils d’Olivier et de Dolorès, et d’une foule d’autres niais dans les cinq parties du monde, avait reçu au baptême ce nom prédestiné, mais fort peu chrétien, puisque saint Napoléon n’existait pas ; la curie romaine a été forcée de l’inventer pour les besoins de la cause.

Bref, l’enfant allait sur trois ans ; il n’avait plus autant besoin des soins maternels ; Dolorès et son mari cédèrent aux instances de doña Maria et de don Diego : ils consentirent à leur confier leur enfant ; ils savaient qu’il serait en bonnes mains.

Ce fut une grande joie pour les grands parents que cette tutelle qui leur était confiée, et à laquelle ils attachaient un si grand prix.

Olivier mûrissait un projet ; il préparait une surprise à sa femme, plus que jamais sa maîtresse chèrement adorée.

Doña Dolorès lui avait, à plusieurs reprises, témoigné le désir de visiter la Suisse et l’Italie. Jusque-là Olivier avait toujours réussi, plus ou moins adroitement, à faire remettre l’exécution de ce projet à une époque éloignée.

Depuis son départ de Cadix, Olivier, enrichi par ses prises, n’avait usé d’aucune des lettres de recommandation qui lui avaient été remises ; il n’avait, dans aucun pays, présenté de lettres de crédit, ne s’étant jamais trouvé pressé d’argent ; il n’avait entretenu de relations suivies qu’avec une seule personne, M. Maraval, dont il était sûr. Six années s’étaient écoulées ; Olivier avait toute espèce de raisons pour supposer ou que sa trace était perdue, ou que ses ennemis avaient renoncé à s’occuper de lui. Il écrivit une longue lettre à M. Maraval pour lui faire connaître ses intentions et lui assigner un rendez-vous.

Grâce à ce hasard singulier qui semblait s’obstiner à favoriser, en toutes circonstances, le jeune capitaine, la lettre partit pour l’Espagne le jour même qu’elle avait été écrite, sur un aviso espagnol expédié en toute hâte à Cadix par l’amiral espagnol commandant le blocus du Callao.

Quinze jours plus tard, les deux époux prirent congé de leurs grands parents, embrassèrent le jeune Napoléon, dont le visage était, jusqu’aux yeux, barbouillé de confitures, et, montés sur des mules conduites par un arriero, ils se rendirent à Huacho, où se trouvait leur navire.

Le surlendemain, le Hasard déploya ses ailes d’épervier et s’envola en haute mer.

Le capitaine, depuis son mariage, avait fait construire une dunette sur son navire ; cette dunette, très-confortablement installée et divisée en plusieurs pièces, communiquait par un escalier intérieur avec l’ancien appartement d’Olivier ; les choses avaient été établies de façon que les deux époux avaient chacun leur appartement ; Olivier avait cédé la cabine à Dolorès, et s’était réservé la dunette ; il est vrai que lorsque cela leur convenait, au moyen de l’escalier intérieur, ils étaient en un instant l’un chez l’autre : nous devons avouer que cela leur convenait très-souvent.

Doña Dolorès était maîtresse absolue dans la cabine, où deux chambres avaient été construites pour ses femmes ; elle faisait dans son appartement ce que bon lui semblait ; Furet avait été, sur l’ordre d’Olivier, spécialement attaché à son service.

La dunette était un peu plus petite ; on avait abaissé le sol du pont, afin de ne pas la surélever trop au-dessus des lisses ; mais, telle qu’elle était, Olivier y trouvait toutes ses aises.

Doña Dolorès ne connaissait pas la direction du navire, elle ne s’en préoccupait nullement ; elle était près de son mari, le reste lui était indifférent.

On doubla le cap Horn au mois de janvier, c’est-à-dire en plein été austral, par un temps chaud et clair, en vue de la Terre-de-Feu, couverte de pingouins, dont les allures étranges et tant soit peu fantasques réjouirent beaucoup la jeune femme et tout l’équipage.

Quelques jours plus tard, on entra dans la Plata ; le navire passa devant Montevideo et vint fièrement mouiller devant Buenos-Ayres, qu’il salua de vingt et un coups de canon, salut qui fut rendu coup pour coup par la ville.

— Où sommes-nous donc, mon ami ? demanda curieusement Dolorès, qui, depuis le matin, se tenait sur le pont et admirait le magnifique panorama qui tour à tour se déroulait sous ses yeux.

— Nous sommes à Buenos-Ayres, ma chérie, répondit gaiement Olivier ; viens, notre baleinière nous attend ; nous allons nous installer à terre.

— Quel bonheur ! dit-elle en embrassant son mari, moi qui avais un si vif désir de voir Buenos-Ayres, dont on fait tant de charmants récits !

– Tu pourras l’admirer tout à ton aise, ma mignonne, viens.

Une demi-heure plus tard, les deux époux étaient à terre, logés dans le premier et le plus élégant hôtel de la ville.

Buenos-Ayres était déjà, à cette époque, le rendez-vous des étrangers, qui y affluaient de toutes parts.

C’était la perle des Amériques ; elle n’allait pas tarder à en devenir l’Athènes.

Quelques jours s’écoulèrent en visites aux autorités buenos-ayriennes et en courses à travers la ville.

Olivier s’était établi à l’Hôtel de France ; ainsi se nommait l’hôtel où il était descendu avec tous ses domestiques, c’est-à-dire les deux servantes chiliennes de doña Dolorès, Antoine Lefort, son valet de chambre, et Furet, le mousse, attaché au service de la jeune femme.

Le capitaine occupait un vaste appartement au premier étage de l’hôtel ; les fenêtres donnaient sur la rade, dont on avait tout le panorama sous les yeux.

Un matin, les deux époux déjeunaient tête à tête, lorsque tout à coup Dolorès, dont le regard s’était machinalement porté sur la mer, poussa un cri.

– Qu’est-ce que tu as mignonne ? lui demanda son mari avec un sourire narquois.

– Je ne sais ! Je me suis trompée, peut-être, dit-elle tout interdite,

– Explique-toi, ma chérie ; je ne te comprends pas du tout…

— C’est à peine si je me comprends moi-même, mon ami.

— Alors, c’est grave ! dit-il avec un sang-froid imperturbable.

— Juges-en toi-même, mon ami : je ne vois pas le brick-goëlette ?

— Oublieux que je suis ! s’écria-t-il en se frappant le front. Je ne sais pas comment cela se fait !…

— Quoi donc, mon ami ?

— Je n’y ai plus songé, sur ma foi ! Le brick-goëlette est parti ce matin en croisière, sous les ordres d’Ivon Lebris, mon brave matelot.

– Comment, parti ? fit-elle avec surprise.

– Oh ! rassure-toi, chérie ; tous tes bagages et les miens ont été soigneusement débarqués, avant le départ, dit-il en feignant de se méprendre sur le sens de l’exclamation de sa femme.

— Mais alors, nous restons donc ici ?

— Pas positivement, ma chérie, nous voyagerons de notre côté, tandis que Lebris croisera du sien.

— Je n’y suis plus du tout, moi ! Tout cela me semble un rêve. Où irons-nous donc ?

— Tu m’as souvent témoigné le désir de visiter l’Italie et la Suisse, ma chérie ?

— C’est vrai, mon ami ; mais comme tu as semblé ne pas vouloir satisfaire ce caprice, je n’ai pas insisté.

— Je le reconnais. Je ne refusais pas, j’ajournais simplement, ma mignonne. Le moment est aujourd’hui venu de te satisfaire, si toutefois tu n’as pas changé d’avis.

— Il serait possible ! Bien vrai, nous ferions ce voyage ?

— Sans doute ; je te ménageais cette surprise.

— Oh ! que tu es bon et que je t’aime, Carlos !

— Ainsi, nous irons en Italie ?

— Je le crois bien ! Quand partons-nous ?

— Quand tu voudras.

— Si tôt que cela ? fit-elle en riant.

— Plus tôt même, si cela te fait plaisir, mignonne.

— Tu serais bien attrapé si je te prenais au mot !

— Essaie, chérie.

— Eh bien ! señor caballero, je veux partir tout de suite.

— Soit, mignonne, dit le capitaine en jetant sa serviette et se levant. Vous avez entendu, Antoine ?

— Oui, capitaine.

— Eh bien ?

— Tout est paré ; Furet attend avec la voiture, capitaine.

— Comment cela ? tout de suite dit la jeune femme au comble de l’étonnement.

— Ma foi ! oui, tu vois, chérie.

— Mais nos bagages, mes femmes ?

— Femmes et bagages sont à bord depuis plus d’une heure.

– Comment, à bord ?

— C’est vrai, viens à la fenêtre ; très-bien ; maintenant, regarde là, dans la direction de mon doigt, que vois-tu ?

— un brick, tes voiles carguées.

— C’est cela même ; tu es un excellent marin. Comment le trouves-tu, ce brick ?

— Très-coquet, mais pas aussi beau que le Hasard.

— C’est vrai mais tel qu’il est, te plait-il ?

— Infiniment.

— C’est le Zéphyr.

— Ah c’est le Zéphyr ?

— Oui ! je l’ai frété pour toute la durée de notre voyage ; nous serons chez nous ; c’est un bâtiment français, très-fin voilier ; il est à pic et n’attend que notre présence à bord pour déraper et partir.

— Ainsi ?

— C’est à toi de commander.

Elle se pencha vers son mari, lui donna un long baiser, et, passant son bras sous le sien

— Allons dit-elle d’une voix câline.

Ils descendirent.

Antoine et Furet avaient déjà pris les devants.

À la porte se tenait le maître de l’hôtel, son bonnet à la main :

— Bon voyage ! monsieur et madame, dit-il en français, avec un gracieux salut.

— Merci, mon hôte. Souvenez-vous de nos conventions, répondit Olivier dans la même langue.

— Dans six mois, jour pour jour, votre appartement sera à votre disposition, monsieur ; j’attendrai votre retour, votre absence dût-elle durer six mois de plus encore.

— C’est cela, mon hôte, je retiens votre parole.

— Foi de Bernouillet, monsieur, je la tiendrai.

— Ah ça, vous savez que c’est sur votre recommandation que j’ai frété le Zéphyr, ne l’oubliez pas.

— Je réponds corps pour corps du capitaine Legonidec, monsieur, et c’est ce que je ne me risquerais pas de dire de mon propre frère. Je connais le capitaine depuis plus de vingt ans ; c’est un gars de Saint-Malo, un ancien de Surcouf, c’est tout dire ! Vous n’aurez qu’à vous louer de lui.

— Je l’espère ! Il m’a produit une excellente impression.

— Elle ne sera pas menteuse, monsieur, soyez-en certain.

— Allons, au revoir, mon hôte !

— À vous revoir, monsieur et madame !

Maître Bernouillet ouvrit alors galamment la portière ; doña Dolorès et son mari montèrent dans la voiture ; l’hôtelier salua une dernière fois, referma la portière et fit signe au cocher qu’il pouvait partir.

La voiture s’éloigna au grand trot.

Antoine Lefort s’était installé sur le siège, auprès du cocher ; Furet s’était accroché derrière la voiture.

En moins d’un quart d’heure, la voiture arriva sur le port, le cocher s’arrêta près de la jetée.

Une embarcation du brick attendait les voyageurs, ou pour mieux dire, les passagers.

Ceux-ci s’embarquèrent et le canot mit aussitôt le cap sur le navire.

Le capitaine Legonidec vint lui-même recevoir ses passagers à la coupée, puis, avec force politesses, il les conduisit dans les cabines préparées pour eux.

Le capitaine Legonidec s’était réservé pour lui et ses officiers la dunette, comme étant plus commode pour les exigences du service du bord ; les cabines de l’arrière dans l’entrepont avaient été aménagées de manière à former un appartement assez grand et très-confortable, pour Olivier, sa femme et leurs domestiques, qu’ils avaient ainsi sous la main lorsqu’ils en avaient besoin.

Une demi-heure à peine après l’arrivée à bord des deux passagers, le brick le Zéphyr dérapait son ancre, et descendait le rio de la Plata, toutes voiles dehors.

Faisons maintenant connaissance avec l’ami et protégé de maître Bernouillet.

Le capitaine Legonidec était un vieux et excellent marin ; il avait longtemps servi sous les ordres de Surcouf, comme officier ; il avait ensuite fait la course pour son propre compte, et, pendant un certain temps, il s’était rendu redoutable aux Anglais, auxquels il faisait des tours pendables ; mais un jour son bonheur habituel l’abandonna : il fut capturé sur les côtes d’Irlande par une corvette anglaise, et jeté sur les pontons de Portsmouth, où il souffrit d’horribles tortures à cause de plusieurs tentatives d’évasion, qui toutes échouèrent. Il ne recouvra enfin sa liberté qu’après la chute de l’empire et le retour des Bourbons.

Sa haine pour les Anglais, qui l’avaient tant fait souffrir, était implacable, leur nom seul lui faisait horreur ; cette haine était passée chez lui à l’état de monomanie furieuse ; son plus grand bonheur était de chercher querelle à tous les pauvres diables d’Anglais que leur mauvais destin plaçait sur son passage ; et, comme il était d’une force et d’une adresse extraordinaires à toutes les armes, il sortait toujours vainqueur de ces duels improvisés ; et, ainsi qu’il le disait en riant, car il était très-gai de caractère, il leur rendait ainsi en détail ce qu’ils lui avaient fait souffrir en gros ; bien que la paix existât entre la France et la Grande-Bretagne, il continuait la guerre pour son compte particulier.

Le capitaine Legonidec était de taille moyenne, avait les épaules larges, les bras d’une longueur démesurée et la tête énorme ; les traits énergiques, la face apoplectique, le front fuyant les yeux petits, enfoncés dans l’orbite, gris, pétillants de malice et couronnés de sourcils en broussailles ; le nez gros, les pommettes saillantes, la bouche grande, les lèvres épaisses, rouges, et des dents excellentes, mais noircies, ou plutôt jaunies par l’abus immodéré de la chique, cette consolation du marin pendant les longs quarts de nuit ; un menton carré : ses favoris roux ébouriffés venaient rejoindre les coins de sa bouche ; il était légèrement voûté et avait les jambes très-arquées par l’habitude du roulis et du tangage ; avec tout cela, constamment l’air renfrogné et de mauvaise humeur, et pourtant la physionomie mobile et excessivement sympathique, à cause de la franchise qui en était le trait particulier ; sa voix ressemblait quand il se fâchait, ce qui lui arrivait trop souvent, au grincement du flot courant sur les graviers de la plage.

En un mot, c’était le type, perdu aujourd’hui, du loup de mer, tel qu’il existait encore à cette époque, avec toutes ses qualités et ses défauts : c’est dire qu’il était brutal, grossier, sentant plutôt le goudron que les essences ; superstitieux et rempli de préjugés de toutes sortes, parfois ridicules ; peu instruit, mais connaissant son métier sur le bout du doigt ; brave, honnête, dévoué et chérissant la mer par dessus tout.

Aujourd’hui, nos capitaines au long cours sont des messieurs bien élevés ; ils mettent des gants à leurs mains, de la pommade à leurs cheveux, grasseyent en parlant, affectent d’être précieux avec leurs passagers et galants auprès de leurs passagères.

En valent-ils mieux pour cela ?

Peut-être oui, peut-être non.

Cependant, nous regrettons les loups de mer : au moins ceux-là étaient véritablement marins ; et s’ils n’étaient pas aussi musqués que le sont leurs successeurs, peut-être étaient-ils plus solidement à cheval sur le code de l’honneur que ne le sont ceux-ci.

Lorsque maître Bernouillet avait parlé d’Olivier au capitaine Legonidec, et lui avait fait la proposition de fréter son navire pour le compte du capitaine corsaire, le premier mouvement du vieux marin avait été de refuser : il redoutait d’avoir affaire à un terrien, et Dieu sait si le bonhomme les redoutait ; mais lorsqu’il eut pris des renseignements et eut fait deux ou trois visites à bord du Hasard, où, à sa grande joie, il s’était retrouvé en pays de connaissance, la plupart des hommes de l’équipage ayant servi avec lui sous les ordres de Surcouf, son opinion sur Olivier changea du tout au tout ; il finit par s’enthousiasmer si complétement pour le jeune capitaine, que si celui-ci lui avait demandé son brick, il le lui aurait donné, et lui avec.

Le brick le Zéphyr n’était pas le premier bâtiment venu ; c’était un très-joli morceau de bois fln’, coquet, élancé et marchant comme un marsouin ; il jaugeait deux cent cinquante tonneaux et avait été construit pour la course ; aussi possédait-il toutes les qualités requises pour constituer le bon voilier ; il portait deux petits canons de douze à l’avant, pour se défendre au besoin contre les pirates, et avait, tout compris, vingt-deux hommes d’équipage, tous excellents marins.

Nous terminerons le portrait un peu long de ce digne capitaine en constatant que, s’il sacrait et maugréait sans cesse, en somme c’était un excellent homme, adoré de son équipage.

Au bout de deux heures à peine, Olivier et lui étaient les meilleurs amis du monde ; le capitaine Legonidec se considérait comme le second du capitaine Madray ; heureux et surtout honoré de servir sous les ordres du redoutable corsaire. Il est bien entendu que, de son côté, Olivier affectait de traiter le capitaine avec la plus affectueuse distinction, et, ce qui alla tout droit au cœur du digne Breton, il lui déclara dès le premier jour que, pendant tout le voyage, il entendait qu’il prit ses repas à sa table.

Olivier avait fait embarquer force provisions de toutes sortes, et avait engagé un excellent cuisinier français égaré à Buenos-Ayres, expressément pour son service.

Olivier se rendait d’abord à Gênes, où, sans en rien dire à sa femme, il avait donné rendez-vous à M. et Mme Maraval.

Le temps mi magnifique, le vent constamment favorable ; la traversée, fort courte, se fit presque sans toucher aux bras et aux écoutes.

Ils passèrent devant Cadix, franchirent le détroit de Gibraltar, et vinrent enfin mouiller devant Gênes, dont l’aspect grandiose ravit doña Dolorès, et lui donna une haute idée des merveilles qu’elle serait bientôt appelée à voir dans cette vieille Europe, dont elle avait si souvent entendu faire dans son enfance des récits exagérés, et dont elle connaissait à peine quelques villes, entrevues en passant et dont elle n’avait conservé qu’un très-incomplet souvenir.

La première personne que les deux époux rencontrèrent en débarquant fut M. Maraval.

Il les attendait sur le quai, le sourire aux lèvres et le cigare à la bouche.

M. Maraval était arrivé depuis deux jours seulement ; doña Carmen, un peu souffrante, n’avait pu, à son grand regret, quitter Cadix ; mais lui se proposait d’accompagner ses amis dans leur voyage à travers l’Italie et la Suisse, ce qui mit le comble à la joie de doña Dolorès, qui, sachant que M. Maraval était le meilleur ami de son mari, éprouvait une profonde affection pour lui, même avant de le connaître intimement.

De son côté, M. Maraval fut charmé de doña Dolorès, chez laquelle il ne tarda pas à reconnaître toutes les précieuses qualités de cœur et d’esprit qui forment la véritable femme ; il félicita chaleureusement son ami sur son bonheur et se mit aussitôt à adorer platoniquement la charmante jeune femme et à la traiter comme une sœur chérie : ne l’avait-il pas connue enfant !

Les voyageurs passèrent quelques jours à Gènes, autant pour se reposer des fatigues de la traversée que pour les préparatifs de leur excursion et surtout visiter la vieille cité républicaine, si riche en monuments admirables et en souvenirs historiques de toutes sortes.

Avant de quitter Gênes, Olivier avait eu avec le capitaine Legonidec une longue conversation.

Le jeune homme, se proposant de voyager à petites journées et de ne rien négliger pour rendre son excursion agréable à sa femme, devait faire un assez long séjour sur le continent ; il donna donc liberté entière au capitaine du Zéphyr de mettre le temps à profit pour naviguer à sa guise et faire du cabotage, tant dans la Méditerranée que dans l’océan Atlantique, à la seule condition de se trouver à Anvers et de l’y attendre à une époque qu’il lui fixa pour le reconduire à Buenos-Ayres.

Ce point délicat réglé à la satisfaction des deux capitaines, ils se séparèrent en se serrant la main, et, deux jours plus tard, Olivier, sa femme, M. Maraval et leurs domestiques quittèrent Gênes et commencèrent leur pèlerinage à travers l’Italie.

Nous ne nous appesantirons pas sur cette excursion de touristes.

L’Italie et la Suisse sont, grâce à Dieu, trop bien connues, aujourd’hui, pour qu’il reste quelque chose de nouveau à dire sur leur compte.

Nos trois amis voyageaient lentement, en gourmets qui tiennent à savourer toutes les surprises imprévues d’un charmant voyage, que nulle arrière-pensée ne vient assombrir.

Les principales villes d’Italie défilèrent ainsi, les unes après les autres, avec toutes leurs merveilles, devant leurs yeux éblouis et jamais rassasiés.

Ils faisaient d’assez longues stations dans certaines des villes qu’ils traversaient, telles que Naples, Rome, Mantoue, Florence, Pise, Milan et tant d’autres encore, qu’il serait puéril de nommer.

Partout ils avaient admiré des ruines et vécu dans le passé, car l’Italie n’existe plus qu’à l’état légendaire, et son peuple est bien petit auprès de celui dont il foule si insoucieusement les cendres héroïques. Les touristes reconstituaient le monde antique, évoquaient les héros de la vieille Rome ou bien les chefs demi-bandits des grandes luttes du moyen âge, et, sauf les monuments à demi ruinés, témoins de tant de chocs grandioses, ils trouvaient bien mesquin tout ce qui les entourait[1].

À leur arrivée à Rome, avant de visiter la ville éternelle, les voyageurs, suivant en cela la coutume respectueuse des catholiques de toutes les nations à leur passage dans la capitale du monde chrétien, allèrent saluer le pape Pie VII, dont le pontificat fut traversé par tant de souffrances et de malheurs, et ils lui demandèrent sa bénédiction, que dans son inépuisable bonté le pape daigna leur accorder.

Rien ne pressait nos touristes, leur temps était bien à eux ; ils en profitaient pour jouir, admirer et collectionner à grands frais des souvenirs qui, plus tard, revenus en Amérique, leur rappelleraient leur charmante excursion à travers la vieille et poétique Europe.

Ils étaient trois, chiffre cabalistique, indispensable pour chasser l’ennui en voyage. Seul, le voyageur s’ennuie, ne pouvant communiquer ses impressions à personne ; à deux la satiété arrive ; parfois on se querelle sous des prétextes frivoles, souvent même sans prétextes, afin de changer la conversation et faire preuve d’indépendance ; à trois cela est impossible ; il y a une majorité, la gaieté persévère quand même.

Déjà, depuis plusieurs mois, ils allaient ainsi insoucieusement, comme des écoliers en vacances, de ville en ville, de bourgade en bourgade.

Ils avaient ainsi traversé l’Italie le nez en l’air, ne laissant pas un monument sans le visiter, une ruine sans lui demander son histoire.

À plusieurs reprises, Olivier avait cru remarquer un homme d’apparence riche, et semblant appartenir à la haute société, qui, par un hasard singulier, s’était rencontré avec lui dans les mêmes villes à visiter les mêmes monuments avec un même enthousiasme ; mais, quelque fût ce personnage, jamais il n’avait, ni par ses gestes ni par ses regards, manifesté l’intention d’entrer en relations avec les voyageurs, dont il se tenait toujours assez éloigné.

Olivier crut avoir affaire à quelque Anglais atteint du spleen, et il cessa de s’occuper de lui.

D’ailleurs, ce singulier personnage disparut un jour et on ne le revit plus.

Seulement le capitaine apprit, quelques jours après, que cet inconnu avait secrètement questionné ses domestiques, et même leur avait offert de l’or pour obtenir des renseignements sur lui.

Antoine Lefort et Furet ne savaient rien, donc ils ne purent donner le moindre renseignement.

Du reste, tous deux étaient dévoués à leur maître eussent-ils su quelque chose sur lui, qu’ils auraient gardé le silence.

Olivier fut assez inquiet pendant quelques heures ; puis il prit son parti de ce mystère et ne s’en occupa plus ; bientôt même il l’eut oublié.

Quelques jours plus tard, les touristes, ayant épuisé l’Italie, pénétrèrent en Suisse.

Là, les émotions changèrent ; ce n’étaient plus les monuments, les tableaux, les statues, les ruines qu’ils admiraient ; c’était la nature grandiose, abrupte, sauvage, dont les aspects sévères impressionnaient vivement leur cœur et surexcitait leur imagination.



  1. Le lecteur voudra bien se souvenir que cette histoire se passe au commencement du xixe siècle. Tout ce qui était juste alors ne l’est plus aujourd’hui, grâce à Dieu ! L’Italie, réveillée de son lourd sommeil, est libre et puissante enfin. G. A.