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Par mer et par terre : le batard/IV

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CHAPITRE IV

DANS LEQUEL LE LECTEUR ASSISTE À UNE
EFFROYABLE CATASTROPHE.


Le consul colombien à Buenos-Ayres avait chargé Olivier de dépêches importantes pour son collègue à Santiago de Chile.

Force fut donc au jeune capitaine de faire escale à Valparaiso, et d’y faire un séjour assez prolongé.

Du reste, cette relâche était nécessaire la traversée avait été assez rude ; le Hasard avait beaucoup fatigué en doublant le cap Horn ; il avait même fait quelques avaries, qu’il importait de réparer au plus vite.

La maison autrefois achetée à l’Almendral par don Diego Quiros lui appartenait toujours.

Cette charmante demeure était chère à plus d’un titre aux deux jeunes époux.

C’était là que leur union s’était décidée, qu’ils avaient passé, l’un près de l’autre, cœur contre cœur, les premiers mois si heureux de leur mariage.

Un domestique de confiance avait été laissé à sa garde il se hâta de mettre la maison à la disposition des deux époux.

Cette attention leur causa une véritable joie : chaque pièce de cette maison, chaque allée de son magnifique jardin leur rappelaient de doux et frais souvenirs.

Ils s’y installèrent, leur séjour à Valparaiso devant se prolonger pendant au moins quatre ou cinq mois.

Après avoir pris quelques jours de repos et avoir visité ses amis, Olivier fit marché avec un arriero et partit à cheval pour Santiago de Chile, en compagnie de Furet, que depuis quelque temps il gardait près de lui ; il avait laissé Antoine Lefort à la maison de l’Almendral pour veiller à la sûreté de doña Dolorès, que d’ailleurs Ivon Lebris devait aller voir chaque jour. Le trajet de Valparaiso à Santiago de Chile se fit assez rapidement.

En entrant dans la capitale de la nouvelle république, la surprise d’Olivier fut grande en remarquant les changements qui, en si peu de temps, s’étaient opérés dans cette ville, que jadis il avait vue si morne, si triste et presque si déserte.

Un vif mouvement régnait dans les rues ; tous les passants marchaient en hommes affairés ; de nombreuses boutiques s’étaient ouvertes et regorgeaient de marchandises précieuses de nombreux émigrants, appartenant à toutes les nationalités de l’Europe, étaient venus se fixer au Chili ; partout on entendait parler français, anglais, italien ; le français surtout dominait.

Le capitaine descendit à l’Hôtel de France — dans tous les pays du monde, même en Océanie, on trouve l’Hôtel de France — ou Fonda Francesa, situé presque au milieu de la calle de los Mercaderes, et tenu par un Provençal nommé Pierre Danis, ancien cuisinier d’un navire de guerre. Cet homme avait déserté à Valparaiso ; s’était embarqué sur un corsaire colombien, puis, après avoir touché de fort belles parts de prises, il s’était définitivement établi à Santiago de Chile, où il avait fondé un hôtel, en tout semblable à l’hôtel de la Croix-de-Malte à Toulon.

L’idée de Pierre Danis était bonne ; l’ex-cuisinier déserteur était un homme essentiellement pratique, il connaissait son monde ; aussi était-il en train de faire une grande et rapide fortune ; tous les voyageurs affluaient chez lui et s’y donnaient rendez-vous.

Après avoir changé de costume et s’être mis en uniforme, Olivier se hâta de remettre ses dépêches, tout en essayant de se renseigner sur les événements qui avaient eu lieu sur les côtes du Pacifique pendant son long voyage en Europe.

Les nouvelles étaient graves.

Les Espagnols, chassés de tout le littoral du Pacifique, n’y possédaient plus qu’un seul point, où ils s’étaient fortifiés d’une façon formidable.

Ce point était le port du Callao.

Retranchés au Callao, malgré la décisive bataille d’Ayacucho, qui avait assuré l’indépendance du Pérou, les Espagnols cependant étaient maîtres de tout le commerce de la nouvelle république, qu’ils arrêtaient leur gré ; rançonnant outrageusement les bâtiments de commerce qui se hasardaient à mouiller sur rade, et leur faisant payer un prix exorbitant l’autorisation de trafiquer avec les Péruviens, non-seulement au Callao, mais encore sur tous les autres ports de la nouvelle république.

Il est vrai que, si les Espagnols étaient les maîtres de la mer, en revanche les Péruviens les bloquaient étroitement du côté de la terre ; ils les avaient si bien renfermés dans les limites du port, qu’il leur était impossible de se hasarder à une portée de fusil hors de la ville.

Les Espagnols avaient armé de telle sorte les forts du Callao, qu’ils étaient réputés presque imprenables ; d’autant plus que les garnisons de ces forts, très-nombreuses, étaient entièrement composées de vieux soldats, rendus furieux par leurs défaites précédentes, qui avaient tous juré de s’ensevelir sous les ruines de leurs murailles plutôt que de se rendre.

Une nombreuse escadre, composée de frégates, de corvettes et de bricks bien armés, était mouillée sur la rade du Callao et barrait complétement l’entrée du port ; plusieurs bâtiments, embossés dans de fortes positions, se tenaient prêts à venir en aide aux forteresses en balayant la côte avec leur puissante artillerie.

Cet état de choses, déshonorant et ruineux pour les nouvelles républiques de l’océan Pacifique, ne pouvait être supporté plus longtemps ; il fallait en finir, coûte que coûte, avec ces ennemis détestés, qui ne voulaient pas, quoique vaincus, accepter leur défaite, et prétendaient dicter des lois à leurs vainqueurs.

Les forces colombiennes occupaient encore le Pérou ; il fut convenu entre les trois républiques, chilienne, péruvienne et colombienne, qu’un effort décisif serait combiné entre elles, pour chasser définitivement les Espagnols de cette terre américaine, sur laquelle, pendant trois siècles, ils avaient fait peser un joug si honteux.

Les soldats ne manquaient pas aux trois jeunes républiques ; elles en avaient à foison, de braves et aguerris : ils l’avaient prouvé dans maints combats sanglants ; mais il ne suffisait pas d’avoir des soldats : pour s’emparer du Callao, il fallait surtout une flotte.

Les trois marines des confédérés étaient dans l’enfance, ou plutôt n’existaient qu’en projet et sur le papier.

La marine chilienne, grâce à lord Alexander Cochrane, possédait seule un noyau, qui, avec le temps promettait de devenir une belle escadre.

Lord Cochrane, nommé amiral des forces de mer de la république chilienne, avait acheté une frégate de premier rang, en Angleterre ; avec cette frégate, il s’était emparé d’une frégate, de deux corvettes et de deux bricks de guerre espagnols, en tout six navires.

Les Péruviens ne possédaient que quelques goëlettes corsaires mal armées et plus mal commandées.

Les marins ne s’improvisent pas comme les soldats.

Quant aux Colombiens, ils avaient une frégate de premier rang, deux corvettes, quatre bricks de premier rang, et une grande quantité de corsaires montés par des équipages intrépides, français et anglais pour la plupart ; mais disséminés sur toutes les mers, à la poursuite des bâtiments espagnols, dont ils avaient pour mission de détruire le commerce, et qu’ils coulaient impitoyablement partout où ils les rencontraient.

C’était peu, pour lutter contre deux vaisseaux de haut bord, huit frégates de premier rang et une vingtaine de corvettes et de bricks, réunis par les Espagnols dans le port du Callao, ou croisant tout le long de la côte.

Cependant les confédérés ne désespérèrent pas de réussir ; les marines militaires chilienne et colombienne furent concentrées à Valparaiso ; lord Cochrane, mandé tout exprès du Brésil pour cette expédition, hissa son pavillon amiral à bord de la frégate le Mote-agudo, et fit des prodiges d’activité pour se former une escadre en état de tenir tête aux forces espagnoles.

Les préparatifs de cette audacieuse expédition furent conduits avec le plus grand secret ; des avisos légers furent expédiés à la recherche des corsaires colombiens et leur portèrent l’ordre de rallier le plus promptement possible le port de Valparaiso.

Plusieurs grands trois-mâts, de construction solide et bons voiliers, furent achetés aux États-Unis de l’Amérique du Nord, en France et en Angleterre, percés de sabords, armés de canons, montés par des équipages nombreux et aguerris, et aussitôt expédiés au Chili.

Ce fut sur ces entrefaites que le capitaine Olivier, qui ignorait complétement ce qui se tramait, vint mouiller sur la rade de Valparaiso.

Depuis son départ de Buenos-Ayres, le capitaine Olivier n’avait pas aperçu une seule voile ; par conséquent, il n’était nullement au courant des questions politiques, et moins encore de l’expédition mystérieusement préparée.

L’aspect belliqueux de la rade le surprit, à la vérité ; mais il n’eut aucun soupçon de ce que les trois nouveaux gouvernements républicains méditaient contre l’Espagne.

Aussi son étonnement fut-il grand, lorsqu’à son arrivée à Santiago la vérité lui fut révélée par le consul colombien d’abord, et ensuite par le président de la république lui-même, et confirmé deux heures plus tard par le ministre de la marine, qui lui fit la plus cordiale et la plus chaleureuse réception.

Quelques jours plus tard, ses dépêches lui furent remises ; le jeune capitaine reçut l’ordre de retourner à Valparaiso en toute hâte, et de se mettre aux ordres de l’amiral Cochrane.

Olivier reçut les dépêches avec une certaine répugnance : non pas que l’expédition méditée contre le Callao lui déplût ; mais, tenant beaucoup à sa liberté d’action et d’allures, il lui répugnait au plus haut point de voir enchaîner cette liberté et d’être contraint d’obéir à une impulsion étrangère.

Olivier était un véritable corsaire, capricieux et volontaire, professant une haine instinctive pour tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à de la sujétion, et par conséquent détestant au fond du cœur la marine militaire, où tout marche par pieds, pouces, poids et mesures, avec une monotonie désespérante.

Mais, cette fois, quel que fût son amour de la liberté, il lui fallait faire contre mauvaise fortune bon visage : son honneur était en jeu ; sous aucun prétexte il ne lui était possible de désobéir aux ordres qu’il avait reçus ; il prit donc d’un air souriant congé des autorités chiliennes, ainsi que du consul colombien, quitta Santiago et revint en toute hâte à Valparaiso.

En mettant le pied sur le pont du Hasard, Olivier apprit d’Ivon Lebris que, le matin même, un aide de camp de l’amiral Cochrane s’était présenté à bord, intimant l’ordre au capitaine Olivier Madray, aussitôt après son retour de Santiago de Chile, de se rendre à bord de la frégate amirale le Monte-agudo.

Cet ordre n’étonna pas Olivier, porteur de dépêches pour l’amiral ; son intention était de se rendre à bord de la frégate ; il revêtit son grand uniforme, prit ses dépêches, fit armer sa baleinière et, sans même demander à Ivon Lebris des nouvelles de doña Dolorès, il se dirigea à force de rames vers le Mnte-agudo.

Il fut reçu à bord de la frégate avec tous les honneurs réglementaires et immédiatement introduit auprès de l’amiral.

Lord Alexander Cochrane avait, à cette époque, environ cinquante ans ; il était de haute taille, fort maigre, avec les traits énergiques et un peu hautains, mais la physionomie affable, les manières courtoises et essentiellement sympathiques.

En apercevant Olivier, il se leva avec empressement, fit quelques pas à sa rencontre, lui serra la main et lui dit du ton le plus amical :

— Soyez le bienvenu, mon cher capitaine ! J’ai beaucoup entendu parler de vous, et toujours avec de grands éloges ; j’avais hâte de vous connaitre personnellement ; asseyez-vous près de moi, je vous prie, et causons.

Olivier obéit. L’entretien commença il se prolongea pendant près de deux heures ; l’amiral Cochrane expliqua in extenso son plan au capitaine, et en discuta avec lui tous les points de la façon la plus cordiale et avec une bonhomie charmante.

Cette expédition, à son point de vue, était et ne devait être qu’un coup de main audacieux, complétement en dehors de toutes les règles de la guerre maritime ; elle devait être menée rondement, par surprise et en donnant à l’improviste contre les Espagnols, sans leur laisser le temps de se reconnaitre ; il fallait, en un mot, enlever l’affaire de haute lutte, sans être attendus une bataille en règle contre des forces aussi formidables et soutenues par les batteries des forts étant complétement impossible.

Puis l’amiral entra dans les plus minutieux détails sur les moyens qu’il comptait employer pour assurer la réussite entière de son hasardeux projet et certaines mesures qu’il se réservait de prendre au dernier moment, si bien que, lorsqu’il congédia le jeune capitaine, celui-ci, électrisé par ce qu’il venait d’entendre, avait entièrement oublié sa mauvaise humeur et appelait de tous ses vœux l’heure de la bataille.

Après avoir salué l’amiral, Olivier retourna à son bord, non pas sans jeter curieusement les regards autour de lui.

Le spectacle était en effet singulier et intéressant ; il méritait d’être examiné avec soin.

La rade de Valparaiso, une des plus grandes et des plus belles du monde, offrait alors le spectacle à la fois le plus animé et le plus imposant.

Elle regorgeait de navires de toutes espèces et de toutes grandeurs, depuis les sloops les plus légers jusqu’aux magnifiques frégates, sans parler des bâtiments de commerce, groupés à part et serrés les uns contre les autres ; le nombre des navires de guerre battant flamme à la pomme du grand mât, et ayant à la corne les pavillons chilien, colombien et péruvien, s’élevaient à près de cinquante.

Il est vrai que les bâtiments de ligne, comme frégates et corvettes, étaient en minorité : on ne comptait que trois frégates et quatre corvettes régulièrement construites pour la guerre ; les douze autres corvettes, mouillées près des premières, étaient des trois-mâts du commerce, achetés, ainsi que nous l’avons dit, à diverses nations et armés en guerre ; les autres bâtiments étaient des bricks, des bricks-goëlettes, des goëlettes, des lougres, des cutters, tous portant des canons.

Parmi ces derniers bâtiments se trouvaient quinze corsaires colombiens, qui, jusqu’à un certain point, comme le Hasard par exemple, pouvaient à bon droit être considérés presque comme des bâtiments de guerre.

On attendait encore l’arrivée d’une vingtaine de navires.

Ainsi que l’amiral l’avait dit en riant à Olivier, il espérait remplacer la qualité par la quantité, soutenant que le lion, si fort et si courageux qu’il soit, est impuissant à se défendre contre les attaques des moustiques quand ces diptères s’acharnent en nombre contre lui.

Les embarcations des divers bâtiments sillonnaient constamment la rade dans tous les sens, hâtant le plus possible leur armement, afin d’être prêts à déraper et à prendre le large au premier signal.

Ivon Lebris n’avait pas perdu son temps pendant les quinze jours que le capitaine du Hasard avait passés à Santiago de Chile.

Les réparations avaient rondement marché à bord, si bien qu’à son retour, Olivier reconnut avec joie qu’il ne restait presque plus rien à faire, et que dans cinq ou six jours au plus tard il serait en état, si cela était nécessaire, de reprendre la mer dans d’excellentes conditions.

Après avoir chaudement félicité Ivon Lebris d’avoir aussi bien employé son temps pendant son absence, Olivier convoqua les officiers et les sous-officiers du navire dans la chambre du conseil, et, sans préambule, il leur apprit ce qui se passait et ce que l’on attendait de lui et d’eux.

Puis il ajouta :

— Messieurs, nous nous sommes trop longtemps abrités sous l’inviolabilité du pavillon Colombien pour capturer les bâtiments espagnols et faire notre fortune, sans être accusés de piraterie, pour ne pas avoir contracté envers le pays qui nous a accordé sa protection des devoirs d’honneur et de reconnaissance ! Aujourd’hui la Colombie fait appel à notre courage : lui refuserons-nous le concours qu’elle nous demande ? Ce serait de notre part non-seulement de l’ingratitude, mais bien plus, une insigne folie ! Le pavillon qui jusqu’à ce jour nous a couverts nous serait immédiatement retiré. Que deviendrions-nous ? D’ailleurs l’expédition à laquelle nous sommes appelés à prendre part nous sera fructueuse : les Espagnols ont accumulé d’immenses richesses au Callao ! une grande part de ces richesses nous reviendra… Donc nous ferons à la fois notre devoir et une bonne affaire en combattant sous les ordres de lord Cochrane, l’amiral anglais dont vous connaissez tous la grande réputation. À défaut de patriotisme, puisque nous sommes étrangers, l’espoir d’un gain loyalement acquis nous excitera à combattre, comme nous en avons l’habitude. Puis-je compter sur votre dévouement et annoncer à l’amiral, qui attend notre réponse, que nous combattrons en gens de cœur, sous ses ordres ?

— Capitaine, répondit au nom de tous M. Lebègue, le premier lieutenant, nous vous sommes dévoués ; nous vous devons trop pour jamais l’oublier. Tout ce que vous faites ou ferez est et sera toujours bien fait ; vous n’aviez pas besoin de nous demander notre avis dans cette circonstance. Cependant nous vous remercions sincèrement de l’avoir fait : cela nous prouve, une fois de plus, que vous nous estimez et que vous nous considérez véritablement comme étant vos compagnons et de braves marins. Nous vous suivrons partout ; nous nous ferons tuer jusqu’au dernier, avant de vous abandonner. N’est-ce pas, vous autres ?

Ces paroles furent couvertes par les applaudissements enthousiastes de tous les assistants.

On but à la prise du Callao, et tout fut dit.

Comme toujours, cette fois encore, le capitaine et son équipage formaient un tout compact et indissoluble.

Ce dernier et important devoir accompli, rien ne le retenant plus à bord, le capitaine s’empressa de se faire mettre à terre à l’Almendral.

Il avait hâte de se retrouver près de sa chère Dolorès.

Quelques jours s’écoulèrent, jours de soleil, dont rien ne vint ternir l’éclat ni troubler la félicité intime.

Pendant ces quelques jours, Olivier essaya d’amener tout doucement doña Dolorès à rester à Valparaiso pendant tout le temps que se prolongerait l’expédition.

Il ne se dissimulait pas les dangers terribles de ce téméraire coup de main ; il ne voulait pas que sa femme, son bien le plus cher, le seul bien véritable à ses yeux qu’il possédât au monde, y fût exposée près de lui.

Ce qu’il dépensa de diplomatie pour obtenir ce résultat si désiré fut immense il se flattait même d’avoir réussi.

Doña Dolorès, chaque fois qu’il avait entamé ce sujet, qui lui tenait si fort au cœur, l’avait toujours écouté, souriante, mais sans l’interrompre par la moindre objection. Tout à coup, un jour où il revenait encore sur cette demande, elle lui posa gentiment sa main mignonne sur les lèvres et lui dit, avec son plus délicieux sourire, de sa voix mélodieuse, dont les accents si doux allaient jusqu’au cœur du jeune marin :

– À quoi bon insister ainsi, mon Carlos chéri ? Tu sais bien que c’est impossible ! Si je me séparais de toi, ne serait-ce que pendant quelques jours, que deviendrais-je, moi, seule ici ? Je ne vis que par toi et pour toi ; je mourrais de douleur, tu le sais, tandis que tu serais loin de moi, exposé aux plus terribles dangers ! Nous n’avons qu’une âme en deux corps, ne me parle donc plus de séparation, surtout lorsque tu vas courir peut-être le plus grand danger auquel tu aies jamais été exposé. Souviens-toi, mon bien-aimé Carlos, que dès le premier jour où nous avons été l’un à l’autre, nous nous sommes juré que rien ne pourrait jamais nous séparer, que tout serait commun entre nous, et que, quoi qu’il pût advenir, nous resterions toujours unis. Je crains de mourir, mais seulement loin de toi ; mourir dans tes bras, en te donnant mon âme dans mon dernier baiser, sera pour moi le comble du bonheur. N’insiste donc plus pour me laisser ici pendant cette terrible expédition, ou, ajouta-t-elle les yeux pleins de larmes, je croirais que tu ne m’aimes plus comme je t’aime.

Et elle se jeta toute frémissante d’émotion dans les bras de son mari.

Il ne fut plus question de séparation.

Cependant le jour du départ approchait. Olivier et Dolorès quittèrent leur chère maison de l’Almendral, en étouffant un soupir de regret, et ils allèrent s’installer définitivement à bord de leur bâtiment.

Une vingtaine de nouveaux navires étaient venus mouiller, les uns après les autres, sur la rade de Valparaiso ; au nombre de ces nouveaux navires se trouvaient deux belles et fières frégates de premier rang achetées à la France par le gouvernement chilien.

Tout était prêt pour l’expédition.

Chaque jour, depuis une semaine, l’amiral Cochrane tenait de longs conseils à bord du Monte-agudo avec les capitaines de la flotte.

On avait fait le recensement des bâtiments destinés à concourir à l’expédition.

Tous compris, grands et petits, ces navires étaient au nombre de soixante-trois.

Ce chiffre était imposant !

L’amiral Cochrane divisa sa flotte en quatre escadres.

La première, composée de six frégates, de dix corvettes et d’un brick-aviso, fut placée sous les ordres immédiats de l’amiral Cochrane ;

La seconde, comprenant quinze bâtiments, corvettes et bricks, eut pour commandant sir John O’Brien, ofHcier Irlandais, plein de courage et de talent ;

La troisième, seize navires, bricks, cotres, goëlettes, etc., fut placée sous les ordres du capitaine Gravina, officier Colombien ;

Enfin, la quatrième escadre, composée de bricks, bricks-goëlettes et sloops, au nombre de quinze navires, avait pour commandant don Ramon Laserna, officier Chilien distingué.

Le Hasard faisait partie de cette quatrième escadre.

Un registre de signaux particuliers fut donné à chaque capitaine de navire.

Le plan de l’amiral Cochrane était celui-ci :

La troisième escadre, chargée de troupes de débarquement, s’approcherait de la côte pendant la nuit et jetterait ses troupes à terre, un peu au-dessus du Callao ; le débarquement opéré, l’escadre reprendrait le large et rejoindrait la flotte.

La première escadre forcerait l’entrée du port.

Pendant qu’elle attaquerait les navires espagnols et ouvrirait le feu contre eux, les autres escadres, composées de bâtiments légers, se glisseraient à sa suite, jetteraient une partie de leurs équipages à terre et viendraient bravement s’accrocher comme autant de moustiques aux flancs des gros navires espagnols, qu’ils attaqueraient autant que possible à l’arme blanche.

L’attaque aurait lieu par une nuit sans lune, et coïnciderait avec une attaque des positions espagnoles faite par l’armée Colombienne qui bloquait la ville et les contingents mis précédemment à terre par la troisième escadre.

Toutes ces mesures prises et définitivement arrêtées, on n’attendit plus que le moment propice pour les mettre à exécution.

La flotte était en partance.

Toutes les embarcations étaient hissées à bord des navires ; aucun bâtiment, sauf le canot amiral, ne communiquait plus avec la ville.

Enfin, quatre jours après celui où Olivier était monté sur son bord, au lever du soleil, une frégate appareilla ; deux heures plus tard, une corvette suivit ; à midi, une seconde quitta la rade.

Ces trois navires étaient expédiés en avant pour servir de mouches à la flotte.

Au coucher du soleil, la frégate amirale hissa enfin le signal du départ.

Aussitôt tout fut en mouvement sur la rade.

Les bâtiments commencèrent à évoluer majestueusement ; les escadres défilèrent en bon ordre, les unes après les autres, s’élevèrent en haute mer, et, au moment précis où le soleil disparaissait à l’horizon, il ne restait plus dans la rade de Valparaiso que des bâtiments de commerce et deux frégates française et anglaise, en station dans le port.

Le vent était bon, la brise maniable, la mer en bonance ; la flotte manœuvrait en ordre de bataille et s’avançait en faisant peu de toile.

On avait pris le ris de chasse et serré les perroquets.

On navigua ainsi pendant trois jours, sans qu’il survint le plus léger incident ; le troisième jour, vers le soir, la frégate expédiée en éclaireur reparut ; elle allait de conserve avec une frégate espagnole qu’elle avait capturée ; cette frégate, nommée la Numancia, était chargée de vivres et de munitions de guerre pour le Callao.

L’amiral fit mettre un équipage à bord de la Numancia, et la joignit à son escadre ; c’était un magnifique bâtiment portant soixante pièces de canon.

Le surlendemain, les deux corvettes rejoignirent ; elles n’avaient aperçu aucun bâtiment espagnol.

Le soir du lendemain, une goëlette fut signalée, ayant le cap droit sur la flotte, qu’elle ne tarda pas à atteindre.

C’était un corsaire Colombien commandé par un officier français, le capitaine Lucas, de Nantes ; il s’était glissé, pendant la nuit, dans la rade du Callao, qu’il avait minutieusement examinée, sans être découvert.

La flotte espagnole était très-nombreuse et très-forte en gros bâtiments ; mais la moitié des équipages avaient été mis à terre pour renforcer les garnisons de la ville et des forts, dont les pertes avaient, depuis quelque temps, été très-grandes, tant par les attaques des Colombiens que par les maladies causées par le manque d’eau douce et la mauvaise nourriture.

Le débarquement de la moitié de leurs équipages avait contraint les grands bâtiments à s’embosser, n’ayant plus assez de monde pour manœuvrer facilement d’aussi grandes masses à la voile.

Les Espagnols, convaincus que les indépendants ne possédaient que quelques mauvais navires, et que par conséquent, malgré tous les bruits que l’on faisait courir depuis quelque temps, ils ne se hasarderaient pas à les attaquer, ne se gardaient pas du tout du côté de la mer ; les états-majors de tous les bâtiments passaient la nuit à terre, ainsi que presque toutes leurs journées, tant étaient profondes leur sécurité et leur confiance dans leurs forces.

Muni de ces précieux renseignements, l’amiral n’hésita plus.

Par une nuit noire, des troupes furent débarquées, au dessous d’Huacho d’un côté et du Chorrillo de l’autre, c’est-à-dire à gauche et à droite du Callao.

Puis de forts détachements se glissèrent silencieusement dans la rade et furent mis à terre sur la plage même, aux environs des forts.

Cela fait, les bâtiments légers qui les avaient transportés mirent en panne le long de la côte, et expédièrent leurs embarcations, le portage des avirons garni de paillets pour éviter le bruit, vers la flotte espagnole, avec ordre de couper les haussières d’embossage et de démaniller les chaînes des corps morts, sur lesquels les autres étaient mouillés.

À minuit, un fanal à feu vert fut hissé à bord de la frégate le Monte-agudo.

Tous les bâtiments de la flotte répétèrent ce signal, puis les fanaux furent amenés et les escadres mirent le cap sur le Callao.

La nuit était sombre, sans lune ; il n’y avait pas une étoile au ciel, pas une lumière allumée à terre ; la brise était forte, la mer houleuse au large.

Au moment où la flotte confédérée forçait sans coup férir l’entrée de la rade, une vive canonnade se fit entendre à terre.

C’était l’armée Colombienne qui attaquait les positions espagnoles et lançait ses colonnes d’attaque contre les forts et les redoutes de la plage.

Le Monte-agudo fit un signal ; au même instant, tous les bâtiments de la flotte confédérée parurent illuminés du haut en bas, et une effroyable décharge, qui frappa les Espagnols de stupeur, répondit à la canonnade de l’armée Colombienne.

Puis les bâtiments confédérés se ruèrent, comme des tigres, à l’abordage des bâtiments espagnols.

La lutte était commencée elle devait être terrible.

La surprise était complète, le désordre à son comble sur la flotte espagnole.

Plusieurs gros navires, dont les haussières avaient été coupées, dérivaient et étaient drossés à la côte par la brise, heurtant les bâtiments qu’ils rencontraient sur leur passage, les brisant, les coulant ou leur causant de graves avaries.

Les officiers restés à terre, et le nombre en était grand, s’étaient jetés dans des embarcations pour se rendre au plus vite à leurs bords ; mais la plupart de ces embarcations furent capturées par des canots de la flotte confédérée, placés en embuscade dans les ténèbres.

De nombreux brûlots avaient été lancés sur les navires espagnols et s’étaient attachés à leurs flancs, sans qu’il fût possible de les éloigner.

Plusieurs navires brûlaient ; le feu se communiquait de l’un à l’autre.

La rade était éclairée de lueurs sinistres ; on voyait bondir, la hache au poing, les équipages confédérés, escaladant les navires ennemis et se ruant à l’abordage avec des clameurs terribles.

C’était un spectacle d’une beauté horrible et saisissante.

La mort était partout, sur toutes les faces.

On ne donnait plus d’ordres ; chacun combattait pour son compte.

La bataille prenait des proportions épiques.

À terre la lutte continuait avec un acharnement inouï. Les roulements rauques des canons se mêlaient aux crépitements secs de la fusillade. Les cris d’agonie commençaient à se mêler aux cris de fureur.

On tuait, on tuait toujours ! sans pitié ! avec une rage de démons !

Sur les ponts des navires, dont les dalots avaient été bouchés, les combattants avaient du sang presque jusqu’à mi-jambe ; on se hachait, on se tailladait à coups de hache, de sabre ou de pique ; on se brûlait la cervelle à bout portant ; on se prenait corps à corps, on se piétinait avec des mugissements de fauves ! À chaque seconde, la mêlée devenait plus atroce, la lutte plus épouvantable !

C’était un massacre, une tuerie, une boucherie sans nom dans aucune langue !

Olivier s’était accroché à une corvette, que deux autres bricks attaquaient, eux aussi, de leur côté.

Tout à coup, l’équipage effaré de ce bâtiment avait vu surgir comme autant de démons les corsaires, sautant dans les haubans, se glissant par les sabords, bondissant par dessus les bastingages à l’avant, à l’arrière, à tribord, à bâbord, partout enfin, et de tous les côtés à la fois !

Le commandant de la corvette était un vieux marin, d’une bravoure à toute épreuve ; il répondait à coups de pistolet aux sommations de se rendre que lui faisaient les corsaires ; il excitait son équipage à se défendre vaillamment, ce que celui-ci faisait, du reste, avec toute l’énergie du désespoir.

Sombres, silencieux, ces braves gens tombaient l’un après l’autre sans reculer d’une semelle, mais non sans vengeance ; leur nombre diminuait rapidement, ils serraient leurs rangs et continuaient obstinément cette lutte, sans autre issue que la mort !

Tout à coup les cris : au feu ! au feu ! se firent entendre.

Un brûlot était venu s’accrocher à l’avant de la corvette, dans les manœuvres de laquelle il s’était solidement amarré ; les flammes s’étaient aussitôt attachées à la mâture, grimpaient le long des haubans, couraient sur les étais et faisaient flamber les voiles.

— À bord, en double, ceux du Hasard ! cria Olivier d’une voix de tonnerre.

— À bord tous ! répéta Ivon.

— À bord, la Santa-Maria !

— À bord, le Relampago !

Crièrent les autres capitaines à leurs équipages.

Les corsaires s’élancèrent en courant.

Ils mettaient autant de hâte à fuir la corvette en feu, qu’ils en avaient mis à l’aborder !

— Coupez les amarres ! Coupez tout ! cria Olivier ; la barre sous le vent ; filez les écoutes ; éventez le grand foc !

Le léger navire dégagé arriva gracieusement, et s’éloigna, rapide comme un oiseau, de la corvette.

— Oh ! nous sommes sauvés ! s’écria doña Dolorès en se jetant dans les bras de son mari.

Tout à coup une effroyable décharge retentit.

Le capitaine espagnol, se sentant perdu, ne voulut pas mourir sans vengeance ; la corvette coulait à pic, l’eau atteignait les sabords : il lâcha sa dernière bordée avant de disparaitre à jamais !

Cette bordée, tirée presque bout portant, eut un résultat terrible.

Les lisses du Hasard furent éventrées, la mitraille balaya le pont, d’horribles cris d’agonie s’élevèrent de tous les côtés ; un quart de l’équipage avait été frappé.

Olivier et Dolorès, se tenant toujours embrassés, avaient roulé sur le pont.

Par un effort sublime, la jeune femme, appuyant ses lèvres sur celles de son mari, murmura d’une voix faible : — Carlos, je t’aime ! à toi mon dernier soupir !

Et elle expira un sourire d’ange sur ses traits pâlis, étroitement serrée dans les bras crispés de son mari, qui, lui aussi, paraissait être mort !

Malheureusement il n’était qu’évanoui !…

Dolorès était morte comme elle l’avait désiré, dans les bras de son mari, et en le sauvant, car l’éclat de bois qui l’avait tuée n’avait fait que le blesser ; il est vrai que cette blessure était affreuse !

Ivon Lebris prit aussitôt le commandement du corsaire à demi désemparé ; il réussit à sortir de la mêlée et à s’éloigner de tout danger immédiat.

Olivier, toujours évanoui, avait été porté sur son lit.

Le cadavre de doña Dolorès avait été étendu sur un canapé, et recouvert d’un pavillon ; la jeune femme semblait dormir :

Laissant le docteur Arrault prodiguer ses soins à son ami, Ivon remonta sur le pont et il fit aussitôt réparer les avaries subies par le navire ; puis, ce travail terminé, il se rejeta dans la mêlée avec une rage de tigre.

Il lui fallait une vengeance, il l’obtint complète : deux bricks espagnols, pris par lui à l’abordage, furent incendiés et coulèrent avec leurs équipages, sans que les corsaires permissent à un seul de ces malheureux de s’échapper !

Le soleil, en se levant, éclaira un spectacle épouvantable !

La flotte espagnole était détruite ; quelques rares bâtiments, sauvés par miracle, avaient amené leur pavillon.

La mer était couverte d’épaves sanglantes et de cadavres défigurés ; sur la plage, gisaient piteusement les carcasses brisées, brûlées, méconnaissables de ce qui, quelques heures auparavant, était de beaux et vaillants navires.

La flotte confédérée avait éprouvé des pertes sérieuses, à la vérité, mais la victoire de l’amiral Cochrane était complète.

Doublement complète, même sur terre et sur mer ; car l’armée Colombienne avait réussi à chasser les Espagnols de toutes les positions qu’ils occupaient, s’était emparée de la ville et avait enlevé les forts d’assaut.

Toute la garnison espagnole, forcée de mettre bas les armes, était prisonnière de guerre.

Cette fois, tout était bien fini pour les Espagnols.

Ils ne possédaient plus un pouce de territoire sur tout le continent américain.

Ils quittèrent, la tête basse et la honte au front, cette terre sur laquelle ils avaient, pendant si longtemps, fait peser un joug impitoyable !