Par mer et par terre : le batard/VII

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CHAPITRE VII

DANS LEQUEL LE LECTEUR EST TRANSPORTÉ EN PLEIN
TERRITOIRE INDIEN.


Le désert est le véritable refuge des cœurs meurtris.

Face à face avec la manifestation sublime des œuvres grandioses du Créateur, l’âme se régénère, la douleur s’adoucit sans s’amoindrir et le calme renaît peu à peu dans l’esprit surexcité par de longues souffrances.

La vie, par dessus tout active et au jour le jour, du chasseur et du coureur des bois, a cela de bon pour l’homme, que les exigences matérielles, sans cesse renaissantes, d’une existence de lutte contre tout ce qui l’entoure : et par suite émaillée de péripéties sans nombre, absorbent complétement ses facultés et ne lui laissent pas le temps nécessaire pour songer à autre chose qu’aux devoirs impérieux à lui imposés par le soin de sa conservation et les événements surgissant à chaque pas devant lui.

Olivier, pendant sa première jeunesse, avait fait un rude apprentissage de la vie du désert ; il la connaissait à fond ; son état de marin, à la fois actif et contemplatif, l’avait empêché d’oublier l’expérience jadis acquise.

Huit jours à peine après avoir quitté son navire, le jeune homme avait tout naturellement repris, sans même y songer, ses anciennes habitudes de chasseur et cela si complétement, que Mayava, la vieille Indienne, avec laquelle il voyageait, était émerveillée elle-même de la sagacité qu’il déployait en toutes choses de la certitude avec laquelle, sans jamais commettre la plus légère erreur, il se dirigeait à travers d’inextricables forêts vierges, des prairies couvertes de hautes herbes, ou des déserts sablonneux, dont la surface mouvante changeait d’aspect sous le souffle capricieux de l’ouragan, qui en modifiait entièrement la topographie en quelques heures.

Après une marche non interrompue qui dura pendant plus d’un mois, les voyageurs atteignirent enfin un Atepetl, ou village d’hiver, de la nation à laquelle appartenait Mayava.

Signalés aussitôt par les enfants et les femmes dispersés autour du village, soit pour ramasser du bois mort, soit pour pêcher, Olivier et sa compagne s’arrêtèrent, en attendant que les chefs vinssent les recevoir.

Cet Atepetl était assez grand, très-bien construit et assez solidement fortifié par de hautes palissades et de forts remblais de terre ; le village était assis sur le sommet d’une colline élevée, dont il descendait les pentes jusqu’au bord d’une rivière assez large par laquelle il était entouré de trois côtés ; le quatrième, en sus de la palissade dont nous avons parlé, était défendu par un fossé profond, sur lequel une planche jetée en travers formait la seule voie de communication avec la campagne environnante.

À la forme des Callis ou huttes et des hangars, Olivier reconnut, au premier coup d’œil, que la population de ce village devait appartenir à la grande et belliqueuse nation des Pieds-Noirs ou Kenn’as, généralement appelés Indiens du sang par les chasseurs et coureurs des bois canadiens.

En effet, Olivier ne tarda pas à acquérir la certitude qu’il ne s’était pas trompé, et que les Peaux-Rouges chez lesquels il se trouvait étaient la tribu des Pieds-Noirs-Castors, ainsi que leur totem, c’est-à-dire leurs armoiries parlantes, représentant un castor et peintes sur une peau d’antilope attachée en banderole à une longue perche, en faisait foi.

Cependant plus d’une demi-heure s’était écoulée depuis que les voyageurs avaient été signalés par les enfants et les femmes ; Olivier commençait à s’inquiéter de cette longue attente, lorsque trois Chefs, reconnaissables à leurs nombreux colliers de griffes d’ours gris, à leurs médailles et aux magnifiques peaux de bisons flottantes sur leurs épaules, ainsi qu’aux longs ikkotchotas ou sifflets de guerre faits d’un tibia humain, pendus à leur cou, sortirent à cheval du village et traversèrent la planche qui tremblait et résonnait sous les pieds de leurs chevaux.

Ces trois Chefs se dirigèrent vers les voyageurs, en modérant le pas de leurs farouches coursiers.

Il y avait quelque chose de majestueux et d’imposant dans l’aspect de ces sombres guerriers du désert.

Tous trois avaient dépassé l’âge moyen de la vie ; leurs traits eussent été beaux, sans les peintures dont ils avaient cru devoir les couvrir ; leur regard était fier, leur physionomie sombre, mais empreinte d’une indicible grandeur.

Ils ne portaient pas d’armes apparentes, mais chacun d’eux tenait à la main droite un magnifique éventail fait d’une aile d’aigle de montagne ; les nombreuses chevelures dont les harnais de leurs chevaux étaient garnis, et les longues queues de loups rouges attachées à leurs talons, indiquaient non-seulement que ces Chefs étaient des grands braves, mais encore des Sachems illustres de la nation.

Olivier, après avoir confié ses armes apparentes à la vieille Indienne, engagea son cheval au galop de chasse et s’avança à la rencontre des chefs le bras droit étendu, la main ouverte, les doigts réunis et la paume en dehors.

Arrivé à dix pas des Indiens, qui s’étaient arrêtés, il fit halte lui aussi, et élevant la voix, afin que ses paroles parvinssent distinctement aux oreilles de ceux à qui il les adressait :

— Que l’œil du Wacondah, dit-il, ne se détourne pas des Kenn’as-Castors ; qu’il leur donne de bonnes chasses, et qu’il rende leurs ennemis craintifs comme des chiens des prairies et aveugles comme des taupes ; un ami les salue et désire qu’il ne s’élève aucun nuage entre eux et lui.

Le plus âgé des Sachems fit faire un ou deux pas en avant à son cheval, et répondit d’une voix forte avec un accent guttural, mais sans apparence d’hostilité :

— Le chasseur pâle s’est enfoncé fort loin dans la savane : sans doute il s’est égaré et cherche son chemin qu’il dise aux Sachems vers quelle terre il se dirige, ils le remettront dans la bonne direction.

— La couleur de la peau dépend du Wacondah, reprit aussitôt le jeune homme sans s’émouvoir de ces paroles ambiguës ; la mienne est blanche, mais mon cœur est rouge. La Panthère-Bondissante est le fils adoptif des Comanches-Bisons ; il est un guerrier dans sa tribu ; la route est droite pour lui. Il est parti du rivage du lac sans fin pour se rendre à l’Atepetl des Kenn’as-Castors ; son voyage a duré trente-quatre lunes ; il est terminé depuis une heure. Il attend des Sachems l’accueil auquel il a droit en sa qualité d’ami des Peaux-Rouges et de fils adoptif de l’une de leurs premières nations.

— Mon fils parle bien, répondit le Sachem, sa langue n’est pas fourchue ; les Kenn’as-Castors enlèveront la peau qui enveloppe leur cœur à la vue des rusés et perfides Faces-Pâles, et ils accueilleront la Panthère-Bondissante comme un ami et un guerrier Peau-rouge.

Le jeune homme s’inclina sans répondre, s’avança, et, tendant le bras gauche au Sachem :

— Que mon frère regarde, dit-il.

Le Sachem examina attentivement les hiéroglyphes tatoués sur le bras du jeune homme : ses traits se détendirent, sa physionomie s’éclaircit, et, s’inclinant avec noblesse sur le cou de son cheval :

— La Panthère-Bondissante est le bienvenu chez les Kenn’as-Castors, dit-il avec cordialité ; l’Œil-Brillant est son frère ; le guerrier Comanche reprendra ses armes, et ordonnera à sa Ciuatl de le suivre dans l’Atepetl de ses amis.

— Je n’ai pas de Ciuatl – épouse —, répondit Olivier en souriant ; cette Waïne, dont je suis l’ami, est une fille des Kenn’as-Castors, perdue loin de son peuple, dans les pays situés sous le soleil. Elle m’a sauvé la vie ; je lui ai juré de lui rendre sa nation, ses frères et ses amis ; j’ai tenu ma promesse, puisque je suis ici.

— Mon frère a fait cela ? s’écria l’Œil-Brillant avec une admiration contenue.

— Le Wacondah ordonne aux guerriers d’être aussi reconnaissants envers leurs amis qu’ils doivent en toutes circonstances être implacables pour leurs ennemis : j’obéis au Wacondah.

— Mon frère est jeune d’années, mais vieux de sagesse, reprit l’Œil-Brillant avec un sourire amical.

— La Panthère-Bondissante est un Chef dans sa tribu, ajouta le second Sachem.

— Le Wacondah s’est trompé, dit gracieusement le troisième : c’est par erreur que la peau de mon frère est blanche, car son cœur est bien véritablement rouge.

Tous trois serrèrent alors avec une réelle affection le poignet gauche du jeune homme, qui leur rendit chaleureusement leur fraternelle étreinte.

— Cette Waïne a un nom ? reprit l’Œil-Brillant.

– Elle le dira elle-même à mon frère, répondit Olivier.

Pendant cette assez longue conversation, la vieille Indienne, après avoir chargé sur ses épaules les armes que lui avait confiées Olivier, s’était peu à peu rapprochée des quatre interlocuteurs, et cela de telle sorte qu’elle se trouvait tout près d’eux au moment où le Sachem demanda son nom.

Elle rendit ses armes à Olivier, et, faisant un pas en avant afin de se placer en face des trois Sachems :

— Bien des hivers ont neigé sur ma tête, dit-elle, depuis le temps où, semblable au faon de la biche des insondables forêts de mahoganys élancés, je courais, jeune fille, sur les pentes abruptes du volcan redoutable de Safa-Maydy, à la recherche des framboises et des fraises sauvages. L’Œil-Brillant, aujourd’hui un des premiers Sachems de ma nation, était enfant alors ; il se nommait la Petite-Corneille, et il me suivait partout pour se régaler de ces fruits sauvages, dont il était si friand, et que je me plaisais à cueillir pour lui, car il était le fils de mon frère, l’Oiseau-de-la-Prairie, et je l’aimais. L’Œil-Brillant ne me reconnait plus aujourd’hui ; je suis pour lui une étrangère, comme je dois l’être aussi pour le Bison-Rouge et pour l’Oiseau-des-Prairies, ajouta-t-elle avec mélancolie, bien que le premier soit le frère de ma mère et le second le fils de ma sœur. On m’a crue morte sans doute, et mon souvenir s’est effacé de la mémoire de mes parents et de mes amis. Mais pourquoi me plaindrais-je ? ne savais-je pas qu’il en serait ainsi ? Peaux-Rouges ou Faces-Pâles, chacun doit subir sa destinée sans se plaindre, et se soumettre aux volontés du Wacondah. Je n’ai voulu revenir dans ma nation que pour mourir en paix au milieu des miens, lorsque mon heure sera enfin venue de quitter la terre, pour aller recommencer une vie d’éternelles délices dans les prairies bienheureuses de l’Eskennane.

Elle se tut, baissa la tête pour ne pas laisser voir les pleurs dont ses yeux étaient remplis, et elle attendit.

— Hugh ! s’écrièrent les trois Sachems avec une expression de surprise joyeuse.

Ils échangèrent entre eux un rapide regard, et, bondissant sur le sol plutôt qu’ils ne mirent pied à terre, ils s’élancèrent vers la vieille femme, à laquelle ils prodiguèrent les plus tendres caresses, avec une chaleur et un empressement qui témoignaient de la vive et profonde amitié qu’ils avaient conservée pour elle.

— Ma mère Mayava nous rend bien heureux ! dit l’Œil-Brillant, dont toute l’impassibilité indienne avait disparu pour faire place à la joie la plus vraie. Depuis bien des jours, nous attendions son retour. Notre cœur saignait d’une aussi longue absence.

— Nous nous informions à tous les étrangers ! aucun ne nous répondait, dit l’Oiseau-des-Prairies.

— Pourquoi ma mère s’en est-elle allée si loin ? ajouta le Bison-Rouge. Ne sait-elle pas combien elle a été aimée et respectée dans sa tribu ? Son retour sera une fête pour les Kenn’as-Castors, fête, plus grande que celle de la Lune de la Folle-Avoine !

— Ooah ! s’écria l’Œil-Brillant, l’Opossum et l’Églantine-Sauvage ne seront plus tristes maintenant ! la joie inondera leur cœur lorsqu’ils apprendront le retour de leur fille Mayava, qu’ils ont tant pleurée.

— Ooh ! s’écria la vieille Indienne cédant enfin à l’émotion qui la torturait, mon père, ma mère vivent encore !

– Ils sont pleins de jours, dit le Bison-Rouge ; le Wacondah les a laissés sur la terre afin que leur fille bien-aimée leur ferme les yeux !

L’Oiseau-des-Prairies, sans songer à son cheval, s’élança vers le village avec la rapidité d’un daim poursuivi par les chasseurs, en s’écriant :

— Je veux les prévenir du retour de leur fille ! ils ont assez pleuré son absence !

Presque aussitôt il disparut, en bondissant, dans l’intérieur du village.

— Est-il possible que tant de joie me soit réservée après tant de douleurs ! s’écria la pauvre femme, à demi folle de bonheur.

Tout à coup elle s’élança vers Olivier, et lui saisissant les mains, qu’elle baisa avec ferveur :

— C’est à vous ! à vous seul, bon Visage-Pâle, que je dois cette joie suprême, que je n’osais plus espérer, de revoir enfin tous ceux que j’aime et dont je suis tant aimée ; oh ! je prierai chaque jour le Wacondah de vous rendre ce bonheur que vous me donnez !

— Ce que je vois, bonne mère, répondit affectueusement Olivier, me paie amplement de tout ce que j’ai pu faire pour vous.

— La Panthère-Bondissante est notre frère et notre ami, dit le Bison-Rouge.

— Sa tribu est campée à neuf soleils de l’atepetl ; nous la conduirons au milieu des siens, le Nuage-Bleu sera heureux de revoir son fils, dit l’Œil-Brillant avec un sourire.

— Eh quoi ! vous saviez qui je suis, vous connaissiez le campement de ma tribu, et vous me traitiez en étranger ?

— Le loup prend parfois la peau de l’antilope ! répondit l’Œil-Brillant avec finesse ; que mon frère ne m’en veuille pas : sa réputation est grande parmi les Comanches-Bisons ; il passait pour mort depuis bien des lunes. Avant de parler, je voulais être certain de ne pas me trouver devant une de ces Faces-Pâles à la langue menteuse qui parcourent sans cesse la prairie dans tous les sens dans la seule intention de tromper les hommes rouges.

— Mon frère a agi en chef sage et en véritable Sachem lui dit Olivier cordialement ; je le remercie de m’avoir parlé ainsi qu’il l’a fait ; nos deux cœurs sont rouges : les paroles que souffle notre poitrine sont et seront toujours franches et loyales.

— C’est bien ; la Panthère-Bondissante a un ami.

Et se tournant vers Mayava :

— Que ma mère monte sur le coursier de l’Oiseau-des-Prairies ; ses amis et ses parents l’attendent à l’atepetl, lui dit-il doucement.

L’Indienne obéit, et tous quatre se dirigèrent vers le village, dans l’intérieur duquel on entendait un grand bruit de cris, de rires, de sifflets, de chichikoués, de tambourins, de conques, le tout mêlé aux aboiements furieux des innombrables chiens que les Indiens ont toujours avec eux dans leurs villages.

L’entrée d’Olivier et de Mayava fut une véritable entrée triomphale.

Une foule énorme se pressait autour d’eux, poussant à qui mieux mieux des acclamations joyeuses.

L’enthousiasme était à son comble : chacun se pressait, non pas pour voir le chasseur blanc, mais afin d’apercevoir Mayava, que pendant tant d’années on avait crue morte, et dont le retour extraordinaire semblait à juste titre, aux Indiens, un véritable miracle.

L’Oiseau-des-Prairies avait pris la tête du cortége, et, aidé par quelques autres chefs, il faisait ouvrir passage à la foule qui menaçait, tant la curiosité était grande, d’étouffer les voyageurs.

On arriva ainsi sur la place du village, près de l’Arche du premier homme, en face du grand Calli-Medecine. Les cavaliers mirent pied à terre.

Devant l’entrée du Calli-Medecine, un homme et une femme, ayant atteint les dernières limites de la vieillesse, mais droits et fermes encore, malgré leur âge avancé, attendaient, entourés d’un grand nombre de chefs et de guerriers de la tribu.

En apercevant les deux vieillards, Mayava s’était jetée à bas de son cheval et s’était agenouillée devant eux en fondant en larmes.

Il y eut alors une scène émouvante entre ces trois personnes, auxquelles leur âge défendait d’espérer, et qui cependant, grâce à un miracle de la Providence, se trouvaient réunies après tant d’années de séparation, sur le seuil de la tombe déjà entr’ouverte sous leurs pas.

Cette scène se prolongea pendant assez longtemps, au milieu des larmes et des sanglots de la foule attendrie, puis on pénétra dans le Calli-Medecine.

Olivier fut invité à s’asseoir à une place d’honneur auprès des Sachems, puis chacun s’établit comme il put sur les gradins ; le feu du conseil fut allumé ; le calumet sacré circula entre les chefs ; puis, au milieu d’un silence profond, l’Opossum, le premier Sachem de la tribu et père de Mayava, se leva et prononça un long discours pour remercier le Wacondah de ne pas l’avoir appelé dans les prairies bienheureuses avant de lui accorder cette joie suprême de revoir son enfant, dont depuis tant d’hivers il était séparé, et qu’il supposait morte bien loin de lui, dans les villages en pierre des perfides Faces-Pâles.

Puis, lorsque le Sachem se fut arrêté et eut repris son calumet, les chefs et les guerriers réunis dans le Calli-Medecine, et qui tous étaient curieux de connaître les aventures extraordinaires de la vieille Indienne, si singulièrement revenue dans sa tribu, après une aussi longue absence, tous la prièrent de leur faire le récit de ce qui lui était arrivé pendant son séjour dans les villages en pierre des Faces-Pâles, et par quel heureux hasard elle avait enfin réussi à rentrer dans sa tribu.

Mayava connaissait de longue date le caractère de ses compatriotes ; elle savait combien ils sont friands d’histoires et de ces longues légendes qui, pendant les grandes chasses, se racontent le soir autour des feux de veille : elle consentit de bonne grâce à satisfaire la curiosité générale.

Son récit fut long, intéressant ; elle n’omit rien, et le termina en racontant en détail les grandes obligations qu’elle avait à Olivier, et la profonde reconnaissance qu’elle conservait pour lui dans son cœur.

Cette dernière partie du récit fut surtout reçue avec enthousiasme ; les Sachems et les chefs firent une véritable ovation au jeune homme, qui, dès ce moment, fut considéré comme faisant partie de la tribu.

Certes, s’il l’avait voulu, il n’aurait tenu qu’à lui de se fixer dans cette peuplade où tout le monde l’aimait, et dont les chefs auraient été heureux de le conserver près d’eux, comme compagnon ; non pas seulement à cause de sa bravoure — elle est commune parmi les Indiens : nul ne professe plus qu’eux un profond mépris de la mort — mais à cause de sa droiture et de sa grande connaissance de la vie du désert et de celle des blancs, ces ennemis implacables contre lesquels les Indiens sont sans cesse contraints de se défendre.

Mais l’intention d’Olivier n’était pas de s’établir dans une tribu : il voulait surtout vivre seul ; c’était expressément dans ce but qu’il avait abandonné son navire, s’était séparé de ses compagnons et avait de nouveau adopté l’existence tourmentée de sa première jeunesse.

L’Opossum, le grand Sachem de la tribu, avait installé le chasseur dans un calli très-vaste et bien aéré, assez rapproché du sien, et, dans son affection pour le libérateur de sa fille, comme il se plaisait à nommer Olivier, il avait muni ce calli de tout ce qu’il supposait devoir être non-seulement nécessaire, mais encore agréable à son hôte.

Mayava, sans y avoir été invitée, s’était, de sa propre autorité, chargée de tout tenir en ordre, de préparer les repas du jeune homme et même de soigner son cheval.

Olivier passa ainsi quelques jours assez agréablement ; Mayava avait averti ses amis que le chasseur blanc avait un grand chagrin dans le cœur ; qu’il recherchait la solitude, et que rien ne lui était plus pénible que d’être troublé dans ses méditations.

Cette recommandation de la vieille Indienne avait suffi pour qu’on laissât le jeune homme complétement libre de ses actions, et que personne n’essayât de le tourmenter par une curiosité indiscrète.

Les Peaux-Rouges possèdent au plus haut degré le sentiment des convenances ; en fait de délicatesse, ils en remontreraient aux peuples les plus civilisés. Olivier jouissait donc, sans crainte d’être troublé par personne, du repos et du recueillement qui lui étaient indispensables pour remettre un peu d’ordre dans son esprit ébranlé par les affreuses secousses qu’il avait éprouvées.

Quelques jours s’écoulèrent ainsi ; mais ce désœuvrement, si en dehors des habitudes du jeune capitaine, commençait à lui peser sérieusement ; il songeait à s’éloigner de ses nouveaux amis, lorsqu’un matin, un peu après le lever du soleil, il fut tiré de ses méditations par des cris joyeux et le bruit toujours croissant de plusieurs chevaux qui arrivaient rapidement du côté de son calli.

Tout à coup le bruit cessa, la claie servant de porte à son habitation s’ouvrit, et plusieurs guerriers, au nombre desquels se trouvait l’Œil-Brillant, firent irruption dans l’intérieur du calli.

Olivier s’était levé pour aller au-devant de ses visiteurs, lorsque soudain il s’arrêta et poussa un cri de joie en reconnaissant le Nuage-Bleu et plusieurs autres chefs de la tribu des Bisons-Comanches.

La reconnaissance fut touchante de part et d’autre.

Les braves Comanches étaient fous de joie de retrouver un guerrier dont ils avaient sincèrement pleuré la mort, mieux portant que jamais, après une séparation de plus de dix ans.

L’Œil-Brillant, sans rien dire à Olivier, et désirant lui faire une agréable surprise, avait quitté le village le lendemain même de l’arrivée du chasseur, et il s’était rendu tout droit au village des Bisons-Comanches.

D’abord le Nuage-Bleu et les autres chefs n’avaient pas voulu ajouter foi aux paroles de l’Œil-Brillant ; mais celui-ci avait donné tant de détails, des renseignements si complets, que le doute était entré dans l’esprit des chefs et que, poussés par leur vieille amitié pour le chasseur, ils avaient voulu s’assurer de la vérité.

Ce fut avec joie qu’Olivier revit ses anciens et bons amis les Bisons-Comanches ; il les reçut de son mieux et ne fit aucune difficulté de leur raconter ce qui lui était arrivé depuis sa brusque séparation d’avec eux.

Quelques jours s’écoulèrent en fêtes et en festins, à la mode indienne, bien entendu ; puis Olivier, après avoir pris congé de la façon la plus affectueuse des Kenn’as-Castors, et avoir fait ses adieux à la bonne Mayava, monta à cheval et suivit le Nuage-Bleu et ses amis dans le village des Comanches, où il fut accueilli de la manière la plus affectueuse par tous les membres de la tribu.

Olivier resta trois semaines dans le village des Comanches, puis un matin il harnacha son cheval, et après avoir pris congé des chefs, qui le voyaient s’éloigner avec tristesse, malgré sa promesse de revenir bientôt, il partit et s’enfonça plus avant dans le désert.

Il allait donc vivre enfin seul, ainsi que depuis si longtemps il le désirait ; il éprouvait une joie mélancolique d’être ainsi séparé de la société des autres hommes.

N’ayant aucun plan arrêté d’avance, il allait ainsi devant lui, à l’aventure, sans but déterminé, chassant pour se nourrir et rassembler des fourrures précieuses que, plus tard, il échangeait aux comptoirs de traite contre du plomb, de la poudre ou du tabac.

Parfois des mois entiers s’écoulaient sans qu’un visage humain s’offrit à ses regards ; cette solitude complète, loin de lui peser, avait au contraire pour lui des charmes étranges et des jouissances inouïes.

La douleur était engourdie au fond de son cœur, le calme était rentré dans son esprit, la mélancolie avait remplacé la tristesse ; le souvenir doux et charmant de la femme qu’il avait tant aimée, et que toujours il aimait, lui tenait fidèle compagnie ; loin de raviver sa douleur, ce souvenir était pour lui d’une douceur incomparable ; il lui donnait pour ainsi dire un bonheur rétrospectif, quand il rappelait par la pensée les jours heureux qu’il avait passés près d’elle, sans qu’un nuage, une seule fois, eût terni cette félicité trop tôt écoulée, mais qui restait ainsi au fond de son cœur à l’état de radieux amour !

Le reste n’était plus pour lui qu’un mauvais rêve, qu’il essayait d’oublier, et souvent il y réussissait.

Bien des fois, après une longue chasse, accroupi près de son feu de veille, fumant son calumet indien, plongé dans ses méditations, le souvenir de Dolorès s’offrait à lui ; il la revoyait avec les yeux du cœur, telle qu’il l’avait connue ; ses regards se reposaient sur elle avec complaisance ; il lui semblait entendre, comme un écho lointain de la harpe éolienne, les accents si doux de sa voix mélodieuse ; il lui répondait, l’écoutait encore, et, se plongeant de plus en plus dans le monde idéal, il rêvait ainsi tout éveillé, pendant des nuits entières il était heureux !

D’autres fois, quand le temps était sombre, que des nuages jaunâtres, chargés d’électricité, roulaient lourdement dans l’espace, qu’une noire mélancolie s’emparait de lui, sans autre raison apparente qu’une disposition nerveuse, que son esprit troublé lui faisait envisager son existence sous un jour triste et presque désespéré, il prenait dans sa gibecière un volume des Essais, de Montaigne, n’importe lequel, l’ouvrait au hasard, lisait quelques pages, et bientôt il se sentait consolé, son esprit se rassérénait, le sourire revenait sur ses lèvres.

Ainsi s’écoulait la vie d’Olivier, presque constamment solitaire, et par conséquent réduite aux simples exigences de la conservation personnelle.

Pendant ses longues chasses, il s’était lié avec plusieurs chasseurs canadiens de la Prairie, avec lesquels il s’était temporairement associé pour chasser le bison, le jaguar et l’ours gris ; tous ces chasseurs l’aimaient, parce qu’à la plupart d’entre eux il avait rendu certains services importants, sans jamais avoir eu lui-même recours à personne.

Quelle existence pouvait être comparée à celle de cet homme ?

Il était libre, dans toute la rigoureuse acception du mot ; il ne reconnaissait d’autres lois que celles de sa conscience, ne souffrait d’autre frein que celui qu’il s’imposait à lui-même ; se laissant en toutes circonstances guider par son cœur d’abord, par sa raison ensuite.

Le désert lui appartenait.

Il y vivait à sa guise, sans être arrêté par aucune de ces entraves honteuses ou mesquines que la société impose à ses membres.

Cette existence, pleine de péripéties émouvantes, était en réalité la plus belle, la plus grande, la plus noble que jamais puisse rêver une imagination humaine !

Aussi Olivier en jouissait-il complétement sans arrière-pensée, comme sans désirs et sans regrets de ce qu’il avait abandonné.

En un mot, il se trouvait heureux, et il l’était réellement ; car la vie du désert élève l’âme, agrandit les idées, anoblit le cœur et fait comprendre à l’homme l’existence telle que Dieu l’a faite pour son bonheur : débarrassé des lâches convoitises, des coupables aspirations et des méprisables spéculations de la vie mesquine, étriquée et égoïste des villes, où chacun essaie d’établir sa fortune sur la ruine de son voisin ou le déshonneur d’un ami.

Olivier, suivant la coutume des coureurs des bois et des chasseurs, avait, aussitôt qu’il s’était séparé des Comanches-Bisons, quitté son nom, pour prendre un pseudonyme de guerre adapté au métier auquel il se livrait ; en cela il avait non-seulement le désir de se conformer aux usages de la Prairie, où chacun, soit pour une raison, soit pour une autre, se pare de noms de fantaisie, mais surtout dans le but de dérouter les recherches de ses amis, si la pensée leur venait par hasard de s’enquérir de lui, et d’essayer de suivre sa piste à travers les savanes et les forêts vierges. Bien d’autres chasseurs n’avaient pas des raisons aussi innocentes pour se couvrir d’un incognito rigoureux.

Quant à Olivier, il était connu, depuis les frontières mexicaines jusqu’à l’Orégon, sous le nom assez singulier et fort peu euphonique de la Chaudière-Noire, sobriquet caractéristique que lui avaient donné les chasseurs canadiens, à cause du chaudron que le jeune homme portait toujours attaché sur la croupe de son mustang ; ustensile fort précieux dans les savanes, mais dont peu de chasseurs avaient songé, à cette époque déjà éloignée de nous, à se charger.

Quant aux Peaux-Rouges, ils le connaissaient sous le nom de la Panthère-Bondissante.

Ainsi déguisé sous ces deux appellations étranges, Olivier se supposait, avec quelque apparence de raison, à l’abri de toute curiosité désagréable, de quelque côte qu’elle vint ; d’autant plus que, se conformant toujours aux coutumes de la Prairie dans ses conversations avec les autres chasseurs, il ne faisait, ni de près ni de loin, allusion à aucuns faits de sa vie passée ; sa nationalité était même inconnue ; chacun était libre de le supposer Français, Espagnol, Anglais ou même Portugais, car il parlait avec la même facilité ces diverses langues.

Mais au désert, chacun ayant, pour une raison ou pour une autre, un grand intérêt à cacher certaines circonstances de sa vie passée, personne ne se formalisait de la réserve du jeune homme.

Lui-même avait dit une fois en riant à un naturaliste français, auquel, pendant quelque temps, il avait consenti à servir de guide, et qui lui demandait certains renseignements sur la population blanche et errante des savanes :

— Cher monsieur, les déserts américains sont peuplés par des déclassés, tués moralement par la civilisation des puissants États du vieux monde, et qui renaissent physiquement dans la vie sauvage des savanes.

Le savant avait compris il se l’était tenu pour dit et n’avait plus interrogé son guide.

Parmi les chasseurs avec lesquels Olivier s’était lié plus étroitement qu’avec d’autres, il en était un pour lequel il éprouvait une prédilection et une affection particulière.

Ce chasseur était un Canadien Bois-Brûlé de la rivière Rouge ; il se nommait Belhumeur.

C’était un jeune homme de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, haut de plus de six pieds anglais, vigoureux à l’avenant, bien fait et d’une physionomie douce, loyale et essentiellement sympathique.

La façon dont Olivier et Belhumeur avaient fait connaissance était singulière et surtout caractéristique.

Mais ce chapitre est trop avancé pour que nous racontions ici cette rencontre.