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Paris (Hugo)/Le Passé

La bibliothèque libre.
Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 26p. 306-317).


II

LE PASSÉ.


I


Il y a des points du globe, des bassins de vallées, des versants de collines, des confluents de fleuves qui ont une fonction. Ils se combinent pour créer un peuple. Dans telle solitude, il existe une attraction. Le premier pionnier venu s’y arrête. Une cabane suffit quelquefois pour déposer la larve d’une ville.

Le penseur constate des endroits de ponte mystérieuse. De cet œuf sortira une barbarie, de cet autre une humanité. Ici Carthage, là Jérusalem. Il y a les villes-monstres de même qu’il y a les villes-prodiges.

Carthage naît de la mer, Jérusalem de la montagne. Quelquefois le paysage est grand, quelquefois il est nul. Ce n’est pas une raison d’avortement.

Voyez cette campagne. Comment la qualifierez-vous ? Quelconque. Çà et là des broussailles. Faites attention. La chrysalide d’une ville est dans ces broussailles.

Cette cité en germe, le climat la couve. La plaine est mère, la rivière est nourrice. Cela est viable, cela pousse, cela grandit. À une certaine heure, c’est Paris.

Le genre humain vient là se concentrer. Le tourbillon des siècles s’y creuse. L’histoire s’y dépose sur l’histoire. Le passé s’y approfondit, lugubre.

C’est là Paris, et l’on médite. Comment s’est formé ce chef-lieu suprême ?

Cette ville a un inconvénient. À qui la possède elle donne le monde.

Si c’est par un crime qu’on l’a, elle donne le monde à un crime.


II


Paris est une sorte de puits perdu.

Son histoire, microcosme de l’histoire générale, épouvante par moments la réflexion.

Cette histoire est, plus qu’aucune autre, spécimen et échantillon. Le fait local y a un sens universel. Cette histoire est, pas à pas, l’accentuation du progrès. Rien n’y manque de ce qui est ailleurs. Elle résume en soulignant. Tout s’y réfracte, mais tout s’y réfléchit. Tout s’y abrège et s’y exagère en même temps. Pas d’étude plus poignante.

L’histoire de Paris, si on la déblaie, comme on déblaierait Herculanum, vous force à recommencer sans cesse le travail. Elle a des couches d’alluvion, des alvéoles de syringe, des spirales de labyrinthe. Disséquer cette ruine à fond semble impossible. Une cave nettoyée met à jour une cave obstruée. Sous le rez-de-chaussée, il y a une crypte, plus bas que la crypte une caverne, plus avant que la caverne un sépulcre, au-dessous du sépulcre le gouffre. Le gouffre, c’est l’inconnu celtique. Fouiller tout est malaisé. Gilles Corrozet l’a essayé par la légende ; Malingre et Pierre Bonfons par la tradition ; Du Breul, Germain Brice, Sauvai, Béquillet, Piganiol de la Force par l’érudition ; Hurtaut et Marigny par la méthode ; Jailliot par la critique ; Félibien, Lobineau et Lebeuf par l’orthodoxie ; Dulaure par la philosophie ; chacun y a cassé son outil.

Prenez les plans de Paris à ses divers âges. Superposez-les l’un à l’autre concentriquement à Notre-Dame. Regardez le quinzième siècle dans le plan de Saint-Victor, le seizième dans le plan de tapisserie, le dix-septième dans le plan de Bullet, le dix-huitième dans les plans de Gomboust, de Roussel, de Denis Thierry, de Lagrive, de Bretez, de Verniquet, le dix-neuvième dans le plan actuel, l’effet de grossissement est terrible.

Vous croyez voir, au bout d’une lunette, l’approche grandissante d’un astre.


III


Qui regarde au fond de Paris a le vertige. Rien de plus fantasque, rien de plus tragique, rien de plus superbe. Pour César, ville vectigale ; pour Julien, maison de campagne ; pour Charlemagne, école, où il appelle des docteurs d’Allemagne et des chantres d’Italie, et que le pape Léon III qualifie Soror bona (Sorbonne, n’en déplaise à Robert Sorbon) ; pour Hugues Capet, palais de famille ; pour Louis VI, port avec péage ; pour Philippe-Auguste, forteresse ; pour saint Louis, chapelle ; pour Louis le Hutin, gibet ; pour Charles V, bibliothèque ; pour Louis XI, imprimerie ; pour François Ier, cabaret ; pour Richelieu, académie, Paris est, pour Louis XIV, le lieu des lits de justice et des chambres ardentes, et pour Bonaparte le grand carrefour de la guerre. Le commencement de Paris est contigu au déclin de Rome. La statue de marbre d’une dame latine, morte à Lutèce comme Julia Alpinula à Avenches, a dormi vingt siècles dans le vieux sol parisien ; on l’a trouvée en fouillant la rue Montholon. Paris est qualifié « la ville de Jules » par Boëce, homme consulaire, qui mourut d’une corde serrée autour de sa tête par le bourreau jusqu’au jaillissement des yeux. Tibère a, pour ainsi dire, posé la première pierre de Notre-Dame ; c’est lui qui avait trouvé cette place bonne pour un temple, et qui y avait érigé un autel au dieu Cerennos et au taureau Ésus. Sur la montagne Sainte-Geneviève on a adoré Mercure, dans l’île Louviers Isis, rue de la Barillerie Apollon, et là où sont les Tuileries, Caracalla. Caracalla est cet empereur qui faisait dieu son frère Geta à coups de poignard en disant : divus sit, dum non vivus. Les marchands d’eau qu’on appelait les nautes ont précédé de quinze cents ans la Samaritaine. Il y a eu une poterie étrusque rue Saint-Jean-de-Beauvais, une arène à gladiateurs rue des Fossés-Saint-Victor, aux Thermes un aqueduc venant de Rungis par Arcueil, et rue Saint-Jacques une voie romaine avec embranchements sur Ivry, Grenelle, Sèvres et le mont Cétard. L’Égypte n’est pas seulement représentée à Lutèce par Isis ; une tradition veut qu’on ait trouvé vivant dans une pierre d’alluvion de la Seine un crocodile dont on voyait encore au seizième siècle la momie appliquée au plafond de la grande salle du Palais de justice. Autour de Saint-Landry se croisait le réseau des rues romanes où circulaient les monnaies de Richiaire, roi des suèves, marquées à l’effigie d’Honorius. Le quai des Morfondus recouvre la berge de boue où s’imprimaient les pieds nus du roi de France Clotaire, lequel habitait un château de poutres cloisonnées de peaux de bœuf, dont quelques-unes, fraîches écorchées, imitaient la pourpre. Où est la rue Guénégaud, Herchinaldus, maire de Normandie, et Flaochat, maire de Bourgogne, conféraient avec Sigebert II, qui portait, clouées à son chapeau, comme un roi sauvage d’aujourd’hui, deux pièces de monnaie, un quinaire des vandales et un triens d’or des visigoths. Au chevet de Saint-Jean-le-Rond était incrustée une dalle étalant, gravé en latin, le capitulaire du sixième siècle : « Que le voleur présumé soit saisi ; si c’est un noble, qu’on le juge ; si c’est un vilain, qu’on le pende sur place. Loco pendatur. » Où est l’archevêché, il y a eu une pierre dressée en commémoration de la mise à mort des neuf mille familles bulgares qui avaient fui en Bavière, en 631. Dans une bruyère où est à présent la Bourse, les héraults ont proclamé la guerre entre Louis le Gros et la maison de Coucy. Louis le Gros, qui donna asile en France à cinq papes chassés, Urbain II, Paschal II, Gélase II, Calixte II et Innocent II, venait de sortir vainqueur de sa guerre contre le baron de Montmorency et le baron de Puiset. Dans une crypte romaine qui a existé à peu près où fut bâtie la salle dite Rue de Paris au Palais de justice, on apporta de Compiègne le premier orgue connu en Europe, qui était un don de Constantin Copronyme à Pépin le Bref, et dont le bruit fit mourir une femme de saisissement. Les caborsins, nous dirions aujourd’hui les boursiers, étaient battus de verges devant le pilier des Halles, Septemsunt dédié à Pythagore le musicien ; ce nom Septem était justifié par six autres noms écrits au revers du pilier : Ptolémée l’astronome, Platon le théologien, Euclide le géomètre, Archimède le mécanicien, Aristote le philosophe et Nicomaque l’arithméticien. C’est à Paris que la civilisation a germé, qu’Oribase de Pergame, questeur de Constantinople, a abrégé et expliqué Galien, que se sont fondées la hanse pour les marchands, imitée en Allemagne, et la basoche pour les clercs, imitée en Angleterre, que Louis IX a bâti des églises, Sainte-Catherine entre autres, « à la prière des sergents d’armes », que l’assemblée des barons et des évêques est devenue parlement, et que Charlemagne, dans son capitulaire concernant Saint-Germain-des-Prés, a défendu aux ecclésiastiques de tuer des hommes. Célestin II y est venu à l’école sous Pierre Lombard. L’étudiant Dante Alighieri a logé rue du Fouarre. Abailard rencontrait Héloïse rue Basse-des-Ursins. Les empereurs d’Allemagne haïssaient Paris comme « tison de mauvais feu », et Othon II, ce boucher, qu’on appelait « la Pâle mort des sarrasins », Pallida mors Sarracenorum, frappait une des portes de la Cité d’un coup de lance dont elle a eu longtemps la marque. Le roi d’Angleterre, autre ennemi, a campé à Vaugirard.


IV


Paris a grandi entre la guerre et la disette. Charles le Chauve donnait aux normands, qui avaient brûlé les églises de Sainte-Geneviève et de Saint-Pierre et la moitié de la Cité, sept mille livres d’argent pour racheter le reste. Paris a été le radeau de la Méduse : la famine y a agonisé ; en 975, on y tirait au sort à qui serait mangé. L’abbé de Saint-Germain-des-Prés et l’abbé de Saint-Martin-des-Champs, crénelés dans leurs monastères, s’attaquaient et se combattaient dans les rues, car le droit aux guerres privées a existé jusqu’en 1257. En 1255, saint Louis établit l’inquisition en France ; acclimatation vénéneuse. À partir de ce moment, persécutions sans nombre dans Paris ; en 1255, contre les banquiers ; en 1311, contre les béguards, les hérétiques et les lombards ; en 1323, contre les franciscains et les magiciens ; en 1372, contre les turlupins ; puis contre les jureurs, les patérins et les réformateurs. Les révoltes donnent la réplique. Les écoliers, les Jacques, les maillotins, les cabochiens, les tuchins, ébauchent cette résistance, que plus tard les prêtres copieront dans la Ligue et les princes dans la Fronde ; en 1588 viendra la première barricade, et le peuple, à qui Philippe-Auguste a donné ce dallage de grès nommé le pavé de Paris, apprendra la manière de s’en servir. Avec les révoltes se multiplient les supplices ; et, honneur des lettres et de la science, à travers ce pêle-mêle de charniers, de piloris et de potences, germent et croissent les collèges, Lisieux, Bourgogne, les Écossais, Marmoutier, Chaucer, Hubant, l’Ave-Maria, Mignon, Autun, Cambrai, maître Clément, cardinal Lemoine, de Thou, Reims, Coquerel, de la Marche, Séez, le Mans, Boissy ; la Merci, Clermont, les Grassins, d’où sortira Boileau, Louis-le-Grand, d’où sortira Voltaire ; et, à côté des collèges, les hôpitaux, asiles terribles, espèces de cirques où les pestes dévorent les hommes. La variété de ces pestes, née de la variété des pourritures, est inouïe ; c’est le feu sacré, c’est la florentine, c’est le mal des ardents, c’est le mal des enfers, c’est la fièvre noire ; elles font des fous ; elles gagnent jusqu’aux rois et Charles VI tombe en « chaude maladie ». Les impôts étaient si excessifs qu’on tâchait de devenir lépreux pour n’en point payer. De là le synonyme de ladre et d’avare. Entrez dans cette légende, descendez-y, errez-y. Tout dans cette ville, si longtemps en mal de révolution, a un sens. La première maison venue en sait long. Le sous-sol de Paris est un receleur ; il cache l’histoire. Si les ruisseaux des rues entraient en aveu, que de choses ils diraient ! Faites fouiller le tas d’ordures des siècles par le chiffonnier Chodruc-Duclos au coin de la borne de Ravaillac ! Si trouble et si épaisse que soit l’histoire, elle a des transparences, regardez-y. Tout ce qui est mort comme fait est vivant comme enseignement. Et, surtout, ne triez pas. Contemplez au hasard.


V


Sous le Paris actuel, l’ancien Paris est distinct, comme le vieux texte dans les interlignes du nouveau. Ôtez de la pointe de la Cité la statue de Henri IV, et vous apercevrez le bûcher de Jacques Molay. C’est sur la place du château des Porcherons, devant l’hôtel Coq, en présence de l’oriflamme déployée par le comte de Vexin, avoué de l’abbaye de Saint-Denis, que, sur la proclamation des six évêques pairs de France, Jean II, immédiatement après son sacre, qui eut lieu le 24 septembre, et le supplice du comte de Guines, qui eut lieu le 24 novembre, fut surnommé « le Bon ». À l’hôtel Saint-Pol, Isabeau de Bavière mangeait de l’aigrun, c’est-à-dire des oignons de Corbeil, des « eschaloignes » d’Étampes, et des gousses d’ail de Grandeluz, tout en riant avec quelque prince anglais de la paternité de son mari Charles VI sur son fils Charles VII. C’est sur le Pont au Change que fut crié, le 23 août 1553, l’édit du parlement défendant de parier si une femme grosse accoucherait d’une fille ou d’un garçon. C’est dans la salle basse du Châtelet que, sous François 1er, père des lettres, on donnait aux imprimeurs relaps la question à seize crans. C’est rue du Pas-de-la-Mule que passait presque tous les jours, en 1560, le premier président du parlement de Paris, Gilles le Maistre, monté sur une mule, suivi de sa femme dans une charrette et de sa servante sur une ânesse, allant le soir voir pendre les gens qu’il avait jugés le matin. Dans la tour de Montgomery, non loin du logis du concierge du palais, lequel avait droit à deux poules par jour et aux cendres et tisons de la cheminée du roi, était creusé, au-dessous du niveau de la Seine, ce cachot nommé la Souricière, à cause des souris qui y rongeaient vivants les prisonniers. Dans l’embranchement de rues appelées le Trahoir, parce que Brunehaut, dit-on, y fut traînée à la queue d’un cheval, à l’âge de quatre-vingts ans, et plus tard l’Arbre-Sec, à cause d’un arbre sec, c’est-à-dire d’une potence qui était là en permanence, au pied du gibet, à quelques pas d’un étuviste où se faisaient les plus gaies orgies nobles du seizième siècle, des bouquetières offraient des fleurs et des fruits aux passants avec ce chant :


Fleur d’aiglantier,
Verjux à faire aillie.


À la porte Saint-Honoré, le cardinal de Bourbon, qui fut une ébauche de Charles X, et le duc de Guise, se sont promenés pour la première fois avec des gardes, nouvelle qui fit subitement blanchir la moitié de la moustache du roi de Navarre. C’est en sortant de faire ses dévotions à Sainte-Marie-l’Égyptienne que Henri III tira de dessous ses petits chiens pendus à son cou dans un panier rond l’édit qu’il remit au chancelier Chiverny et qui reprenait aux bourgeois de Paris la noblesse que leur avait octroyée Charles V. C’est devant la fontaine Saint-Paul, rue Saint-Antoine, qu’aux obsèques du cardinal de Birague la cour des aides et la chambre des comptes se donnèrent des coups de poing pour la préséance. Ici a été la grand’chambre où siégeait « la magistrature française », longues barbes au seizième siècle, larges perruques au dix-septième, et ici est le guichet du Louvre par où sortaient de grand matin les mousquetaires noirs ou gris qui, de temps en temps, venaient mettre ces barbes et ces perruques à la raison. On sait qu’elles étaient parfois réfractaires. En 1644, par exemple, l’opposition du parlement alla jusqu’à consentir à la surcharge de l’emprunt, dit force, pour toute la France, le parlement excepté. Une certaine acceptation des voleurs et des chauves-souris a longtemps caractérisé les rues de Paris ; avant Louis IX, pas de police ; avant La Reynie, pas de lanternes. En 1667, la cour des miracles, ayant encore toutes ses guenilles gothiques, fait vis-à-vis aux carrousels de Louis XIV. Cette vieille terre parisienne est un gisement d’événements, de mœurs, de lois, de coutumes ; tout y est minerai pour le philosophe. Venez, voyez. Cet emplacement a été le Marché aux pourceaux ; là, dans une cuve de fer, au nom de ces princes qui, entre autres habiletés monétaires, inventèrent le tournois noir, et qui au quatorzième siècle, en l’espace de cinquante ans, trouvèrent moyen de faire sept fois de suite à la fortune publique la rognure d’une banqueroute[1], phénomène royal renouvelé sous Louis XV, au nom de Philippe Ier, qui déclara argent les espèces de billon, au nom de Louis VI et de Louis VII, qui contraignirent tous les français, les bourgeois de Compiègne exceptés, à prendre des sous pour des livres, au nom de Philippe le Bel, qui fabriqua ces angevins d’or douteux appelés moutons à la grande laine et moutons à la petite laine, noms qui symbolisent la tonte du peuple, au nom de Philippe de Valois, qui altéra le florin Georges, au nom du roi Jean, qui éleva des rondelles de cuir portant un clou d’argent au centre à la dignité de ducats d’or, au nom de Charles VII, doreur et argenteur de liards qu’il qualifia saints d’or et blancs d’argent, au nom de Louis XI, qui décréta que les hardis d’un denier en valaient trois, au nom de Henri II, lequel fit des henris d’or qui étaient en plomb, pendant cinq siècles, on a bouilli vifs les faux monnayeurs.


VI


Au centre de ce qu’on appelait alors la Ville, distincte de la Cité, est la Maubuée (mauvaise fumée), lieu où l’on a rôti, dans le goudron et les fagots verts, tant de juifs, pour punir « leur anthropomance », et, dit le conseiller De l’Ancre, « les admirables cruautés dont ils ont toujours usé envers les chrétiens, leur forme de vie, leur synagogue déplaisante à Dieu, leur immondicité et puanteur ». Un peu plus à l’écart, l’antiquaire rencontre le coin de la rue du Gros-Chenet, où l’on brûlait les sorciers en présence d’un bas-relief doré et peint, attribué à Nicolas Flamel, et représentant le météore tout en feu, gros comme une meule de moulin, qui tomba à Ægos-Potamos, la nuit où naquit Socrate, et que Diogène d’Apollonie, le législateur de l’Asie Mineure, appelle une « étoile de pierre ». Puis ce carrefour Baudet, où fut criée et commandée, à son de corne ou de trompe, comme le raconte Gaguin, l’extermination des lépreux par tout le royaume, à cause d’une mixture d’herbe, de sang et « d’eau humaine », roulée dans un linge et liée à une pierre, dont ils empoisonnaient les citernes et les rivières. D’autres cris avaient lieu. Ainsi, devant le Grand-Châtelet, les six héraults d’armes de France, vêtus de velours blanc sous leurs dalmatiques fleurdelysées, et le caducée à la main, venaient, après les pestes, les guerres et les disettes, rassurer le peuple et lui annoncer que le roi daignait continuer à recevoir l’impôt. À l’extrémité nord-est, cette place, place Royale de la monarchie, place des Vosges de la république, fut l’enclos royal des Tournelles, où Philippe de Comines partageait le lit de Louis XI, ce qui dérange un peu son sévère profil d’historien ; on ne se figure guère Tacite couchant avec Tibère. Philippe de Comines, qui était sénéchal de Poitiers, était aussi seigneur de Chaillot, et avait toute la Cerisaie jusqu’au fossé de l’égout de Paris, sept fiefs arriérés tenus de la Tour Carrée, plus justice moyenne et basse avec mairie et sergent. Cela, heureusement, ne l’empêche pas d’être un des ancêtres de la langue française.


VII


Il faut, en présence de cette histoire de Paris, s’écrier à chaque instant comme John Howard devant d’autres misères : C’est ici que les petits faits sont grands. Quelquefois cette histoire offre un double sens ; quelquefois un triple sens ; quelquefois aucun. C’est alors qu’elle inquiète l’esprit. Il semble qu’elle tourne à l’ironie. Elle met en relief tantôt un crime, tantôt une sottise, parfois on ne sait quoi qui n’est ni sottise ni crime et qui pourtant fait partie de la nuit. Au milieu de ces énigmes on croit entendre derrière soi, en aparté, l’éclat de rire bas du sphinx. Partout des contrastes ou des parallélismes qui ressemblent à de la pensée dans le hasard. Au numéro 14 de la rue de Béthisy meurt Coligny et naît Sophie Arnould, et voilà brusquement rapprochés les deux aspects caractéristiques du passé, le fanatisme sanglant et la jovialité cynique. Les halles, qui ont vu naître le théâtre (sous Louis XI), voient naître Molière. L’année où meurt Turenne, madame de Maintenon éclôt ; remplacement bizarre ; c’est Paris qui donne à Versailles madame Scarron, reine de France, douce jusqu’à la trahison, pieuse jusqu’à la férocité, chaste jusqu’au calcul, vertueuse jusqu’au vice. Rue des Marais, Racine écrit Bajazet et Britannicus dans une chambre où, cinquante ans plus tard, la duchesse de Bouillon, empoisonnant Adrienne Lecouvreur, vient faire à son tour une tragédie. Au numéro 23 de la rue du Petit-Lion, dans un élégant hôtel de la renaissance dont il reste un pan de mur, tout à côté de cette grosse tour à vis de Saint-Gilles où Jean sans Peur, entre le coup de poignard de la rue Barbette et le coup d’épée du pont de Montereau, causait avec son bourreau Capeluche, ont été jouées les comédies de Marivaux. Assez près l’une de l’autre s’ouvrent deux fenêtres tragiques : par celle-ci, Charles IX a fusillé les parisiens ; par celle-là, on a donné de l’argent au peuple pour l’écarter de l’enterrement de Molière. Qu’est-ce que le peuple voulait à Molière mort ? l’honorer ? Non, l’insulter. On distribua à cette foule quelque monnaie, et les mains qui étaient venues boueuses s’en allèrent payées. Ô sombre rançon d’un cercueil illustre ! C’est de nos jours qu’a été démolie la tourelle à la croisée de laquelle le dauphin Charles, tremblant devant Paris irrité, se coiffa du chaperon écarlate d’Étienne Marcel, quatre cent trente ans avant que Louis XVI se coiffât du bonnet rouge. L’arcade Saint-Jean a vu passer un petit « Dix août », le 10 août 1652, qui esquissa la mise en scène du grand ; il y eut branle du bourdon de Notre-Dame et mousqueterie. Cela s’appelle l’émeute des têtes de papier. C’est encore en août, la canicule est anarchique, c’est le 23 août 1658, qu’eut lieu, sur le quai de la Vallée, dit autrefois le Val-Misère, la bataille des moines augustins contre les hoquetons du parlement ; le clergé recevait volontiers les arrêts de la magistrature à coups de fusil ; il qualifiait la justice empiétement ; il s’échangea entre le couvent et les archers une grosse arquebusade, ce qui fit accourir La Fontaine, criant sur le Pont-Neuf : Je vais voir tuer des Augustins. Non loin du collège Fortet, où ont siégé les Seize, est le cloître des Cordeliers, où a surgi Marat. La place Vendôme a servi à Law avant de servir à Napoléon. À l’hôtel Vendôme il y avait une petite cheminée de marbre blanc célèbre par la quantité de suppliques de forçats huguenots qu’y a jetées au feu Campistron, lequel était secrétaire général des galères, en même temps que chevalier de Saint-Jacques et commandeur de Chimène en Espagne, et marquis de Penange en Italie, dignités bien dues au poëte qui avait apitoyé, la cour et la ville sur Tiridate résistant au mariage d’Érinice avec Abradate. Du lugubre quai de la Ferraille, qui a vu tant d’atrocités juridiques, et qui était aussi le quai des Racoleurs, sont sortis tous ces joyeux types militaires et populaires, Laramée, Laviolette, Vadeboncœur, et ce Fanfan la Tulipe mis de nos jours à la scène avec tant de charme et d’éclat par Paul Meurice. Dans un galetas du Louvre est né de Théophraste Renaudot le journalisme ; cette fois ce fut la souris qui accoucha d’une montagne. Dans un autre compartiment de ce même Louvre a prospéré l’Académie française, laquelle n’a jamais eu un quarante et unième fauteuil qu’une fois, pour Pellisson, et n’a jamais porté le deuil qu’une fois, pour Voiture. Une plaque de marbre à lettres d’or, scellée à l’un des coins de rue du Marché-des-Innocents, a longtemps appelé l’attention des parisiens sur ces trois gloires de l’année 1685, l’ambassade de Siam, le doge de Gênes à Versailles, et la révocation de l’édit de Nantes. C’est contre le mur de l’édifice appelé Val-de-Grâce que fut jetée une hostie[2] à propos de laquelle on brûla vifs trois hommes. Date : 1688. Six ans plus tard. Voltaire allait naître. Il était temps.


VIII


On montrait encore, il y a quarante ans, dans la sacristie de Saint-Germain-l’Auxerrois, la chaise cramoisie, portant la date de 1722, en laquelle trônait le cardinal-archevêque de Cambrai le jour où le sieur Clignet, bailli de l’abbaye de Saint-Remi de Reims, et les sieurs de Romaine, de Sainte-Catherine et Godot, chevaliers de la Sainte-Ampoule, vinrent prendre « les ordres de son éminence au sujet du sacre de sa majesté ». L’éminence était Dubois, la majesté était Louis XV. Le garde-meuble conservait une autre chaise à bras, celle du régent d’Orléans. C’est sur ce fauteuil que le régent d’Orléans était assis le jour où il parla au comte de Charolais. M. de Charolais revenait de la chasse où il avait tué quelques faisans dans les bois et un notaire dans un village. Le régent lui dit : Allez-vous-en, vous êtes prince, et je ne ferai couper la tête ni au comte de Charolais qui a tué un passant, ni au passant qui tuera le comte de Charolais. Ce mot a servi deux fois. Plus tard, on a jugé utile de l’attribuer à Louis XV, promu Bien-Aimé. Rue du Battoir, le maréchal de Saxe avait son sérail qu’il menait avec lui à la guerre, ce qui faisait à la suite de l’armée trois coches pleins appelés par les hulans « les fourgons à femmes du maréchal ». Que d’événements étranges, parfois accumulés avec cette incohérence de la réalité où vous êtes libre de puiser des réflexions ! Dans la même semaine, une femme, madame de Chaumont, gagne, dans l’agiotage du Mississipi, cent vingt-sept millions, les quarante fauteuils de l’Académie française sont envoyés à Cambrai pour y asseoir le congrès qui a cédé Gibraltar à l’Angleterre, et la grande porte de la Bastille s’entr’ouvre à minuit, laissant voir dans la première cour l’exécution aux flambeaux d’un inconnu dont personne n’a jamais su ni le nom ni le crime. Les livres étaient traités de deux façons ; le parlement les brûlait, le théologal les lacérait. On les brûlait sur le grand escalier du palais, on les lacérait rue Chanoinesse. C’est, dit-on, dans cette rue, au milieu d’un rebut de livres condamnés, que les épîtres de Pline, depuis imprimées chez Aide Manuce, furent découvertes par le moine Joconde, le faiseur de ponts de pierre que Sannazar nommait Pontifex[3] Quant aux grands degrés du palais, à défaut des écrivains, « qui sentaient le roussi », ils voyaient brûler les écrits. Boindin, au pied de cet escalier, disait à Lamettrie : On vous persécute, parce que vous êtes athée janséniste ; moi, on me laisse tranquille, parce que j’ai le bon sens d’être athée moliniste. Il y avait, en outre, pour les livres les sentences de Sorbonne. La Sorbonne, calotte plutôt que dôme, dominait ce chaos de collèges qui était l’Université, et que le premier Balzac, dans sa querelle avec le père Golu, a appelé le Pays latin, nom qui est resté. La Sorbonne avait, de par la scolastique, juridiction momie. La Sorbonne forçait Jean XXII à rétracter sa théorie de la vision béatifique ; la Sorbonne déclarait le quinquina « écorce scélérate », sur quoi le parlement faisait au quinquina défense de guérir ; la Sorbonne donnait, à propos du sac de Civitta-di-Castello, raison contre le pape Sixte IV à Antoine Campani, cet évêque « dont une paysanne accoucha sous un laurier », et à qui l’Allemagne déplut « si fort », dit son biographe, qu’à son retour en Italie, se trouvant au haut des Alpes, ce vénérable prélat………[4] et dit à l’Allemagne :

« Aspice nudatas, barbara terra, nates. »


IX


La maison numéro 20, à Bercy, a appartenu à Le Prévost de Beaumont, mis vivant dans une des tombes de pierre de la tour Bertaudière pour avoir dénoncé le Pacte de famine. Tout auprès, une autre maison toute mystérieuse s’appelle la Cour des crimes. Personne ne sait ce que c’est. Devant la porte de la prévôté de Paris, où des cartouches sculptés et peints représentaient Énée, Scipion, Charlemagne, Esplandian et Bayard, qualifiés « fleurs de chevalerie et déloyauté », un huissier à verge, le 30 août 1766, cria l’édit ordonnant aux gentilshommes de n’avoir désormais au côté que des épées longues de trente-trois pouces au plus « avec la pointe en langue de carpe ». Les épées de guet-apens abondaient dans Paris. Très bien portées. De là l’édit. D’autres répressions étaient nécessaires ; en 1750, à l’époque où l’ameublement d’une chambre pour le dauphin au pavillon de Bellevue venait de coûter dix-huit cent mille francs, on diminua, par esprit d’économie, la ration de pain des prisonniers, ce qui les affama et les fit révolter. On tira dans le tas à travers les grilles des prisons, et l’on en tua plusieurs ; entre autres, au For-l’Évêque, deux femmes. Il y avait à l’Académie française un curieux effrayant, la Condamine ; il rimait des bouquets à Chloris comme Gentil-Bernard, et explorait l’océan comme Vasco de Gama. Entre un quatrain et une tempête, il allait sur les échafauds considérer de près les supplices. Une fois il assistait, sur l’estrade même du tourment, à un écartèlement. Le patient, hagard et cerclé de fer, le regardait. — Monsieur est un amateur, dit le bourreau. Telles étaient les mœurs. Ceci se passait sur la place de Grève, le jour où Louis XV y assassina Damiens.


X


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Faut-il continuer ? S’il était permis de se citer soi-même, celui qui écrit ces lignes dirait ici : J’en passe, et des meilleurs. Ajoutez à ce monceau douloureux la surcharge de Versailles, cette cour terrible, la maltôte, expédient des princes du dix-septième siècle, remplacée par l’agiotage, expédient des princes du dix-huitième, et ce Conti difforme écrasant de chiquenaudes le visage d’une jeune fille coupable d’être jolie, ce chevalier de Bouillon châtrant un manant pour le punir de s’appeler Lecoq, cet autre chevalier, un Rohan, bâtonnant Voltaire… — Quel précipice que ce passé ! Descente lugubre ! Dante y hésiterait. La vraie catacombe de Paris, c’est cela. L’histoire n’a pas de sape plus noire. Aucun dédale n’égale en horreur cette cave des vieux faits où tant de préjugés vivaces, et à cette heure encore bien portants, ont leurs racines. Ce passé n’est plus cependant, mais son cadavre est ; qui creuse l’ancien Paris le rencontre. Ce mot cadavre en dit trop peu. Un pluriel serait ici nécessaire. Les erreurs et les misères mortes sont une fourmilière d’ossements. Elles emplissent ce souterrain qu’on appelle les annales de Paris. Toutes les superstitions sont là, tous les fanatismes, toutes les fables religieuses, toutes les fictions légales, toutes les antiques choses dites sacrées, règles, codes, coutumes, dogmes, et l’on distingue à perte de vue dans ces ténèbres le ricanement sinistre de toutes ces têtes de mort. Hélas ! les hommes infortunés qui accumulent les exactions et les iniquités oublient ou ignorent qu’il y a un compteur. Ces tyrannies, ces lettres de cachet, ces jussions, ce Vincennes, ce donjon du Temple où Jacques Molay a assigné le roi de France à comparaître devant Dieu, ce Montfaucon où est pendu Enguerrand de Marigny qui l’a construit, cette Bastille où est enfermé Hugues Aubriot qui l’a bâtie, ces cachots copiant les puits, et ces « calottes » copiant les plombs de Venise, cette promiscuité de tours, les unes pour la prière, les autres pour la prison, cette dispersion de glas et de tocsins faite par toutes ces cloches pendant douze cents ans, ces gibets, ces estrapades, ces voluptés, cette Diane toute nue au Louvre, ces chambres tortionnaires, ces harangues des magistrats à genoux, ces idolâtries de l’étiquette, connexes aux raffinements de supplices, ces doctrines que tout est au roi, ces sottises, ces hontes, ces bassesses, ces mutilations de toutes les virilités, ces confiscations, ces persécutions, ces forfaits, se sont silencieusement additionnés de siècle en siècle, et il s’est trouvé un jour que toute cette ombre avait un total : 1789.



  1. 1306. — 1339. — 1342. — 1347. — 1348. — 1353. — 1358. (Note de Victor Hugo.)
  2. Champ des Capucines. Croix de la Sainte-Hostie. (Note de Victor Hugo.)
  3. Hunc tu jure potes dicere Pontificem.
  4. Nous omettons une ligne. (Note de Victor Hugo.)