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Paul Verlaine, Sa Vie - Son Œuvre/Chapitre 10

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Société du Mercure de France (p. 315-330).
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X

SÉJOURS DANS LE LUXEMBOURG. — TENTATIVES DE
RÉCONCILIATION. — VOLUMES EN PRÉPARATION
(Avril-Juin 1873)

Après sa courte maladie, et Rimbaud étant retourné à Charleville, Mme Verlaine mère engagea son fils à se déplacer, pour se soigner, pour se distraire. Il pouvait achever sa convalescence chez sa tante paternelle, Mme veuve Évrard, auprès de Bouillon, dans le Luxembourg belge. Elle lui promit d’aller le retrouver en revenant d’Arras, où des affaires l’appelaient dans sa famille.

Verlaine se rendit donc à Jehonville, entre Sedan et Bouillon, chez la tante Évrard. Il revécut là cette calme et plantureuse vie champêtre du nord, qu’il aimait, et dont il était depuis longtemps privé.

Il a décrit, dans ses Croquis de Belgique, publiés par la Revue Encyclopédique, en mai 1896, le pays de Bouillon, dont le paysage le charmait. Il en a célébré « le vert de toutes nuances, en entonnoir, avec un horizon comme céleste de sapins, de chênes, de hêtres, de frênes et de tous arbres de ces contrées, sur les pentes proches de la toute petite ville, une galopade de jardins paradoxalement poussés et cultivés ». Et il a vanté les truites de la Semoy, « rivière noire sur un lit de cailloux bavards », les qualifiant de « divines » et de « cléricales », parce que savourées en compagnie du curé de l’endroit. Les promenades en ce pays pittoresque, les émanations forestières salubres, la quiétude ambiante, les bons repas et la compagnie aimable et franche de parents, de voisins, dont beaucoup avaient connu le capitaine Verlaine, lui rappelant les bonnes journées de vacances passées dans les mêmes parages, du temps où vivait, à Paliseul, la bonne tante Grandjean, rétablirent physiquement et moralement sa santé. Ce furent là encore pour lui quelques beaux jours, les derniers : le rayon de soleil trompeur avant la tempête.

Il m’informa ainsi de son nouveau séjour :


À Jéhonville (par Sedan, Bouillon, Paliseul),
Luxembourg Belge.


Mardi, 15 avril 1873.
Mon cher ami,

Je ne sais si tu es au courant de mon départ de Londres, mais qu’il te suffise de savoir que cette absence de la grande ville n’est que provisoire, car il ne m’est que trop prouvé que Paris, d’ici à longtemps, et Paris et la France, me sont dangereux.

Un essai de voyage par Newhaven et Dieppe m’a surabondamment prouvé cette triste vérité, et je n’ai dû qu’à un hasard providentiel, oserai-je dire, à une conversation en anglais de cuisine, entendue sur le bateau, une heure avant le départ, ladite conversation tenue par des hommes à redingues et à moustaches noires, de ne point gémir actuellement, dedans la belle France, dessus la paille, non moins humide que préventive, des cachots de la République que nous avons. Et pourquoi, grand Dieurje !

Or donc, Paris m’étant sinistre, je ne vois que Londres où faire mes orges, et j’étudie même ici l’anglais à tour de bras, ce qui m’est d’ailleurs une puissante diversion à tous ennuis conjugaux et aultres.

Mon ami, je vais te parler sérieusement. Tu m’as, dans tes lettres, trop rares, témoigné trop de véritable intérêt pour que je ne vienne pas aujourd’hui te supplier de m’en donner de nouvelles et solides preuves. Les commissions dont je veux te charger sont d’ailleurs excessivement simples ; elles consisteront à répondre au plus vite, et le moins succinctement possible, aux questions suivantes :

1o Il est impossible que tu ne saches pas, par des dénonciations et des indiscrétions, où est ma femme. Le jeune Barrère [M. Camille Barrère, notre ambassadeur actuel à Rome], retour de Paris, me disait dernièrement tenir de toi : « qu’elle n’était pas loin d’une réconciliation ». Mais j’ai pensé que c’était là parole délicate et discrète de toi, pour prévenir et clore toute conversation à ce sujet.

D’autre part, permets que je garde sur les noms une discrétion promise : on m’a fait dire qu’il n’était que temps que je revienne, qu’il n’était que grand temps, sans plus d’explications. Et c’est sur ce dernier avis que j’ai risqué ce voyage de Paris, si mal à propos empêché.

Une lettre de ma femme, reçue à Namur, où, par parenthèse, j’ai cru mourir encore une fois, de je ne sais quelle attaque cérébrale (n’en parle pas surtout à ma mère !) me signifiait de n’avoir plus à l’obséder de lettres.

Il faut te dire que je n’ai cessé de lui représenter tout l’odieux, tout le ridicule, toute l’inutilité d’un procès, qu’il me semble impossible de ne pas gagner, tout cela dans les termes les plus raisonnables et les plus touchants.

Il est hors de doute qu’un pareil revirement dans cette tête de 19 ans, car avant l’aventure de Bruxelles, dont je t’ai parlé, ce n’était, dans ses lettres au moins, après mon départ, bien entendu, que protestations affectueuses et appels sans fin, auxquels je n’ai jamais opposé, de mon côté, qu’appels aussi, redoutant déjà ce qui arrive, et protestations non moins affectueuses, il est hors de doute, dis-je, que ce revirement, qui a été jusqu’à brusquement abandonner ma mère, très malade de tout cela, à propos d’une pension alimentaire jugée trop élevée par moi, c’est uniquement une chose de famille, ou même un entêtement qui supposerait trop de sottise. Dieu me préserve d’émettre un soupçon ! Mais malheureusement je connais la maison, les idées « novatrices », le milieu « artisse », les atmosphères de « préjugés vaincus » où se meut cette étrange abandonnée. D’autres pourraient, à ma place, épier, en quelque sorte avec joie, l’instant de la « crise » inévitable, et s’en faire une arme. Mais je ne suis pas de ceux-là, parce qu’avec ma tête folle, et mes allures de hanneton, j’ai le fonds grave, et étais né, par le fait, « indeed », pour un bonheur calme et pour l’affection paisible.

C’est non la triste curiosité, mais uniquement parce qu’il faut que je me rende compte de tout (je saurai pardonner, à la rigueur), que je te demande, confidentiellement, ce que tu dois savoir, induire, ce que tu peux conseiller. J’ai maintenant tout mon calme, et je saurais tout apprendre de sang-froid, comme aussi profiter des avis donnés par mon vieux camarade, en qui j’ai toute ma confiance. Ceci est trop grave, n’est-ce pas ? pour que j’aie besoin de te recommander toute discrétion.

2o J’aimerais aussi à connaître l’opinion actuelle.

3o Tu dois comprendre que j’attache beaucoup d’importance à la publication du volume [Romances sans paroles] avant le procès, car après, ça aurait l’air de vouloir exploiter le retentissement-réclame que ça fera.

Donc, pourrai-je, chez Lachaud, par exemple, ou Dentu, peu m’importe ! — j’ai trop d’ennemis, pourquoi, grands dieux ! chez Lemerre, pour y songer, — faire imprimer vite, très modestement, et avec quelque délai, ou sans, s’il le faut, 468 vers purement littéraires ? Surtout, auras-tu assez de loisir (je ne mets pas en doute ta bonne volonté) pour t’occuper un peu de cela et pour m’envoyer les épreuves ? Qui à ta place ? Blémont ? Mais je le crois aussi bien occupé, enfin réponds-moi !

À toi
P. V.


Cette lettre indiquait une préoccupation toute spéciale. Mon ami me demandait des renseignements « particuliers », comme s’expriment les rédacteurs de circulaires émanant de ces agences Tricoche et Cacolet, qui se chargent des surveillances conjugales.

Je m’empressai de répondre que je n’avais rien appris de fâcheux sur la conduite de sa femme. Je me serais bien gardé de lui rapporter de désobligeants récits ou de lui faire part d’une situation scandaleuse, si elle avait existé. Il eût été assez tôt renseigné par ailleurs, et il était inutile de le surexciter et de l’accabler. Mais en réalité, il n’y avait rien à dissimuler, et je n’aurais rien pu lui révéler. Mme Mathilde Verlaine vivait dans sa famille. Si elle n’avait rien à redouter d’une investigation intime, par contre, elle ne paraissait nullement animée d’intentions conciliatrices, et ne semblait aucunement désirer le retour de son mari. Elle paraissait satisfaite de la situation qui lui était faite, et comme heureuse d’une délivrance attendue.

D’où cette nouvelle lettre, plutôt apaisée, et presque confiante dans une solution favorable. On remarquera, conséquence de la tranquillité d’esprit relative que la certitude de la conduite régulière de sa femme lui donnait, l’abondance des projets littéraires dont il me faisait part, en même temps que la hâte témoignée au sujet de la publication des Romances sans paroles.

Il se trouvait dans l’indécision sur la conduite à tenir vis-à-vis de sa femme. Il espérait toujours secrètement un raccommodement. Sa mère le lui avait presque garanti. L’éloignement de Rimbaud contribuait à cette détente.

Mme Verlaine et ses conseils, cependant, ne désarmaient nullement. J’engageai Verlaine à charger un homme d’affaires de ses intérêts, de la surveillance de la procédure, des démarches et entrevues avec les avoués et les avocats. Je ne pensais pas qu’il dût abandonner toute défense, et il m’était impossible de m’en occuper assidûment. J’étais sur le point de quitter Paris, pour aller diriger, à Sens, un journal, traqué à Paris, puis supprimé par un coup de sabre du général Ladmirault, en vertu de l’état de siège, et que nous faisions revivre [Valentin Simond en était le directeur] sur le territoire sénonais, l’Yonne étant en dehors de la zone soumise à la juridiction militaire, et à proximité de Paris.

Mon séjour forcé à Sens, et l’installation d’une imprimerie pour la publication quotidienne du journal le Suffrage universel, se rapportent directement à l’histoire des œuvres de Verlaine. C’est à Sens, en effet, que je pus imprimer et éditer les Romances sans paroles.

Verlaine me répondit du Luxembourg :


Jehonville, par Bouillon, 6 mai 1873.
Mon cher ami.

Je reçois une lettre de M. B…, m’offrant ses services comme avocat. Recommandé par toi, il est accepté. Tu peux le lui dire.

Mais, avant que d’entrer en relations avec lui, je désirerais savoir de toi, — ainsi que je te le marquais déjà dans une lettre déjà vieille, restée sans réponse, — fût-ce approximativement, par on-dit, et Paris et notre monde en particulier sont, j’espère, le pays des on-dit, où en est ma femme ?

Je suis, en ce moment, après un mémoire, extrêmement détaillé, mais qui serait sans effet, si je restais ignorant de ce qui concerne ma femme, comme il me serait douloureux, si je devais conserver quelque espoir, quel qu’il soit. Je t’en conjure, écris-moi vite, fût-ce en deux lignes, ce que tu sais et ce que tu penses. C’est plus qu’un service, cela ! C’est pourquoi je te prie de ne mettre aucun retard en ta réponse. Dès celle-ci reçue, selon ce que je saurai, j’écrirai à M. B… Quant au référé, je pense qu’il a toutes pièces en main.

Quand tu verras Blémont, dis-lui que voilà un mois que je n’ai reçu la Renaissance, malgré trois réclamations.

Ton vieux,
P. Verlaine.


L’espérance d’une réconciliation chantait toujours aux oreilles de Verlaine, parmi le calme champêtre, et tandis qu’il jetait sa ligne dans le courant rapide et froid de la Semoy, abritant des truites en ses fosses profondes, il sondait la situation et se préoccupait des agissements de sa femme. Il est évident qu’il souhaitait pardon, oubli, réunion. Aussi, l’idée qu’elle avait pu lui donner un remplaçant le hantait et le tourmentait. Il ardait de savoir à quoi s’en tenir, dût la vérité l’incendier, le carboniser. Comme tous les jaloux, il prétendait désirer connaître seulement la vérité et savoir « à quoi s’en tenir ». La révélation d’une infidélité de celle qu’il considérait toujours comme sa femme, comme sa moitié légale, l’eût désespéré. Il s’ouvrit à moi de ce désir, dans la lettre qu’on va lire. On remarquera que le mari, l’amoureux, sait aussi faire place aux préoccupations de l’homme de lettres, et qu’il interrompt, pour me parler de la publication des Romances sans paroles, la narration de ses soucis conjugaux.


Jéhonville, vendredi 16 mai 1873.
Mon cher Edmond,

J’ai reçu hier ta lettre du 12, la poste a de ces facéties-là surtout dans cette indolente Belchique !

Je suis heureux de ce que tu me dis relativement au manque de bruits, symptôme évident d’une tenue encore convenable.

Quant à présent, ce que je veux c’est bien simple ; écoute :

Après plus de six mois de séparation de fait, sans qu’il y en eût de ma part la moindre volonté, au contraire, après un jugement qui momentanément, mais indéfiniment, m’ôte tout pouvoir sur ma femme et mon fils, enfin, après tous les bruits répandus par le monde, et sur papier timbré, je crois qu’une séparation amiable, outre qu’elle n’empêcherait pas mes adversaires de revenir, si cela leur plaît, aux procédés judiciaires, ça pourrait alors s’appeler du chantage, me semble une demi-mesure qui ressemblerait, de ma part, à un aveu tacite. En un mot c’est impossible.

Ce qu’il me faut, c’est, je ne dis pas une réconciliation — moi, je n’ai jamais été « fâché », — c’est un retour immédiat de ma femme à moi. Je lui ai tout récemment écrit dans ce sens, la prévenant que cette fois serait la dernière. J’attends sa réponse, et il est clair que si, d’ici à très peu de temps, elle ne me donne pas satisfaction, force me sera d’agir, car il serait trop bête de me brûler le sang et la vie dans une attente sous l’orme, aussi prolongée que cruelle.

J’ai tout dit, tout fait. Je suis venu ici, quittant Londres, et des espoirs d’y vivre bien, pour Elle. J’ai prié, raisonné, invoquant le bon sens, le cœur, jusqu’à l’amour maternel. On m’a répondu que « j’avais peur du procès, que c’était pour cela que je disais des choses affectueuses, qu’Elle n’avait pas peur du procès, parce qu’Elle le savait imperdable ».

Or, tu sais à propos de quoi cette seconde requête : exigence éconduite d’une pension amiable de 1200 fr., absolument comme tu sais que le motif de la première requête est le refus par moi d’une autorisation de résider un temps indéfini dans un Midi problématique.

Si donc tu vois madame Bertaux [Mme Léon Bertaux statuaire], — va même la voir si tu peux, — et dis-lui, si elle doit voir ma femme, si elle le juge à propos, de faire ressortir aux yeux de cette égarée, toute la folie, toute l’impudeur et toute l’insouciance de l’avenir de son fils, et tout le malheur pour elle, pour moi, pour cet enfant, qu’impliquerait et que déterminerait la poursuite d’un acte aussi révoltant que ce sale et grotesque procès.

Madame Bertaux peut ajouter que, si l’on me désespère jusque-là, je suis déterminé à me défendre à outrance, et que moi aussi je crois le procès imperdable, et que néanmoins il me fait peur, parce que je sais que c’est le bonheur à nous deux qui va céder la place à toutes sortes de remords pour elle et de regrets pour moi. Voilà !

Toutefois, si tu vois mieux à faire, dis-le.

Ma santé est toute détraquée. Ah ! si j’avais seulement du bonheur du côté sentiment, comme mon côté tête irait bien.

Je fourmille d’idées de nouvelles, de vers, de projets vraiment beaux. J’ai fait un drame en prose, je te l’ai dit, Madame Aubin. — Un cocu sublime, pas à la manière de Jacques. Le mien est un moderne, extrêmement malin, et qui rendra des points à tous les aigrefins de Dumafisse. Je complète un opéra-bouffe, xviiie siècle, commencé il y a deux ou trois ans avec Sivry. Ceci serait avec de la musique à faire, pour l’Alcazar de Bruxelles, d’où sont parties les Cent Vierges et la Fille de Madame Angot. — Puis, un roman en prose, aussi sadique que possible, et très sèchement écrit ; une série de sonnets, dont les Amies (si tu peux les recopier, envoie-les-moi) font partie, et dont je t’envoie le prologue, entortillé, mais assez explicatif de l’œuvre, je crois. — La préface aux Vaincus, où je tombe tous les vers, y compris les miens, et où j’explique des idées que j’ai, que je crois bonnes. Je t’enverrai ça un jour, et tu verras que c’est bien. Voilà, je pense, quelque besogne.

Je caresse l’idée de faire, dès que ma tête sera bien reconquise, un livre de poèmes, dans le sens suivi du mot, poèmes didactiques, si tu veux, dont l’Homme sera complètement banni. Des paysages, des choses, malice des choses (si tu pouvais avoir le livre ainsi intitulé, par Arthur de Gravillon, envoie), bonté des choses, etc.

Voici quelques titres : la Vie du Grenier. — Sous l’eau. — L’Île.

Chaque poème sera de 300 ou 400 vers. Les vers seront d’après un système auquel je vais arriver. Ce sera très-musical, sans puérilités à la Poe, quel naïf que ce malin ! Je t’en causerai un autre jour, car je l’ai tout lu en engliche ! Ce sera aussi pittoresque que possible. La Vie du Grenier, du Rembrandt. — Sous l’eau, une vraie chanson d’ondine. — L’Île, un grand tableau de fleurs, — etc. Ne ris pas avant de connaître mon système. C’est peut-être une idée chouette que j’ai là.

Tu recevras, mardi ou mercredi, le manuscrit [des Romances sans paroles]. Avant de m’en accuser réception, cause un peu à Lechevalier des prix, etc., etc. Je pourrais lui écrire. Qu’en dis-tu ?

Je voudrais que ça fût du format de la Bonne Chanson (Ah ! zut !) Si ça pouvait paraître vite, quelle veine ! Enfin je te confie cette enfant, rends-la « heureuse » !

Amitiés aux amis. Dis-moi si Paul Foucher écrit à l’Opinion nationale ? — L’adresse de madame Bertaux. — Parle-moi un peu des choses de Paris… À très bientôt une autre lettre et le manusse.

Je te serre les pinces bien cordialement.
P. V.


Les Romances sans paroles, que Verlaine n’avait pu faire éditer à Londres, comme il l’avait annoncé dans une de ses lettres, ne trouvèrent pas d’éditeur à Paris. Lechevalier, à qui je m’étais adressé, selon l’intention de Verlaine, refusa. D’autres éditeurs sollicités firent même réponse négative. Je gardai le manuscrit, — Gustave, comme le dénommait l’auteur dans ses lettres, — attendant une occasion. Le moment était d’ailleurs peu propice. On était en plein coup d’État parlementaire. M. Thiers avait été renversé, et, à Versailles, la royauté avait failli sortir, pour un instant, de son tombeau.

Les affaires conjugales du poète n’allaient guère mieux. Les projets de réconciliation s’étaient évanouis. Le papier timbré voltigeait. Un jugement du tribunal civil prononçant la séparation de corps, car le divorce n’existait pas encore, était attendu. Arthur Rimbaud, rappelé par Verlaine, était revenu le joindre à Bouillon. Ce retour fut fêté par une griserie sérieuse. Verlaine et son compagnon déambulèrent quelque temps dans les Ardennes, puis, derechef assortis, s’embarquèrent pour l’Angleterre, que tous deux désiraient revoir.

La lettre suivante, où il n’est pas question de Rimbaud, d’ailleurs, annonçait ce retour à Londres, et me recommandait encore les Romances sans paroles.


Jéhonville, le 19 mai 1873.

Tu recevras, en même temps que cette lettre, le fameux manusse. Dès que tu pourras, occupe-t’en. Ne le montre guère aux camarades et mande-moi les intentions de ce Chevalier-là, ou de cette Claye, selon qu’il faille procéder par induc ou déduc. Les miennes sont solvabilité, honnêteté scrupuleuse, et désir de publicité. Je lui demande modération dans le prix, — crédit, s’il se peut, — ou vite ses prix, qui seront, s’il le faut, payés sur-le-champ. — Je préférerais du crédit, moyennant billets, — et compte à demi, s’il se peut. Si pourtant tu rêvais une combinaison mieux, dis.

C’est très en ordre, très revu. Les épreuves, après examen, tu me les enverrais, et moi, je te les renverrais un jour après. Je voudrais bien que ça fût vite fait. Quoi ! 400 et quelque vers ; c’est l’affaire de 15 jours.

Je tiens beaucoup à la dédicace à Rimbaud, d’abord comme protestation, puis, parce que ces vers ont été faits, lui étant là, et m’ayant poussé beaucoup à les faire : surtout comme témoignage de reconnaissance pour le dévouement et l’affection qu’il m’a témoignés toujours, et particulièrement quand j’ai failli mourir. Ce procès ne doit pas me faire ingrat. Tu as compris ? D’ailleurs écris-m’en, si tu vois des objections, autres qu’un respect humain qui serait maladroit et coupable.

Je compte retourner à Londres dans huit jours. Dès arrivé, tu auras mon adresse.

Je te quitte, il se fait tard. Soigne bien Gustave (c’est le nom à mon livre). Amitiés chez toi. Si tu avais à m’écrire pressé, fais-le à Jéhonville. En cas de départ, ça me parviendra toujours là-bas. Si tu pouvais m’accuser réception du manusse, tu serais gentil de le faire poste par poste.

Mille poignées de mains.
P. V.


Les lettres ci-dessous font part de son voyage et de son arrivée à Londres.


Jéhonville, mai 1873.

Je pars demain pour Bouillon, où j’ai rendez-vous avec des camarades de Mézières, Charleville, et de là pour Liège, belle ville de moi inconnue, et de Liège pour Anvers, et de Anvers pour Leundeunne, 18 heures de mer, sans compter l’Escaut et la Thames river. Mais ça coûte bon marché, et je ne suis pas malade en mer. Je compte bien être avant cinq jours en la Fog’s City [Cité des Brouillards].

Quant au pays de la soupe, de la pomme sautée, des serpents [sergents de ville] et des beaux-papas, j’ai dit Paris, j’y retournerai peut-être vers l’automne, une fois l’anglais bien su. Mais je voudrais être sûr de ne pas être embêté par les susdits serpents.

Tout ce que l’on peut m’en vouloir, c’est après mon séjour à l’Hôtel de Ville, dans mon emploi, d’avoir fait, à Londres, partie d’un cercle appelé des Études Sociales, fondé par Lissagaray, et composé des gens à redingotes de la Commune. Cercle parfaitement inoffensif, et où toute ma participation a été le three shillings by month [3  fr. 75 par mois] exigés. Il est vrai que, pour en faire partie, j’ai eu la recommandation d’Andrieu, que je connaissais bien avant la politique, en qualité de collègue à l’Hôtel-de-Ville, et d’ami de Valade et Mérat. Puis, c’est vrai, j’ai vu Vermersch. Mais je le connaissais du temps que Coppée n’était pas un grand homme, à l’époque du Hanneton et du café de Suède. Tout ça constitue-t-il un dossier, selon toi ? Écris.

Maintenant il y a les Mauté et leur manque de scrupules. Vois. Écris.

Ayant acquis la conviction que ma femme et sa famille ne veulent d’aucune entente, je vais très prochainement et très sévèrement agir. Tu auras avis en même temps. Rien d’ailleurs que de strictement chicanous.

Je te quitte. Soigne mon livre. Dès arrivé à Londres je t’enverrai mon adresse. D’ici là, si tu as quelque chose de pressé, écris à Londres, poste restante. Ma mère, qui repart demain pour Arras, sera revenue dans quinze jours à Paris. Elle te fait mille compliments.

Amitiés chez toi et une bonne poignée de mains de ton

P. V.


Londres, vendredi 29 mai.
Cher ami,

Arrivé ici avant-hier matin d’Anvers. Une traversée de quinze heures, inouïe de beauté ; d’ailleurs, je ne suis jamais malade en mer. Je te jette ceci vite à la poste pour te donner mon adresse, et recommander Gustave à tes soins. Écris m’en vite et presse l’ouvrage.

Dès que les intentions de l’imprimeur seront connues, macte animo, generose puer.

Donne cette adresse à Blémont, si tu le vois, et à la Renaissance.

Amitiés, et toi bientôt une autre lettre.

P. Verlaine.


8, Great College Street, Camden Town N. W.


J’avais reçu le manuscrit des Romances sans paroles, écrit tout entier de la main de Verlaine, sur des feuilles de papier à lettres, inégales, cependant en général assez soignées et propres, sans dessins, ni fusées, ni renvois, comme à l’ordinaire se trouvaient surchargées ses missives. Il avait recopié et s’était appliqué, se souvenant de l’époque où, élève émérite d’un disciple de Brard et Saint-Omer, il m’annonçait triomphalement qu’il venait de passer « son examen d’écriture » à l’Hôtel de Ville.

Ayant lu, avec un intérêt facile à comprendre, le précieux « manusse », j’envoyais au poète impatient mes félicitations, en annonçant pour plus tard des observations, des réserves, notamment quant à certaines innovations, en matière de rimes, de césures, d’assonances, qui alors pouvaient paraître hardies.

Il me répondit aussitôt :


Cher ami,

Je suis enchanté que mon voluminet t’ait plu, malgré ses hérésies de versification. Je te prépare bien d’autres déconcertements, si l’affreux état de ma santé me laisse encore assez vivre pour ébaucher l’œuvre dont je te parlais l’autre jour.

À vrai dire, je n’en suis pas mécontent, quoique cela soit bien en deçà de ce que je veux faire. Je ne veux plus que l’effort se fasse sentir, et je veux en arriver, une fois mon système bien établi dans ma tête, à la facilité de Glatigny, sans naturellement sa banalité, mais avec de tout autres procédés. Je suis las des jérémiades de vers pleurniches. Je réfléchis très sérieusement et bien modeste à ma réforme. Les vers seront d’après un système très musical, sans puérilité. Je t’enverrai la préface des Vaincus, où je tombe tous les vers, y compris les miens, et où j’explique les idées que j’ai, que je crois bonnes. En attendant, je relis Alfred de Vigny. Ah ! mon ami, quel homme ! Poète et penseur, il cumule dans le sublime.

Pas de croquis londoniens aujourd’hui ; je te galope à la hâte, seulement, quelques mots sur la conférence de Vermersch. Sujet : Alfred de Vigny. Tout ce qu’ont rapporté les journaux sur son insuccès est absolument faux. C’est, au contraire, un très grand succès. Toute la colonie française s’écrasait littéralement dans la salle d’Old Crampton Street. Une erreur du Rappel : la femme de Vermersch n’est pas une Anglaise, mais une Hollandaise ; elle n’est pas institutrice, mais couturière. J’ajoute qu’elle est charmante, très simple, et que c’est un amour de ménage, rara avis.

Mais revenons à ce « Gustave » :

Je te l’ai dit : je tiens à la dédicace beaucoup, beaucoup [la dédicace à Arthur Rimbaud], et je t’ai laissé libre de l’ôter ou non. Quant à une dédicace partielle, ça n’entre pas dans le plan du volume. Sans quoi, naturellement, tu en eusses eu une bonne.

Donc, si tu le crois bien, supprime, mais écoute : cut, but hear ! (je ne sais plus, en grec).

Les subtilités cancanières et bourgeoises n’en subsisteront pas moins ; et le diable m’emporte si, en faisant tout ça, je pensais à quoi que ce soit d’« imphame », infemme, si tu préfères ! Les petites pièces, le Piano, etc… Oh ! triste ! triste était mon âme…, et j’ai peur d’un baiser…, Beams, et autres, témoignent au besoin assez en faveur de ma parfaite amour pour le « sesque », pour que le « notre amour n’est-il là niché… » ne puisse être raisonnablement reproché à titre de « Terre jaune », pour la langue des honnêtes gens. [On voit que Verlaine, dans cette lettre confidentielle, protestait énergiquement contre les sottes calomnies que cette excursion en compagnie de Rimbaud faisait naître, propagées par les blagues des camarades et étayées sur les propos, et aussi par les actes judiciaires, de la demanderesse en séparation de corps].

De plus, en quoi c’est-il audacieux de dédier un volume, en partie d’impressions de voyage, à celui qui vous accompagnait lors des impressions reçues ? Mais, je te le répète, si tu le préfères, supprime, censeur ami. [Ici Verlaine, selon sa coutume d’illustrer à la plume ses lettres, avait dessiné une paire de ciseaux, emblème d’« Anastasie ».]

Et puisque nous en sommes aux noms à dédicacer, comme dit Petrus Borel, encore un qu’il faut relire, veux-tu accepter, dans les Vaincus, la partie qui s’appelle « Sous l’empire », la plus grosse du volume, et contenant le Monstre, le Grognard, Soupe du soir, Crépuscule du matin, les Loups, toutes choses que tu connais, et par le fait point compromettantes ?

Les choses sur la Commune seront dédiées à quelque proscrit ami. Réponds.

Ton vieux,
P. V.


Billet rapide du commencement de juin 1873, où les demandes et questions se pressent :


Mon cher ami,

Je ne t’écris qu’un mot, étant surchargé de besogne, et pour te gronder sur ton silence. Que devient Gustave ? [Les Romances sans paroles.] Je ne vois pas pourquoi la politique pourrait miner ce frêle garçon, voué d’avance à une vente spéciale et rare partant.

Je donne des leçons de French : ça me rapporte quelque chose comme 100, 150 francs par mois. C’est toujours ça, et ça tue l’ennui. Grand point.

Quoi du référé ?

Tâche donc de m’avoir au moins un de mes trois volumes, fût-ce en payant, et me les ou l’envoyer ici, pour les leçons de littérature by a poet (sic). C’est la meilleure référence auprès des toqués qui vous paient une demi-livre [12 fr. 50] une leçon de versification et de « finesses poëtiques ». Donc, ma commission est des plus sérieuses et des plus pressées. Il va sans dire que je rembourserai. Si tu ne pouvais maintenant t’occuper de cela, et que tu visses Blémont, charge-le de cela.

Amitiés chez toi.

Ton dévoué,
P. Verlaine.
8, Great College Street, Camden Town N. W.


Cette lettre est la dernière que je reçus avant la catastrophe de Bruxelles. Rien ne faisait prévoir dans le ton et dans l’humeur de Verlaine les péripéties qui allaient si fâcheusement s’accumuler.