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Pelham/83

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Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 238-257).


CHAPITRE LXXXIII


Nous n’avions pas encore fait beaucoup de chemin, quand nous fûmes arrêtés par une porte ; Job l’ouvrit, et un étroit escalier, éclairé d’en haut par une lampe qui donnait peu de clarté, se trouva devant nous. Nous montâmes et nous nous trouvâmes dans une espèce de galerie : là était suspendue une autre lampe, au-dessous de laquelle Job ouvrit un cabinet.

« Voici le lieu où Bess dépose ordinairement les clefs, dit-il ; nous les trouverons là, j’espère. »

Parlant ainsi, maître Job entra, me laissant dans le corridor ; mais bientôt il revint avec un air désappointé.

« La vieille rosse les a laissées au-dessous, dit-il, il faut que j’aille en bas les chercher ; Votre Honneur voudra bien attendre ici jusqu’à ce que je remonte. »

Joignant l’action aux paroles, l’honnête Job descendit aussitôt, me laissant seul avec mes réflexions. Juste en face du cabinet était la porte de quelque appartement ; je m’y appuyai par hasard, elle était seulement poussée et s’ouvrit ; la conséquence ordinaire dans de semblables accidents est une certaine impulsion en dehors du centre de gravité. Je ne suis pas exempt de la loi générale, et en conséquence j’entrai dans la chambre d’une façon tout à fait contraire à celle que mes inclinations naturelles m’auraient fait adopter de préférence. Mon oreille fut frappée par une voix faible, qui partait d’un lit placé dans le coin opposé : elle demandait, dans le langage des voleurs et avec l’accent languissant de la faiblesse corporelle, qui était là ? Je ne jugeai pas nécessaire de faire de réponse, mais je m’occupais de sortir aussi doucement que possible, quand mon œil s’arrêta sur une table aux pieds du lit, sur laquelle, au milieu de deux ou trois objets confondus ensemble, étaient déposées une paire de pistolets, et une de ces admirables épées, fabriquées selon les règlements militaires modernes, dans le double but de donner un coup de pointe et de taille. La lumière qui me permettait de découvrir le contenu de la pièce provenait d’une veilleuse placée dans la grille de la cheminée. Ces symptômes généraux de maladie, en même temps que quelques autres menus détails, (combinés avec la faible voix de celui qui avait parlé) me frappèrent de l’idée que je m’étais introduit dans la chambre de quelque membre valétudinaire de la bande. Enhardi par cette découverte, et m’apercevant que les rideaux étaient tirés hermétiquement autour du lit, de telle manière que celui qui l’occupait ne pouvait rien voir de ce qui se passait au-dehors, je ne pus résister au désir de faire deux pas sans bruit vers la table, et d’enlever doucement une arme, dont l’air aimable et poli semblait me faire des avances comme à un ami dès longtemps connu, dès longtemps éprouvé.

Ce larcin cependant ne s’effectua pas avec si peu de bruit, que la voix ne s’adressât à moi de nouveau, sur un ton un peu plus élevé, m’appelant par le nom de Brimstone Bess, demandant, avec force jurons, ce qu’elle avait ? et priant qu’on lui donnât à boire. J’ai à peine besoin de dire que, comme la première fois, je ne fis aucune réponse, et je me glissai hors de la chambre aussi légèrement que possible. Je bénissais ma bonne fortune d’avoir jeté sur mon chemin l’arme dont l’usage m’était le plus familier. À peine avais-je regagné le passage que Jonson reparut avec les clefs ; je lui montrai mon trésor (car véritablement il n’était pas détaillé à pouvoir se cacher aisément).

« Êtes-vous fou, monsieur ? dit-il, ou pensez-vous que le meilleur moyen pour éviter les soupçons soit de vous promener avec une épée nue à la main ? Je ne voudrais pas que Bess vous eût vu pour le meilleur diamant que j’aie jamais emprunté. » À ces mots, malgré ma répugnance, Job me retira l’épée de la main.

« Où avez-vous pris cela ? »

Je le lui expliquai à voix basse, et Job rouvrant la porte par laquelle j’étais entré avec si peu de cérémonie, posa l’arme sans bruit sur la première chaise qu’il trouva sous sa main. Le moribond, dont naturellement la maladie rendait les sens doublement subtils, cria de nouveau d’un ton de mauvaise humeur : qui va là ? Et Job répliqua, en langue d’argot, que Bess l’avait envoyé en haut pour chercher ses clefs qu’elle s’imaginait y avoir laissées. L’invalide répondit par une prière à Jonson de lui donner un coup à boire, et nous eûmes à subir un nouveau retard jusqu’à ce que sa demande fut exaucée ; nous enfilâmes alors le corridor. Quand nous fûmes arrivés à un autre escalier qui conduisait à une porte, Job l’ouvrit, et nous entrâmes dans une chambre de dimensions non communes.

« C’est ici, dit-il, l’appartement où Bess Brimstone se livre au sommeil ; tout individu qui entre dans le corridor, conduisant non-seulement à la chambre de Dawson, mais à plusieurs autres occupées par ceux des amis qui réclament comme lui un soin particulier, doit passer préalablement par cette pièce. Vous voyez cette sonnette qui est dans la ruelle du lit ; je vous assure que ce n’est pas un carillon ordinaire ; elle communique avec toutes les chambres à coucher de la maison. Elle sonne seulement en cas de grande alarme, pour avertir chaque compagnon de veiller sur sa personne. Il y en a deux de ce modèle, l’une dans la chambre que nous venons de quitter, l’autre dans une pièce occupée par Pattes d’araignée, qui est notre chien de garde et a son chenil au-dessous. Les marches, dans la chambre commune, qui semblent descendre à une cave, conduisent à son antre. Comme nous aurons à revenir par cette chambre, vous voyez combien il serait difficile de soustraire Dawson, et que si la vieille dame sonnait l’alarme, toute la ruche serait sur pied en un moment. »

Après ce discours, Job me conduisit hors de la chambre par une porte percée en face, qui nous découvrit un passage, de même étendue et de même forme que celui que nous venions de quitter au-dessous. Tout au bout était l’entrée d’un appartement devant lequel Jonson s’arrêta.

« Tenez, dit-il, tirant de sa poche un petit cahier de papier avec une écritoire de corne ; tenez, Votre Honneur, prenez ces objets, vous pourrez avoir besoin de noter les parties principales de la confession de Dawson ; maintenant nous voici à sa porte. Job alors introduisit dans la serrure l’une des clefs d’un trousseau volumineux, et le moment d’après nous fûmes dans l’appartement de Dawson.

La chambre basse et étroite, mais d’une longueur considérable, se trouvait dans une complète obscurité, et la faible et vacillante lumière que tenait Jonson, luttait seulement avec les ténèbres plutôt qu’elle ne les pénétrait. Au centre de la pièce était placé le lit. Sur ce lit, le visage pâle et creux, se penchait ardemment vers nous une forme maigre et exténuée. Je me souvenais fort peu de Dawson, que je n’avais vu, comme on sait, qu’une seule fois auparavant. Je me le figurais comme un homme de taille moyenne et de formes athlétiques, avec un teint clair et vermeil. La créature que j’avais maintenant devant les yeux formait un contraste absolu avec cette image. Ses joues étaient jaunes et tirées ; sa main, levée pour écarter les rideaux, avait plutôt l’air de la serre d’un vautour affamé, tant elle était maigre, allongée, flétrie de couleur et de forme.

Dès qu’il put nous apercevoir, il s’élança à moitié du lit, et s’écria, avec cet élan de joie qu’on éprouve quand on se sent décharger la poitrine d’un poids de terreur et d’inquiétude qui la tenait suffoquée, « Merci, mon Dieu, merci, mon Dieu ! c’est vous enfin ; et vous avez amené un ecclésiastique. Dieu vous bénisse, Jonson, je reconnais que vous êtes un véritable, un fidèle ami.

— Allons, bon courage ! dit Job, j’ai fait entrer par fraude ce digne gentleman, qui, j’en suis sûr, vous sera d’un grand soulagement, mais il faut être franc avec lui et ne rien lui déguiser.

— Je le serai, je le serai, s’écria Dawson, avec une expression farouche et vindicative, ne fût-ce que pour le faire pendre, lui. Tenez, Jonson, donnez-moi votre main, approchez davantage de la lumière, je commence. Lui, le diable, l’esprit malin, il est venu ici aujourd’hui ; il m’a menacé de me tuer ; et j’ai écouté, écouté, toute la soirée, et j’ai cru entendre son pas le long du corridor, monter l’escalier, s’arrêter à la porte ; mais non, ce n’était pas lui, ce n’était rien, Job ; enfin vous êtes venu, mon bon, mon cher, mon digne Job. Oh ! c’est si horrible d’être abandonné dans les ténèbres, et de ne pas dormir, et dans cette grande, grande chambre, où la nuit semble l’éternité, et où l’on a de telles visions, Job, de si épouvantables, de si épouvantables visions. Tâtez mon poignet, Jonson, et ici mon dos, ne croiriez-vous pas que l’on a versé sur moi un seau d’eau ? eh bien ! non, c’est seulement une sueur froide. Oh ! c’est une chose affreuse que d’avoir une mauvaise conscience, Job ; mais vous ne me quitterez pas jusqu’au jour, maintenant, mon cher, mon bon Job !

— Fi, fi, Dawson, dit Jonson, pas de ces terreurs ! soyez homme ; vous êtes comme un enfant effrayé par un conte de sa nourrice. Voici l’ecclésiastique venu pour soulager votre pauvre conscience, voulez-vous l’entendre à présent ?

— Oui, dit Dawson ; oui ! mais allez-vous en de la chambre, je ne puis dire tout si vous restez ici ; allez, Job, allez ! vous ne m’en voulez pas ? ce n’est pas pour vous offenser.

— Vous en vouloir ! dit Job ; que le bon Dieu bénisse le pauvre garçon ! non, pour sûr, non. Je me tiendrai en dehors de la porte, jusqu’à ce que vous ayez fini avec l’ecclésiastique ; mais dépêchez-vous, car la nuit est presque écoulée, et je ne réponds pas de la vie du curé s’il demeure ici après le point du jour.

— Je me hâterai, dit le coupable, en tremblant, mais Job, où allez-vous, que faites-vous ? Laissez la lumière ! ici, Job, auprès du lit. »

Job lui obéit, et quitta la chambre en fermant la porte, mais il ne s’éloigna pas assez pour ne pas entendre, pourvu que le pénitent parlât un peu haut, toutes les particularités de sa confession.

Je m’assis à côté du lit, et prenant la main de squelette du malheureux, je lui parlai dans les termes les plus consolants et les plus encourageants que je pus appeler à mon aide. Il parut entièrement calmé par mes paroles et finit par me supplier de le laisser joindre ses prières aux miennes. Je m’agenouillai à terre, et mes lèvres trouvèrent facilement des mots pour ce langage, qui, quelles que soient les formules de notre foi, semble, dans toutes les émotions violentes de nos cœurs, la voie la plus naturelle pour les exprimer. C’est là, au chevet de la maladie ou du remords, que les ministres de Dieu exercent leur véritable pouvoir ! c’est là que leur office est véritablement une mission divine bien au-dessus de toutes les missions terrestres ; c’est là que, en versant le baume et la consolation, en guérissant le cœur brisé, en relevant l’esprit terrassé et dégradé, ils sont la voix et l’oracle du père, qui nous a créés dans sa bonté et nous jugera dans sa miséricorde ! Je me levai, et, après une courte pause, Dawson qui se montrait impatient de se soulager par la confession, commença ainsi.

« Je n’ai pas le temps, monsieur, de parler de la première partie de ma vie. Je l’ai passée sur les champs de course, et à la table de jeu ; tout cela, je le reconnais, était très-mauvais et très-coupable ; mais j’étais un garçon étourdi et paresseux, avide de tout ce qui ressemblait à des aventures et à des coups de tête ; si bien, monsieur, qu’il y a maintenant plus de trois ans, je rencontrai pour la première fois un certain Tom Thornton. C’était à une partie de boxe ; Tom avait été choisi pour président d’une espèce de club de fermiers et de riches paysans ; comme c’était un camarade gai et amusant, habitué à la société des gentlemen, il était en grande faveur auprès de nous tous. Il se montrait fort civil avec moi et j’étais tout-à-fait charmé de ses attentions. Je ne sus pas cependant grand’chose de lui à cette époque ni pendant plus de deux ans après, mais il y a quelques mois nous nous rencontrâmes de nouveau. J’étais mal accommodé ; lui pareillement, et c’est ce qui nous rapprocha plus intimement. Il passait une grande partie de sa vie dans les maisons de jeu, et s’imaginait avoir trouvé une méthode certaine pour maîtriser le hasard. Ainsi toutes les fois qu’il ne rencontrait pas un gentleman qu’il pût tromper avec des dés pipés, ou tricher aux cartes, etc., il se rendait dans un « enfer » pour y tenter son jeu infaillible. Je ne m’apercevais pas cependant que sa recette lui rapportât beaucoup ; et quoique de temps en temps, soit par cette méthode, soit par quelque autre, il eût en sa possession d’assez fortes sommes d’argent, cependant elles étaient dépensées aussitôt que gagnées. Le fait est qu’il n’est pas homme à jamais devenir riche : c’était un vrai dissipateur en toutes choses, il aimait les femmes et la boisson, et ne songeait qu’à fréquenter les gens d’un rang au-dessus du sien. Aussi affectait-il une grande indifférence pour l’argent ; et si, à une course ou à un combat de coqs, de véritables gentlemen voulaient bien l’accompagner chez lui, il ne les lâchait pas sans les avoir fêtés et régalés le mieux du monde.

« Il était donc toujours pauvre, et à bout de ressources. Il m’introduisit auprès de trois ou quatre gentlemen, comme il les appelait, que plus tard j’ai reconnus pour des marqueurs, des voleurs et des escrocs. Cette société-là eut bientôt raison du peu d’honnêteté que m’avaient laissée mes propres déportements. Ils n’appelaient jamais les choses par leurs vrais noms ; de manière qu’elles ne paraissaient jamais aussi mauvaises qu’elles l’étaient réellement ; escroquer un gentleman ne sonnait pas à l’oreille comme un crime quand c’était seulement « effaroucher un faraud ; » ni la déportation comme un châtiment, quand on l’exprimait en riant par les mots de « bier à la camplouse. » Si bien que, petit à petit, mes idées du juste et de l’injuste, de tout temps assez embrouillées, devinrent parfaitement confuses. L’habitude de traiter dans la conversation tous les crimes comme des sujets de plaisanterie, me les fit considérer bientôt comme des matières de très-peu d’importance, de véritables bagatelles.

« Alors, monsieur, aux dernières courses de Newmarket, au printemps, Thornton et moi nous étions aux aguets. Il était descendu pour y séjourner, le temps des courses, dans une maison que je venais d’hériter de mon père, mais qui était plutôt pour moi une occasion de dépense qu’un avantage ; surtout parce que ma femme, qui était la fille d’un aubergiste, était très-négligente et très-dépensière. Là nous fûmes mis dedans par un jockey que nous avions gagné à grands frais, et nous perdîmes dans les paris une somme considérable. Entre autres personnes, je perdis avec sir John Tyrrell. J’en exprimai ma contrariété à Thornton. Il me dit de ne pas m’en inquiéter. « Promettez, me dit-il, à sir John de le payer s’il veut venir à la ville ; je suis parfaitement convaincu qu’avec ma recette infaillible au jeu nous pourrions gagner assez pour acquitter cette dette. » Il était si pressant que je me laissai persuader ; mais Thornton m’a dit depuis que son seul motif était d’empêcher sir John d’aller chez le marquis de Chester (où il était invité) avec la société de milord ; et d’avoir ainsi une occasion d’accomplir le crime qu’il méditait alors.

« En conséquence, selon le désir de Thornton, je priai sir John Tyrrell de venir avec moi à Newmarket. Il le fit. Je le quittai, je rejoignis Thornton, et nous nous rendîmes à la maison de jeu. Nous étions engagés dans ce jeu infaillible de Thornton quand sir John entra. J’allai à lui, je m’excusai de ne pas le payer, et je lui dis que je m’acquitterais dans trois mois. Cependant, sir John entra dans une grande colère et me traita avec tant de grossièreté que toute la table le remarqua. Quand il fut parti, je dis à Thornton combien j’étais blessé et indigné du traitement de sir John. Il m’enflamma encore davantage, exagéra la conduite de sir John, me dit que j’avais souffert la plus grossière insulte. Enfin, pour vous donner une idée du transport de colère où il me jeta, j’allai jusqu’à dire que, si j’étais un gentleman, je voudrais me battre avec Tyrrell sans me lever de table.

« Quand Thornton vit que j’étais ému à ce point, il me fit sortir de la chambre, et me conduisit dans une auberge. Là il commanda à dîner et fit servir plusieurs bouteilles de vin. Je n’ai jamais eu la tête forte : il le savait, et me pressa de boire avec tant d’adresse que je ne savais plus ce que je faisais, ni ce que je disais. Alors il s’étendit longuement sur notre position gênée. Ce n’était pas pour lui, disait-il ; il était garçon et il ne lui fallait pour vivre qu’une pomme de terre ; mais moi, j’avais à ma charge une femme et un enfant que je ne pouvais laisser mourir de faim. Sir John m’avait déshonoré publiquement ; j’étais un homme perdu pour les courses, aucun gentleman ne voudrait plus parier avec moi, et mille autres choses du même genre. Quand il fut sûr de l’effet qu’il avait produit sur moi, il me dit alors qu’il avait vu sir John recevoir une forte somme qui suffirait et au delà pour payer nos dettes et nous faire vivre en vrais gentlemen ; puis, enfin, il me proposa de le voler. Tout gris que j’étais, je fus un peu ému de sa proposition. Cependant les termes railleurs sous lesquels il déguisait la grandeur et le danger du crime, les diminuèrent extrêmement l’un et l’autre à mes yeux, bref je finis par consentir.

« Nous allâmes à l’hôtel de sir John et nous apprîmes qu’il venait de sortir ; nous nous mîmes aussitôt à sa poursuite. Il était déjà nuit close. À quelque distance de la grande route, après nous être engagés dans un sentier étroit nous dépassâmes un homme à cheval. Je remarquai seulement qu’il était enveloppé dans un manteau, mais Thornton me dit positivement : « Je connais bien cet homme, il a suivi Tyrrel tout le jour, et quoiqu’il essaye de se cacher, j’ai pénétré son déguisement : c’est le mortel ennemi de Tyrrell.

« Au pis aller, ajouta Thornton (paroles que je ne compris pas en ce moment), nous pouvons toujours faire retomber sur lui la chose.

« Un peu plus loin, nous tombâmes sur Tyrrell et sur un gentleman, à notre grand désappointement. Le cheval du gentleman avait éprouvé un accident, et Thornton mit pied à terre pour lui offrir ses services. Il assura le gentleman que la bête était tout à fait estropiée et ne pourrait guère le ramener chez lui ; il proposa alors à sir John de nous accompagner en lui disant que nous le remettrions dans la bonne voie ; sir John rejeta cette offre avec hauteur et nous poursuivîmes notre chemin.

« Notre coup est manqué, dis-je, puisque le voilà avec une autre personne.

« Pas du tout, répliqua Thornton, j’ai donné à l’animal un traître coup de couteau qui ne va pas hâter sa course, et si je connais bien sir John Tyrrell, c’est un damoiseau, il n’aura pas la patience d’attendre son compagnon, et de s’exposer à l’averse qui va tomber.

« Mais, lui dis-je, car je commençais alors à me remettre de mon ivresse, la lune est levée, et, à moins que cette averse ne la cache, sir John nous reconnaîtra ; ce que nous avons de mieux à faire, c’est d’aller au plus vite nous coucher à la maison.

« Sur ce, Thornton me traita de poule mouillée et m’assura qu’effectivement les nuages cacheraient la lune, ou si non, ajouta-t-il, je sais un bon moyen de faire taire les bavards. À ces mots je fus grandement alarmé, et je lui déclarai que s’il méditait un meurtre et non plus simplement un vol, je ne voulais pas m’en mêler davantage. Thornton se mit à rire et me dit de ne pas faire le niais. Pendant ce débat, voilà une ondée terrible qui tombe ; nous galopons à la hâte vers un gros arbre sur le bord d’un étang. Je voulais rentrer chez moi, mais Thornton ne voulut pas me laisser aller, et comme je ne lui résistais jamais, je restai, quoique fort à contre-cœur, sous l’arbre avec lui.

Au même instant nous entendîmes le pas d’un cheval.

« C’est lui, c’est lui, s’écria Thornton avec un sauvage accent de joie, et seul ! Alerte, il faut nous jeter sur lui, c’est moi qui lui crierai : la bourse ou la vie ! vous, retenez votre langue ;

« Les nuages et la pluie battante avaient tellement assombri la nuit, que, sans être complètement noire, elle était assez obscure pour cacher nos visages. Juste comme Tyrrell approchait, Thornton se précipita en avant et s’écria en déguisant sa voix. « Arrêtez, sur votre vie ! » je le suivis, et nous voilà tous les deux aux côtés de sir John.

« Il essaya de passer entre nous mais Thornton le saisit par le bras. Il y eut une rude lutte, à laquelle je ne pris pas part ; enfin Tyrrel se débarrassa de Thornton, et je le saisis à mon tour. Il éperonna son cheval, qui se cabra et nous jeta presque à terre moi et mon cheval. En ce moment Thornton asséna à ce malheureux un violent coup sur la tête avec le manche de son lourd fouet. Le coup fut si violent qu’il le renversa sur le sol. Thornton mit pied à terre, et m’en fit faire autant. Il n’y a pas de temps à perdre, dit-il, tirons-le hors du chemin et dépouillons-le. En conséquence, nous le portâmes (toujours privé de sentiment) au bord de l’étang que vous savez, pendant que nous cherchions l’argent dont Thornton avait parlé, la pluie cessa, et la lune parut derrière les nuages. Nous fûmes arrêtés quelque temps par cette circonstances que Tyrrel avait retiré son portefeuille de la poche où Thornton le lui avait vu mettre aux courses pour le cacher dans une poche intérieure.

« Nous venions de découvrir le portefeuille et de nous en emparer, lorsque sir John revint de son évanouissement, et que ses yeux s’ouvrirent en face de Thornton. Or Thornton était encore penché sur lui et examinait le contenu du portefeuille pour s’assurer que tout allait bien. Le clair de lune ne laissa aucun doute à Tyrrell sur nos personnes ; et se débattant pour se relever, il s’écria : « Je vous connais ! je vous connais ! et je vous ferai pendre ». Il n’eût pas plus tôt proféré ces imprudentes paroles que tout fut fini pour lui. « Nous verrons, sir John, » dit Thornton, posant le genou sur la poitrine de Tyrrel, et le clouant à terre. Pendant qu’il était ainsi occupé, il me dit de tâter la poche de son habit pour y prendre son couteau à gaine.

Thornton lui plongea deux fois le couteau dans le corps. La seconde fois, la lame toucha un os et se brisa en deux : si grande fut la violence du coup, qu’au lieu de rester dans les chairs l’éclat du couteau alla retomber à terre, au milieu de la fougère et des herbes touffues.

« Pendant que nous nous occupions à le chercher, Thornton dont l’oreille était plus exercée que la mienne distingua le bruit d’un pas de cheval. En selle ! en selle ! cria-t-il, et sauvons-nous. » Nous nous élançâmes sur nos chevaux et nous nous enfuîmes à toute bride. Je voulais retourner dans ma maison parce que nous l’avions presque sous la main ; mais Thornton insista, voulut absolument se réfugier sous un vieux hangar qui se trouvait à un quart de mille environ à travers champs : et nous nous y rendîmes.

— Arrêtez, lui dis-je ; que fit Thornton de la moitié du couteau qui lui était restée dans la main ? La jeta-t-il, ou l’emporta-t-il avec lui ?

— Il la prit avec lui, répondit Dawson, car son nom était gravé sur la plaque d’argent du manche ; il n’osa donc la jeter dans l’étang, comme je le lui conseillais dans la crainte qu’il ne fût retrouvé quelque jour. Tout près du hangar est une plantation de jeunes sapins. Thornton et moi nous y entrâmes, il y creusa un trou avec le bout de la lame qui restait au couteau, et il l’y enterra en recouvrant le trou de terre.

— Décrivez-moi la place, » dis-je. Dawson s’arrêta, et sembla se recueillir. L’attente me mettait sur les épines, car j’avais mesuré d’un seul coup d’œil toute l’importance de sa réponse.

Après quelques instants, il secoua la tête. « Je ne puis décrire la place, dit-il, le bois est trop épais ; cependant je connais si bien le lieu que, si j’étais dans n’importe quelle partie de la plantation, je le montrerais tout de suite. »

Je lui dis de se reposer de nouveau, de se recueillir, et, à tout hasard, d’essayer de m’indiquer la place. Cependant, ses explications sur ce point étaient si obscures, si embrouillées que je fus forcé d’y renoncer en désespoir de cause. Il continua.

« Après cela, Thornton me fit tenir les chevaux ; il voulait, disait-il, s’en aller seul, pour voir si nous pouvions rentrer ; il partit donc, et revint au bout d’une demi-heure environ, me dire, qu’il était retourné là-bas, qu’il avait vu près du cadavre, l’homme au manteau ; que ce dernier s’était enfui en entendant les pas d’un autre cavalier, qui, à ce que j’ai su depuis, était M. Pelham.

« Il n’y a pas de doute maintenant, dit-il, nous allons avoir la clameur publique contre nous. Cependant si vous êtes ferme et résolu, aucun danger ne peut nous advenir ; vous n’avez qu’à me laisser seul rejeter tout le crime sur sir Réginald Glanville.

« Nous voilà remontés à cheval et nous dirigeant vers la maison. Nous nous faufilons au haut de l’escalier par les derrières. Le linge et les mains de Thornton étaient tachés de sang. Il changea de linge, enferma avec soin celui qu’il venait de quitter et le brûla à la première occasion. Nous nous présentons alors comme si de rien n’était, on nous apprend que M. Pelham est venu à la maison ; mais comme, très-heureusement, notre maison avait été visitée dernièrement par des vagabonds qui l’avaient dévalisée, ma femme et les domestiques avaient refusé de le recevoir. Je tombai dans une grande agitation, et je fus extrêmement effrayé. Cependant, M. Pelham ayant laissé un message pour nous donner rendez-vous à l’étang, Thornton insista sur la nécessité d’y aller pour éviter tout soupçon. »

À leur retour, comme Dawson avait toujours les nerfs excessivement agités, Thornton insista pour qu’il allât se coucher. Quand notre société de chez Lord Chester vint à la maison, Thornton alla dans la chambre de son complice, et lui fit avaler un grand verre d’eau-de-vie, qui le grisa assez pour le rendre moins sensible au danger de sa situation. Plus tard quand le portrait fut trouvé, circonstance que Thornton lui communiqua, avec celle de la lettre menaçante adressée par Glanville au défunt et découverte dans le portefeuille de Tyrrell, Dawson reprit courage, et la justice ayant fait fausse route, il se conduisit de manière à pouvoir subir son interrogatoire sans éveiller de soupçons. Il se rendit alors à la ville avec Thornton, et suivit assidûment le club, où Jonson l’avait déjà fait admettre. Tout d’abord, grâce à ses nouvelles connaissances, et tant que dura le premier éblouissement du trésor si mal acquis, il réussit en partie à étouffer ses remords. Mais le succès du crime est trop contre nature pour être de longue durée. Sa pauvre femme, qu’après tout il semblait aimer véritablement, tomba malade, et mourut. À son lit de mort, elle lui révéla les soupçons qu’elle avait eus de son crime, lui déclara que c’étaient ces soupçons qui l’avaient minée et qui avaient fini par détruire sa santé ; cet évènement tragique secoua la coupable torpeur dans laquelle était plongée sa conscience. Quand il eut dissipé sa part de l’argent volé, il tomba, comme Job avait dit, dans l’abattement et la tristesse, et souvent parla avec tant de force à Thornton de ses remords, qu’alarmé par la pusillanimité de son complice il se décida à le faire transférer dans l’espèce du tombeau où il gisait présentement.

Ici commença son véritable châtiment ; secrètement confiné dans son appartement, tout au bout de la maison, sa solitude n’était jamais interrompue que par les courtes et brusques visites de son geôlier femelle, et (ce qui était pire que la solitude même) par les rares apparitions de Thornton. Ce misérable semblait porter dans le crime une disposition qui, pour l’honneur de la nature humaine, ne se rencontre que rarement, c’est-à-dire, l’amour du mal pour le mal. Avec une malignité doublement cruelle puisqu’elle était inutile, il privait Dawson de la seule grâce qu’il implorât, de la lumière pendant les heures d’obscurité ; et non-seulement il insultait à sa couardise, mais il ajoutait encore à ses terreurs par des menaces de le réduire une bonne fois au silence.

Ces craintes avaient produit un effet si prodigieux sur l’esprit de cet homme, que la prison même lui paraissait un élysée en comparaison de l’enfer qu’il endurait. Aussi, quand sa confession fut terminée, et que je lui dis : « Si vous étiez hors de ce lieu, répéteriez-vous devant le magistrat tout ce que vous m’avez raconté ?» il sauta de joie à cette seule pensée. La vérité est qu’indépendamment de ses remords, de cette voix intérieure et impérieuse qui, dans toutes les annales du meurtre, semble pousser le criminel à l’expiation finale de son crime, il y avait encore dans son esprit un sentiment de cruelle et lâche vengeance contre son complice inhumain. Peut-être même trouvait-il une consolation à son propre destin dans l’espoir de faire retomber sur la tête de Thornton quelques-unes des tortures que le scélérat lui avait infligées.

J’avais noté sur mon carnet les principaux passages de sa confession, je n’avais plus qu’à me hâter de rejoindre Jonson, qui m’attendait à la porte, d’où il avait, comme je l’ai dit par avance, tout entendu :

« Vous voyez, lui dis-je, que tout concluant qu’ait été ce récit, il ne contient aucune preuve secondaire pour le confirmer. Le seul témoignage qu’il pourrait nous fournir serait le reste du couteau brisé, où est gravé le nom de Thornton ; mais vous avez entendu de la bouche de Dawson, qu’il serait impossible à tout autre que lui dans un bois de grande étendue de trouver l’endroit en question ; vous ne pouvez donc manquer de convenir avec moi, que nous ne devrons pas quitter cette maison sans Dawson. »

Job changea de visage.

« Je vois aussi clairement que vous, dit-il, qu’il serait nécessaire pour ma pension, et pour l’entier acquittement de votre ami, de produire le témoignage personnel de Dawson. Mais il est tard maintenant ; les hommes peuvent être encore en bas à boire ; Bess peut être encore éveillée et debout. Même en la supposant couchée, comment pourrions-nous passer par sa chambre sans la déranger ? J’avoue que je ne vois aucune chance d’effectuer l’évasion cette nuit sans courir le risque presque assuré de nous faire couper la gorge. Reposez-vous donc sur moi du soin de le faire échapper aussitôt que cela se pourra, probablement demain, et retirons-nous tranquillement, satisfaits des résultats que nous avons obtenus déjà. »

Jusque là, j’avais implicitement obéi à Job : ce fut alors mon tour de commander. « Voyez-vous, lui dis-je, d’un ton calme mais ferme, je suis venu dans cette maison sous vos auspices, seulement pour obtenir le témoignage de cet homme. Celui qu’il a donné, jusqu’à présent, ne peut avoir plus de valeur qu’un fétu en justice ; et puisque je me suis risqué au milieu des couteaux de vos associés, je veux que ce soit pour quelque chose. Je vous le déclare franchement, soit que vous marchiez avec moi soit que vous me trahissiez, je quitterai ces murs avec Dawson, ou j’y laisserai mon cadavre.

« Vous êtes une bonne lame, monsieur, dit Jonson qui sembla plus satisfait que contrarié de me voir si résolu, et nous allons aviser à ce que l’on peut faire. Attendez ici, Votre Honneur, pendant que je descends voir si ces garnements sont allés se coucher, et si le terrain est libre. »

Job descendit et je rentrai dans la chambre de Dawson. Quand je lui dis que nous étions résolus, s’il était possible, à le faire évader, rien ne peut donner une idée de son ravissement et de sa gratitude. Mais il exprimait ces sentiments d’une manière si servile et si basse, avec tant d’ignobles menaces de vengeance contre Thornton, que je pus à peine cacher mon dégoût.

Jonson revint, et me fit signe de sortir de la chambre.

« Ils sont tous au lit, monsieur, dit-il, Bess aussi bien que les autres. En vérité, la vieille fille a tant bu qu’elle dort comme si elle ne devait plus se réveiller qu’au jour du jugement. Je me suis assuré aussi que la porte de la rue n’a pas été refermée au verrou, de manière qu’après tout, si nous ne réussissons pas cette nuit, il n’y a pas de raison pour que nous fassions mieux une autre fois. Je ne crains que la maladresse de ce poltron. J’ai laissé toutes grandes ouvertes les deux portes de Bess ; ainsi nous n’avons qu’à nous glisser par là ; quant à moi, je n’en suis pas à mon coup d’essai, et je pourrais dérober aussi bien mon passage à travers la chambre d’un malade, qu’un rayon de soleil à travers le trou d’une serrure.

— Eh bien ! lui dis-je dans le même style, je ne suis pas non plus un éléphant, et mon maître de danse avait l’habitude de me dire que je pourrais marcher sur l’aile d’un papillon sans compromettre l’éclat de ses couleurs ; (pauvre Coulon ! il ne se doutait guère de l’usage auquel devaient plus tard me servir ses leçons !) ainsi détalons prestement, maître Job.

— Arrêtez, dit Jonson ; j’ai encore une cérémonie à accomplir avec notre oiseau en cage. Faut-il que je lui mette encore un bâillon ? car bien que, s’il s’échappe, je doive quitter l’Angleterre, peut-être pour toujours, pour éviter toute rencontre avec ces bons lurons, et que, par conséquent, je me soucie peu qu’il babille sur mon compte ; cependant il y a quelques braves compagnons dans le club auxquels je ne voudrais pas faire tort pour tout l’or des Indes. Ainsi je vais faire jurer à maître Dawson notre grand serment ; le diable lui-même n’oserait trahir celui-là, je pense[1] ! Votre Honneur voudra bien se tenir à la porte en dehors, car nous ne pouvons avoir de témoins pendant qu’on le prononce. »

Job entra ; moi je restai à la porte. Quelques minutes après, j’entendis les accents suppliants de la voix de Dawson. Job ne tarda pas à revenir. « Le chien de poltron ne veut pas prêter le serment, » dit-il, « et je me laisserai plutôt couper la main que de tourner la clef pour lui ouvrir avant qu’il l’ait prononcé. Mais quand Dawson vit que Job avait quitté la chambre et emporté la lumière, le lâche, poursuivi par ses remords, accourut à la porte pour supplier Job de revenir. « Jurerez-vous alors ? dit Jonson. « Oui, oui, » répondit-il.

Alors Job rentra, quelques minutes se passèrent, puis il reparut ; Dawson était habillé et le tenait par le pan de son habit. « C’est fait, » me dit-il d’un air satisfait.

Le serment avait été prononcé ; quel était ce serment ? je l’ignore, mais il n’était jamais violé.

Dawson et Job ouvrirent la marche, je les suivis, nous traversâmes le corridor, et nous arrivâmes à la chambre de Mrs Brimstone endormie. Job se pencha vivement pour écouter, avant de nous faire entrer ; il se saisit du bras de Dawson, et me faisant signe de le suivre, se glissa à travers la chambre, d’un pas que la taupe aveugle n’aurait pas entendu. L’adroit voleur ne manqua pas de voiler soigneusement avec sa main la chandelle qu’il portait, en passant près du lit. Je vis que Dawson tremblait comme la feuille et que l’agitation de ses membres rendait son pas moins sourd et moins léger. Ils avaient presque déjà dépassé le lit, lorsqu’en tournant mes regards vers Brimstone Bess, je vis avec un frisson ses yeux s’ouvrir lentement et se fixer sur mes compagnons. Le regard de Dawson s’était porté dans la même direction, et quand il rencontra les gros yeux vitreux et ébahis de la vieille, il poussa un petit cri. Autre danger ; sans cette exclamation, Bess eût pu, dans la vision équivoque de l’assoupissement, laisser passer le troisième sans trop y prendre garde et s’imaginer que ce n’étaient que moi et Jonson qui revenions de l’appartement de Dawson. Mais son oreille n’eut pas plus tôt saisi ce bruit, qu’elle se leva brusquement et s’assit droite sur son lit, en nous regardant avec un mélange d’étonnement et de colère.

Ce fut un moment terrible, nous nous arrêtâmes rivés au sol ! « Ohé, mes petits, » s’écria Bess, retrouvant enfin la parole, vous voilà dans vos petits souliers, à ce qu’il me semble ! Esclavez vos arpions, maître Cochon d’Inde, vous entrolez Dawson, hein ! Mais Bess vous escarche, mon marpant, Bess vous escarche[2]. »

Jonson parut irrésolu un instant ; mais un instant seulement. « Sauvez-vous, sauvez-vous, » s’écria-t-il, « ou vous êtes perdu ; » et avec Dawson (à qui véritablement la peur prêtait des ailes) ils furent hors de la chambre en un moment. Je ne perdis pas de temps pour suivre leur exemple ; mais la vigilante et furieuse sorcière fut plus leste que moi ; elle tira violemment la sonnette sur laquelle elle avait déjà posé la main ; le signal d’alarme retentit comme un écho dans une caverne ; en bas, tout autour, loin, près, de mur en mur, de chambre en chambre, le son semblait se multiplier et se répéter ! et en moins de temps qu’il n’en faut pour respirer elle s’élança de son lit et me saisit, juste au moment où je venais d’atteindre la porte.

« En avant, en avant, en avant, » criait à Dawson la voix de Jonson, comme ils avaient déjà gagné le corridor et laissé la chambre dans une complète obscurité. D’une poigne ferme, musculeuse, nerveuse, presque masculine, la sorcière s’accrocha à ma gorge et à ma poitrine. Par derrière, dans quelques-unes des nombreuses pièces qui donnaient sur le corridor que nous avions quitté, j’entendais des bruits qui ne m’annonçaient que trop avec quelle rapidité s’était répandue l’alarme. Une porte s’ouvrit, des pas approchèrent, c’en était fait de moi ; mais le désespoir me donna de l’énergie : ce n’était pas le moment de se montrer trop scrupuleux observateur des égards dus au beau sexe. Jetant Bess sur le plancher, je m’arrachai de ses mains, et me sauvai en descendant les escaliers avec toute la précipitation que permettait l’obscurité. Je gagnai le corridor à l’extrémité duquel pendait la lampe maintenant défaillante qui brûlait comme vous savez, près de la chambre du malade où j’avais fait sans le vouloir ma malencontreuse culbute. Il me passa par l’esprit une pensée qui me donna une nouvelle force et de nouvelles jambes ; je volai le long du corridor guidé par la lumière mourante. L’escalier que j’avais quitté tremblait sous les pas de ceux qui me poursuivaient. J’étais à la porte du malade, je l’enfonçai, je saisis l’épée sur la chaise où Dawson l’avait mise, et éprouvant, au contact de cette arme familière la même sensation que si la force de dix hommes eût passé dans mon seul bras, je bondis au bas de l’escalier qui était devant moi. Franchissant la porte du fond, qu’heureusement Dawson avait laissée ouverte : je la lançai presque à la figure de mes ennemis. Je me trouvai alors dans le long passage qui conduisait à la porte de la rue, sain et sauf, mais dans les plus épaisses ténèbres. Une lumière éclata d’une porte à gauche ; celle de la chambre commune dans laquelle nous étions entrés d’abord. Elle s’ouvrit et Pattes d’Araignée avec un de ses camarades, le premier portant une chandelle, regardèrent en dehors. Je passai près d’eux comme une flèche, et, guidé par leur lampe, je m’enfuis de plus belle jusqu’à ce que j’eusse atteint la porte. Imaginez mon effroi. Soit par effet du hasard, soit précaution cruelle de mes compagnons de fuite pour empêcher qu’on ne les poursuivît, au moment de l’ouvrir, je la trouvai fermée.

Cependant les deux scélérats étaient arrivés sur moi ; presque sur leurs talons il en venait deux autres, probablement ceux qui me poursuivaient depuis l’étage supérieur. Heureusement le passage (comme je l’ai dit plus haut) était très-étroit ; et tant que l’on n’userait pas d’armes à feu, et qu’on ne ferait pas contre moi une charge générale, je ne doutais pas que je ne fusse capable de tenir les bandits en respect jusqu’à ce que j’eusse trouvé le moyen de faire jouer le loquet.

Tandis que ma main gauche était occupée à chercher ce malheureux loquet, je faisais assez bon usage de la droite pour tenir mes adversaires à distance respectueuse. Celui qui s’était aventuré le plus près de moi, était Trotte-menu ; il avait une arme exactement semblable à la mienne, tout le passage retentissait de jurons et de menaces. « Butez le mion ! basourdissez-le, basourdissez-le avant qu’il débride la lourde !… Fib, entaillez-le de part en part ; s’il parvient à s’esbigner nous épouserons tous la veuve. »

Jusque-là, au milieu de la confusion, je n’avais pas été capable de me rappeler les instructions de Job pour ouvrir le loquet ; enfin je m’en souvins et pressai la cheville, le loquet se leva, j’ouvris la porte ; mais pas assez pour m’échapper par l’ouverture. Les scélérats virent que ma fuite était imminente. « Précipitez-vous sur le mion ![3] précipitez-vous sur lui ! » cria la voix forte de quelqu’un qui était derrière. À ces mots, Trotte-menu fut poussé sur la pointe tendue de ma lame ; mon bras n’eut pas besoin de faire un effort, l’épée lui entra dans la poitrine et il tomba à mes pieds baigné dans son sang ; l’attaque dont ils attendaient ma perte, devint mon salut ; ébranlés par la chute de leur compagnon, ils me laissèrent passer ; je profitai de la confusion du moment, j’ouvris la porte avec violence, et, me souvenant de l’avis de Job, je tournai à droite, avec une rapidité qui rendait toute poursuite impossible.



  1. Ceux qui sont familiers avec les annales de Newgate savent combien sont tenus religieusement les serments de cette effrayante franc-maçonnerie.
  2. Halte-là, maître Cochon-d’Inde, vous êtes en train d’enlever Dawson, hein ? Mais Bess vous voit, mon bonhomme, Bess vous voit.
  3. Tuez-le camarade, jetez-le en bas avant qu’il n’ouvre la porte… Fib, percez-le, de part en part, s’il s’échappe d’ici, nous serons tous pendus.