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Pensées d’août/À M. Patin

La bibliothèque libre.
Pensées d’aoûtMichel Lévy frères. (p. 250-254).


À M. PATIN

après avoir suivi son cours de poésie latine


Quand Catulle par toi nous exprime Ariane,
La querelle des chœurs d’Hymen et de Diane,
Du délirant Atys le sexe ensanglanté,
Ou Lesbie et lui-même en ses feux raconté,
Sa joie et sa ruine, et, tout après l’injure,
La plainte si pieuse et la flamme encor pure ;
Quand, par tout son détail, en tes fines leçons
Nous suivons le poëte, et que nous saisissons
Tant de génie inclus sous une forme brève
Et tant d’efforts certains d’où Virgile relève,
Quelquefois, au milieu du discours commencé,
Un auditeur de plus, un vieillard tout cassé,
Qui revient par fatigue, à ce bout de carrière,
Se bercer aux échos de la muse première,
Un vieillard, du bâton aidant son pas tardif,
Descend et prend sa place à ce banc attentif ;
Et moi, du goût par toi méditant le mystère,
Je songe : Ce vieillard, supposons, c’est Voltaire !
C’est lui ! (car bien souvent dans mon rêve jaloux
Je me demande d’eux : Que diraient-ils de nous ?)
C’est lui donc : du tombeau réveillé par miracle,
Sans trop se rendre compte, il va cherchant oracle
Dans ce pays latin qu’à peine il reconnaît.
Il a vu la Sorbonne, et, maint grave bonnet
Lui passant en esprit : « Sachons ce qu’on y pense ! »
Il a dit, et, suivant quelqu’un qui le devance,

Il est entré tout droit, et nous est arrivé.
Il s’assied, il écoute : « Oh ! d’Atys énervé,
De Bérénice en astre, ou des pleurs d’Ariane,
Qu’est-ce donc ? se dit-il, la thèse est bien profane ! »
Mais il n’a pas plus tôt ouï deux traits charmants :
« Peste ! le Welche encore a du bon par moments ! »
Il goûte, en souriant, cette pure parole,
Ce ton juste et senti, non pédant, non frivole,
Cette culture enfin d’un agréable esprit,
Qui du travail d’hier chaque jour se nourrit,
Comme une plate-bande, une couche exposée
Qu’ont pétrie à loisir soleil, pluie et rosée.

L’honnête liberté de cet enseignement,
Cette facilité de tourner décemment,
D’affronter sans effroi, sans lâche complaisance,
L’impureté latine et sa rude licence,
Le frappent : rien qu’à voir le maître ainsi placé,
Il sent qu’un changement sur le monde a passé.

Catulle, il l’a peu lu ; mais, comme toutes choses,
Dans l’ensemble il le sent, d’après les moindres doses,
Il admire comment aux écrits anciens,
Que trop à la légère il traitait dans les siens,
On peut lire en détail et gloser avec grâce,
Et tirer maint secret pour un art qui s’efface.
Il se dit que lui-même et son vers si hâté
Supporteraient bien peu cette sévérité.
Il repense à Racine, à la forme sacrée,
Égale au sentiment, lui donnant la durée,
Par qui tous les vrais purs sont au même vallon,
Et qui faisait Catulle aimé de Fénelon.

Ainsi le grand témoin qu’à plaisir je te donne,

Le moqueur excellent se désarme, et s’étonne
Qu’on trouve au vieil auteur tant de nouveaux accès,
Et qu’on dise toujours aussi net en français.

Les Latins, les Latins, il n’en faut pas médire ;
C’est la chaîne, l’anneau, c’est le cachet de cire,
Odorant, et par où, bien que si tard venus,
À l’art savant et pur nous sommes retenus.
Quinet en vain s’irrite[1] et nous parle Ionie ;
Edgar, noble coursier échappé d’Hercynie,
Qui hennit, et qui chante, et bondit à tous crins,
Les sommets chevelus trop amoureux, je crains.
Il méprise, il maudit, dans sa chaude invective,
Tout ce qui n’atteint pas la Grèce primitive,
Ce qui droit à l’Ida ne va pas d’un vol sûr ;
Il ne daigne compter Parthénope ou Tibur.
Certes, la Grèce antique est une sainte mère,
L’Ionie est divine : heureux tout fils d’Homère !
Heureux qui, par Sophocle et son Roi gémissant,
S’égare au Cithéron, et tard en redescend !
Et pourtant des Latins la Muse modérée
De plain-pied dans nos mœurs a tout d’abord l’entrée.
Sans sortir de soi-même, on goûte ses accords ;
Presque entière on l’applique en ses plus beaux trésors ;
Et, sous tant de saisons qu’elle a déjà franchies,
Elle garde aisément ses beautés réfléchies.
Combien d’esprits bien nés, mais surchargés d’ailleurs
De soins lourds, accablants, et trop inférieurs,
Dans les rares moments de reprise facile,
D’Horace sous leur main ou du tendre Virgile
Lecteurs toujours épris, ne tiennent que par eux
Au cercle délicat des mortels généreux !

La Muse des Latins, c’est de la Grèce encore ;
Son miel est pris des fleurs que l’autre fit éclore.
N’ayant pas eu du ciel, par des dons aussi beaux,
Grappes en plein soleil, vendange à pleins coteaux,
Cette Muse moins prompte et plus industrieuse
Travailla le nectar dans sa fraude pieuse,
Le scella dans l’amphore, et là, sans plus l’ouvrir,
Jusque sous neuf consuls lui permit de mûrir.
Le nectar, condensant ses vertus enfermées,
À propos redoubla de douceurs consommées,
Prit une saveur propre, un goût délicieux,
Digne en tout du festin des pontifes des Dieux.
Et ceux qui, du Taygète absents et d’Érymanthe,
Ne peuvent, thyrse en main et couronnés d’acanthe,
En pas harmonieux, dès l’aube, y vendanger,
Se rabattent plus bas à ce prochain verger,
Où le maître leur sert la liqueur enrichie
Dans sa coupe facile et toujours rafraîchie.
Ne la rejetons point par de brusques dégoûts ;
Falerne qui se mêle au Chypre le plus doux,
Il rend la joie au cœur ! Ne brisons point d’Horace
Le calice fécond de sagesse et de grâce ;
Pour plus d’un noble esprit, de travail accablé,
C’est l’antiquité même et son suc assemblé,
C’est la source du beau, des justes élégances,
La gaieté du dessert, des champs et des vacances.
Virgile, c’est l’accent qui revient émouvoir,
C’est l’attendrissement du dimanche et du soir !

Mon père ainsi sentait. Si, né dans sa mort même[2],
Ma mémoire n’eut pas son image suprême,

Il m’a laissé du moins son âme et son esprit,
Et son goût tout entier à chaque marge écrit.
Après des mois d’ennuis et de fatigue ingrate,
Lui, d’étude amoureux et que la Muse flatte,
S’il a vu le moment qu’il peut enfin ravir,
Sans oublier jamais son Virgile-elzévir,
Il sortait ; il doublait la prochaine colline,
Côtoyant le sureau, respirant l’aubépine,
Rêvant aux jeux du sort, au toit qu’il a laissé,
Au doux nid si nombreux et si tôt dispersé,
Et tout lui déroulait, de plus en plus écloses,
L’âme dans les objets, les larmes dans les choses.
Ascagne, Astyanax, hâtant leurs petits pas,
De loin lui peignaient-ils ce fils qui n’était pas ?…
Il allait, s’oubliant dans les douleurs d’Élise.
Mais, si l’enfant au seuil, ou quelque vieille assise,
Venait rompre d’un mot le songe qu’il songeait,
Avec : intérêt vrai comme il interrogeait !
Il entrait sous ce chaume, et son humble présence
Mettait à chaque accent toute sa bienfaisance.
Ces pleurs que lui tirait l’humaine charité
Retombaient sur Didon en même piété.


  1. Revue des Deux Mondes, août 1836.
  2. Je suis né après la mort de mon père, que ma mère perdit l’année même de son mariage.