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Pensées d’août/À Ulric Guttinguer

La bibliothèque libre.
Pensée d’aoûtMichel Lévy frères. (p. 193-196).


À ULRIC GUTTINGUER[1]


Les vieilles amitiés, si elles ne sont pas pour nous, demeurent contre nous, et c’est amer.
Lettres.


Chez lui, chez vous surtout, une aigreur s’est glissée ;
Elle dure et s’augmente, et corrompt la pensée.

Vous lui pardonnez bien, mais en Dieu seulement,
Et sans entendre à rien d’humain et de clément.
Et cette amitié morte au fond de vous remue ;
Et si dans mon discours son ombre est revenue,
Si le nom, par mégarde, irrite un souvenir,
Un sourire blessé ne se peut retenir,
Et vous rejetez loin l’affection trompée,
Comme on fait sous le pied la couleuvre coupée.

Et pourtant, dès l’enfance, en vos prés les plus verts,
Par vos jeux, par vos goûts ressemblants et divers,
Au plus beaux des vallons de votre Normandie,
Vous, effeuillant déjà les fleurs qu’il étudie ;
Vous, plus brillant, plus gai de folie, et plus vain
À dissiper, poëte, un trésor plus divin ;
Lui plus grave, et pourtant aimable entre les sages,
S’éprenant des douceurs comme vous des orages ;
Et puis avec les ans tous les deux divisés
(Non de cœur) et menant vos sentiers moins croisés ;
Lui dans la raison saine et l’étude suivie,
Et la possession plénière de la vie,
Et l’obligeance heureuse, et tout ce qui s’accroît
En estime, en savoir, sous un antique toit,
Et chaque jour enfin, dans sa route certaine,
Tournant au docte Huet, — mais Vous au La Fontaine ;
Vous, pauvre Ami sensible, avec vos tendres vers,
Avec tous vos débris délicieux et chers,
Vos inquiets tourments de choses si sacrées,
Vos combats de désirs et vos fautes pleurées
Tous deux liés toujours, Vous d’erreurs assailli,
Jusqu’en Dieu rejetant ce cœur trop défailli

Qu’un bruit de blâme humain y va troubler encore ;
Lui (ne l’enviez pas !) jouissant qu’on l’honore ;
Tous les deux, vous avez vieilli !

Oh ! quand, après le charme et les belles années,
L’amitié, déjà vieille, en nos âmes tournées
S’ulcère et veut mourir, oh ! c’est un mal affreux !
Le passé tout entier boit un fiel douloureux.
L’ami qui de nous-même, hélas ! faisait partie,
Qu’en nous tenait vivant le nœud de sympathie,
Cet ami qu’on portait, frappé d’un coup mortel
(J’en parle ayant souffert quelque chose de tel),
Est comme un enfant mort dans nos flancs avant l’heure,
Qui remonte et s’égare et corrompt sa demeure ;
Car il ne peut sortir ! Et ce fardeau si doux,
Qui réchauffait la vie ainsi doublée en nous,
N’est plus qu’un ennemi, le fléau des entrailles.
Pour te guérir alors, à cœur saignant qui railles,
Ce n’est pas l’ironie et le sourire amer
Qu’il faut, triste lueur de tout secret enfer !
Mais c’est un vrai pardon, et non, comme on le nomme,
Un pardon en Dieu seul, mais aussi devant l’homme,
Devant l’ami blessé, s’il se peut ; ne laissant
En lui non plus qu’en nous nul poison renaissant ;
C’est de prier qu’Élie, ou le Dieu de Lazare,
Réveille dans nos flancs cet enfant qui s’égare,
Le rende à notre chair sans plus l’aliéner,
Ou l’aide doucement de nous à s’éloigner.
J’ai souvent, dit Jean-Paul, le funèbre prophète,
Cette fois plus touchant, — j’ai souhaité pour fête
D’être témoin sur terre, attentif et caché,
De tout cœur qu’un pardon aurait soudain touché ;
Et des embrassements où le reproche expire,
Quand l’âme que l’Amour ranime à son empire,

Comme un osier en fleur qu’un vent avait courbé,
Violent, du côté du marais embourbé,
Se redresse au soleil et brille sur la haie
Var le plus gai duvet de toute l’oseraie.

Mais quand l’aigreur mauvaise a duré trop longtemps,
Quand le pardon se tait, c’est en vain qu’au printemps
Vous marchez, seul et Roi, dans vos plaines brillantes,
L’âme ouverte aux parfums des forêts et des plantes,
Admirant l’Océan où s’achèvent les cieux ;
Car ce nuage prompt, cette ride en vos yeux,
Qu’est-ce ? sinon en vous un souvenir qui passe,
Réveillé par le lieu peut-être, par la trace
Qu’y laissa votre ami, discourant autrefois
Avec vous de ces fleurs et du nom de ces bois,
Et du dôme sans fond qui s’appuie à l’abîme,…
Ou des molles erreurs qui furent votre crime.


  1. Après une longue et tendre intimité, il était survenu une grave altération de sentiments entre Ulric Guttinguer, le poëte ; et Auguste Le Prevost, l’antiquaire de Normandie.