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Pensées de Marc-Aurèle (Couat)/02

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Traduction par Auguste Couat.
Texte établi par Paul FournierFeret (p. 18-29).
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Livre II

1

Se dire à soi-même, dès le matin[1] : je vais me rencontrer avec un fâcheux, un ingrat, un insolent, un fourbe, un envieux, un égoïste. Ils ont tous ces vices par suite de leur ignorance du bien et du mal. Mais moi, qui ai examiné la nature du bien, qui est d’être beau, et celle du mal, qui est d’être laid, et celle de l’homme vicieux lui-même, considérant qu’il a la même origine que moi, qu’il est issu non du même sang ni de la même semence, mais de la même intelligence, et qu’il est comme moi en possession d’une parcelle de la divinité, je ne puis recevoir aucun tort de ces hommes parce qu’aucun d’eux ne pourra me déshonorer ; je ne puis non plus ni m’irriter contre un frère ni m’éloigner de lui[2]. Nous sommes nés pour l’action en commun, comme les pieds, les mains, les paupières, les rangées des dents d’en haut et d’en bas. Agir les uns contre les autres est contraire à la nature, et c’est agir les uns contre les autres que de s’indigner et de se détourner[3].

2

Qu’est-ce donc que ceci, qui constitue mon être ? De la chair, un souffle, le principe dirigeant. Laisse là tous les livres ; cesse de te disperser. Cela ne t’appartient plus[4]. Mais, comme si tu étais sur le point de mourir, méprise la chair ; ce n’est que du sang, des os, un tissu fragile de nerfs, de veines et d’artères. Et vois ce qu’est ce souffle : du vent, qui n’est pas toujours le même, mais qu’à tout moment tu rejettes pour l’aspirer de nouveau. Reste donc le principe dirigeant[5]. Eh bien, réfléchis : tu es vieux ; ne le laisse pas s’asservir, ne le laisse pas se mouvoir capricieusement et céder à des impulsions égoïstes, ne le laisse pas murmurer contre ton sort présent et redouter[6] ton sort à venir[7].

3

Ce que font les Dieux est plein de leur providence. Ce que fait la Fortune[8] ne se produit pas hors de la nature, hors de la trame et de l’enchaînement des choses que règle la Providence ; tout découle de là. Ajoutons-y la nécessité et l’utilité de l’ensemble de l’univers dont tu es une partie. Or, ce que comporte la nature du tout, et ce qui sert à la conserver, est bon pour chaque partie de cette nature. Les transformations des éléments aussi bien que celles des composés contribuent à conserver l’univers. Que ces dogmes[9] te suffisent pour toujours[10]. Repousse la soif des livres, pour mourir sans murmurer, mais avec tranquillité, en remerciant les Dieux du fond du cœur[11].

4

Rappelle-toi depuis combien de temps tu diffères, à combien d’échéances fixées par les Dieux tu n’as pas répondu. Il faut enfin que tu comprennes quel est cet univers dont tu fais partie ; quel est l’ordonnateur de l’univers dont tu es une émanation ; que ta durée est enfermée dans des limites déterminées. Si tu n’emploies pas ce temps à te procurer la sérénité, il disparaîtra, tu disparaîtras aussi, — et il ne reviendra plus[12].

5

À chaque heure du jour applique fortement ta réflexion, comme un Romain et comme un homme, à remplir tes fonctions exactement, avec sérieux et sincérité, avec charité, suivant la liberté[13] et la justice ; débarrasse-toi de toute autre représentation[14]. Tu y réussiras si tu accomplis chacune de tes actions comme la dernière de ta vie, te délivrant ainsi de toute légèreté, de toute répugnance passionnelle[15] pour les commandements de la raison ; tu seras libre d’hypocrisie, de l’amour-propre, de la mauvaise humeur vis-à-vis de la destinée. Tu vois le peu d’obstacles qu’il suffit de vaincre pour vivre une vie au cours régulier et pareille à celle des Dieux ; les Dieux, en effet, ne demanderont pas autre chose à celui qui observera ces règles.

6

Tu t’es outragée[16], tu t’es outragée toi-même, ô mon âme, mais tu n’auras plus l’occasion de t’honorer toi-même, car notre vie à tous est courte. La tienne est presque achevée sans que tu te sois respectée, parce que tu as mis ton bonheur dans les âmes des autres[17].

7

Tu es distrait par les incidents extérieurs[18] ; donne-toi le loisir de toujours ajouter quelque chose à ta connaissance du bien et cesse de t’étourdir en vain. Préserve-toi, en outre, d’une autre cause d’erreur. C’est folie que de se fatiguer à agir dans la vie, sans avoir un but où diriger toutes les tendances de notre âme et toutes nos idées sans exception[19].

8

On trouverait difficilement quelqu’un qui soit malheureux pour ne pas examiner ce qui se passe dans l’âme des autres, mais ceux qui ne suivent pas avec attention les mouvements de leur propre âme sont fatalement malheureux.

9

Se rappeler toujours ceci : quelle est la nature de l’univers et quelle est la mienne ? qu’est celle-ci par rapport à la première ? quelle partie de quel tout est-elle ? Et ceci : nul ne peut t’empêcher d’agir toujours et de parler conformément à la nature dont tu es une partie[20].

10

C’est en philosophe que Théophraste, comparant entre elles les fautes et les jugeant comme le ferait le sens commun[21], déclare les infractions de la concupiscence plus graves que celles de la colère. L’homme irrité agit sous l’effet d’une certaine douleur qui contracte secrètement son âme et le détourne de la raison ; celui qui pèche par concupiscence est esclave du plaisir ; il est évidemment plus déréglé et plus efféminé. Théophraste disait donc avec raison et en vrai philosophe que la faute accompagnée de plaisir mérite d’être plus sévèrement reprochée que celle qui vient de la douleur. Bref, dans un cas, le coupable est comme victime d’une injustice, et c’est la douleur qui le force à se mettre en colère ; dans l’autre, il court de son plein gré à l’injustice et se hâte d’agir pour satisfaire sa concupiscence.

11

L’idée que tu peux dès maintenant sortir de la vie doit inspirer tous tes actes, toutes tes paroles, toutes tes pensées. S’en aller d’au milieu des hommes n’a rien de terrible, si les Dieux existent, car ils ne sauraient te faire tomber dans le mal. Si, au contraire, ils n’existent pas, ou s’ils n’ont aucun souci des choses humaines, que t’importe[22] de vivre dans un monde vide de Dieux, vide de providence ? Mais, certes, ils existent, ils ont souci des choses humaines, et ils ont donné à l’homme plein pouvoir d’éviter le mal véritable[23] ; s’il y avait quelque autre mal que celui-là, ils l’auraient prévu et auraient fait en sorte que l’homme pût [toujours] s’en préserver. Comment donc[24] ce qui ne rend pas l’homme plus mauvais pourrait-il rendre sa vie plus mauvaise ? Il n’est pas possible que la nature de l’univers ait négligé cette considération, ou par ignorance, ou à bon escient, mais par impuissance à prévenir et à corriger une injustice ; il n’est pas possible que par impuissance et par maladresse elle se soit trompée à ce point en laissant [les biens et] les maux arriver également et indistinctement aux bons et aux méchants. La mort et la vie, la renommée et l’obscurité, la peine et le plaisir, la richesse et la pauvreté, arrivent également aux bons et aux méchants, mais ces choses ne sont ni belles ni laides. Ce ne sont donc ni des biens ni des maux[25].

12

Comme tout s’évanouit vite, les corps eux-mêmes dans l’univers, et dans la durée leur mémoire ! Que valent toutes les choses sensibles, même celles qui nous séduisent le plus par les attraits du plaisir, ou qui nous éloignent par la crainte de la douleur, ou que l’orgueil célèbre à grand bruit ! Comme elles sont insignifiantes, méprisables, vulgaires, périssables, mortes même ! Voilà ce que notre intelligence doit s’appliquer à reconnaître. Que sont-ils ceux dont les opinions et les paroles donnent[26] la renommée ? Qu’est-ce que la mort ? Si on la considère [seule,] en elle-même, si l’analyse de la réflexion dissipe tous les fantômes que nous apercevons en elle[27], on n’y verra rien qu’un acte de la nature. Il n’y a qu’un petit enfant qui puisse craindre un acte de la nature, et la mort est non seulement un de ces actes, mais encore c’est un acte qui lui est utile. Comment[28] l’homme touche-t-il à la divinité, par quelle partie de lui-même, et dans quelles dispositions[29] faut-il que soit [à ce moment] cette partie de l’homme ?

13

Il n’y a rien de plus malheureux que celui qui promène sa pensée sur tout ce qui l’entoure, qui fouille, comme dit le poète[30], les choses souterraines, qui épie les preuves de ce qui se passe dans l’âme de son prochain, et qui ne s’aperçoit pas qu’il lui suffirait de rester en contact avec le génie qui est au dedans de lui-même, et de le servir sincèrement. Servir ce génie, c’est se conserver pur de toute passion, de toute erreur, de toute mauvaise humeur contre ce qui nous vient des Dieux ou des hommes. Nous devons respecter ce qui nous vient des Dieux à cause de leur haute sagesse[31], et aimer qui nous vient des hommes à cause de leur parenté avec nous, ou parfois en avoir pitié à cause de leur ignorance du bien ou du mal ; ce n’est pas, en effet, une moindre infirmité que celle qui nous empêche de distinguer le blanc et le noir[32].

14

Quand même tu devrais vivre trois [fois] mille ans ; et autant de fois dix mille, rappelle-toi cependant ceci : personne ne perd que le moment de vie qu’il est en train de vivre, et n’en vit un autre que celui qu’il perd. L’existence la plus longue en est donc au même point que la plus courte. Le présent est égal pour tous, donc le moment qui passe est égal pour tous[33], et par suite ce que nous perdons nous apparaît comme imperceptible. Nul ne peut, en effet, perdre ni le passé ni l’avenir ; qui lui enlèverait ce qu’il ne possède pas ? Rappelle-toi donc ces deux points : d’abord, les choses, de toute éternité, sont pareilles et tournent dans le même cercle. Qu’importe donc de voir les mêmes choses pendant cent ans ou deux cents, ou pendant un temps infini ? En second lieu, l’homme qui jouit de la plus grande longévité et celui qui est condamné à la mort la plus prompte perdent une durée égale. Le moment présent est le seul, en effet, dont l’un et l’autre puissent être privés, car c’est le seul qu’ils possèdent, et ce que l’on ne possède point, on ne peut pas le perdre[34].

15

« Que tout n’est qu’opinion. » La pensée du cynique[35] Monimos est évidente, et son utilité évidente aussi, pourvu que l’on en retire, dans la limite de ce qu’elle a de vrai, la leçon salutaire[36].

16

L’âme humaine s’avilit[37], d’abord lorsqu’autant qu’il est en elle, elle sort comme un abcès du corps du monde[38] : s’impatienter contre quoi que ce soit qui arrive, c’est [en effet] sortir de la nature qui embrasse comme autant de parties d’elle-même toutes les natures particulières. En second lieu, quand elle se détourne d’un homme ou même se porte contre lui dans l’intention de lui nuire. Ainsi font les âmes des gens irascibles. Elle s’avilit en troisième lieu quand elle se laisse vaincre par le plaisir ou la douleur. En quatrième lieu, quand elle feint, quand ses actions ou ses paroles sont artificieuses et mensongères. Cinquièmement, quand ses actions ou ses impulsions n’ont aucun but, quand elle emploie son énergie au hasard et sans suite, tandis qu’il faudrait diriger nos actes les plus insignifiants en vue d’une fin. Or, la fin d’animaux raisonnables est de suivre la raison et la loi établies dans la cité par la plus antique des constitutions[39].

17

Qu’est-ce que la durée de la vie de l’homme ? Un point. Sa substance ? Un écoulement. Sa sensibilité est confuse ; les parties qui composent son corps sont exposées à pourrir ; son âme est un tourbillon ; son destin[40] est obscur, la renommée incertaine. En résumé, tout est vain ; le corps est une eau qui coule ; l’âme un songe, une fumée ; la vie n’est qu’une guerre, un séjour en pays étranger ; la gloire posthume, c’est l’oubli. Qu’est-ce qui peut donc nous conduire dans ce voyage ? La philosophie seule. Elle consiste à conserver notre génie intérieur exempt de tout affront et de toute souillure, supérieur aux plaisirs et aux peines ; à ne rien faire au hasard, à ne jamais mentir ni feindre ; à ne dépendre en rien de ce que les autres peuvent faire ou ne pas faire. Il faut, en outre, accepter ce qui nous arrive, la part qui nous est attribuée comme venant d’où nous sommes venus nous-mêmes. Surtout il faut attendre la mort avec sérénité, comme n’étant pas autre chose que la dissolution des éléments dont chaque être vivant est composé. Et s’il n’y a rien d’extraordinaire pour chacun de ces éléments dans leurs perpétuelles métamorphoses, pourquoi verrait-on d’un mauvais œil la métamorphose et la dissolution de leur tout ? Elle a lieu conformément à la nature, et rien de ce qui est conforme à la nature n’est mauvais[41].

Écrit à Carnuntum.

  1. L’examen de conscience dans Marc-Aurèle. C’est le matin, en se levant, qu’il examine les actes qu’il aura à accomplir dans la journée, et qu’il prend des résolutions morales.
  2. J’ai traduit la correction très plausible de Stich : ἀπέχεσθαι αὐτοῦ.
  3. Trois choses dans cette pensée : 1o l’examen de conscience et l’acte de bon propos ; 2o l’identité de la vertu et de la science ; 3o l’unité de l’être et de l’intelligence. Plus l’idée de la solidarité.
  4. [Couat : « Ne te disperse plus… » Var. : « Ne te tourmente plus… » Manque une phrase. En note : « Le sens ordinaire de σπῶμαι, dans Marc-Aurèle, est plutôt, ce me semble : se tourmenter — que : se disperser. On pourra lire d’ailleurs à la fin de la pensée suivante : Renonce à la soif des livres pour ne pas mourir en murmurant. — Οὐ δέδοται n’est pas clair ; il doit s’expliquer par le ἀλλὰ qui suit : N’agis pas comme si cela t’appartenait, mais comme si tu allais mourir. » ] — [Mais n’est-ce pas un synonyme de μηκέτι σπῶ, qu’on trouve à la 14e pensée du livre III ? Aug. Couat y a traduit μηκέτι πλανῶ par : « ne te disperse plus. » Les mots qui suivent (οὔτε… μέλλεις : tu n’as plus le temps) expliqueraient : οὐ δέδοται. Sans doute, les mots : « Cela ne t’appartient plus » traduisent plutôt οὐκέτι δέδοται que οὐ δέδοται ; mais, après μηκέτι, était-il bien utile de répéter ἔτι ? Le sens que je donne au parfait δέδοται est d’ailleurs autorisé par la tradition des meilleurs écrivains (cf. Platon, Banquet, 183 B).]
  5. [Var. : « La volonté. » — L’interprétation du mot ἡγεμονικὸν paraît avoir ici un moment embarrassé Aug. Couat, qui, dans son manuscrit, a laissé subsister le mot : « volonté » à côté de la correction en : « principe dirigeant. » Cette dernière traduction est celle que donne du mot ἡγεμονικὸν le lexique qu’il s’était composé avant de commencer la revision de son livre. C’est la seule qu’il adopte pour certains passages (par exemple, V, 26 ; VI, 8 ; VII, 33 ; VIII, 48). Ailleurs, surtout aux livres IX et XI, il avait préféré les mots : « âme » et « conscience ». Voir à ce sujet deux notes, l’une à la 22e pensée du livre IX, l’autre à la 3e du livre XII. — Au livre VI (pensée 8), on trouvera une définition du « principe dirigeant » : définition partielle, ou trop concise, qui le résume en la volonté. Voir la note à ce texte.]
  6. ἀποδύεσθαι et les autres composés de δύεσθαι n’ont pas de sens : ὑποδεῖσαι ou ὑποδείσασθαι, conjectures de Coraï et de Gataker, valent mieux. C’est évidemment l’idée de crainte qui doit être exprimée dans ce mot.
  7. Composition de l’homme : σαρκία, πνεῦμα ou πνευμάτιον, ἡγεμονικόν. — Idée stoïcienne et chrétienne du mépris de la chair et de la brièveté de la vie. Idée de l’indépendance de la volonté et de la résignation au destin, — je traduis ἀκοινώνητος par égoïste. Ce mot signifie exactement : « ce qui n’est pas conforme au bien de la communauté des hommes. » C’est donc encore l’idée de solidarité. Indépendance et solidarité, opposition constante de l’individu et de ce qui l’entoure, et en même temps nécessité pour l’individu de n’agir que pour le bien de la communauté, cette antithèse se retrouve sans cesse dans Marc-Aurèle. Comment concilie-t-il les deux termes ?
  8. [Couat : « le hasard. » — Voir la dernière note à cette pensée.]
  9. [Couat : « principes. » ]
  10. εἰ δόγματά ἐστι donné par A et D ne se comprend pas. J’adopte ἀεὶ δόγματα ἔστω, qui est la vulgate.
  11. Singulière métaphysique, où l’on paraît admettre simultanément la Providence, le hasard, la nécessité unis pour conserver l’univers, c’est-à-dire la nature, au moyen de lois conçues en vue de son utilité. [Mais, en réalité, Marc-Aurèle n’admet pas le hasard ; surtout il ne peut admettre cette hypothèse — qui est épicurienne — en même temps que celle de la Providence. Le mot τύχη a pu être employé, en deux sens d’ailleurs très différents, par les Épicuriens comme par Marc-Aurèle : c’est que les Épicuriens et Marc-Aurèle ne parlent pas la même langue. Ce mot ne se rencontre que six fois dans cet ouvrage. On en peut rendre compte les six fois sans supposer, comme l’a fait aussi M. Michaut dans sa note préliminaire (p. xvi et xvi), une incertitude ou une défaillance de la pensée de Marc-Aurèle. À la dernière ligne du livre I, il désigne manifestement la Bonne Fortune, à qui l’empereur rend grâces, ainsi qu’aux autres dieux. Il en est de même ici : ces deux mots, θεοί, τύχη trouvent rapprochés dans les Pensées, — comme en tête des actes publics. Puisque le Stoïcien est pieux, pourquoi refuserait-il son culte à Tyché ? À la fin du premier tiers de la pensée I, 16, le mot τύχη, pourrait être remplacé par Ζεύς ; peut-être n’y faut-il voir aussi qu’une façon de parler, n’impliquant pas une conception philosophique déterminée. C’est sûrement un sens vulgaire, nullement métaphysique, qu’il convient de donner au pluriel τύχαις, employé à côté de συμφοραῖς (XII, 27). Dans le cours de la 11e pensée du livre III, il est vrai, le mot se trouve au singulier, et employé comme nom commun, en regard de σύντευξις (rencontre), qui éveille plutôt l’idée de hasard que celle de Providence ; mais le sens général de la phrase, le voisinage d’une autre proposition qui concerne les Dieux attestent que τύχη, là encore est — comme le déclare d’ailleurs, à propos d’autres textes, Simplicius, cité par Zeller (III3, p. 158, note 2) — quelque chose de θεῖον καὶ δαιμόνιον, bref, l’équivalent d’εἰμαρμένη. — Enfin, il faut, si l’on accepte le texte traditionnel, qui est contestable, interpréter de la même façon le même mot au début de la dernière pensée de ce deuxième livre.

    Ici, la traduction de τύχη par « hasard » est impossible, non seulement parce qu’elle introduirait dans la pensée la contradiction accusée par M. Couat, mais surtout parce que cette contradiction serait inutile : soumettre le hasard aux lois de la nature et à la Providence, c’est le nier aussitôt nommé. En quelque partie que ce soit des Pensées, l’hypothèse du hasard est condamnée par tous les textes où Marc-Aurèle, en nous posant sous quatre ou cinq formes diverses le même dilemme, nous oblige à prendre parti contre elle : ou les atomes — ou la nature (X, 6 ; XI, 18) ; ou les atomes — ou les Dieux (VIII, 17) ; ou les atomes — ou la Providence (IV, 3) ; ou le hasard — ou la Providence (XII, 14 et 24). La pensée 28 du livre IX oppose la commune doctrine des atomes et du hasard au Stoïcisme, doctrine de la nature universelle et des dieux. Il est remarquable que, dans toutes ces antithèses, le « hasard » est exprimé par un autre mot que τύχη (soit φυρμὸς εἰκαῖος, soit ἐπιτυχία, soit l’adverbe εἰκῆ).]

  12. αὖθις οὐκ ἔξεσται donné par A et D peut s’expliquer. — ἥξεται, donné par Gataker, est préférable.

    Exhortation à la sagesse, nécessité de connaître la raison des choses, brièveté de la vie.

  13. [Par liberté entendre, suivant l’usage ordinaire de Marc-Aurèle et les indications de la phrase suivante, la raison affranchie des passions.]
  14. [Couat : « idée. »]
  15. [Couat : « instinctive. » Le mot contesté, ἐμπαθὴς, est un dérivé de πάθος, et πάθος était précisément défini par Zénon ὁρμὴ… ἀπειθὴς τῷ αἱροῦντι λόγῳ (Stobée, II, 166). On retrouve dans cette définition les termes mêmes de la pensée II, 5 de Marc-Aurèle. La différence qu’établissent les stoïciens entre l’instinct et la passion est capitale. Cf. infra III, 16, 3me note.]
  16. J’ai adopté la leçon : ὕϐριζες, au lieu de : ὕϐριζε, le texte étant manifestement altéré ; il y a opposition entre les deux parties de la phrase, et l’impératif préféré par M. Pierron n’a guère de sens. Je ne suis d’ailleurs pas satisfait de cette leçon, l’imparfait me paraissant ici peu à sa place. Faut-il lire : ὕϐρισας ? (Voir infra, II, 16, une pensée commençant par : ὑϐρίζει ἑαυτὴν ἡ ψυχή.) — [Var. : « avilie. »]
  17. C’est ici l’Empereur qui parle ; exhortation à remplir son devoir, avec un accent profondément pénétré, sans autre considération que le souci d’être pur. Culte de l’âme individuelle considérée comme une parcelle de la divinité.
  18. [Var : « Que les incidents extérieurs ne te distraient pas. » — Cette variante, ou plutôt cette correction (car l’autre texte est raturé), est défendue, dans le manuscrit d’Aug. Couat, par la note suivante : « περισπᾷ τί σε. Telle est la leçon de tous les manuscrits. Elle est possible. Ce qui m’a déterminé à préférer l’impératif : μὴ περισπάτω σε, déjà proposé par Gataker, c’est le καὶ qui suit, donné dans A, et les impératifs de la seconde proposition. Le sens est beaucoup plus net et les deux phrases se tiennent mieux. » — C’est précisément le καὶ donné dans A qui me semblerait condamner la conjecture de Gataker : après μὴ, on attend non pas καὶ, mais ἀλλὰ. Dans D, la copule manque. C’est le texte de D qu’avait d’abord traduit Aug. Couat, et que, malgré ses scrupules, j’ai préféré.]
  19. [Var. : « Les hommes avancés en âge s’égarent eux-mêmes dans leurs actes parce qu’ils n’ont pas un but vers lequel ils dirigent toutes leurs tendances, et conduisent une fois pour toutes leurs idées. »]
  20. Précepte capital des Stoïciens.
  21. [Qu’on me permette de signaler la locution κοινότερον συγκρίνειν, que M. Couat traduit par : « juger suivant le sens commun. » Rapprochée de φιλορόφως, elle peut surprendre d’abord, si l’on pense au mépris de l’humanité commune qu’affectaient les Stoïciens, à leur division des hommes en deux ou trois sages et une multitude de fous, à leurs paradoxes qui sont autant de défis portés au bon sens. C’est pourtant avec raison qu’on a rendu à cette pensée le premier mot (φιλορόφως) que deux des meilleurs manuscrits avaient attribué à la précédente ; et je ne pense point qu’il y ait lieu ici de corriger le texte traditionnel et d’y substituer la conjecture qu’on devine (car ils ne nous l’indiquent pas) sous le français de Barthélemy-Saint-Hilaire et de M. Michaut. « La hiérarchie la plus claire qu’on ait jamais donnée » ne traduit pas : ὡς ἄν τις κοινὀτερον τἁ τοιαὒτα συγκρίνειε.

    En dehors de cette pensée, et sans compter un passage où j’ai cru pouvoir le rétablir par conjecture (cf. infra VIII, 41), κοινὀτερον est encore employé deux fois par Marc-Aurèle, les deux fois (IV, 20 ; VI, 45) au sens que M. Couat lui attribue ici ; la traduction même de M. Michaut en peut faire foi. Ce n’est nullement une expression dédaigneuse. C’est l’adjectif ἱδιωτικὁν qui, dans les Pensées, oppose une opinion vulgaire à une opinion philosophique (IV, 3, 36) ; encore vulgaire ne signifie-t-il pas : inutile (IV, 50), et ne signifie-t-il même pas toujours : sot (IX, 3). Sans doute, cette modération de langage, ou, plus précisément, cette atténuation d’une expression injurieuse, n’est pas habituelle au Stoïcisme ; sans doute c’est une marque de la bienveillance de Marc-Aurèle pour le genre humain : et l’on pourrait croire que, comme parfois ἰδιωτικὁν est adouci par le contexte, κοινὁτερον lui-même, dans les Pensées, n’est jamais qu’une litote ou qu’une locution polie. Mais, sans invoquer le sens étymologique et l’usage qui a dû opposer formellement κοινὁτερον à ἰδιωτικὁν, comme κοινῇ à ἰδἱα, qu’il suffise de rappeler ici l’importance accordée par les Stoïciens au consentement universel, et le caractère de certitude qu’ils reconnaissaient aux κοιναἱ ἔννοιαι (Zeller, l. l., p. 74 sqq.).

    Il suit de là que, s’il y a des contradictions dans la philosophie Stoïcienne, il n’y en a pas, du moins théoriquement, pour les Stoïciens, entre la philosophie et le sens commun ; qu’il était de bonne guerre pour un adversaire du Portique, ou permis à un dissident d’en appeler de cette philosophie au sens commun, et que Marc-Aurèle a pu, en conformité avec la doctrine de Zénon et de Chrysippe, comme d’Épictète, apprécier la même théorie par les deux mots : φιλοσόφως et κοινὁτερον. Ce qui est ici original et admirable, c’est l’indépendance philosophique et la sincérité de l’auteur des Pensées. Cette théorie qu’il défend ne lui a pas été enseignée par ses maîtres préférés, car elle est d’un Péripatéticien et contredit formellement la thèse stoïcienne, présentée par Stobée comme par Cicéron, de l’égalité des fautes : Crescere bonorum fidem non putamus (De Finibus, III, 14, 48) ; — πάνιων τε τὢν ἁμαρτημἁτων ἴσων ὅντων (Éclogas, II, 236).]

  22. [Conjecture de Nauck ou de Coraï.]
  23. [Ce mal véritable, que nous aurions plein pouvoir d’éviter, c’est le mal moral. Marc-Aurèle pense si peu à le nier qu’à l’avant-dernière ligne de cette pensée il oppose les bons aux méchants. Le mal moral ne dépend donc que de l’homme, n’est imputable qu’à lui : ἐπ’ αὐτὣ το πἂν. Cette doctrine était déjà celle de Cléanthe (Hymne, v. 15 sqq.) :

    οὐδἐ τι γἰγνεται ἔργον ἐπἱ χθονἱ σοὒ δἰχα, δαἵμον,
    οὕτε κατ’ αἰθἐριον θεἵον πὀλον οὔτ’ ενι πὀντῳ,
    πλἡν ὁπὁσα ῥἑζουσι κακοἱ σφετἑρῃσιν ἀνοἰαις.

    Elle attribue à l’homme une liberté qu’il est difficile de concilier avec la toute-puissance du principe directeur du monde et avec le déterminisme universel (VI, 42 ; VII, 9, etc.), et qui est tout juste le contraire de l’ἀκολουθἰα θεοἵς (III, 9, dernière note), c’est-à-dire de la liberté du stoïcien. Pourquoi avons-nous aussi la liberté de mal faire ? C’est que nous n’aurions pas l’autre, si nous n’avions pas celle-là, et que le mal même est nécessaire à la perfection du monde (καἱ τοὒ τοιοὑτου ἔχρηζεν ὁ κὀσμος : VI, 42). Et pourquoi la liberté de mal faire n’est-elle pas la liberté ? Parce qu’elle est contraire à la raison (infra VI, 8, en note), c’est-à-dire à la volonté de notre nature (infra IV, 49 et les notes) ; — en d’autres termes, que, la raison seule étant le propre de l’homme, la liberté pour l’homme, c’est seulement l’indépendance de sa raison ; — et parce que, si mal disposé qu’on soit, si prêt à détruire l’ordre du monde (VI, 42 : καἱ ὁ μεμφὁμενος, καἱ ὁ ἀντιϐαἰνειν πειρὠμενος), on se leurre, en fin de compte, si l’on s’imagine pouvoir rien contre lui.]
  24. [Couat : « Mais comment. » — J’ai craint que cette traduction ne marquât pas assez nettement la suite du sens. « Ce qui ne rend pas l’homme plus mauvais, » c’est tout ce qui n’est pas le mal moral, tout ce qui, pour Marc-Aurèle, n’est pas le mal, et à peu près tout ce que communément on nomme les maux. Cette pensée de Marc-Aurèle est toute une théodicée. Elle affirme la Providence et s’efforce de répondre à l’objection traditionnelle qu’on lui adresse en raison de ces trois faits : le mal moral, le mal physique et le divorce de la justice et du bonheur.]
  25. Différence entre le point de vue spiritualiste et le point de vue stoïcien. Le Spiritualisme corrige les injustices de la vie par le postulat à l’immortalité ; le Stoïcien les corrige en les regardant comme négligeables. On résout la question du bonheur en le faisant faisant consister dans la vertu et en niant le reste.
  26. [Le mot a disparu du texte grec.]
  27. [Couat : « si on soumet à l’analyse de la réflexion ce fantôme. »]
  28. Il y a une solution de continuité plus apparente que réelle entre la phrase πὢς ἄπτεται et les précédentes. Tout ce morceau dépend d’un verbe sous-entendu : « examine, cherche, » qui gouverne le premier et le dernier πὢς. Après avoir vu combien la vie était vaine, l’homme doit chercher ce qui le rattache à Dieu.
  29. πὢς ἔχῃ διακέηται. — Le sens de cette proposition ne me paraît pas douteux, mais un des deux verbes ἔχῃ διακέηται fait double emploi et rend le passage obscur : ἔχῃ est sans doute une glose.
  30. [Pindare, dans Platon (Théétète, 173 E)].
  31. [Couat : « à cause de leur perfection. » — Ce mot ne m’a pas semblé traduire avec une précision suffisante le grec ἀρετή. D’autre part, je n’ai pu écrire ici le mot « vertu » : je craignais de ne point m’entendre avec le lecteur. Ce que nous appelons vertu est quelque chose d’humain : l’ἀρετή des Stoïciens est presque surhumaine ; c’est un idéal qu’on n’atteint guère ; Caton mourant déclare que c’est un leurre. C’est par un véritable abus de langage qu’un Stoïcien nous recommande la pratique de l’ἀρετή : cette pratique n’est qu’une tentative, ou cette ἀρετὴ n’est qu’un à peu près ; c’est, si l’on veut, notre « vertu ». Mais quand on parle du sage ou des dieux, comme ici, le mot doit être entendu à la lettre ; je m’en suis rapporté à la définition qu’en donne Cicéron dans les Tusculanes (IV, 15, 34) : ipsa virtus brevissime recta ratio dici potest, — et à l’attestation du Pseudo-Plutarque (v. Hom. 134) : οί μὲν οὕν Στωἵκοὶ τὴν ἀρετὴν τίθενται ἐν τᾔ ἀπαθείᾳ. La « haute sagesse » est la conformité avec la raison ; si distincte qu’elle soit de la dureté ou de l’indifférence, elle n’implique pas un mouvement du cœur : telle sera la vertu des Dieux.]
  32. Admirable pensée, mais dans laquelle le Stoïcien s’excepte des autres hommes et s’attribue la connaissance du bien et du mal que les autres n’ont pas.
  33. [Couat : « bien que le passé ne le soit pas, » et, en note : « J’ai adopté la leçon vulgaire : εἰ καὶ τὸ ἀπολλύμενον οὐκ ἵσον, au lieu de καὶ τὸ ἀπολλύμενον οὕν ἵσον, adopté par Gataker et par Stich. Et manque dans les manuscrits A et D, mais ils donnent οὐκ que Gataker change en οὕν. Le sens qu’il propose par ce changement : « le passé est égal aussi, » est moins clair que celui de la leçon courante. Le raisonnement est celui-ci : « Le passé a beau être long, il n’en est pas moins imperceptible, car nous ne perdons ni le passé ni l’avenir, nous ne perdons que le présent ; le passé est donc comme s’il n’existait pas. » — La leçon vulgaire semble inadmissible : après εἰ καὶ, la négation est μὴ, et non οὐκ (Koch-Rouff, Grammaire grecque, § 116). La traduction de τὸ ἀπολλύμενον, qui est un participe présent, par : « le passé » est aussi très contestable. J’ai donc cru pouvoir adopter la correction de Galaker.]
  34. Ici, Marc-Aurèle s’évertue à se prouver que la vie n’est rien. Il la décompose en ses instants, en oubliant la conscience qui les relie entre eux et nous les fait vivre tous à la fois. Ressemblance avec le Christianisme, perpétuelle exhortation à mépriser la vie. Mais ce dernier a une espérance ultérieure. Le Stoïcien accepte la vie et la quitte avec la même sérénité. Mais pourquoi est-elle ? Il ne s’en préoccupe pas. — [« Nous sommes nés pour l’action en commun » (II, 1). — Le stoïcisme ne se préoccupe pas des limites de la vie humaine, parce que l’homme n’est pas indépendant du monde, vivant éternel et unique ; et il n’a pas à rendre compte de la vie, puisque la vie, pour lui, c’est l’absolu.]
  35. [Conjecture de Reiske.]
  36. Dans le monde des phénomènes gouverné par une Providence, où tout est toujours la même chose et où la vie de l’homme, phénomène comme les autres, ne compte pour rien, à quoi servent la raison, la sagesse, le bien, sinon à se montrer ? — [Ils font la beauté du monde ; ce ne sont pas des « opinions ». — La « leçon salutaire » que renferme la pensée de Monimos, c’est Marc-Aurèle lui-même qui la tire au livre IV (§ 7). — Ce qui est excessif, c’est-à-dire faux en elle, c’est le mot « tout ».]
  37. [Var. : « se déshonore. » Elle s’avilit au point de se faire esclave. On sait que la liberté pour un stoïcien, c’est seulement la liberté de la raison.]
  38. [Couat : « elle se retranche de l’univers et en devient comme une excroissance. » — Il y a dans le texte grec deux mots synonymes : ἀπόστημα καὶ φῦμα, qui auraient pu être traduits par : un apostume et une excroissance. Mais il y a aussi dans le texte grec un jeu de mots entre ἀπόστημα et ἀπόστασις, qu’on aurait pu conserver en latin (abscessus, abscedere), mais qui ne peut passer aussi aisément en français. Or, il se trouve que la suite du sens est surtout dans ce jeu de mots. Une allitération comme celle que je hasarde plus bas (IV, 29 et la note) pour représenter en français la même rencontre (abcès, sécession) n’est utile et possible que lorsque les deux mots sont voisins. J’ai joué ici sur le sens du verbe « sortir » ; dans cette traduction le jeu de mots de Marc-Aurèle paraîtra sans doute bien atténué : j’en ai gardé ce que j’ai pu.]
  39. Toujours cette idée d’unité et d’harmonie, non pas futures, mais actuelles, éternelles, qui sont leur but à elles-mêmes et pour lesquelles l’homme doit tout faire. Tout ce qui tend à détruire cette harmonie est un mal, bien que ce mal lui-même, étant prévu à l’avance, en fasse partie. Colère, mensonge, irréflexion, autant de causes de désordre.
  40. [Couat : « le hasard. » — Sur le sens de τὐχη), cf. II, 3, dernière note. Le texte est d’ailleurs douteux, le meilleur manuscrit portant deux fois ψυχή), au lieu de ψυχή et τὐχη)… ou τὐχη et ψυχή.]
  41. Cette pensée, écrite à un moment décisif de la vie morale, est un sursum corda ; et c’est le dernier mot du Stoïcisme. Toute sa thèse repose sur un postulat, qui revient souvent dans les Pensées : la nature est bonne. Cependant l’objection est prévue, au moins en partie : Marc-Aurèle y a répondu ailleurs (II, 11) en disant que, si les Dieux sont mauvais, la vie n’est rien pour nous. Cela suffit sans doute — et encore ! — à nous faire, de toute façon, mépriser la vie. Mais quelle est, dans le doute, la raison d’être honnête ? Uniquement le sentiment de l’amour-propre.