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Peter McLeod/16

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(p. 179-193).


— XVI —


Le lendemain matin ; dix heures.

La « Pinouche » est ancrée au large, devant le bourg. Des mouettes zigzaguent autour. Des ronds de soleil la tiquettent de l’étrave à l’étambot. Svelte, la goélette se balance gracieusement aux levées et aux retombées de la houle. Personne n’eut pu dire qu’elle arrivait d’un long voyage de l’autre côté des mers.

À cette heure-là, le capitaine Watson mettait pied sur sa goélette. Dès son arrivée pendant la nuit, ayant aperçu le bourg illuminé, et particulièrement la maison du moulin, il supposa avec raison qu’il y avait fête, comme chaque samedi d’ailleurs, avait-il déjà constaté. Il était donc aussitôt débarqué pour aller faire son rapport à Peter McLeod. Alors ses matelots regagnaient leurs beds. La perspective d’une petite bambochade à terre, tout de suite en arrivant d’une rude traversée, n’était point désagréable au capitaine…

Le fait est qu’en montant sur sa goélette, ce matin-là, le capitaine Watson avait une de ces figures qui signalent dans tous leurs traits, de la pointe des cheveux à la courbe du menton, “the morning after the night before”… On lui avait fait une de ces réceptions dont un capitaine au long cours ne peut atténuer — momentanément — le souvenir que la tête plongée dans un baquet d’eau froide. Le capitaine Watson, qui n’avait, d’ailleurs, d’ordinaire, pas pour deux sous de douceur, était en l’occurrence d’une humeur massacrante…

Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

À bord, pas un bruit, pas une ombre sur le pont. On eut dit une goélette fantôme… comme qui dirait la « Marie-Céleste » dérivée dans un coin du Haut-Saguenay…

« Goddam de tas de fils de vache ! »… hurla le capitaine, « qu’est-ce que vous f… à cette heure-là dans vos sacs !… Attendez, c’est moi qui va vous dégourdir les tibias… ma bande d’enfants de chienne !…

Il était au comble de l’exaspération, le capitaine. Sous ses cheveux de feu, son front semé de taches de rousseur se divisait en trois parties par deux rides profondes. Sa bouche se contracta. Son menton devint carré. Son grand corps se redressa en même temps que remuaient ses oreilles. On eut dit une bête qui flairait un danger… mais c’était Watson quand il entrait en colère. Or, c’était un gars solide, bien planté et dont personne ne désirait recevoir un coup de pied dans les gencives…

Il dégringola plus qu’il descendit dans la cale… Silence ! Il fouilla toutes les couchettes, longues gouttières poisseuses dont la courbe épousait le flanc du bateau, les cabines exiguës dans la coursive d’avant, la cabane du pilote, la cuisine, les carrés, le tillac, la chambre des machines, rien ! Pas plus de matelots que sur la main ! La cage était vide… envolés les oiseaux !

Le capitaine fulminait. Il se comprima la poitrine de peur quelle n’éclatât en même temps que sa tête déjà passablement affectée par la petite fête de la nuit…

« Désertés !… Ils ont déserté, les enfants de maudits !… »

Que faire ?… Il est sûr que ces salauds ne se sont pas évaporés dans l’air comme des bulles de savon. Ils sont à terre, et il faudra bien les chercher, les retrouver. En attendant, il faut faire rapport à Peter McLeod… Diable !… c’est ça, le « hic »… Pas commode, le boss, dans ces occasions-là ! C’est sûr, il va être reçu comme une puce de plus dans la fourrière… n’importe, advienne que pourra !…

Le capitaine Watson savait que Peter McLeod faisait généralement preuve d’une vigilance sévère sur tout son personnel à terre, aux moulins, sur les côtes, sur mer, qu’il était implacable aux indisciplinés définitifs et aux imbéciles sans appel : mais que souvent il l’avait vu prêt à la pitié, au pardon, favorable à la résipiscence.

« Peut-être que le boss !… Enfin, allons-y !… »

Le boss n’était pas en ce moment d’une humeur très folâtre. Lui aussi conservait, semblait-il, dans le cerveau d’assez sensibles reliquats de la nuit précédente… Le terrible mal de cheveux !… Toutefois, à l’heureuse surprise du capitaine Watson, quand celui-ci, ayant pris son courage à deux mains, lui annonça, comme cela, tout de go, la désertion des matelots de la « Pinouche », Peter McLeod n’éructa tout au plus que trois ou quatre énergiques jurons pris tout au bord de son volumineux répertoire, secoua le couvercle de son coffre-bureau d’un sonore coup de poing… puis, se calma soudain, fixa le capitaine de la goélette pendant que sa figure grimaçait le sourire qui prenait parfois la place du dernier “balling out”. Alors, il ironisa d’une voix où s’attardait comme un reste de rigolade pas méchante…

« Capitaine, voici un petit problème que je me permets de vous poser : Sept pauvres bougres mangent de la vache enragée sur les quais de Liverpool où ils rêvent de s’embarquer pour un monde meilleur. Un capitaine vint à passer qui les « shanghaie » sur son bateau, et les voilà au comble de leurs vœux, en route pour les Amériques !… Mais en arrivant, ils ne peuvent plus tenir sur le “boat”, et les voilà qui filent, qui affrontent la misère noire, la mort même dans l’inconnu des forêts nordiques… combien, capitaine, cela représente-t-il pour eux de coups de pieds au derrière et de coups de poings sur la gueule de la part du capitaine, pendant la traversée ?…

Watson devint écarlate.

« Je vous jure, M. McLeod, que je n’ai pas maltraité ces hommes !…

— Oui, oui, fit Peter McLeod en lançant au capitaine un regard d’où la bienveillance était totalement exclue, on vous connaît un peu, capitaine. Mettons que vous avez passé tout le temps de la traversée à les bourrer de sucre… Mais c’est pas tout ci tout ça, il faut retrouver ces enfants de salauds qui, demain, seront peut-être en train de crever de faim dans le bois…

Peter McLeod avait projeté de voir dans la journée aux derniers préparatifs de son voyage à Montréal avec les chefs montagnais. Le contretemps que venait de lui causer la désertion des matelots de sa goélette eut l’effet d’assombrir quelque peu le calme relatif qu’il avait montré un instant devant Watson en se transformant pour lui en professeur de mathématiques. Aussi comme on ne semblait pas se remuer assez vite, le capitaine et les quelques hommes qui étaient venus à son appel, entendirent-ils réciter un fort long chapelet d’invectives et de jurons qui donnèrent aux auditeurs une idée assez précise des connaissances du boss en choses religieuses.

Le boss passait de la colère à la résignation ou à l’ironie amère avec une rapidité d’embrayage et vice-versa.

« Allons, ces enfants de chienne-là ne doivent pas être encore rendus en enfer… Il faut fouiller le bois, en arrière de la “concern”… qu’on se grouille !…

À midi, on n’avait pas plus trouvé de matelots à terre que le capitaine en avait vu le matin sur la « Pinouche »… Récitation d’un nouveau chapelet de jurons par le boss qui faillit assommer d’un coup de poing à la figure Tobie Corneau qui avait fait mine de vouloir lui parler.

Mais il se ravisa :

« Qu’est-ce que tu veux, toi, espèce de sagouin ?…

— M. McLeod, hasarda Tobie Corneau… ces hommes-là, vous savez, i faut qu’i mangent si i sont cachés qu’quepart…

— Oui, et après ?…

— Eh ! ben !… si j’vous disais qu’i z’ont fait acheter du pain chez Caillotte le boulanger.

— Hein !… Tobie, vas me chercher Caillotte tout de suite !…

Pit Blackburn dit Caillotte, — à cause de sa femme, une toquée qui avait l’habitude de se « caillotter », c’est-à-dire de se fabriquer elle-même d’étranges chapeaux à trois et quatre étages avec tout ce qui lui tombait sous la main, — habitait une maisonnette de planches, tout près de la rivière. C’est lui qui cuisait le pain pour les hommes des moulins et pour les autres habitants du bourg qui n’en cuisaient pas eux-mêmes.

Le boulanger arriva au bout d’une vingtaine de minutes. Peter McLeod lui demanda :

« T’as vendu du pain, Caillotte, ce matin, en dehors des hommes de la “concern” ?

— Oui, de fait, M. McLeod, j’en ai vendu passablement au p’tit Louis à Jacquot Lavoie,… et j’ai trouvé ça assez drôle, eux aut’s qui en prennent quasiment jamais…

— Ah !… On va aller chez Jacquot Lavoie.

On arriva à l’autre extrémité du bourg, tout près du bois, chez Jacquot Lavoie, au moment où celui-ci faisait la sieste d’après-dîner, allongé sur la terre battue. devant la porte de son campe.

« Jacquot ! » hurla Peter McLeod.

L’homme se leva d’un bond en se frottant les yeux.

« Jacquot, tu as caché des matelots dans le bois et tu leur as acheté du pain… Ne nie pas ou je te crucifie, là, sur le mur de ta cambuse !…

Jacquot Lavoie jugea que le plus sage était d’avouer sans finfiner. Il raconta que dans la nuit, des matelots, six ou sept, étaient venus chez lui, l’avaient réveillé et lui avaient demandé de les cacher dans le bois pour quelques jours. Ils lui avaient donné de l’argent pour leur acheter du pain qu’il devait lui-même aller leur porter dans leur cachette… De fait, le matin, il avait chargé son garçon, P’tit Louis, d’aller acheter des pains chez Caillotte, et P’tit Louis était allé porter cette mangeaille aux matelots dont, sans remords, il dévoila la cachette dans un épais fourré de sapineux, en arrière du Trou-de-la-Moutonne… Le garçon n’était même pas encore revenu… Voilà…

« C’est bien, Jacquot, t’as été bien inspiré de nous dire tout ça… On ira voir tes matelots ce soir, mais je t’avertis de ne pas leur donner l’alarme… autrement !… il pourrait se faire que je te fasse passer le goût du pain… »

Dans l’après-midi, Peter McLeod se rendit à la Rivière-du-Moulin où étaient campés les sauvages et il choisit parmi eux vingt-cinq des plus costauds en leur disant qu’il en aurait besoin pour le soir.

Effectivement, à la brunante, Peter McLeod, accompagné de Fred Dufour, du capitaine Watson et suivi de ses sauvages, se dirigea vers le Trou-de-la-Moutonne. En passant chez Jacquot Lavoie, il avait pris P’tit Louis pour les guider vers la cachette.

Les matelots ronflaient comme des soufflets de forge au pied des sapins touffus quand Peter McLeod et sa « gang » arrivèrent près d’eux. Le réveil de ces malheureux ne fut pas tout à fait dépourvu d’émotions, surtout chez le pauvre bougre que le hasard avait placé à la portée du pied que le boss lui porta en plein dans les reins. Il savait réveiller les hommes.

Instinctivement, se sentant pris, ils allaient fuir en débandade quand Peter McLeod, sacrant à faire crouler le plafond de la nuit, cria aux sauvages : « Cernez-les !… » Les malheureux s’immobilisèrent, terrorisés devant ces hommes noirs qu’ils prirent pour des démons sortis de l’enfer.

On prit le chemin du bourg où les déserteurs furent solidement enfermés dans le hangar aux voitures du moulin.

« Dormez mes petits enfants, » leur murmura ironiquement Peter McLeod, « on se reverra demain matin, après le petit déjeuner… »

Comment se termina l’aventure ?

Tard dans la soirée, Fred Dufour, sur les conseils de la tendre et sensible Mary, s’en alla au hangar voir les protégés du boss de qui il voulut savoir les raisons qui les avaient forcé à déserter la « Pinouche ».

« Monsieur », leur confessa l’un des malheureux qui devait être sur la goélette l’assistant du capitaine, « vous pourriez difficilement croire à la façon dont on a été traité durant toute la traversée… Le capitaine, c’est un bon marin, mais une fameuse vache… Des animaux, nous aut’s… À coups de poing, à coups de pied et à coups de fouet constamment… Et on nous laissait crever de faim. Par dessus le marché, quand on s’est engagé à Liverpool, c’était à la condition qu’on nous laisserait à Québec… On a demandé au capitaine de nous y rendre, mais pour toute réponse il a redoublé ses coups. Il a continué ici. Alors, on a résolu de nous rendre nous-mêmes à Québec… »

Fred Dufour rapporta, le lendemain, à Peter McLeod, l’entrevue qu’il avait eue avec les matelots…

« Les sacrés maudits gars !… moins vaches que le capitaine ! »… se contenta de gueuler Peter McLeod.

Par hasard, à ce moment, le capitaine Watson entrait dans le “main office” pour avoir des nouvelles de ses hommes.

« Vous tombez, vous, comme un pou dans le poil d’un singe !… Capitaine, vous apprendrez, hurla-t-il après un juron crépitant, que je ne veux pas de brutes sur mes bateaux… je ne vous en dirai pas plus long, mais,… vous comprenez ! On va vous régler votre compte et vous irez faire vos saloperies ailleurs… Allons, ouste ! et débarrassez la place… On vous a assez vu !…

Puis, Peter McLeod, accompagné de Fred Dufour, se rendit au hangar ou il avait enfermé les matelots.

« Mes amis », leur dit-il, avec un sourire qui n’ouvrait les lèvres que pour fermer les yeux, « vous avez tous de bonnes petites gueules… et vous êtes des sacrés maudits veinards… Vous vouliez aller à Québec, on va vous y conduire. Je paie le voyage… Alors, on est content ? Fred, prends bien soin de ces bougres… Inutile de gueuler… »

Et Peter McLeod sortit du hangar avant qu’aucun de ses prisonniers ait eu le temps de descendre d’un seul degré du pinacle de la stupéfaction où les avait grimpés cette soudaine attitude de celui qui, la veille, les avait livrés à ces sauvages, et qu’ils furent tentés de prendre pour un fou…

« C’est un homme comme ça », se contenta de leur dire Fred Dufour.

Peter McLeod avait décidé de se rendre à Montréal sur sa « Pinouche » qu’il pouvait piloter lui-même et d’emmener avec lui, outre les chefs montagnais, les matelots qu’il laisserait à Québec. Mais il était écrit que les contretemps, ces empêcheurs de voyager en rond, ne voulaient pas encore lâcher leur victime.

Au moment où, dans l’après-midi, il allait se payer un bout de sieste bien méritée, un de ses anciens gardes-côtes, Michel Simard, qui avait quitté son service l’année précédente, pour aller cultiver un lot qu’il avait acquis à la pointe de Saint-Fulgence, de l’autre côté du Saguenay, à trois lieues de Chicoutimi, se présenta à l’“office”.

C’était un homme tout en tendons, en muscles et en choses actives : un corps semblable à un de ces arbres accrochés au flanc d’une rocaille. Il venait réclamer l’aide de Peter McLeod contre des gens de la Compagnie de la Baie d’Hudson qui, selon la vieille méthode que l’honorable compagnie n’avait pas oubliée, malgré les promesses, voulaient l’empêcher de cultiver son lot, prétendant même que cette terre appartenait à la Compagnie.

« J’ai été attaqué encore hier », racontait iMichel Simard, « avec mon garçon, pendant qu’on faisait de la terre… » Il avait pu chasser les quatre hommes qui le houspillaient, grâce à son vieux fusil à plaque, mais il prévoyait qu’il ne pourrait tenir bien longtemps…

L’affaire de l’Anse-au-Cheval allait-elle se répéter ?… Cette fois, Peter McLeod n’enverra pas Fred Dufour. Il ira lui-même mettre une fois pour toute ces salauds à la raison. Se rendre en canot à Saint-Fulgence, c’est une affaire d’une heure au plus…

Et Peter McLeod partit aussitôt accompagné de Michel Simard. Il tenait à faire comprendre à la Compagnie que l’ère des tracasseries entre ses hommes, les colons dont il avait souvent voulu se faire le protecteur, et les trappeurs à gage de la C.B.H. était du passé comme, d’ailleurs, le lui avait laissé entendre, l’hiver dernier, Tommy Smith. Voilà pourquoi il s’offrait si bénévolement à aller défendre son ancien « boulé ». Il le lui fit comprendre, d’ailleurs, sans la moindre arrière-pensée.

« Tu sais, Michel », lui dit-il, pendant que tous deux canotaient à tour d’avirons, « c’est pas pour tes beaux yeux que j’veux aller dire deux mots à ces messieurs… En me lâchant, l’année dernière, Michel, tu m’as joué un sale tour de cochon… et tu aurais mérité que je te botte le ventre… »

Ils arrivèrent à la pointe de Saint-Fulgence un peu avant le coucher du soleil. En haut de la pointe, on apercevait la maisonnette de Michel Simard, abritée de grands arbres qui se lançaient vers le ciel, troncs énormes qui soulevaient un plafond de pénombre. À l’extrémité de la pointe, tout près de l’eau qui se décolorait à chaque minute, des pins presque solitaires tremblaient du pied jusqu’à la cime. Là-bas, la rivière, par une échancrure dans les caps, laissait apercevoir comme un coin d’épaule nue. Une aquarelle parfaite !… Des ronds d’un soleil rouge tiquetaient l’ombre verte, et s’exhalait de la terre un parfum de sapinage trop sec. La brise des couchers de soleil apportait de l’autre côté du Saguenay comme une odeur d’incendie de bois…

« Où sont-ils, tes fumiers ? demanda Peter McLeod.

Il était de ceux que l’impatience étouffe. Michel Simard répondit :

« Ils sont campés de l’autre côté de la pointe, en haut, c’est quand on travaille, mon garçon et moi, qu’ils viennent nous taquiner. J’en ai pourtant arrangé un, l’autre jour… il boite depuis. »

— Allons-y…

— Voulez-vous que j’apporte mon fusil ?

— Garde la pétoire pour les mulots…

Les hommes de la Compagnie étaient assis à la porte de leur tente, fumant leur pipe. Instinctivement, ils se levèrent quand ils virent arriver Michel Simard et son compagnon. L’un des hommes reconnut ce dernier.

« Peter McLeod ! » souffla-t-il aux autres. « Ça va barder… »

« Ça va dépendre de vous aut’s, » rétorqua Peter McLeod qui avait entendu… « Et d’abord, vous allez me dire « instanter » ce que vous êtes venus foutre ici ?…

Et le boss les fixa de ce regard insolent des gens qui cherchent avec qui se battre.

« On vient faire du bois », répondit l’un des hommes, « ça appartient, ici, à la Compagnie… »

— Vous êtes venu faire du bois ?… eh ! bien, mes petits agneaux, vous n’en ferez plus, du moins ici… Ça me fait bien de la peine, mais c’est comme je vous dis… Et maintenant, vous allez sacrer le camp, et pas demain, tout de suite, ou bien alors, du fond de vos tripes, on va vous faire chanter le plus beau cantique que vous aurez jamais entendu dans l’église de votre village… Où est votre canot ?… Si vous ne le prenez pas, tout de suite, je vous garantis, mes anges, que vos cors ne vous feront plus mal demain matin…

Les hommes voulurent protester… firent mine de chercher une arme.

« Aimez-vous mieux que je vous rince les fesses dans l’eau ?… C’est comme vous voudrez, allons !… vos clics et vos claques et… au canot, tas de salopards !… Vous irez dire à la Compagnie que Michel Simard n’a pas besoin de femme de chambre pour faire son ménage…

Sous l’œil narquois du boss et devant Michel Simard amusé, les quatre hommes procédèrent en un tournemain à l’empaquetage de leur baluchon, et, abandonnant tente et feu, gagnèrent leur canot caché derrière des touffes d’aulnes, au bord de l’eau. Bientôt, ils disparurent dans la nuit…

« Vous saluerez bien Béelzébuth, votre maître ! » leur cria Peter McLeod que Michel Simard entraîna vers son « bungalow » où tous deux s’ingurgitèrent, coup sur coup, trois tord-boyaux à faire chavirer un bœuf.

Quelques minutes après, Peter McLeod reprenait seul, dans son canot, la route de Chicoutimi. Une grande lune rouge mûrissait sur les montagnes ainsi qu’une belle citrouille…

Peter McLeod ne se rendit pas tout de suite à Chicoutimi. Il avait, ce soir, le cœur à la rigolade. Il échoua son canot à l’embouchure de la Rivière-du-Moulin où les sauvages étaient campés depuis quelques jours. Durant la journée, les Montagnais avaient reçu la visite du Père Honorât qui avait profité de leur rassemblement pour leur faire la mission. Une espèce de retraite… ouverte, en plein air. La vraie, la belle prédication se fait surtout sous le ciel, au grand air, sous le vent qui la développe, la porte au loin par-dessus les forêts, dans les plaines où elle germera…

Tard le soir, le Père Honorât, qui disait son bréviaire sous une cabane d’écorce, fut averti par une vieille femme que Peter McLeod était enfermé sous une tente avec une sauvagesse. Sans hésiter, le missionnaire se rendit à l’endroit indiqué. On entendait sous la tente d’hystériques éclats de rire féminin et la voix avinée du boss.

« Peter McLeod », cria d’une voix indignée le Père Honorât, à la porte de la tente, « c’est mal ce que tu fais là… ce n’est pas honnête !… Pourquoi ne donnes-tu pas le bon exemple à ces pauvres gens ? Tu n’as pas le droit d’être là… Ne crains-tu pas d’attirer les malédictions du ciel sur tes frères… Peter McLeod, je t’adjure de sortir…

— Oui je sors, hurla Peter McLeod… furieux, sacrant à faire crouler le plafond de la nuit… mais c’est pour te sacrer une claque !…

— Frappe !… là… répondit le Père avec calme, offrant sa poitrine.

Peter McLeod hésita une seconde, puis il baissa la tête, fit deux pas en arrière et dit simplement :

« Je ne frapperai pas… Tu voudrais bien, hein ? que je reste, comme ça, un bras en l’air ?… »

Et il s’en alla vers son canot dont il tourna la pince du côté du bourg.

« C’était un homme comme ça… » avait dit de lui Fred Dufour.