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Petite pervertie/01

La bibliothèque libre.
Éditions Georges du Cayla (p. 19-23).

CHAPITRE PREMIER

C’est parmi ce cimetière de la pensée que j’aime à promener mon rêve. Lorsque la tristesse d’un automne malade m’étreint le cœur.

Tout le long des quais, parmi les boîtes des bouquinistes, là où dans une même promiscuité les modernes voisinent les humanistes. Là ils peuvent s’entendre, se comprendre, s’aimer. Pauvre pensée morte recouverte de poussière et d’oubli. Travail qui donna tant d’espoirs déçus, où tout un monde renaît dans l’estompe du passé.

Le rabais, l’occasion, puis les rayons du casier où un beau jour on se dit : si je pouvais en tirer quelques sous…

Professeurs de la vie, initiateurs, asile des vieillards, tel est votre lot. L’équarrisseur vous réclame.

Il m’arrive souvent d’en feuilleter un. Je le fais revivre en le bougeant de place. Tout bas il semble me dire merci, et je m’enfuis presque honteux, sans l’avoir acheté.

Poèmes, que des lèvres jolies ont murmurés, sur lesquels des yeux émus se sont penchés. Puis que l’oubli emporte.

La poésie repose-t-elle toute entière dans ces feuillets que personne ne lira plus ?

Autour de moi la vie, poème toujours renouvelé, continue. Sur le fleuve tranquille les bateaux passent. Les sirènes lugubres retentissent. Les cheminées se penchent au passage du pont. Les pigeons se mêlent aux mouettes venues de loin. Le grand Paris vibre, respire, s’agite, marchant, monstre jamais assouvi, vers son destin. Peut-être le néant.

Ce vieux bouquiniste à la barbe rousse, au grand chapeau romantique, je l’ai toujours connu. Je le connaîtrai toujours, son érudition est certaine. Il en a tant vu passer. Il a pu feuilleter tant de livres. Il connaît le cours des éditions en vogue. Il sait dénicher l’occasion.

Il fait de l’argent de tout. Dans sa boîte, c’est la vraie démocratie des choses. Des photographies, autrefois d’actualité, à cinquante centimes. Des timbres-poste de toutes les parties du monde. D’autres lots composés de manuscrits les plus disparates. De cahiers remplis de notes les plus curieuses, quelquefois illisibles. Des paperasses la plupart sans valeur.

J’ai fouillé dans cette boîte aux souvenirs. Un manuscrit a retenu mon attention. Il était soigneusement relié dans une couverture en cuir repoussé. Elle voulait le dissimuler aux vandales. Je l’ouvris, j’en ai lu quelques pages. Elles me laissèrent rêveur. Une femme, une jeune fille l’avait écrit. Pour quelques sous je m’en rendis acquéreur, je l’emportai.

Toute une nuit, j’ai parcouru cet étrange cahier, en essayant de déchiffrer ces grands jambages qu’une main disparue a tracés, j’ai vécu ces mêmes heures troublantes, j’ai évoqué cette silhouette ardente que je voulais belle. Que je ne rencontrerai jamais…

Puis j’en ai recopié les pages. Je vous les livre telles qu’Irène les avait écrites dans sa fièvre de franchise.

L’ange a regagné le ciel. L’astral appartient à ceux qui surent aimer.

Chaque tombe contient une croyance morte.

D’autres amants contempleront aux cieux l’astre d’amour sur cette mer de ténèbres qui sombre.