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Petites Chroniques pour 1877/Chroniques

La bibliothèque libre.
Imprimerie de C. Darveau (p. 1-57).


CHRONIQUES



Québec, 10 Mai 1877

Il existe dans Québec un antique et solennel édifice qui défie la pioche du démolisseur, que les gouvernements entourent d’un respect pieux et jaloux, où les hirondelles reviennent chaque printemps plaquer leurs nids serrés l’un à côté de l’autre, sous un toit qui a essuyé les orages de deux siècles ; édifice vermoulu, lézardé, fissuré, mais qui reste debout avec une ostentation muette et triomphante, comme s’il n’avait rien à craindre de la main des hommes et que son bail avec le temps fût loin d’expirer encore ; édifice dont les murs jaunis, chassieux, suintent une décrépitude morose et se fatiguent de leur longue résistance ; dont les fenêtres brisées offrent au vent qui s’y engouffre des ouvertures noires et sinistres ; qui menace de crouler et qui hésite, qui s’affaisse et que son poids retient aux entrailles de la terre, comme un vieux tronc dépouillé, rongé, qu’arrête au-dessus du gouffre le sol où plongent ses racines ; jadis asile des premiers missionnaires de la colonie qui y fondèrent le premier collège canadien, puis converti en caserne pour les soldats anglais, et devenu enfin de nos jours un abri pour quelques familles misérables qui s’y sont réfugiées comme des crabes dans une carcasse et n’en veulent partir qu’avec les débris du vieux collège sur le dos, pourvu qu’il consente à s’écrouler.

Là venaient s’asseoir, il y a plus de deux cents ans, quelques enfants Hurons auxquels on apprenait le catéchisme en même temps qu’aux rares fils de visages pâles qui se trouvaient alors dans la cité naissante. Seul, de tout ce qui fut construit à cette époque au Canada, le collège des Jésuites mérita le nom d’édifice dès le commencement et, seul aussi, il est resté de ce temps, intact, sans avoir été modifié ni agrandi, capable de donner asile à plus de cent familles sous ses longues et sombres voûtes percées de cellules.

Cet édifice aux pieds duquel aujourd’hui s’entassent les immondices et se groupent mille ordures variées, jadis foyer de dévouement et d’instruction religieuse, maintenant foyer d’infection, crasseux, putride, ceinturé de chiens et de chats morts, assailli çà et là par des amoncellements de déchets apportés de toutes les cours de la ville et qui grossissent chaque jour avec une satisfaction évidente, cet édifice, autrefois respectable, maintenant ruine hideuse et dangereuse, continue de rester debout, comme si rien ne pouvait l’arracher du sol qu’il a tenu embrassé pendant plus de deux cents ans.

En vain les plaintes, les menaces, les récriminations pleuvent sur lui ; il les reçoit comme des averses et sa face jaunie, semée de rides et de crevasses, les laisse ruisseler et s’abattre sans en être émue ; on dirait « les portes mêmes de l’Église contre lesquelles rien ne peut prévaloir. » Ces jours derniers encore, croyant qu’il allait crouler, puisqu’il penchait, on lui avait mis des étais et des sentinelles étaient postées pour crier « gare » aux passants ; mais c’était une feinte. Dès qu’il se vit soutenu, il sembla se redresser ferme comme pour narguer ces vaines précautions humaines et, aujourd’hui, étais et sentinelles ont disparu, et le vieux collège des Jésuites est resté debout au milieu de sa fange, inattaqué, inviolé.

On avait donné ordre, pour la vingtième fois, aux lambeaux de familles qui l’habitent, de déguerpir ; un silence de mort semblait s’être répandu dans ce grand cadavre de plâtre et de mortier ; aucun bruit ne passait par les trous informes de ses murs que fermaient autrefois des fenêtres, et tout à coup l’on vit paisiblement sortir, par quatre à cinq cheminées différentes, l’honnête fumée du pot-au-feu que préparaient comme d’habitude les derniers venus sous ce toit qui menace toujours et qui ne croule pas.

C’est ce qui fait le désespoir du gouvernement local. Il n’ose toucher au collège, « propriété de l’Église, » a dit solennellement M. de Boucherville ; mais comme une poussière, même sacrée, peut se disperser au vent ; comme le plus inviolable des murs peut dégringoler lorsqu’il ne tient plus, l’hon. premier ministre a fait ce raisonnement qui le laisse irréprochable et à la fois le tire d’embarras : « Laissons, » a-t-il dit, « casser le nez à une vingtaine de citadins qui passeront à la portée du collège ; laissons-le enfiévrer, infecter la moitié de la ville, mais ne portons pas la main dessus ; ce serait un sacrilège. » De son côté le Conseil-de-ville de Québec, fort embarrassé, fort empêtré, ne sachant s’il a le droit d’empêcher un monument en ruines de démolir les gens, remué, ballotté entre des sentiments et des pressentiments, entre l’urgence et la crainte d’agir, entre la santé publique d’une part et, d’autre part, l’inviolabilité d’un immeuble dont le propriétaire est inconnu, formule périodiquement des remontrances très-vives à l’adresse du gouvernement local et vote ensuite de nouvelles augmentations de taxe sur les propriétés non sacrées.

Toutefois, un bruit de nature à porter le trouble dans les âmes qui ont horreur du civil, autrement dit de l’État, a couru les rues de la capitale hier et avant-hier. On disait que le gouvernement avait consenti à admettre son droit de jeter à terre le collège des Jésuites, mais qu’il le ferait faire par des entrepreneurs spéciaux qui auraient un an devant eux pour exécuter leur contrat. Si c’était là un moyen terme, un biais quelconque pour sortir d’une difficulté gigantesque, je dirais qu’il est avec le cabinet local des accommodements, mais personne ne saurait comprendre pourquoi l’ancien collège des Jésuites cesse d’être « propriété de l’Église, » parce qu’on lui affecte un démolisseur qui n’aura pas l’air pressé.

Il n’y a donc aucune raison de croire à cette rumeur vraiment subversive, quoiqu’elle soit conforme à la tradition québecquoise qui exige dix ans pour tout ce qui peut se faire en six mois. Je dis dix ans, et je suis bien modeste. Savez-vous depuis combien de temps on parle de prolonger la terrasse Durham jusqu’au glacis, d’où l’on aurait la plus belle vue du monde, un spectacle dont on est d’autant plus avide qu’on en jouit plus souvent et plus longtemps ? Voilà bien vingt ans au moins. Cette petite opération ne coûterait guère que vingt mille dollars environ ; cent fois le Conseil-de-Ville en a été saisi ; tous les jours elle est encore le thème invariable des promeneurs désolés de voir qu’une ville se prive, pour si peu, d’une promenade qui, à elle seule, vaudrait dix parcs… eh bien ! on en est arrivé à croire que ce n’est pas avant le premier centenaire de son existence, c’est-à-dire en 1940, que la terrasse sera complétée.

D’immenses travaux, pouvant donner de l’ouvrage à deux ou trois mille hommes, devaient commencer au printemps. C’était une large rue nouvelle ouverte le long du fleuve ; c’étaient les édifices du parlement, des ministères, du palais de justice ; c’était un skating-rink, dont le plan exposé a, pendant un mois, charmé les regards naïfs des passants ; c’était toute une cité nouvelle qui allait s’élever autour du terrain choisi pour installer le capitole canadien, c’était, c’était quoi encore ? Québec allait enfin secouer ses énormes couches de débris et en sortir avec des monuments, des palais, des jardins, un parc même, un parc ! entendez-vous ? à la place des remparts croulants qui l’entourent de poussière : le ciel, propice à nos vœux et jetant enfin un regard sur notre abandon, s’était mis de la partie et nous avait donné le printemps trois semaines plus tôt que d’habitude… Bah ! Il n’y a encore rien de commencé, si ce n’est qu’une cinquantaine de travailleurs étiques, amaigris par une année de privations, creusent péniblement, pour soixante cents par jour, les fondations de l’édifice où nos Solons canadiens achèveront dans le vingtième siècle de détruire les lois avec la législation.

En revanche, on illumine. Oh ! pour ces choses là, qu’on parle de Québec. Donnez-lui des fêtes, des solennités, des pompes, et Québec est heureux, il est fier ; il jouit, il jubile, il se trémousse et tout son peuple est sur pied. Pauvre enfant qu’un rayon de soleil éblouit, qui se console de sa détresse en un jour de spectacle et de fanfares, qui oublie ses oripeaux au carillon bruyant et joyeux des cloches, laissons-lui ses heures d’ébats. Mais passons outre.

On dit, et c’est très probable, que le Légat Apostolique vient au Canada afin de se rendre compte sur les lieux mêmes de ce que peut bien être cette bête fabuleuse, appelée le Libéralisme canadien, dont la prétendue existence est signalée depuis dix ans par le Nouveau-Monde. Qu’est-ce qu’il apprendra ? Que peut-il apprendre ? Il verra une clique de braillards qui, incapables d’aborder les questions politiques et sociales du jour, de les exposer avec intelligence et de les discuter, passent, leur temps à dénicher partout dans leur pays des foyers d’hérésie qu’ils peuplent de Manichéens et de Vaudois, et qui croient n’avoir rien fait s’ils n’ont pas offert tous les jours à Lucifer quelques âmes rebelles à leur doctrine forcenée. Quand Mgr Conroy aura vu tous ces cloportes, qu’il les aura lus, qu’il les aura fait parler surtout, sa mission sera à peu près accomplie : il pourra retourner à Rome et n’aura pas besoin de faire de rapport ni d’ennuyer le Saint-Père par la description d’une dizaine de lunatiques, verrues d’un pays si catholique qu’il en fait des maladies, telles que le Canadien et le Franc-Parleur.


Québec, 18 mai.

Nous sommes une race très-fière : aussi est-il bien difficile de nous parler de nos défauts, et bien plus difficile encore de nous faire plier aux nécessités vulgaires de la vie. Le canadien n’est pas frotteur de bottes ; il consentira volontiers à passer chaque lundi par toutes les maisons de la ville, couvert de pièces de vêtements rajustées de cent façons, sordides et infectes, avec un sac sur le dos, pour mendier suivant un usage aussi antique qu’opiniâtre, mais vous ne lui ferez jamais frotter une paire de chaussures, à moins de lui débiter un long speech où le noble métier du cirage serait comparé à la peinture et le cireur à un artiste.

Ces jours derniers entrait chez un barbier de Québec un Yankee, fils de cette nation où pullulent les parvenus, les roturiers infimes, gens de tout métier, de toute condition, dont les uns ont été présidents des États-Unis après avoir été bûcherons, artisans, ou même journalistes, ce que je regarde comme la dernière fonction possible dans toute société bien constituée. Or, ce Yankee, arrivant de voyage, avec de longs poils et des chaussures crottées, pressé comme le sont presque toujours les vilains de sa race, avait besoin impérieusement de se faire passer le rasoir et, de plus, de faire frotter ses bottines, ce qu’on obtient par faveur spéciale et chèrement payée dans les hôtels de Québec. Au barbier qui venait de lui rendre la peau douce il demanda que le boy de la boutique, dont l’unique emploi est de brosser les habits et d’épousseter les cols, voulût bien cirer ses congress.

Le boy regarda dédaigneusement le fils de la libre Amérique et répondit qu’il n’était pas un nègre. C’était sublime : mais le Yankee, un peu causeur, démontra que dans son pays il y avait, chez presque tous les barbiers, de petits garçons qui ne faisaient pas autre chose que de frotter les chaussures — black your boots, Sir, et qui ne s’en trouvaient pas amoindris dans leur position sociale, quoiqu’ils fussent en même temps brosseurs d’habits. Il alla même jusqu’à insinuer que des hommes vraiment remarquables, devenus de grands politiciens, avaient commencé par cet humble emploi. Mais il ne put couvaincre le boy canadien qui, entre autres sujets d’orgueil, a celui de ne savoir ni lire ni écrire, et dont les parents font la tournée hebdomadaire avec la besace sur le dos. Force fut donc au Yankee d’aller se pourvoir ailleurs, après avoir témoigné de son admiration pour la hauteur de nos sentiments et ajouté quelques remarques saugrenues sur la difficulté pour un peuple comme le nôtre de vivre ailleurs que dans les astres.

Je ne tirerai pas de morale de ce fait ; je m’en garderais bien. Il est plus difficile de faire une observation juste à un canadien du pays que de passer par le trou d’une aiguille, et Dieu sait que ce n’est pas chose facile que de passer par le trou d’une aiguille ! Depuis dix-huit cent soixante-dix-sept ans, tous les riches de la terre y essaient et n’y arrivent pas. Il n’y a que les pauvres qui ne puissent se payer cette fantaisie ; la pauvreté rend si timide !

Notre ombrageuse susceptibilité, piquée au vif par le moindre mot, ne nous permet pas de supporter la plus légitime critique. Dites à un hôtelier que son bœuf est trop cuit ou que son waiter est un lambin, il vous répondra aigrement que si vous n’êtes pas content, vous n’avez qu’à essayer d’un autre hôtel. Dites à un tailleur que votre habit vous empêche de remuer, il vous répondra que vous êtes un capricieux et que vous ne savez pas ce que c’est que de vous habiller élégamment. Dites à une servante que votre chambre est faite comme si un tremblement de terre venait d’y mettre tout sans dessus dessous, elle ne se gênera pas de vous répondre que vous êtes un homme du commun et que les gens comme il faut ne se plaignent jamais. Dites à un épicier que son sucre a quelque peu les qualités de la chaux vive, il vous rétorquera avec une superbe homérique qu’il satisfait tout son monde et que les autres ne se plaignent jamais de lui.

Les autres ! voilà le grand mot lâché. Quand on a dit les autres au Canada, on a répondu à tout. Que voulez-vous répliquer à cela ? Vous êtes seul contre un nombre formidable et invisible d’individus qui, tous, vous donnent tort ; alors, vous êtes cloué. Les autres ! Pensez y ; les autres ! Il arrive que, de par ce mot, une très-grande contrainte et un respect humain assujétissant se répandent dans toutes les classes de la société… mais bah ! qu’est-ce que cela fait ? Qui n’y est pas habitué ? Passons.

Le gouvernement local s’est enfin décidé à faire démolir le vieux collège des Jésuites. Quand je dis « s’est décidé, » j’emploie une hardiesse de style voisine de l’injure pour le pasteur en chef qui dirige nos destinées. Le gouvernement s’est décidé, parce que le collège lui-même était décidé à dégringoler sur la tête de tout le monde un premier moment. C’est au point qu’il n’y a pas encore un seul démolisseur qui ose s’aventurer sur le toit et attaquer les cheminées et les bardeaux. Voyez-vous un pauvre diable à cheval sur une toiture qui s’effondre tout à coup et le précipite d’une hauteur de cinquante pieds sur un amalgame confus de vieux rats en putréfaction, de fonds de chaudières, de semelles de bottes, de détritus provenant de toutes les catégories d’êtres animés ?… ce n’est pas absolument invitant. Il y a des gens qui se font prier pour tenter une pareille aventure, et il sera absolument impossible d’en vouloir à qui que ce soit, fors au gouvernement local, si la démolition du collège des Jésuites procède avec une lenteur aussi rassurante pour nos nez qu’agréable aux yeux du Nouveau-Monde.

Un des événements du jour, tout à fait du domaine de la chronique, est le voyage du général Grant en Europe. Il y a quelque chose de vraiment inattendu dans l’engouement dont est l’objet cet ancien commandant d’une armée que l’Angleterre officielle et aristocratique eût donné beaucoup pour voir mettre en charpie. C’est Grant ici, c’est Grant là. La reine, les princes, ses fils, les plus grands dignitaires, les plus huppés des purs « vieille roche » rivalisent, à qui mieux mieux, pour lui faire les honneurs de réceptions qui s’engendrent les unes les autres et qui ne laissent pas à l’ex-président un seul jour où il puisse dire : « Ce jour est à moi seul ; aujourd’hui, je suis libre. » Il faut qu’il dîne partout, chez tous les ministres et, sans doute, on a chaque fois l’attention délicate de lui faire manger du bœuf américain, produit dont l’exportation a pris depuis deux ans des proportions incroyables, atteignant, le mois dernier, jusqu’à trois millions de dollars. Et puis, que de “ turtle soups, " que de “ plum puddings ” il a déjà vu s’étaler devant lui avec cette majesté volumineuse que les Anglais donnent à leurs plats ! Et ce n’est pas tout. Quelle quantité de cigares il va lui falloir brûler ! Car il n’est pas plus permis de voir Grant sans un cigare aux lèvres, que Thiers sans ses lunettes ou Napoléon iii sans sa moustache effilée. Il avalera encore toutes les adresses, toutes les allocutions, tous les discours possibles ; l’Angleterre va se mettre à contribution, de cent manières différentes, pour célébrer l’homme qui a eu l’insigne bonheur de mettre fin à une guerre fratricide, de vaincre non pas un ennemi étranger, victoires qui restent toujours sans résultat, mais de ramener à la patrie commune des millions de ses enfants égarés.

C’est un fait bien remarquable, oui, bien remarquable que ces démonstrations empressées d’une Angleterre nouvelle envers un homme qui a combattu pour la liberté démocratique contre un reste d’institutions féodales, contre une oligarchie qui était l’image en Amérique des governing classes de la Grande-Bretagne. Il y a donc depuis quelques années un large envahissement, une expansion souveraine des classes populaires dans cette même Albion où, tout récemment encore, la plus grande partie du peuple appelé libre n’avait pas même droit de vote. Le général Grant, vainqueur de l’oligarchie sudiste, fût-il allé en Angleterre il y a dix ans, n’eût guère trouvé pour l’acclamer que les classes populaires, unies d’instincts, de sympathies et d’aspirations avec les hommes du nord ; mais l’Angleterre officielle fût restée dans les strictes limites de la courtoisie obligée, et l’Angleterre de la nobility et de la gentry fût restée coite, absolument étrangère à ce guerrier républicain.

À propos de la Grande-Bretagne, savez-vous bien que voilà un empire qui ne compte pas moins de 235,000,000 d’âmes ; là-dessus, il n’y a qu’un sixième de chrétiens ; c’est pour cela que la reine Victoria porte le titre de Majesté très-chrétienne. Mais en ramenant la statistique au Royaume-Uni seulement, on découvre avec stupeur que, sur une population de trente millions d’âmes, il n’y a que cent soixante huit mille propriétaires !! Dès lors, on s’explique aisément pourquoi les classes gouvernantes ont fait, jusqu’à ces années dernières, la pluie et le soleil dans ce pays où le peuple libre était partout l’esclave du sol.

C’est égal : ces Anglais sont une nation qui a l’œil ouvert et qui ne laisse rien perdre. Ils ont déjà accaparé l’Égypte d’une manière à eux, sans que personne eût rien à y voir. Savez-vous bien que presque tous les grands fonctionnaires et employés publics du Khédive sont des sujets de notre gracieuse souveraine, encore plus gracieuse depuis qu’elle est impératrice des Indes ? Le Maître des Postes de l’Égypte est un anglais qui reçoit pour traitement 10,000 dollars ; il a, sous ses ordres, un assistant qui touche $5,000 et un deuxième assistant qui palpe $4,000 ; histoire de se traiter aux oignons d’Égypte. On n’estime pas à moins de $500,000 le montant des salaires payés aux fonctionnaires anglais du Khédive, et son gouvernement en demande encore d’autres, et il n’arrive guère à Alexandrie de paquebot qui n’amène des ingénieurs, des architectes, des officiers de terre et de mer et des organisateurs de toutes les branches du service public, mandés expressément d’Angleterre par le vice-roi, vassal de la Turquie. Il parait que les Égyptiens ne sont ni assez honnêtes, ni assez intelligents, ni assez industrieux pour qu’on les emploie à des fonctions supérieures, de sorte que le Khédive, environné d’anglais qui administrent son pays et de capitalistes anglais qui l’enlacent d’hypothèques, est encore plus un vassal de la Grande-Bretagne que de la Turquie, et ne peut guère se considérer que comme un de ces princes indiens auxquels l’Angleterre laisse une souveraineté apparente, mais qu’elle n’en tient pas moins par tous les bouts à la fois.


Québec, 27 mai.

J’arrive tout frais, ou tout chaud, si vous l’aimez mieux, d’une charmante petite réunion qui a eu lieu mercredi soir chez le Lieutenant-Gouverneur. C’était la deuxième, parait-il, d’une série de réceptions intimes que Son Excellence veut donner en l’honneur des gens… de lettres ; et, comme les gens qui sont de lettres, ou qui essaient de l’être, ne manquent pas à Québec, patrie commune des poëtes et des prosateurs canadiens, le gouverneur a compris qu’il ne pouvait les réunir tous à la fois, qu’il fallait les diviser par catégories, tout en conservant à chaque réunion une diversité d’éléments assez grande pour que tous les genres fussent représentés. C’est là une inspiration qui avait échappé, je crois, aux deux précédents gouverneurs de la province. Chez M. Letellier de St. Just, elle a été toute spontanée, elle est venue la première en quelque sorte, comme pour indiquer d’un trait quelle est la nature de l’homme qui est aujourd’hui à la tête de son pays.

Pourquoi notre gouverneur a-t-il songé avant tout, j’oserai dire, aux gens de lettres ? C’est qu’il est lui-même friand de littérature, c’est que la lecture est une passion pour lui, c’est que les choses de l’esprit ont la première place dans ses préférences, c’est qu’en portant quelque attention aux gens de lettres, il agit par sympathie naturelle, il cède au tempérament. M. Letellier de St. Just a beaucoup lu et sa merveilleuse mémoire est restée intacte, malgré trente années de luttes politiques formidables qui eussent suffi à ébranler les facultés les plus solides. Or, on sait ce que sont les luttes politiques chez nous. S’il y a quelque chose au monde qui puisse anéantir dans un homme le goût des arts, le sentiment de ce qui se rattache au beau, sous une forme quelconque, c’est bien la pratique de ces abominables joutes où l’on trouve souvent devant soi les plus indignes adversaires, où il faut faire face aux hommes les plus ignorants, les plus grossiers et les plus malhonnêtes, et combattre toute espèce de moyens, d’autant mieux mis en jeu qu’ils sont plus déloyaux et plus odieux.

Si le Dante vivait aujourd’hui, il placerait à coup sûr une campagne électorale du Canada dans un des cercles de son enfer, et les plus laids comme les plus tourmentés des condamnés seraient bien certainement les candidats. Quelle atmosphère que celle de la politique provinciale ! Sortir de ce grouillement hideux de toutes les mauvaises passions, après trente années de batailles presque incessantes, et en sortir avec un goût des lettres et des arts qui n’a été ni flétri ni diminué, c’est un peu remarquable. Je crains énormément que vous ne me croyiez trop aisément étonné ; eh bien ! non, ce que je vous écris là, je l’écris posément, mûrement, en réfléchissant et en me rendant compte. Nous avons dans notre pays tant de sujets d’être vite dégoûtés des muses, de renoncer à toute culture intellectuelle, et la politique est un éteignoir si puissant, que je me demande comment on peut en faire pendant trente années et se rappeler encore après cela qu’il y a des livres et des gens qui les écrivent !

Pauvres diables de littérateurs québecquois ! Il est tombé sur eux un regard de Spencer Wood, les voilà presqu’en fermentation ! Ce regard, comme le rayon de soleil tardif, va faire éclore peut-être bien des strophes inédites, bien des préfaces à peine ébauchées. Jeunes aspirants au Parnasse, sortez vos dithyrambes, faites pleuvoir les stances, sonnez, odes et cantates, coulez, touchantes idylles ; jamais muse n’eut de plus ravissante retraite que Spencer Wood pour y recevoir ses adorateurs. Oh ! Spencer Wood, quel délicieux séjour, quel adorable petit coin de paradis ! Et dire qu’il y a des Québecquois qui ne te connaissent pas, Éden des gouverneurs ! Ah ! si jamais un sort cruel… oui, c’est là que je voudrais finir mes jours. Lord Elgin disait qu’il n’avait jamais habité un endroit qui lui fût plus agréable ; c’est à donner envie d’être gouverneur quand même, et je demande comment on peut se résoudre à ne plus l’être quand on a habité Spencer Wood pendant cinq ans ![1]

Cependant, quelques grandes âmes, quelques caractères héroïques, comme Sir Narcisse Fortunat Belleau, ont pu résister à ce malheur ; d’autres y ont succombé. Pour notre gouverneur actuel, je n’ai aucune crainte ; il va nous faire passer de si délicieuses heures sans accompagnement d’habits à queue ni de cravates blanches, il va nous rendre si heureux sous son règne, que le souvenir qu’il en conservera suffira à le rendre heureux lui-même, jusque dans la retraite.

Vous croyez peut-être que j’en ai fini à propos de Son Excellence. Erreur. J’ajoute ceci, et ça en vaut la peine. M. Letellier de St. Just veut fonder à Spencer Wood une petite bibliothèque essentiellement canadienne, qui fera partie intégrante du château et que ses successeurs auront le droit d’augmenter et d’embellir si le cœur leur en dit. Nous avons donc tous été invités par lui, nous les hommes de lettres, bien entendu, les princes de la pensée, à présenter nos œuvres ou celles de nos amis, ou tout ouvrage relatif au Canada fait par un compatriote. Outre que cela nous chatouilla agréablement, nous y trouvons un gage d’immortalité, et nous sommes certains que si des barbares modernes s’emparaient du pays et y brûlaient les bibliothèques publiques, ils épargneraient à coup sûr les ouvrages canadiens. Ainsi, les rayons de la bibliothèque de Spencer Wood vont nous mener droit aux dernières générations qui fouleront notre sol. Quelle longue vengeance nous tirerons alors de nos dédaigneux contemporains !

Maintenant, quittons les bosquets touffus, les pelouses ondoyantes et verdoyantes, les ombrages caressants de Spencer Wood. Il faut en partir quand même, quoiqu’il soit à peine minuit ; mais il y a espoir de retour. Le gouverneur nous laisse aller à regret ; ah ! quel aimable et facile compagnon ! Combien nous avons été à l’aise pendant près de quatre heures et combien cette courtoisie toute amicale, cette affabilité familière, font de bien, aux jeunes surtout qui ont toutes les timidités du génie inconscient ! Allons ! partons sous la voûte sombre du feuillage qui secoue la rosée sur nos têtes et fait frissonner tout un peuple de petites ombres qui s’agitent, se trémoussent et luttent avec les souffles de la nuit ; rendons-nous à la ville où il n’y a que les ombres des murs et où la brise n’agite dans l’air que des flots de poussière ; abordons les sujets généralement quelconques et délayons la chronique dans des alinéas divers.


Québec, 7 juin.

Je ne sais pas si vous êtes facile à agacer, vous, mon cher éditeur ; mais pour moi, je le suis, et, entre autres, beaucoup par les dépêches télégraphiques. Je ne connais pas de meilleur instrument pour répandre, non-seulement des nouvelles fausses, mais encore des idées fausses. Joignez à cela l’extrême facilité, l’espèce d’enthousiasme avec lesquels les hommes se portent au préjugé, tandis qu’il est si difficile de leur faire entrer une idée juste dans la tête. Qu’une opinion, quelque mal fondée qu’elle soit, se répande, qu’elle gagne du terrain, il faudra faire dix fois autant de chemin pour la détruire qu’elle en a fait pour se produire. Ainsi, par exemple, il est à peu près convenu que les Turcs persécutent les chrétiens à outrance, qu’ils ne leur laissent pas un instant de paix, qu’ils les empalent avec émulation, et que les russes sont les sauveurs de tous les malheureux. Eh bien ! voilà le correspondant même du Journal des Débats qui, s’étant rendu en Orient pour voir de ses propres yeux les massacres de Bulgarie et s’étant arrêté quelque temps à Smyrne, dans l’Asie Mineure, est resté tout stupéfait de la tranquillité dans laquelle vit la population bigarrée de cette ville, et des excellentes relations qui y existent entre musulmans et chrétiens.

Ce n’est pas de la domination turque, paraît-il, que se plaignent les chrétiens, pas plus que les ottomans ; mais c’est de l’épouvantable, de la ruineuse administration de cet empire par des pachas cupides qui tirent d’abord à eux tout ce qu’ils peuvent et gaspillent un des plus riches pays du monde. Il n’y a guère que les gamins, et quelquefois les femmes, sexe partout méchant, qui regardent d’un mauvais œil les giaours. Il serait bon de se rappeler un peu comment les Russes traitent les Polonais, avant de les prendre pour des libérateurs. À Smyrne, les Sœurs de la Charité sont appelées braves femmes par les Turcs, et les religieuses de tous les ordres peuvent s’y promener en toute sécurité. Quand une procession de religieuses passe par les rues, les soldats turcs présentent les armes, je connais plus d’un pays chrétien où ces mêmes processions sont interdites. Et que dire du Saint-Sépulcre où ce sont précisément les fils de l’Islam qui empêchent les chrétiens de se mettre en pièces pour l’amour de Dieu !

J’aurais voulu faire un peu de diplomatie en parlant de l’intervention de l’Angleterre dans la guerre d’Orient ; mais comme l’Angleterre, vu la faiblesse de son armée, ne peut intervenir dans les affaires du continent que lorsqu’elle est sûre de deux ou trois bonnes alliances, je me contenterai de vous citer une fable qui vient de paraître et qui résout la question. Voici :

L’Angleterre ayant chanté
Tout l’été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la guerre fut venue ;
Pas le moindre troupier
À mettre sur pied.
Elle alla crier famine
Chez la France ; sa voisine,
La priant de lui prêter
Ses soldats pour les porter
Sur les côtes de Dardanelle :
« Je vous paierai, lui dit-elle,
Ce service amical
En papier oriental. »
La France n’est plus belliqueuse,
Elle a l’esprit trop prudent.
« — M’avez vous aidée à Sedan ? »
Dit-elle à son emprunteuse.
« — Je dormais, ne vous en déplaise. »
« — Ah ! vous dormiez, j’en suis bien aise,
« — Eh bien ! ronflez maintenant. »


Nous sommes décidément dans l’ère des centenaires. On parle à Paris ni plus ni moins que de célébrer l’année prochaine celui de la mort de Voltaire ; voici à ce propos un fait assez curieux.

Les fenêtres de l’appartement où Voltaire expira le 30 mai 1778, sur le quai qui porte aujourd’hui son nom, n’ont jamais été ouvertes depuis ce jour, en vertu d’une clause du testament de la marquise de Villette, et elles ne doivent être ouvertes qu’au centième anniversaire de sa mort, c’est-à-dire l’an prochain. On se demande ce qui a pu motiver une clause semblable : dans tous les cas, les Parisiens n’auront qu’à se bien tenir le 30 mai 1878, car le diable en personne va s’échapper ce jour-là des fenêtres si longtemps condamnées, ce qui ne sera pas bien rassurant pour les hommes de l’ordre moral qui ont promis à la France une longue vie de bonheur et de paix, grâce aux coups d’état, aux destitutions, aux persécutions, aux incarcérations et à la suppression de toutes les libertés dont la France commençait à faire l’essai intelligent et modéré.

Pour faire contraste avec la célébration de ce centenaire, on fêtera à Orléans, presque à la même époque, le 449e anniversaire de la délivrance de cette ville par Jeanne d’Arc. À chaque anniversaire de cette délivrance mémorable, le beffroi sonne depuis midi de quart d’heure en quart d’heure ; des drapeaux sont arborés aux portes de la ville et sur les principaux monuments, et, le soir, a lieu l’illumination et la cérémonie de la remise de l’étendard de Jeanne d’Arc. Cette auguste héroïne est peut-être la plus touchante figure de l’histoire, et le peuple qui sait en vénérer le souvenir a droit de ne pas se trouver amoindri par les revers ; il a droit d’espérer en d’autres revanches prochaines, comme en sa délivrance des prétendants, les pires fléaux de tous les peuples.


Je n’essaierai pas d’être original en vous disant que les hommes sont bien les êtres les plus incompréhensibles qu’il y ait au monde, abstraction faite de la femme, bien entendu, de la femme qui est le mystère sous toutes les formes. Vous vous rappelez sans doute le temps où Franklin, délégué des colonies anglaises, se faisait présenter à la cour de France en bas de laine. Aujourd’hui les Américains, qui ont passé quelque temps en Europe, sont précisément les hommes qui se font remarquer par les prétentions aristocratiques les plus mortifiantes pour les égalitaires dont la manie est de regarder les Yankees comme des modèles. Voici M. Pierrepont, ministre des États-Unis à Londres, qui vient de demander au comte Manvers, chef des Pierrepont d’Angleterre, la permission de faire peindre sur sa voiture les armoiries du noble lord. Ce dernier y a gracieusement consenti, disent les journaux. Il y a beaucoup de dédain dans ce gracieusement consenti, si, comme je le crois, le comte Manvers est un homme intelligent : « Les titres nobiliaires perdent de plus en plus de leur valeur en Europe, se dit-il ; laissons-les porter aux Yankees. » Et voilà comment un noble anglais se venge des fiers démocrates d’Amérique. Il s’empresse de les parer d’un prestige qui n’a presque plus de prix pour lui.


Maintenant, vous allez me permettre d’aligner des chiffres. Cela fait bien de temps à autre dans la chronique ; le lecteur s’habitue ainsi sans s’en douter au calcul et à la réflexion, et, avant d’arriver au bout de mes paragraphes, il est presque un statisticien. Je commence par la ville de Londres, cette énorme capitale qui est un monde en elle-même, un petit univers, un microcosme, comme cela s’appelle. Allons-y.

Londres a 90 milles de tour — celui qui les a mesurés a dû être bien étourdi, sa besogne faite — et quatre millions d’habitants. Elle renferme plus de catholiques que Rome même, plus de juifs que toute la Palestine, plus d’irlandais que Dublin, plus d’écossais qu’Edinbourg, mais bien moins de canadiens que St. Lambert. Il y naît une créature humaine toutes les cinq minutes et il en meurt une toutes les huit minutes ; calculez combien, au bout de la journée, cela fait de naissances excédant les décès, et vous en saurez long. La grande cité anglaise a sept mille milles de rues, dans lesquelles il arrive en moyenne sept accidents par jour. Vous direz qu’il faut avoir du courage pour calculer jusqu’au nombre des accidents qui peuvent arriver dans une ville, mais cela fait faire tant de progrès à la science ! Vingt-huit milles de nouvelles rues sont ajoutés tous les ans à la brumeuse Babylone et neuf mille maisons de plus s’y dressent au sein des brouillards et de la fumée.

Londres s’accroît de 124 habitants et voit arriver dans son port chaque jour mille bâtiments montés par neuf mille matelots. Elle possède assez de tavernes pour couvrir un espace de soixante-treize milles de long, histoire de se rafraîchir chemin faisant, et 38,000 pochards qui sont amenés annuellement devant le juge de police. Cela est hors de toute proportion avec le reste. Il devrait y avoir à Londres au moins cent mille pochards bien avérés ; mais ce qui peut nous consoler de ce manque d’équilibre dans la statistique, c’est que la grande cité compte, sur ses quatre millions d’âmes, 117,000 malfaiteurs qu’on loge au violon dans le cours de l’année ; voilà, du moins, qui en vaut la peine.

Terminons par le compte fait des gens qui ne suivent aucun culte religieux ; vous ne sauriez vous en faire d’idée ; on reste stupéfait en l’apprenant. Figurez-vous que le nombre s’en élève à un million d’âmes, le quart de toute la population de la ville ! Il parait que ce million, au lieu d’aller dans les églises, le dimanche, se précipite dans les beer-shops, qui restent ouverts à Londres, contrairement à l’exemple que donnent les villes canadiennes.


Il y a 129 villes américaines, oui, 129 exactement, qui sont dans de jolis draps. À elles seules elles doivent sept cent quarante-cinq millions de dollars. En supposant, ce qui doit être bien au-dessous du chiffre réel, que les autres villes doivent ensemble deux cent cinquante millions, on arrive au total d’un milliard pour la dette municipale de toute l’Union. C’est gentil.

L’augmentation de la dette municipale n’a été que de 170 pour cent depuis 1870 ; à cette dernière date, en effet, elle ne s’élevait pas à plus de 270 millions de dollars. Voilà ce qui s’appelle du go ahead. Ce petit milliard tout mignon représente soixante millions de taxes par année ; et si vous ajoutez à cela le coût du gouvernement général, les taxes de comté, celles d’état et les taxes fédérales, vous arrivez à la somme de six cent cinquante millions pour le paiement desquels le peuple américain s’impose annuellement.

Un journal des États-Unis prétend que la taxe municipale augmente régulièrement de deux dollars par tête tous les trois cent soixante-cinq jours ; il y aurait moyen de se contenter à moins. Le commerce, dans des conditions pareilles, aurait beau fleurir, se répandre, et la population s’accroître avec enthousiasme, ce qu’elle a cessé de faire depuis deux ou trois ans, grâce au ralentissement de l’émigration, on conçoit qu’il ne peut y avoir de prospérité sérieuse sous le poids d’un fardeau aussi énorme. Dieu me garde de parler de ces choses avec l’intention de combattre les tendances annexionnistes ; oh non ! j’aimerais mieux me faire couper la main, d’autant plus que, sous le rapport des dettes, nous courons vite où sont déjà arrivés les États-Unis, pour peu que nous donnions suite au magnifique projet de la construction du chemin de fer du Pacifique. Or, il paraît qu’il n’y a pas moyen d’empêcher cette grande entreprise qui nous apportera au bas mot cent cinquante millions de plus à payer, sans compter les ponts de la Colombie qui, à eux seuls, exigeront une dépense de trente à quarante millions ; c’est là ce qui résulte des rapports officiels. Une jolie perspective ! Mais que voulez-vous ? Une confédération de mille lieues de longueur, dont les cinq-sixièmes sont déserts, est une chose si mirifique qu’un peuple, pour en être digne, doit ne pas compter et savoir courir à sa ruine avec grandeur. Nous y arriverons, mais ensuite ? Oh ! ensuite,… nous entreprendrons un tunnel sous le Pacifique pour compléter la ligne, et, de la sorte, nous serons sûrs d’enlever aux Américains le commerce avec l’Asie. Voilà où mènent les glorieuses rivalités.

Vous savez que la question des pêcheries demandera deux solutions ; l’une, qui réglera l’indemnité que les États-Unis doivent nous payer pour avoir le droit de pêcher dans nos eaux ; l’autre, qui déterminera si les Français ont, oui ou non, droit exclusif de pêche sur une partie de la côte est de Terreneuve. Cette partie comprend une étendue de 6200 milles géographiques carrés, mais voilà qu’un professeur vient de trouver sur la côte du Labrador de nouvelles pêcheries de morue d’une étendue de 7,100 milles carrés. « Cette côte, dit un journal de New-York est protégée par un très-grand nombre de petites îles, et est elle-même frangée de baies et de fjords qui se prolongent jusqu’à plus de quatre-vingts milles dans l’intérieur. En dehors de cette côte frangée et de ces îles commencent, du côté de la grande mer, une suite de terrasses gigantesques où les morues aiment à s’assembler, montant vers les îles à mesure que la chaleur augmente et descendant au contraire ces gradins gigantesques, plus le froid est intense. M. Hind est d’opinion que ces innombrables morues sont principalement attirées dans ces parages par la présence d’énormes quantités de crabes, de mollusques et de crevettes, dont les morues sont très-friandes. »

Les gros poissons mangent les petites morues. Quand ils meurent de vieillesse ou qu’ils périssent par accident, les crevettes les avalent à leur tour ; les morues viennent alors qui gobent les crevettes, et l’homme accourt à travers les mers pour pêcher les morues. Ainsi va le monde.

Il est question de faire de la région des Black Hills, illustrée par la mort de trois cents soldats américains qui se sont fait tuer jusqu’au dernier en combattant douze à quinze cents Indiens Sioux, un nouveau territoire des États-Unis. Les Américains procèdent généralement ainsi : quand ils découvrent une région minière d’une étendue et d’une importance considérables, et que des intérêts assez nombreux s’y concentrent, ils demandent que cette région soit convertie en un territoire officiel, ayant droit à une représentation au sénat. Un territoire organisé a l’avantage d’avoir au congrès deux sénateurs qui font valoir ses besoins et lui assurent une législation propre, qui font arpenter les terres et établir les routes postales en même temps que des bureaux de colonisation. Ce procédé a été couronné de succès depuis nombre d’années. C’est ainsi que la Californie et le Nevada, maintenant devenus états, ont été constitués ; de même le Colorado, l’Idaho, le Montana, le Wyoming et l’Arizona, qui sont encore des territoires, mais qui, dans un avenir prochain, auront le droit d’être représentés sur la bannière étoilée des États-Unis, c’est-à-dire qu’ils enverront des députés à la chambre des représentants du congrès, de même qu’ils y envoient aujourd’hui de simples délégués.

L’armée américaine possède depuis quelques jours le premier officier noir qui ait jamais été gradué à l’école militaire de West Point : on l’a mis à la tête d’une compagnie de soldats de sa race. Il a eu plus de chance qu’une cinquantaine de ses camarades sortis comme lui de l’école et qui restent en dehors du service, parce que le Congrès a oublié de voter le budget de la guerre à sa dernière session. À propos, il ne serait peut-être pas mauvais de profiter de l’occasion pour former une armée entière de noirs. Voyez-vous les États-Unis engagés dans une grande guerre et défendus uniquement par des nègres ? Bah ! On voit tant de choses ! On a bien vu dernièrement, à Québec, des Turcs vendant des chapelets ; pour un rien, ils auraient dit la messe. Mais ce qu’on ne verra jamais, c’est un journaliste bons-principes arriver à avoir de la religion à force d’en faire.

Il nous reste à faire encore quelques progrès dans la province de Québec ; ainsi, nous n’avons pas encore d’école nationale de cuisine et, cependant, l’Angleterre en a une depuis deux ans qui est déjà en pleine voie de prospérité. Cette école compte aujourd’hui vingt-neuf succursales, où les femmes et les jeunes filles des plus grandes familles ne dédaignent pas d’apprendre de leurs propres mains à dresser un poulet et à écorcher un lapin. On y forme des sujets pour le professorat culinaire. Vous allez voir que les anglais vont trouver le moyen de nous renvoyer ici tout cuit, et plus frais encore que lorsqu’ils l’auront reçu, le bœuf que nous leur expédions en quartiers par les steamers océaniques. — Ô cuisine !….

La vieille église de la Rivière-Ouelle, bâtie en 1792, alors que l’évêque Panet était curé de cette paroisse, vient d’être démolie : son clocher était une copie exacte du beffroi de l’Hôtel-de-Ville de Paris. Pauvre vieille église ! Elle n’a pu vivre assez pour voir célébrer son centenaire. Il faut vraiment n’avoir pas de chance, aujourd’hui que les centenaires sont si à la mode !

Terminons par la description suivante que fait l’Avenir des femmes des modes féminines actuelles.

« Nos dames ont le goût des modes gênantes, puisqu’elles ont inventé ou ressuscité les robes trop étroites pour marcher, les traînes trop longues pour qu’on puisse éviter de marcher dessus, les cols trop hauts pour tourner la tête, les poches trop basses pour y mettre la main soi-même, les talons trop hauts pour pouvoir marcher sans trébucher, les nœuds placés juste à l’endroit où ils empêchent de s’asseoir. »


Québec, 2 juillet

On a beau faire, tant que le Canada ne sera qu’une colonie, il n’y aura pas de nationalité canadienne : il y aura des races française, anglaise, écossaise, irlandaise, qui, toutes, se réclameront de leur mère-patrie respective, mais elles ne se fondront pas dans l’appellation commune de canadiens, parce qu’il ne peut exister une nation canadienne là où il n’y a pas d’état canadien indépendant.

Voilà ce que je me disais hier en observant dans les rues de Québec les particularités de la célébration du Dominion Day. On a voulu faire de ce jour la fête générale de la Confédération, on a tenté d’instituer une fête commune, essentiellement nationale, indifférente à toutes les sympathies d’origine, également propre à toutes les races, eh bien ! on n’a pas réussi à en faire autre chose qu’une fête anglaise. Non, les Canadiens-Français ne reconnaîtront jamais d’autre fête nationale que la St. Jean-Baptiste. Ils admettent parfaitement l’autorité de l’Angleterre, ils lui sont très-soumis, ils obéissent volontiers aux lois qu’elle sanctionne pour ses provinces d’Amérique, mais à ce caractère exclusif se bornent leurs relations avec elle ; en dehors du lieu politique, il n’y a plus de rapprochement, encore moins d’affinité. En outre, le canadien-français ne comprend pas qu’on puisse lui imposer une autre fête nationale que celle qu’il a établie lui-même, que celle qu’il a choisie ; il se regarde avec raison comme le véritable habitant du Canada ; lui seul y a des traditions ; c’est là qu’est son histoire, ce sont ses pères qui ont fondé et peuplé ce pays maintenant soumis à un pouvoir étranger ; c’est lui seul qui s’appelle canadien tout court, et il est uniquement et essentiellement ce qu’on le nomme, pendant que les habitants des autres races ne veulent être absolument que des Anglais, que des Écossais ou des Irlandais. Il n’a pas seulement un caractère qui lui est propre ; il n’habite pas le Canada au même titre que les races étrangères qui l’entourent, il y est de par tous les titres réunis qui constituent une nationalité et la rattachent au sol ; appartenant à cette nationalité qui, seule, est réelle, qui, seule, est constituée par l’histoire et les traditions dans l’Amérique anglaise, il n’est donc pas prêt à admettre pour le Canada une autre fête nationale que celle qui est sienne, et, en bonne justice, on ne saurait l’exiger de lui.

Le Dominion Day reste donc, pour la province de Québec, une fête essentiellement anglaise ; c’est une célébration politique et non pas nationale, et on le voit clairement à chaque pas qu’on fait dans les rues de nos villes ; les banques sont fermées, il est vrai, de même que les bureaux publics dont le caractère est officiel, parce que le Dominion Day est un jour légal ; les magasins anglais sont fermés aussi, mais les magasins canadiens ne le sont pas, si ce n’est par exception. Voici un exemple extrêmement piquant de ce fait ; je l’ai remarqué tout à coup en passant par la grande allée St. Louis où se construisent côte à côte deux grands édifices ; l’un est élevé par un entrepreneur canadien, l’autre par un entrepreneur anglais : au premier, les ouvriers travaillaient absolument comme d’habitude ; au second il y avait silence de tombe, absence complète, pas une figure humaine.

Tout le Dominion Day était là.

On tient notre Province, ou, tout au moins, notre gouvernement local en fort haute estime auprès de certains gouvernements étrangers, comme vous allez le voir.

L’hiver dernier, deux de nos ministres, la session locale étant évanouie, conjurèrent de s’enfuir vers des cieux moins sévères, de se sauver de nos frimas pour dire juste, et laissèrent sans vergogne le vaisseau de l’état abandonné de son pilote et de son second, quoique le capitaine, homme peu vaguant de sa nature, restât toujours au timon. Le capitaine, ou, si l’on veut, le chef de cabinet, est un homme qui prend au sérieux la qualité de local propre à son gouvernement, et il trouve que c’est localiser fort peu un gouvernement que de le faire voyager de Québec aux Antilles, même durant les durs mois de janvier, de février et de mars. Mais qu’importe ! nos deux ministres avaient pris, un beau jour, le train de New-York et, de là, le paquebot qui devait les conduire à La Havane, en ayant eu soin au préalable de se munir de lettres de présentation fort aimables que leur avait données le consul d’Espagne à Québec.

Arrivés à Cuba, après avoir fait connaître leurs qualités et remettre les lettres qui allaient faire ouvrir toutes les portes devant eux, quelle ne fut pas leur extrême surprise de voir le capitaine-général de Cuba venir leur faire visite lui-même à leur hôtel, mettre ses voitures à leur disposition et les inviter à dîner avant même qu’ils eussent eu le loisir de lui rendre sa visite ! Il alla en outre jusqu’à passer une revue en leur honneur et se comporta envers eux absolument comme s’ils étaient les premiers personnages d’une grande puissance. Remarquons que le capitaine-général de Cuba est le représentant direct du souverain d’Espagne et qu’il a des pouvoirs joliment plus étendus encore que ceux que possède le gouverneur de toute la Confédération canadienne. Nos ministres, certainement, ne pouvaient s’attendre à des témoignages aussi magnifiques de sa part, puisqu’ils ne représentaient rien absolument, qu’ils n’allaient pas à Cuba en mission ou en qualité officielle, qu’ils n’étaient pas les ministres d’un état reconnu par les autres et que, par conséquent, ils ne pouvaient espérer qu’on fît les moindres frais officiels en leur honneur. Toutes les politesses qu’ils reçurent du capitaine-général de Cuba étaient donc à titre de simple courtoisie et tout-à-fait indépendantes des usages diplomatiques ; ce qui n’en était que plus flatteur, tellement flatteur que les deux personnages canadiens en étaient littéralement embarrassés et confus.

Ces hommages spontanés, offerts à deux de nos ministres provinciaux par le chef militaire et civil de la plus belle colonie espagnole, sont pour nous un légitime sujet d’orgueil et nous avons droit d’en être fiers, mais ils portent aussi une leçon dont il faut que nous tirions profit. L’année dernière, à un banquet offert par la ville de Québec à Lord Dufferin, les consuls de France et d’Espagne, au lieu d’être placés à la table d’honneur, avaient été mis, sans aucun égard à leur qualité officielle, parmi les souscripteurs ordinaires du banquet ; ils protestèrent dès le lendemain contre un procédé qui n’avait ni raison ni excuse ; on ne leur fit pas justice, et, depuis lors, ils se trouvent dans la position de ne pouvoir plus assister à aucune démonstration ou célébration officielle quelconque.

Cependant, les consuls de France et d’Espagne sont les représentants de deux grandes nations, et nous ne leur accordons aucun égard comme tels, pendant qu’un capitaine-général de Cuba rend à de simples ministres de province, à des hommes qui ne peuvent être reconnus diplomatiquement, des hommages presque royaux. Si nos ministres locaux n’ont qu’à se présenter pour qu’on se précipite devant eux, et que, de notre côté, nous ne fassions rien pour reconnaître, même par pure politesse, la position et la qualité de représentants de grandes puissances, il faut croire que la province de Québec est tellement au-dessus de tous les pays du monde, même les plus élevés, qu’il n’y a plus de lois pour elle et qu’elle ne doit rien à personne, tandis que tout lui est dû de la part des autres. Il ne serait pas bon cependant de trop s’enfoncer dans cette idée-là.

Il y a quelques semaines, les journaux allemands reprochaient aux journaux anglais de porter presque tout leur intérêt sur les affaires de France et de ne guère s’occuper de l’Allemagne, de la grande Allemagne, pays des casques à pointe. Le Times, cependant, au nom de ses confrères, reconnut leur crime, s’en excusa longuement et termina en cherchant à l’atténuer par ce coup de massue : « Ce n’est pas trop notre faute cependant, si nous nous occupons moins de vous que de la France ; vous manquez de pittoresque. »

Si les blonds allemands manquent de pittoresque à l’état habituel, ils ont parfois des cris de désespoir qui en ont du pittoresque, et du plus piquant. Deux bons bourgeois de Berlin s’entretenaient ensemble : « Ainsi, disait l’un d’eux, nous allons encore avoir la guerre avec la France, paraît-il. — Prions Dieu pour qu’elle nous donne une bonne volée cette fois, répondit l’autre, afin qu’elle devienne aussi pauvre que nous. »

Jamais philanthrope n’a rien dit qui vaille ce mot-là On pense instinctivement à la Turquie qui, à chaque raclée qu’elle donnait aux Serbes dans la dernière guerre, était obligée de leur faire quelque nouvelle concession.

Les Américains non plus ne sont pas un peuple remarquable par le pittoresque, et cependant ils ne cessent de nous donner les spectacles les plus bizarres, les plus inattendus. Ainsi, que pensez-vous d’une nation de quarante millions d’âmes, qui possède trois mille milles de côtes sur deux océans et qui n’a pas un seul vaisseau de guerre capable de se défendre contre un cuirassé ? Que pensez-vous d’une nation qui, pendant une guerre terrible de cinq ans, a mis sur pied plus d’un million d’hommes, et qui n’en a pas deux mille à opposer aux incursions des tribus indiennes de l’ouest qui semblent s’être donné un mot d’ordre suprême pour chasser les blancs ou pour mourir ensemble ? Eh bien ! cela est pourtant. Et qu’on ne pense pas que toutes les tribus réunies soient un ennemi à dédaigner. La guerre sera générale et se prolongera parce que les Indiens la préparent depuis longtemps. La tribu des Alènes peut fournir cinq cents guerriers, celles des Spokones, douze cents, des Colvilles, quinze cents, des Yakinas, dix-huit cents, des Sources Chaudes, huit cents, des Nez Percés, mille, des Têtes Plates avec leurs alliés, douze cents ; réunissez tous ces guerriers là ensemble, faites-les commander par des chefs déterminés et rusés, et vous verrez qu’il y aura pour les États-Unis quelque chose de plus à faire que de distribuer des armes pour se défendre aux colons épars dans les immenses territoires du Montana et de l’Idaho.


Québec, 12 juillet.

« Qu’il fait chaud ! Oh ! Qu’il fait chaud ! Mon Dieu, qu’il fait chaud ! » — Allons donc ! Il me semble que c’est à peu près la saison. Voudriez-vous par hasard geler au mois de juillet ? Merci ; on gèle assez en décembre, janvier, février et mars. Que l’on fonde pendant deux mois de l’année, il n’y a là qu’une réaction légitime ; le corps d’un canadien est fait pour la dilatation ou la contraction indéfinies ; il s’allonge ou se ramène autant que cela se peut sans avoir l’air d’un boudin ou sans éclater. Je crois que pour délier des membres engourdis par sept mois de froid, il faut des chaleurs torrides pendant trois mois au moins, et encore nous nous plaignons, comme si ce n’était pas un bonheur inestimable pour nous que d’être embrasés par la canicule ! Vous n’y résistez pas ? Vous étouffez, vous haletez, vous fondez ?… Le remède est bien simple. Prenez le matin, à 7 heures, un des bateaux de la compagnie du St. Laurent, et faites le tour du Saguenay ; ou bien, arrêtez-vous à Tadoussac, où l’eau est glaciale sous un ciel de feu, où vous tend les bras et sa note un hôtel de premier ordre, où le gouverneur-général abrite sa grandeur, où il y a de la chasse et de la pêche à fatiguer les plus intrépides sportsmen, où viennent tous les ans des Américaines, oh ! mais des Américaines qui n’ont pas froid aux yeux et qui allument les vôtres. Si vous en avez peur, si votre tempérament redoute d’aussi terribles attraits, arrêtez-vous à la Malbaie, la plus pittoresque et la plus poétique des places d’eau, l’Éden du Canada, le rêve du poëte.

Oh ! Malbaie, Malbaie ! séjour de tous les contentements bucoliques ! Peut-on rester à la ville, sous quatre-vingt-dix degrés de chaleur, quand tu existes ? Tout ce que la nature canadienne offre de splendeurs et de charmes divers se trouve rassemblé en toi comme à dessein ; le grand et le pittoresque, les contours gracieux, les lointains bleuâtres, aux lignes à la fois douces et hardies, les collines qui s’étagent sans confusion, les côteaux qui suspendent la vue sans la borner, les bouquets d’arbres qui se groupent en cent endroits sans se gêner les uns les autres, les montagnes qui s’élèvent avec une majesté discrète, et à l’arrière-plan, comme pour ne pas heurter le regard et le laisser errer librement sur l’ensemble merveilleux qui s’offre à lui, tout, dans ce lieu ravissant, témoigne de l’harmonie savante de la nature qui sait réunir tant de beautés diverses en laissant à chacune d’elles son aspect et son effet distincts.

Le Canada, « un des plus beaux pays du monde, » disent les géographes modernes, renferme une foule de sites plus séduisants les uns que les autres ; mais leur beauté est d’un caractère trop souvent exclusif ; elle se borne à certains aspects, elle adopte un genre au détriment des autres, elle ne convient qu’à certains goûts, tandis que la Malbaie semble avoir rassemblé en elle, par un privilège unique, ce qui peut flatter tous les regards, charmer toutes les imaginations.

Aussi, il faut voir combien grossit chaque année le flot des voyageurs qui avaient choisi la Malbaie au début de sa vogue ! Ceux-là reviennent tous ; ils ne peuvent s’en lasser. Pour eux, aller en villégiature ailleurs serait un exil ; on aime la Malbaie après l’avoir admirée, on s’y attache, on lui est reconnaissant des heures de jouissance intime qu’on y a goûtées et l’on ne peut se passer de la revoir.

Eh ! grand Dieu ! comment en serait-il autrement ? Comment se priver de faire le plus attrayant petit voyage qu’on puisse désirer, lorsque, pour cela, les facilités s’offrent en foule ? Tous les matins, à sept heures, un bateau de la compagnie du St. Laurent laisse le port de Québec et arrive à la Malbaie six heures après, en longeant l’île d’Orléans, puis la côte nord, cette partie de la côte superbe et sauvage où les Laurentides atteignent leur plus grand développement, où le cap Tourmente, émergeant tout à coup du fleuve jusqu’à une hauteur de deux mille pieds, commence une série de monts qui se baignent dans le St. Laurent, se dressant libres et droits comme des géants de pierre, en rejetant derrière eux leur sombre chevelure qui va flotter de cime en cime, de plateau en plateau, jusqu’à ce que l’œil la perde dans un horizon teint de toutes les couleurs des nuages.

Ah ! quelle est belle cette âpre et farouche bordure du St. Laurent, et combien, pour la voir seulement, vaut la peine qu’on se mette en route ! Et puis, on aspire, pendant la moitié du trajet, ces senteurs vivifiantes et parfumées du matin qui arrivent des rivages, mêlées à celles qui s’exhalent du fleuve avec toute leur fraîcheur saline. Que tout cela est beau autant que bon ! Dites-moi, quel apéritif équivaut à une heure passée avec le soleil levant, sur le pont de l’Union ou du Saguenay, alors que l’astre, gravissant de plus en plus l’horizon, inonde de sa lumière la nature sans l’embraser encore, et que l’air, chargé d’arômes, pur et vigoureux, s’engouffre dans les poumons avides, dans les gosiers haletants ! Dites-moi, quel plaisir, quelle joie valent cette ivresse des sens, ivresse tranquille et fortifiante qui entre par tous les pores, qui court par toutes les fibres et qui remplit en même temps l’âme tout entière ! Ah ! Dieu est bien bon, de temps à autre, pour sa misérable créature, et la compagnie du St. Laurent mérite bien tous les transports de notre reconnaissance !  !

Oui, elle les mérite, et c’est à tous égards, et c’est pour toutes les misons qu’une compagnie maritime peut avoir de réclamer le patronage d’un public assez souvent plaignard et difficile. On ne peut pas avoir affaire à un personnel plus avenant, plus complaisant, plus désireux de se rendre utile et aimable, que celui des officiers de cette compagnie, depuis les directeurs jusqu’au simple surintendant du fret. Ceci n’est pas un compliment banal ni un coup d’encensoir porté au nez de Mr. le Gérant dont les attentions n’ont toujours été si sensibles ; c’est un simple témoignage que je suis heureux de rendre, parce qu’il est mérité, et je ne songe à rien autre chose qu’à me faire l’écho du sentiment des voyageurs que j’ai entendu exprimer souvent dans plusieurs de mes voyages.

La compagnie possède quatre steamers exclusivement réservés aux touristes, le St. Laurent, le Saguenay, l’Union et le Clyde. Les trois premiers font le même voyage, le Clyde seul suit un itinéraire tout particulier ; il dessert la côte sud, s’arrête à tous les endroits un peu considérables de cette côte et se rend jusqu’à Kamouraska, d’où il revient le lendemain matin. Le départ des steamers est maintenant, quotidien et, de plus, le samedi après-midi, à trois heures, il y a un départ supplémentaire pour ceux que leurs affaires retiennent à la ville toute la matinée et qui ont besoin d’être de retour le lundi matin. Le voyage du samedi est appelé excursion et ne coûte qu’un prix nominal.

La nourriture à bord est remarquablement bonne et variée, outre que les choses se font avec élégance et une sorte de prodigalité qui est, à mon sens, le compliment le plus flatteur qu’on puisse faire aux passagers. Il se rencontre bien par ci par là un waiter novice, qui n’est pas rompu à l’art difficile d’être en même temps aux ordres de plusieurs personnes, mais il n’en est aucun qui ne soit poli et toujours prêt. On s’aperçoit aisément que la compagnie a l’œil là dessus et que ses instructions sont rigoureuses ; on s’en aperçoit encore dans maint autre détail qu’il serait puéril de mentionner, mais dont il est bien agréable, quand l’occasion en est offerte, de recueillir le fruit. Les capitaines, vrais loups de mer, hâlés et solides comme des chênes, sont causeurs, toujours dispos, bons garçons tant qu’on veut, aimant à frayer avec les passagers, à leur donner toute sorte de renseignements, jamais fatigués de leurs questions bien des fois importunes et si souvent les mêmes, enfin, se faisant à tout et comme encore plus heureux que fiers d’être utiles.

C’est certainement grâce à la compagnie du St. Laurent si les places d’eau du bas du fleuve sont devenues si populaires, si elles se sont développées plus vite, si leur commerce a pris tant d’extension, si leur population a doublé et parfois triplé, si tant de maisons ont été construites, si tant de petites industries locales ont pris leur essor et trouvent un marché certain, si des étrangers en si grand nombre connaissent notre pays dans ce qu’il offre de plus beau et de plus intéressant et si, enfin, nous le connaissons mieux nous-mêmes, placés que nous sommes aujourd’hui en présence d’un déploiement de communications qui s’est fait avec une rapidité remarquable.

Qui ne se rappelle le temps encore assez rapproché où un seul bateau suffisait pour transporter les voyageurs qui allaient prendre les bains à Cacouna et à la Rivière-du-Loup, temps où la Malbaie était encore ignorée ? Je parle d’il y a quinze ou vingt ans. Oui, la Malbaie, ce bijou des places d’eau, était encore inconnue alors, et aujourd’hui, ses trois hôtels de premier ordre et ses innombrables cottages, bâtis tout exprès pour nos deux mois et demi d’été peuvent à peine contenir la foule des voyageurs qui s’y rendent de toutes les parties des deux Canadas. Aujourd’hui, la Malbaie est ouverte de toutes parts et possède toutes les communications désirables, elle qui, auparavant, renfermait comme dans une prison ses visiteurs obligés d’attendre le bateau pour s’échapper, quand il leur fallait partir. Aujourd’hui, elle a une ligne télégraphique, elle voit venir à son quai deux fois par jour les steamers de la compagnie St. Laurent et se trouve en communication directe et quotidienne avec le Sud, au moyen d’un petit bateau traversier qui porte la malle et les rares voyageurs qu’une raison pressante oblige d’aller prendre le train à la Rivière-Ouelle pour retourner à la ville. Aujourd’hui, la Malbaie est devenue si populeuse qu’il a fallu la partager en deux municipalités distinctes, de sorte que le village où se réunissent de préférence les étrangers, et qui s’appelle la Pointe-à-Pic, est tout-à-fait indépendant et de la paroisse et du village proprement dit qui avoisine l’église. Aujourd’hui, les trois principaux hôtels ont des licences et la Pointe-à-Pic a des trottoirs, ce qu’elle n’avait pu obtenir, tant qu’elle faisait partie intégrante de la vieille municipalité ; enfin on se sent, en y arrivant, dans un pays qui semble préparer des prodiges pour l’avenir, tant il a fait de progrès en une seule année !

Le lecteur nous saura gré sans doute de lui donner ici un petit aperçu historique de la fondation de la compagnie St. Laurent, et de quelques phases qu’elle a traversées avant d’acquérir le plein développement où nous la voyons aujourd’hui. Nous l’appelons Compagnie St. Laurent, pour abréger, mais son véritable nom, son nom officiel est celui de Compagnie des Remorqueurs du St. Laurent. Elle fut fondée en 1863 par les propriétaires de bateaux-ferrys qui faisaient la traversée entre Lévis et Québec, et n’eut d’abord d’autre objet que d’établir un service de remorquage depuis Gaspé jusqu’à Montréal.

Comme on le voit, ses débuts ne faisaient guère présager la transformation profonde qu’elle allait subir ni le caractère futur qu’elle allait devoir aux circonstances.

En cette année 1863 les opérations du remorquage furent extrêmement lucratives ; les actions de la compagnie atteignirent vingt-cinq pour cent de prime et le dividende soldé aux actionnaires s’éleva à quarante pour cent. Le capital souscrit avait été de quatre cent mille dollars et déjà il y en avait 291,000 de payés ; notons en passant que M. Julien Chabot, aujourd’hui l’administrateur général de la compagnie, en était dès lors un des directeurs.

Malheureusement, un succès si rapide donna à un certain nombre d’actionnaires la fièvre du gain et l’ambition aveugle des bénéfices démesurés. La compagnie avait fait dès la première année pour $338,590 d’affaires en quelques mois ; il n’en fallait pas plus pour remplir de visions dorées la vie de quelques uns des actionnaires qui, dans l’espoir de réaliser encore plus promptement, ne crurent mieux faire que de vendre leurs parts à 25 pour cent de prime et de construire d’autres remorqueurs. Cette désertion jeta le désarroi dans les rangs de la compagnie qui faillit sombrer et qui, depuis lors jusqu’en 1868, se maintint modestement dans une sphère d’action limitée. En 1866, elle construisit le bateau-à-vapeur Union et lui fit faire deux voyages à Pictou. Cette année, le chiffre de ses affaires s’éleva à $182,791, sous la présidence de M. W. Withall. L’année suivante, sous la présidence de M. A. Joseph, la ligne de Pictou fut abandonnée pour celle du Saguenay que desservit également l’Union. Ainsi, c’est à peine s’il y a douze ans que le premier vapeur de la compagnie St. Laurent fit le trajet entre Québec et Chicoutimi. Mais nous faisons erreur ; ce n’est pas seulement de Québec que partait l’Union ; ce bateau se rendait jusqu’à Montréal et y prenait des passagers à la barbe de la compagnie Richelieu, qui se trouva offusquée de cette intrusion et chercha à y mettre un terme rapidement. Elle fit donc des offres si tentantes à la compagnie des Remorqueurs qu’il fut impossible à celle-ci de ne pas lui vendre le bateau qui avait été la cause de ses angoisses naissantes, en n’en réservant pour elle-même qu’un seul, le petit Clyde qui allait continuer de servir la ligne jusqu’à Chicoutimi, en arrêtant à tous les ports du nord et en traversant pour la première fois à Kamouraska.

L’année 1868 s’ouvrit sous la présidence de l’Honorable Thomas McGreevy. Cet homme intelligent et entreprenant comprit, qu’avec un seul bateau comme le Clyde la compagnie ne pourrait avoir un champ d’action digne des hommes qui la dirigeaient ; il essaya donc de l’étendre et il finit par pouvoir faire une combinaison avec toutes les autres compagnies de remorqueurs, combinaison qui dura jusqu’en 1876 et qui porta, pour l’année 1870, la première de son exercice, le chiffre des affaires à $346,056. Mais ce n’était pas tout. Dès son installation à la présidence, M. McGreevy, agissant en conformité de vues avec son collègue, M. Chabot et le secrétaire de la Compagnie, M. Gaboury, avait cru indispensable de changer le mode d’opérations de la Compagnie et de demander à la Législature de nouveaux qui l’autorisassent à transporter des passagers dans toute la Province. Ces pouvoirs, elle les obtint et tel fut le point de départ de la ligne régulière des bateaux que nous voyons arrêter chaque année à tous les ports du sud jusqu’à la Rivière-du-Loup et à tous les ports du nord jusqu’à Chicoutimi.

En 1872, la compagnie St. Laurent racheta l’Union qu’elle avait vendu à la "Canadian Navigation Company" » et que celle-ci mettait sur la ligne du Saguenay avec le Magnet, en compétition avec le Clyde. La “ Canadian Navigation"… abandonnait complètement toute prétention sur le bas St. Laurent et se retirait sur les lacs du Haut-Canada dont elle continue à desservir les différents ports avec beaucoup d’avantages pour elle et pour le public.

Les affaires brillantes de l’année 1872, dont le montant s’éleva à $574,684, permirent à la compagnie St. Laurent d’acheter, l’année suivante, deux nouveaux vapeurs, le St. Laurent et le Saguenay, et de réserver le Clyde pour une ligne spéciale entre Québec et Kamouraska, ligne qui comprend depuis deux ans tous les ports du sud sans exception jusqu’à trente lieues en bas de Québec, tels que Berthier, l’Islet, St. Jean-Port-Joli et la Pointe à l’Orignal.

En 1876, la fusion avec les autres compagnies de Remorqueurs n’existait plus, et cependant le chiffre des opérations de la compagnie St. Laurent s’élevait à $320,032, malgré la crise et malgré la dépression générale qui ruinait tant d’industries et paralysait tant d’exploitations heureusement commencées.

Nous n’avons pas les chiffres de l’année 1877, la première qui vit les départs quotidiens des vapeurs pour le Saguenay, sous la présidence de M. A. Joseph, mais cela n’est pas indispensable ; ce qui importe réellement, c’est de constater les résultats généraux, comme nous l’avons fait sommairement ci-dessus, et de montrer par là ce que les principaux centres des deux rives du fleuve, jusqu’à Chicoutimi et la Rivière-du-Loup, peuvent attendre de développements et de prospérité, grâce aux communications nombreuses et régulières qu’ils ont désormais avec toutes les villes des provinces de Québec et d’Ontario. Tous ces centres qui, il n’y a guère plus de dix ans, pouvaient à peine donner du fret à un seul petit bateau-à-vapeur, en alimentent aujourd’hui trois de premier ordre. Les colons du Saguenay, qui n’avaient pas d’autre marché que les chantiers de M. Price, peuvent aujourd’hui librement envoyer leurs produits à la ville, et ces produits, grâce à la fécondité magnifique de la vallée du Saguenay, ont pris rapidement une importance majeure. Le commerce des bestiaux y figure en première ligne. L’an dernier, le Saguenay n’a pas envoyé moins de deux mille bœufs au marché de Québec, et l’on s’attend à voir doubler ce chiffre l’année prochaine. Les bleuets (myrtilles) seuls ont rapporté à cette fertile région au-delà de vingt mille dollars en 1877, et le commerce des grains y a pris de telles proportions qu’il est question d’établir des entrepôts pour l’emmagasinage des céréales, ce qui aurait pour double effet de garder une réserve toujours prête et d’assurer aux habitants la vente, sur les lieux mêmes, de l’excédant de leurs récoltes.

Tous ces résultats sont dus en grande partie à l’esprit d’entreprise de la compagnie du St. Laurent qui fait ses profits en même temps qu’elle ouvre à la province de nouveaux débouchés et de nouvelles voies de commerce. Sans elle le Saguenay serait encore une terre à peu près inconnue et ses champs resteraient stériles ; elle a fait plus que les fertiliser, puisqu’elle leur a donné l’écoulement nécessaire en leur ouvrant le monde extérieur et en retenant le colon sur ses terres par la certitude de pouvoir toucher le prix de ses travaux. Dans quelques années d’ici, lorsque l’admirable vallée du lac St. Jean sera reliée à celle du St. Maurice, qu’elle sera mise en communication directe par terre avec la capitale et que sa population sera presque doublée, les jeunes cultivateurs d’alors, entendant parler des pénibles commencements du Suguenay, des disettes fréquentes des premiers temps et des amers découragements qui, bien des fois, chassèrent de leurs foyers les aventureux colons de 1845, aimeront peut-être à savoir quand et comment le Saguenay commença à s’affranchir de sa misère, quelle fut l’origine de sa fortune, quelle fut la première voie ouverte devant lui, celle qui le mit en rapport avec le reste de la province en lui révélant à lui-même sa propre richesse. C’est alors que les quelques lignes que nous venons d’écrire trouveront sans doute leur utilité et que le lecteur ne pourra s’empêcher de nous savoir gré de lui avoir fait faire connaissance plus intime avec une compagnie qui a eu l’insigne privilège de mêler beaucoup de patriotisme à l’esprit d’entreprise et à l’intelligence des intérêts publics.

  1. Terme pendant lequel un lieutenant-gouverneur exerce ses fonctions.