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Philoctète (trad. Masqueray)/Notice

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Traduction par Paul Masqueray.
Sophocle, Texte établi par Paul MasquerayLes Belles LettresTome 2 (p. 67-79).

NOTICE

Le Philoctète a été joué en 409. Plus heureux cette année-là qu’avec son Œdipe-Roi, Sophocle obtint la première place au concours[1]. Nous ignorons quels autres drames il fit représenter avec cette tragédie, mais nous ne pouvons qu’approuver la décision de ses juges. Le Philoctète où les personnages principaux, au nombre de trois seulement, sont opposés les uns aux autres avec tant de précision et de force, où les revirements d’une action à la fois si simple et si pleine résultent uniquement de l’opposition naturelle de leurs caractères, est une de ces pièces heureuses qu’on relit toujours avec plaisir[2]. On dirait, tant elle est adroite et facile, tant les personnages ont de vivacité dans leurs impressions et de vie dans leur allure, qu’elle est l’œuvre d’un homme jeune : pourtant, en 409, Sophocle était plus qu’octogénaire. Et ce ne fut pas sa dernière œuvre.

La légende de Philoctète est connue. On en trouve les principaux éléments dans l’Iliade, dans l’Odyssée, dans les Cypriaques, dans la Petite Iliade. A ces quatre poèmes il faut aussi ajouter le témoignage des mythographes. De plus, Eschyle et Euripide, — ce dernier en 431[3] vingt deux ans avant Sophocle, — avaient chacun fait jouer un Philoctète : leurs drames, on le sait, nous sont indirectement connus par Dion. Il importe donc de préciser ici les détails significatifs de cette légende, pour voir comment ils avaient été successivement mis en scène par le maître et par le rival de Sophocle : ce sera la meilleure manière de montrer l’originalité de ce dernier, et en même temps la simplicité et l’adresse de son art.

Philoctète, fils de Pœas, est un ancien compagnon d’Héraclès, d’origine thessalienne. Il habitait la presqu’île de Magnésie et était roi de quatre villes que cite l’Iliade : Méthone, Thaumacie, Mélibée et Olizone[4]. Sophocle le fait vivre plus au sud, dans le pays des Maliens, sur les bords du Sperchéios[5]. Il le rapproche ainsi de l’Œta[6] et cela est intentionnel de sa part. Philoctète, après le refus d’Hyllos[7], a mis le feu au bûcher d’Héraclès et consommé ainsi l’apothéose de son compagnon. II fallait donc qu’il habitât dans le voisinage. Celui-ci, en mourant, lui a remis son arc et ses flèches[8], et ce don suprême a eu une influence décisive sur la vie de Philoctète.

Pendant la seconde expédition troyenne, celle de l’Iliade, il part avec sept vaisseaux de chacun cinquante rameurs[9] et traverse la mer Egée. Pendant une escale, il est piqué au pied par un serpent. Comme sa blessure s’était envenimée et qu’elle exhalait une odeur fétide[10], il fut abandonné par ses compagnons dans l’île de Lemnos.

En quel pays avait-il été ainsi mordu ? A Ténédos, disaient les uns[11]. Mais cette île voisine de la côte d’Asie et à très peu de distance d’Ilion, n’est pas sur la route de Lemnos pour qui vient de la côte opposée. On chercha autre chose. On plaça l’accident dans l’îlot de Chrysé, sur la côte orientale de Lemnos. Il est d’ailleurs inutile de chercher à préciser où pouvait se trouver cet îlot, puisque de très bonne heure, nous dit-on[12], il disparut englouti dans la mer.

On modifia aussi d’autres détails. Dans les Cypriaques, Philoctète est mordu pendant un repas par un serpent d’eau, ce qu’on comprend mal. Dans Sophocle les choses sont plus naturelles. Chrysé est une île[13] ; c’est aussi une nymphe[14], à laquelle l’île est consacrée. Cette nymphe a un sanctuaire que cherche Philoctète, pour y offrir un sacrifice[15] Et comme le sanctuaire est gardé — de même que l’Érechthéion d’Athènes, — par un serpent, l’animal pique l’imprudent qui y pénètre.

On le laisse donc à Lemnos, et c’est Ulysse qui sur l’ordre des Atrides est chargé de ce soin. Pour rendre, semble-t-il, son abandon plus cruel, Sophocle prévient

son public au début de la pièce[16] que la côte où ou le déposa, était déserte, et dans la suite du drame[17] il étend cette solitude à l’île entière. Cela est singulier, car tous les spectateurs de 409, et bien avant eux les aèdes de l’Iliade, savaient pertinemment que Lemnos avait des habitants, des ports, un vin célèbre[18]. La véritable explication de ce fait étrange est assez curieuse.

Dans Eschyle, dans Euripide, le chœur de leur Philoctète était composé de Lemniens. Mais si le malheureux était ainsi entouré de gens du pays, comment en tant d’années, presque dix, ne lui avaient-ils pas porté secours ? Comment, en particulier, ne l’avaient-ils pas ramené dans son pays ? L’objection était si naturelle que les choreutes d’Euripide essayaient de la prévenir[19], tandis que ceux d’Eschyle, ce qui ne supprimait pas la difficulté, n’en disaient pas un mot. Pour mieux arranger les choses, Sophocle, qui a soin d’abord de modifier la composition de son chœur, suppose l’île déserte et l’on accordera sans peine que Philoctète, avec son infirmité, ne pouvait que très difficilement se convaincre du contraire, puisqu’il était presque incapable

de marcher. Il avoue d’ailleurs que de temps en temps quelques étrangers abordaient sur la côte, mais quand il les priait de le ramener en son pays, ils lui faisaient comprendre qu’il n’était pas un passager ordinaire[20]. Ainsi s’expliquait ce fait inexplicable qu’après dix ans d’abandon Philoctète fût encore resté dans son île maudite.

Et la guerre continua : Achille succombe, Ajax se suicide, les Grecs n’arrivent à rien. Ils demandent à Calchas ce qu’il faut faire : celui-ci les renvoie à Hélénos. Ulysse capture ce fils de Priam et le devin leur déclare que pour prendre la ville, ils doivent amener Philoctète de Lemnos. Diomède va le chercher. Philoctète arrive, est guéri par Machaon et tue bientôt Paris. Quelque temps après, quand Déiphobe eut épousé Hélène, Ulysse[21] à son tour amena de Scyros Néoptolème et lui remit les armes de son père Achille.

Nous saisissons sur le vif la différence essentielle qui sépare l’épopée de la tragédie. L’une raconte, l’autre met en scène. Pour que nous ayons sous les yeux des êtres humains animés d’une vie réelle, il faut que les faits où ils sont engagés se lient, s’organisent, se combinent, s’opposent. L’antithèse des situations accuse l’antithèse des caractères.

Quel est le véritable sujet du Philoctète de Sophocle ? Le salut des Grecs, dans une situation grave, dépend uniquement d’un homme envers lequel ils se sont conduits comme des misérables. Telle est l’ironie du destin. Les choses sont retournées : la victime devient maîtresse de ses bourreaux[22]. Dans l’épopée les faits se suivent sans s’opposer. Un jour, on abandonne Philoctète ; un autre jour, on va le chercher. Il vient sans trop de résistance, semble-t-il, et les événements prennent un autre cours.

Dans le drame de Sophocle, parce qu’on a devant soi un être mû par nos passions et notre vie, son ressentiment est si tenace et sa résistance si ardente qu’aucun personnage ne pouvant en venir à bout, il faut qu’une divinité se mêle à l’action pour y mettre une fin raisonnable. Par conséquent, celui qui essaiera de mater cet homme si vindicatif sera justement celui qui moins que personne a chance d’y réussir. Ulysse a été le principal artisan de l’abandon de Philoctète, comme il a soin de nous en prévenir au début de la pièce : Ulysse sera donc celui qui se chargera de conduire Philoctète à Troie. On dirait que le poète multiplie à dessein les difficultés, pour mieux nous montrer son adresse.

Mais comment Ulysse pouvait-il aborder Philoctète ? Il y avait là un obstacle presque matériel qu’il n’était pas aisé de surmonter. L’héritier d’Héraclès a dans les mains, ne l’oublions pas, une arme divine qui tue infailliblement celui contre lequel il la tourne. Eschyle, il est vrai, mettait les deux hommes en présence et il ne se passait rien : Philoctète ne reconnaissait pas Ulysse. La souffrance avait altéré la mémoire du malheureux, et puisqu’il était archer, son intelligence n’était pas des plus vives. C’est du moins une suggestion de Dion[23]. En soi, elle peut être plausible ; au théâtre, elle ne vaut rien : supprimer une difficulté n’est pas la résoudre.

Euripide la tournait autrement. Il faisait aller à Lemnos les deux hommes que l’épopée associe souvent l’un à l’autre dans les missions graves, Diomède et Ulysse. Il suit donc la Petite Iliade, tout en conservant la substitution d’Eschyle[24]. Naturellement Diomède n’avait chez lui qu’un rôle secondaire. Ulysse récitait le prologue. Il expliquait entre autres choses qu’il n’avait accepté d’aller à Lemnos que sur l’injonction formelle d’Athéna qui, dans un rêve, lui avait promis de changer si bien les traits de son visage et le ton de sa voix, que son ennemi ne le reconnaîtrait point[25]. Ce qui ne l’empêchait pas, quand il voyait s’avancer vers lui, couvert de peaux de bête, le terrible archer, de rappeler ardemment à sa protectrice la promesse qu’elle lui avait faite. Et les choses se passaient sans dommage pour lui. Malgré tout, si Euripide corrigeait ici Eschyle, comme il l’a fait ailleurs, l’artifice dont il se servait n’était pas très heureux. Les métamorphoses sont permises dans l’épopée, où le merveilleux abonde ; au théâtre, qui s’inspire plus directement de la réalité, elles sont déplacées[26].

Sophocle agit tout autrement. Ulysse ne peut aborder Philoctète, puisqu’il y va de sa vie et qu’on ne tue pas dans un drame les gens au premier acte. Un personnage inattendu lui est donc adjoint, Néoptolème.

L’ordre des faits est interverti. Dans la Petite Iliade, le fils d’Achille, on l’a vu, n’arrivait à Troie qu’après que Philoctète y avait déjà débarqué. Ulysse allait chercher l’adolescent à Scyros, et quand ce dernier avait rejoint l’armée, il lui remettait les armes de son père. Ici, après avoir reçu ces armes, Néoptolème accompagne Ulysse pour ramener Philoctète de l’île de Lemnos. On avait dit au fils d’Achille, pour le décider à quitter son pays, que seul il prendrait la ville de Troie ; on ajoute maintenant qu’il lui faut l’aide de l’homme qui possède l’arc d’Héraclès[27]. Et, docile, il part le chercher avec Ulysse.

Voilà une des inventions heureuses de Sophocle.

Néoptolème, qui n’a pas au début fait partie de l’expédition[28], est un inconnu pour Philoctète : il l’aborde donc sans danger et gagne aisément sa confiance, tandis que dans l’ombre Ulysse dirige tout. Le jeu du drame est ainsi rendu facile autant que naturel. Mais ce n’est là, pour ainsi dire, qu’un avantage extérieur.

Néoptolème, associé avec Ulysse, est sa vivante antithèse. Il est jeune, prompt à l’action, généreux ; il est l’image de son père ; tous en le voyant débarquer au cap Sigée jurent qu’ils ont retrouvé Achille[29], et Achille, d’après son propre témoignage, qui est célèbre, haïssait comme les portes de l’Hadès l’homme qui pensait une chose et qui en disait une autre[30].

Ulysse, au contraire, n’a plus cette candeur. Il est même douteux qu’il l’ait jamais connue. Il dit bien que, lorsqu’il était jeune, sa langue était paresseuse et sa main active, mais l’expérience, ajoute-t-il, l’a convaincu que la parole seule dirige les hommes[31]. Le parole est donc maîtresse de l’action, c’est-à-dire que pour ce Grec, qui symbolise si bien la mentalité de sa race, le mensonge est indifférent, pourvu qu’il apporte le succès.

Naturellement, cette déclaration révolte Néoptolème. En soi, en effet, elle est révoltante. Pourtant Ulysse, cette fois, avait une excuse sérieuse : avec Philoctète, la franchise conduisait fatalement à un échec. Si Néoptolème avait eu la naïveté de dire la vérité à celui qu’il allait chercher, ce dernier n’aurait jamais consenti à le suivre. Et pourtant il fallait bien que Troie fût prise, puisqu’elle l’a été. Le jeune homme ayant accepté de partager la mission d’Ulysse, avait aussi accepté de le seconder dans cette mission : il doit donc employer les moyens appropriés aux circonstances. Il finit par le reconnaître après une résistance honorable. Une raison suprême emporte ses derniers scrupules : s’il réussit, il sera proclamé σοφός τε κἀγαθός[32]. L’expression est à retenir. En 409, l’éphèbe athénien ne se contente plus d’être καλὁς κἀγαθός. Des deux épithètes l’une, pour nous la plus significative, a vieilli. A là beauté physique la mode du temps commençait à préférer la souplesse de l’intelligence[33] : on peut le regretter.

Néoptolème va donc maintenant s’essayer à prouver qu’il a, lui aussi, l’esprit souple. Pour gagner la confiance de Philoctète, dès les premiers mots qu’il lui adresse, il ment en disant qu’il retourne à Scyros[34], il ment ensuite en affirmant qu’il ne sait pas le nom, qu’il ne connaît pas les malheurs de son interlocuteur[35], et après que celui-ci lui en a fait un récit passionné, il ment encore en prétendant qu’il a eu aussi à souffrir de l’injustice des Grecs à son égards[36]. Et comme Philoctète, alléché, veut des détails, Néoptolème lui en donne. Ici, sa précision devient inquiétante. Sans doute, Ulysse lui a permis de dire du mal de lui et l’y a même incité[37]. Le jeune homme use largement de la permission, quand au sujet des armes de son père, — ces armes qu’Ulysse avait eu un certain mérite à lui restituer, puisqu’elles lui avaient été attribuées par Athéna, — il raconte à Philoctète le long mensonge, où il charge les Atrides et le fils de Laërte des pires injures, les accusant de tromperie et de vol[38]. Le fils d’Achille ne savait pas altérer la vérité ; désormais cet art-là il le possède. On peut même trouver qu’il l’a acquis un peu vite. Il est vrai qu’il est grec, et qu’il a pour maître Ulysse, qui lui avait soufflé cette calomnie[39].

Seulement, quand le jeune homme en possession de l’arc fameux conduit Philoctète vers son navire, — après que celui-ci, puisque les mensonges accumulés ont réussi, loin de résister, l’a supplié de l’embarquer, le pressant, le conjurant de se hâter, — subitement, quand il touche au but, Néoptolème défaille[40] : il redevient le fils d’Achille. Pourquoi ce revirement ? Parce que Philoctète est à sa merci. Ce qui le prouve, c’est que pendant que le malheureux dans une crise de son mal ne pouvait faire usage ni de sa main, ni de son pied, ni d’aucun membre, Néoptolème, malgré le conseil pressant du chœur[41], n’a pas profité de l’occasion. Si Philoctète résistait, s’il se défendait, s’il l’injuriait, il continuerait son rôle avec ardeur. Mais parce que le malheureux est faible, surtout parce qu’il a pleine confiance en son guide, puisqu’il s’appuie sur lui en marchant, le jeune homme recule. Et comme l’autre ne comprenant rien demande des explications, il avoue tout.

Peut-être, par un reste de naïveté, Néoptolème espère-t-il que Philoctète, cédant à ses prières et touché de sa franchise, consentira à s’embarquer pour Troie, où l’attendent une guérison prochaine et une gloire immense. Mais cet homme est le plus obstiné qui ait jamais paru sur aucun théâtre.

Cette obstination est faite de rancune, de colère, de rage. Il n’a jamais oublié, depuis près de dix ans, sa crise de désespoir, quand il s’est réveillé seul, sur le rivage de la mer, pendant qu’à l’horizon disparaissaient les navires qu’il avait amenés[42]. Il a presque honte de n’avoir pu encore se venger de cette trahison. Aussi quand on lui prend son arc, il ne cède pas ; au contraire, il convie à le dévorer les bêtes qui le nourrissaient[43]. Le seul adoucissement à son désespoir, c’est qu’il entrevoit que si les Grecs sont venus dans son île, ils y ont été contraints par quelque nécessité : leur perte sera sa guérison[44]. Et comme le chœur, une dernière fois avant de le quitter, le supplie passionnément de venir avec lui et de s’embarquer, à grands cris il réclame un glaive, une hache, une arme quelconque pour se couper à lui-même la tête et les vertèbres, plutôt que de céder[45]. En tout autre cas un pareil vœu ferait sourire. Ici, il n’est que l’expression d’une passion qui par son intensité même confine à la fureur.

Presque tous les protagonistes de Sophocle, on le sait, sont mus par une volonté impérieuse : Ajax, Antigone, Œdipe, Électre ont tous ce caractère commun. Dans ses deux derniers drames les vieillards que le poète, vieillard lui-même, a mis en scène, leur sont encore supérieurs à cet égard. Qu’on songe à Œdipe, quand il est en face de son fils Polynice. Sa dureté farouche, irréductible, n’est comparable qu’à l’obstination forcenée de Philoctète.

En face d’un tel homme, Ulysse ne peut rien malgré toute son habileté. Dans ce drame, comme il se définit lui-même, tel à chaque occasion il faut qu’on soit, tel il est[46] : cela ne veut pas dire que ses principes soient rigides. Malgré tout, même en admettant son inquiétante maxime que la fin justifie les moyens, le jour qui éclaire son visage ne lui est pas très favorable. On a beau dire que « pour vaincre la loyauté native du fils d’Achille, son langage se fait à la fois caressant et moqueur, presque léger, comme celui d’un homme qui ne veut pas discuter sérieusement avec des scrupules d’enfant[47] ». Il n’en reste pas moins vrai que, comme le caractère essentiel du personnage était la diversité, on l’employait aisément dans les missions délicates, presque scabreuses. Et plus dégénérait la démocratie d’Athènes, plus l’adresse de la parole, celle des orateurs, celle des sophistes, gagnait d’influence, plus on était porté à dépouiller Ulysse du caractère héroïque qu’il avait dans l’épopée, pour ne plus faire de lui qu’un de ces êtres de probité douteuse, prêts à toutes les besognes[48]. Dans Euripide, sa métamorphose est terminée et il n’y gagne point[49]. Dans Sophocle, elle est encore en train de s’accomplir. Il y a, en effet, une notable différence entre l’Ulysse de l’Ajax et l’Ulysse du Philoctète. Et personne ne prétendra que de l’une à l’autre pièce grandisse le prestige du personnage.

Ces trois hommes ainsi conçus supposant les uns aux autres sans aucune conciliation possible, comme d’autre part, dans un pareil drame l’intervention d’une Tecmesse quelconque n’est même pas concevable, il faut qu’une puissance supérieure intervienne et arrange tout, puisque nous sommes au théâtre : en d’autres termes, dans le Philoctète, le deus ex machina est une nécessité. Ulysse avait proclamé hautement dans le cours de la pièce qu’il agissait au nom de Zeus[50]. C’est aussi la volonté de Zeus[51] que son fils Héraclès fait connaître à Philoctète en lui apparaissant : il faut qu’il aille à Troie, qu’on le guérisse, qu’il tue l’amant d’Hélène, qu’il devienne célèbre[52]. Et Philoctète, qui reconnaît la voix chère de son compagnon d’autrefois, s’incline sans objecter un mot. Puis comme on s’attache aux choses même qui ont fait souffrir, il dit un adieu ému à l’île de Lemnos, au mâle fracas de la mer qui l’entoure et il part. Ses épreuves sont terminées. A Troie, les promesses divines se réalisent, et, la guerre finie, le glorieux fils de Pœas ne tarde pas à rentrer heureusement dans son pays[53], neuf à dix ans avant Ulysse : les dieux lui devaient bien ce dédommagement.


  1. Le Philoctète est précédé dans L, p. 79 b de deux ὑποθέσεις, l’une en hexamètres que le copiste au début a transcrits comme de la prose, l’autre d’origine alexandrine. Elle se termine par l’indication précieuse : έδιδάχθη έπἱ Γλαυκίππου (ol. 92, 3 = 410/9)) πρῶτος ἦν Σοφοκλῆς.
  2. Fénelon, on le sait, en a traduit dans son Télémaque les principaux passages, mais comme Philoctète fait lui-même au fils d’Ulysse le récit de ses aventures, il les a beaucoup abrégées. Le ton de la traduction est presque toujours très juste, et ce n’est que par exception qu’après son abandon Philoctète, à son réveil, « voit les vaisseaux fendre les ondes », alors que dans le texte grec, v. 279 sq., leur allure est beaucoup plus simple : ce qui ne diminue pas le désespoir du malheureux.
  3. Voir l’Argument d’Aristophane de Byzance en tête de la Médée.
  4. Iliade, II, 716 sq.
  5. Philoct. 4, 490 sqq., 724 sqq.
  6. Philoct. 453, 479, 490, 664, 725 sqq.
  7. Trach. 1210 sqq.
  8. Philoct. 670 et schol. 801 sqq. — Apollodore, II, 7, 7, 14 disait que c’était Pœas qui avait mis le feu au bûcher et reçu les armes du mourant ; il les avait ensuite léguées à son fils. Il faut que Philoctète ait connu personnellement Héraclès.
  9. Iliade, II, 718 sqq. Cf. Philoct. 1027.
  10. Il est souvent question dans la pièce de cette blessure, de sa purulence, de sa mauvaise odeur. Cf. Philoct. 7, 38 sq. 473 sq. 520, 695 sqq., 783, 824 sq., 876, 890 sq., 900, 1032, 1157, 1378. N’oublions pas que c’est seulement depuis Pasteur que les blessures ne s’infectent plus.
  11. Cypriaques. Voir l’abrégé de Proclos, Didot, p. 582 b. — Le schol. de Sophocle, Philoct. 270 dit que Philoctète fut piqué dans l’île de Lemnos même, quand il voulait élever un autel à Héraclès. Cette version est aussi celle d’Hygin, Fab. 102.
  12. Pausanias, VIII, 33, 4.
  13. Philoct. 269 sq.
  14. Philoct. 194 et 1326 sq. — Le scholiaste, v. 194, dit que Chrysé était amoureuse de Philoctète et parce que celui-ci ne fit pas attention à Chrysé, elle devint ὠμόφρων à son égard. Cette version a été à bon droit négligée par Sophocle : Philoctète est vieux, mal odorant, et s’il a été autrefois un prétendant d’Hélène (cf. Apollodore III, 10, 8, 2) ce temps-là est loin. — Il n’y a pas lieu de s’arrêter à l’opinion, rappelée ici par une seconde scholie (cf. l’Argument en vers du Philoctète) de ceux qui faisaient de χρυσῆ une épithète d’Athéna.
  15. Sophocle n’en dit rien. Euripide est plus explicite : pour que l’expédition réussit, les Grecs devaient sacrifier sur l’autel de Chrysé ; Philoctète cherche cet autel, il contribue ainsi au salut commun, c’est alors que le serpent le pique. Voilà ce que Philoctète expliquait à Ulysse au début du drame, sans le reconnaître. Cf. Dion, LIX, 9.
  16. Philoct. 2 et scliol.
  17. Philoct. 221. — Donc d’abord une affirmation atténuée, puis une affirmation plus significative. Même artifice dans l’Œd. à Col. Voir plus loin, p. 149.
  18. Cf. Iliade, XXI, 40, où Achille fait passer Lycaon dans Lemnos, l’île bien peuplée, ἐϋκτιμένην, pour l’y vendre. Ailleurs, Iliade, XIV, 230, Lemnos est la cité où règne le roi Thoas. N’est-ce pas aussi de Lemnos, Iliade, VII, 467 sqq. que les Achéens font venir du vin et Eunéos, roi de l’île, n’en expédie-t-il pas mille mesures aux seuls Atrides ?
  19. Aussitôt arrivés, ils n’avaient rien de plus pressé, dit Dion LII 7 sqq. que de s’excuser, depuis tant d’années que Philoctète était dans leur île, de ne pas avoir été le trouver pour le secourir. Le malheureux n’était pas d’ailleurs complètement seul : un certain Actor, (cf. Hygin, Fab. 102), qui était sans doute berger à Lemnos venait souvent le voir et le consoler. Cet Actor était-il un prédécesseur de l’αὐτουργός de l’Électre ?
  20. Philoct. 305 sqq.
  21. Petite Iliade, p. 583 b (Didot). Cf. Odyssée, XI, 508 sq. — Cf. Philoct. 604 sqq.
  22. Cf. Jebb, dans son Introduction du Philoctetes, p. XIII.
  23. Dion, LII, 10. — On sait que l’arc était une arme décriée, ce qui a poussé Euripide, Héraclès, 157 sqq. à instituer un débat sur les mérites respectifs de l’archer et de l’hoplite.
  24. Dans Pindare, Pyth. I, 52 sqq. plusieurs héros vont aussi chercher à Lemnos le fils de Prœas, mais le poète ne cite pas leurs noms. Cf. A. Puech, Pindare II, Pythiques, p. 31, note 3. — Le même sujet avait inspiré Bacchylide dans un de ses dithyrambes. Cf. schol. Pind. Pyth. I, 100, et Blass, Bacchyl. carmina, éd. II, p. 163.
  25. Dion, LIX, 3.
  26. Ajax, il est vrai, même à côté d’Ulysse ne le voit pas, parce qu’Athéna a obscurci ses yeux, (Ajax, 85 sqq.), mais il est fou et la scène est courte. Cf. Jebb, Introduction, p. XVI.
  27. Philoct. 114 sq., cf. 345 sqq.
  28. Philoct. 73, cf. 246 sq.
  29. Philoct. 357 sq.
  30. Iliade, IX, 312 sq.
  31. Philoct. 96 sqq. — Ne pas oublier la scholie du vers 99, citée par tous les éditeurs.
  32. Philoct. 119. Le mot important est en tête du vers.
  33. De là chez Euripide l’emploi si fréquent (cf. schol. Médée, 665) du mot σοφός, avec des sens si divers.
  34. Philoct.. 240.
  35. Philoct.. 253.
  36. Philoct.. 319 sqq.
  37. Philoct.. 64 sqq.
  38. Philoct. 363 sqq. — Sa facilité d’invention rappelle un peu celle du Précepteur de l’Électre, racontant la mort imaginaire d’Oreste. Cf. Sophocle I, p. 205.
  39. Philoct. 62 sqq.
  40. Philoct. 895.
  41. Philoct. 835 sqq.
  42. Philoct. 276 sqq.
  43. Philoct. 1146 sqq.
  44. Philoct. 1037 sqq.
  45. Philoct. 1204 sqq.
  46. Philoct. 1049.
  47. M. Croiset, Hist. de la Litt. gr. III, p. 279.
  48. Radermacher, Einleitung zum Philoktetes, p. 15.
  49. Voir Euripide et ses idées, p. 231-240.
  50. Philoct. 989 sq.
  51. Philoct. 1415. — En laissant les choses suivre leur cours, Philoctète retournait chez lui, mais Sophocle ne pouvait pas modifier la tradition homérique. Donc, quand Héraclès déclare en apparaissant sur le λογεῖον qu’il vient au nom de Zeus, il pouvait aussi ajouter au nom d’Homère. Cf. Tycho v. Wilamowitz-Möllendorff, Die drarnatische Technik des Sophokles VI, Philoktet, p. 311 sq.
  52. Philoct. 1424 sqq. Cf. Petite Iliade, p. 583 b. (Didot).
  53. Odyssée, III, 190.