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Pierre Nozière/3/02

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Calmann-Lévy (p. 179-201).
Livre III

II

LA PETITE VILLE

desroches, examinant la campagne avec ses lunettes. — Eh ! mais, autant que j’en puis juger avec ma vue courte, voilà un assez joli endroit.

delille. — Ne te l’avais-je pas dit ? Voilà cette petite ville située à mi-côte.

desroches. — On la dirait peinte sur le penchant de la colline.

delille. — Et cette rivière qui baigne ses murs !

desroches. — Et qui coule ensuite dans cette belle prairie.

delille. — Et cette épaisse forêt qui la couvre des vents froids de l’aquilon…

Picard. La Petite Ville, acte I, scène ii.


C’est une petite ville située aux confins du Beauvaisis et de la Normandie, dans l’ancien pays du Vexin. La Seine, bordée de saules et de peupliers, coule à ses pieds ; des bois la couronnent. C’est une petite ville dont les toits d’ardoise bleuissent au soleil, dominés par une tour ronde et par les trois clochers de la vieille collégiale. La petite ville fut longtemps guerrière et forte. Mais elle a dénoué sa ceinture de pierre, et voici qu’aujourd’hui, silencieuse et tranquille, elle se repose en paix de ses antiques travaux. C’est une petite ville de France ; les ombres de nos pères hantent encore ses murailles grises et ses avenues de tilleuls taillés en arceaux ; elle est pleine de souvenirs. Elle est vénérable et douce.

Si vous voulez savoir son nom, regardez ses armoiries sculptées sur la façade de la Maison-Dieu, fondée par Saint Louis. Le chef est d’azur, chargé de trois fleurs de lis d’or, car c’était une ville royale ; et elle porte d’argent à trois bottes de cresson de sinople.

Les bonnes gens n’étaient pas embarrassés, au temps jadis, pour éclaircir l’origine de ces trois bottes de cresson. Un jour Louis IX, disaient-ils, étant venu dans nos murs par un temps très chaud, avait grand soif. On lui servit une salade de cresson qu’il trouva bien fraîche et qu’il mangea avec plaisir. Pour prix de cette salade, le roi mit trois bouquets de cresson sur l’écu de sa bonne ville.

Je ne vous surprendrai point si je vous dis que les savants d’aujourd’hui ne donnent aucune créance à cette tradition.

Ils ont vu des sceaux du XIIIe siècle, et ils savent qu’alors les armes de la ville et châtellenie n’étaient pas les armes qu’on voit maintenant. Celles-ci datent du XIVe siècle. Lors de la guerre de Cent Ans, la petite ville eut beaucoup à souffrir et fit vaillamment son devoir. Il advint qu’un jour, elle fut près de tomber par surprise aux mains des Anglais. Mais un homme de la contrée s’introduisit dans la place, déguisé en paysan, et portant sur son dos une charge de légumes. Il avertit les défenseurs, qui se tinrent sur leurs gardes et repoussèrent l’ennemi. Les érudits du pays croient que c’est de ce jour que trois bottes de cresson prirent place sur l’écu de la ville. J’y consens, pour leur faire plaisir, et parce que l’historiette est honorable. Mais elle est aussi fort incertaine. Au reste, l’emblème du cresson convient à la modeste ville, qui ne s’enorgueillit que de ses jardins et de ses fontaines. Son écu est accompagné d’une devise latine qui fait entendre, par une ingénieuse équivoque, que le printemps n’est pas toujours vert, mais que la petite ville est toujours florissante. Ver non semper viret, Vernon semper viret.

Car la petite ville où je vous ai menés est Vernon. J’espère que vous ne regretterez point d’y avoir fait une courte promenade. Chaque ville de France, même la plus humble, est un joyau sur la robe verte de la patrie. Il me semble qu’on ne peut voir un de ces clochers, dont le temps a noirci et déchiré la dentelle de pierre, sans songer à des milliers de parents inconnus et sans en aimer la France d’un amour plus filial.

Ceux qui ont lu Rob-Roy (je ne sais s’ils sont encore nombreux) se rappellent la scène où la romanesque héroïne de Walter-Scott, la belle et fière Diana, montre à son cousin les portraits de famille sur lesquels la devise des lords écossais de Vernon s’étale en lettres gothiques.

« Vous voyez, dit Diana, que nous savons réunir deux sens en un seul mot. »

En effet, cette devise est exactement celle de notre petite ville. Il se peut que les vieux barons qui suivirent le duc Guillaume en Angleterre l’aient emportée avec eux. C’est une belle question à étudier pour un archéologue. Je la tiens douteuse. En histoire, il faut se résoudre à beaucoup ignorer.

Quoi qu’il en soit, comme disent les antiquaires après chaque dissertation, la ville de Vernon est nommée pour la première fois dans l’histoire à l’occasion de la mort de sainte Onoflette, ou Noflette, qui y passa de vie à trépas vers le milieu du VIIe siècle de l’ère chrétienne. L’histoire de cette sainte est intéressante ; elle a été rapportée par un vieux légendaire avec une naïveté que je m’efforcerai d’imiter, autant du moins que la différence des temps me le permettra.


HISTOIRE DU BIENHEUREUX LONGIS ET DE LA BIENHEUREUSE ONOFLETTE.


Sous le règne de Clotaire II vivait dans le Maine un prêtre du nom de Longis, qui fonda une abbaye proche Mamers. Or, il advint qu’ayant vu une fille du pays, jeune et de condition libre, nommée Onoflette, il se sentit plein d’admiration pour les vertus et la grande piété qu’il découvrait en elle. Jaloux de ravir à la malice du siècle et aux périls du monde une créature si précieuse, il la conduisit dans son abbaye, et là il lui fit prendre le voile des vierges chrétiennes. Comme beaucoup d’autres saints de cet âge, Longis avait la volonté soudaine et forte. Dans l’ardeur de son zèle, il n’avait songé ni à consulter ni même à avertir les parents d’Onoflette.

Ceux-ci s’en montrèrent fort irrités, et ils accusèrent Longis d’avoir séduit leur fille, demeurée pure et honnête jusque-là, et d’entretenir avec elle, dans son abbaye, des relations coupables. Ils jugeaient la conduite du saint selon les apparences et avec les seules lumières de la raison. Et, sous ce jour, il faut reconnaître que la manière d’agir de Longis pouvait sembler suspecte. Aussi l’accusation portée par eux fut-elle soutenue par leurs voisins et par leurs amis. Une vive indignation s’éleva dans tout le pays contre l’abbé. Longis était à deux doigts de sa perte. Mais il ne désespéra pas ; d’ailleurs, il avait pour lui le témoignage d’Onoflette elle-même, qui, loin de lui rien reprocher, se portait garante de l’innocence de son pieux maître et lui rendait grâces de l’avoir conduite dans les voies du salut. Il alla avec elle à Paris pour se disculper. « Dieu, dit le légendaire, rendit leur justification manifeste par les miracles qu’ils firent en présence du roi et des seigneurs. » Ils furent renvoyés absous, et les parents d’Onoflette, couverts de confusion, reconnurent eux-mêmes la noirceur de leurs calomnies.

De retour au monastère, Longis et Onoflette vécurent encore quelque temps ensemble dans une parfaite quiétude et s’exhortant mutuellement à la piété. Mais, comme cette vie est transitoire, Onoflette mourut à Vernon-sur-Seine, pendant un voyage qu’elle fit dans cette ville. Longis, averti de la mort de sa pieuse compagne, vint chercher le corps et l’inhuma près de son monastère, dans un lieu où l’on bâtit depuis une église paroissiale.


L’Église plaça au nombre de ses saints le bienheureux Longis et la bienheureuse Onoflette.

Du temps où ils firent leur salut ensemble dans la solitude des bois, il y avait encore des nymphes dans les sources sacrées ; des tableaux votifs étaient suspendus avec des images aux branches des chênes sacrés. Les humbles dieux des paysans ne s’étaient pas tous enfuis devant le signe de la croix et l’eau bénite. Il est bien probable que de petits faunes ignorants et rustiques, ne sachant rien de la bonne nouvelle, épièrent entre les branches Onoflette et Longis, et, les prenant pour un chevrier et pour une bergère, jouèrent innocemment du pipeau sur leur passage.

Il fallut beaucoup d’exorcismes pour chasser ces menues divinités. Il subsiste encore aujourd’hui, aux environs de Vernon, quelques vestiges des cérémonies païennes. La veille du dimanche des brandons, les habitants des campagnes se rendent le soir dans les champs et se promènent sous les arbres avec des falots en chantant quelque vieille invocation. Fidèles sans le savoir à Cérès, leur mère, ces bonnes gens reproduisent ainsi d’antiques mystères et figurent d’une manière encore reconnaissable la déesse qui cherchait sa fille Proserpine à la lueur des feux de l’Etna. Je rapporte le fait sur la foi de M. Adolphe Meyer, le savant historien de la ville de Vernon.

Les plus magnifiques monuments ne sont pas toujours ceux qui parlent le plus à l’esprit ; parfois les yeux et la pensée ont peine à se détacher d’une humble pierre taillée par un ciseau barbare. Il est dans le vieux Vernon, proche la collégiale, devenue aujourd’hui l’église paroissiale, une petite rue déserte qui conduit à la Seine. Elle est bordée de pauvres maisonnettes penchantes qui se soutiennent à grand-peine les unes les autres. Au milieu de ces masures s’élève une maison de pierre qu’on dit avoir été jadis habitée par le contrôleur clerc d’eau.

Elle a deux fenêtres et une porte. Au-dessus de la porte, un humble sculpteur qui vivait au temps du roi Henri IV ou du roi Louis XIII, a figuré, sous une sorte de dais, une barque montée par deux personnages. L’un a pour insignes la crosse et la mitre. Je n’hésite pas à reconnaitre en lui Hugues, archevêque de Rouen en 1130. L’autre, dont les cheveux flottent sur les épaules, est saint Adjutor lui-même. Une troisième figure a péri par l’injure du temps : c’était celle d’un pauvre batelier qui conduisait l’évêque et le saint. Tous les mariniers du pays vous expliqueront couramment le sujet de ce bas-relief. Ils n’ont point oublié en effet que saint Adjutor, accompagné de l’évêque Hugues, s’en alla combler un gouffre creusé dans le lit de la rivière, devant le prieuré de la Madeleine. Au-dessus de ce gouffre, les eaux formaient un tourbillon où s’abîmaient les barques. Déjà de nombreux équipages avaient péri à la Madeleine, et les berges du fleuve commençaient à se couvrir la nuit d’âmes en peine. Saint Adjutor combla le gouffre en y jetant les chaînes dont naguère il avait été chargé injustement par les infidèles. C’était peu de quelques anneaux de fer pour combler un abîme. Mais il jetait dans le fleuve, avec ses chaînes, les souffrances du juste et la patience du saint. Maintenant, la charité ne fait plus de miracles de ce genre ; il faut employer les dragues.

Ce miracle a été mis en vers au XVIIe siècle, dans un lamentable style de complainte.


Un gouffre en la Seine voisine
Par ses flots tortueux ruine
Et les hommes et les bateaux,
Les coulant jusqu’au fond des eaux.
Mais Adjutor longtemps ne souffre
L’incommodité de ce gouffre.
Se sentant touché de douleur,
Hugues, son prélat, il appelle ;
Ils y vont en même nacelle
Pour mettre fin à ce malheur.


Le grand saint Adjutor jette, comme nous l’avons dit, ses chaînes « en les ondes inhumaines, qui deviennent aussitôt lisses et paisibles.


Oyez, lecteur, une merveille
Qui rarement a sa pareille ;
Le péril des lors a cessé,
Le bruit des flots s’est apaisé.
Il n’est point de fleuve ou l’on voie
La course de l’onde plus coie.
Le nocher peut mener sa nef
Assurément par cette place
Dans une tranquille bonace
Sans redouter aucun méchef.


Saint Adjutor est vénéré sous les noms d’Ajoutre et d’Astre. Ce saint Adjutor, Ajoutre ou Astre devait être un homme bien extraordinaire. Il est impossible de se représenter aujourd’hui sa physionomie véritable. Mais à juger par l’empreinte profonde qu’il a laissée dans l’imagination populaire, Adjutor de Vernon eut l’âme ardente et forte.


HISTOIRE DE SAINT ADJUTOR


Descendant des compagnons de Rollon, fils du duc Jean et de la duchesse Rosamonde de Blaru, il fut élevé par saint Bernard, abbé de Tiron, dans les pratiques les plus exactes de la religion chrétienne. Il semble avoir porté dans cette nouvelle foi l’esprit aventureux et rêveur qui inspirait ses aïeux au temps où ils manœuvraient, en chantant, leurs barques sur la mer.

On raconte qu’il passa son adolescence dans les bois, chassant avec fureur, puis tout à coup ravi par des visions extatiques. En ce temps-là, Pierre l’Ermite prêchait la croisade contre les infidèles. Adjutor de Vernon prit la croix en 1095. Suivi de deux cents hommes d’armes, il partit pour les lieux saints et parcourut la Palestine, priant et combattant. Deux ans plus tard, il parvint à Nicée et guerroya après la conquête de Jérusalem. Tombé dans une embuscade aux environs de Tambire, il parvint à se faire jour au milieu des Sarrasins qui laissèrent mille de leurs sur la place.

Cependant les infidèles reprirent le tombeau de Jésus-Christ. Après dix-sept ans de travaux et de combats, Adjutor de Vernon fut pris par les Turcs, et enfermé dans Jérusalem. Il était lié bien étroitement, mais l’on croit qu’il se consolait en songeant que son corps était captif dans le même lieu que le tombeau du fils de Dieu. Et, dans sa prison, il ne cessait de prier.

Or, une nuit qu’il dormait, il vit apparaître à sa droite sainte Madeleine et à sa gauche le bienheureux Bernard de Tiron, qu’il avait invoqués. Ils l’enlevèrent et le transportèrent, en une nuit, de Jérusalem dans la campagne proche la ville de Vernon. De tels voyages n’étaient pas rares à cette époque.

Parvenus à la forêt de Vernon, Madeleine et saint Bernard de Tiron laissèrent Adjutor en lui disant :

« C’est ici le lieu de ton repos que nous avons choisi. »

Le chevalier reconnut avec une surprise joyeuse les bois où il avait passé sa jeunesse. Apercevant un jeune pâtre qui, non loin de là, gardait un troupeau de moutons au penchant d’une colline, il l’appela et lui commanda de se rendre au château de Blaru afin d’annoncer à la duchesse Rosamonde le retour de son fils.

Le pâtre fit ce qui lui était ordonné. Mais Rosamonde ne crut point que le message apporté par l’enfant fût véritable.

Elle répondit :

« Mon fils est mort à Jérusalem, et il ne me sera pas donné de voir le jour de son retour. »

Et elle demeura dans la maison.

Le pâtre revint vers celui qui l’avait envoyé et lui rapporta les paroles de la duchesse.

« Retourne à Blaru, lui dit Adjutor, et annonce que les trois cloches de l’église vont sonner d’elles-mêmes pour annoncer mon retour. »

En effet, le pâtre n’avait pas plus tôt porté cet avis à la duchesse que les cloches se mirent en branle. Mais Rosamonde secoua la tête et dit :

« Ces cloches ne sonnent point pour le retour de mon fils. »

Le pâtre retourna vers Adjutor qui le renvoya une troisième fois à Blaru.

« Tu annonceras encore mon retour, dit-il, et, si ma mère n’y veut pas croire, le coq qui est à la broche dans la cuisine du château chantera trois fois. »

Le pâtre ayant rapporté ce discours, le coq qui était à la broche se mit à chanter.

En l’entendant, Rosamonde fut persuadée enfin de la venue de son fils. Elle se rendit dans la forêt pour embrasser l’enfant qui lui était merveilleusement rendu. Mais elle avait trop tardé. Dieu n’aime pas qu’on doute de sa puissance et de sa miséricorde. Il avait rappelé à lui son serviteur.

Quand Rosamonde fut dans l’endroit du bois désigné par le pâtre, Adjutor venait de rendre le dernier soupir, selon la promesse que sainte Madeleine et saint Bernard lui avaient donnée, disant :

« C’est ici le lieu de ton repos que nous avons choisi. »

Le renom de sa sainteté se répandit comme un parfum dans toute la contrée. Rosamonde de Blaru prit le voile ; elle partagea après sa mort la sépulture de son fils.


Le tombeau de saint Adjutor existe encore. On y voit gravées deux flûtes en sautoir. Ces emblèmes sont aussi ceux des lords de Vernon. La belle Diana, dont nous rappelions tout à l’heure le souvenir, ne dit-elle pas à son cousin :

« Vous reconnaissez nos armoiries, ces deux flûtes ? »

Faut-il en conclure que non seulement la devise, mais encore les armoiries des nobles seigneurs de Vernon furent emportées de France par quelque compagnon du duc Guillaume ? Je ne sais quel lien de parenté unit le grand saint Adjutor et la belle Diana. Je n’ai point à le rechercher ici. Il ne me reste qu’à expliquer comment saint Adjutor, qui passa de ce monde à l’autre le jour même de son retour à Vernon, put jeter ses chaînes dans le fleuve pour combler le gouffre. Cette difficulté n’est qu’apparente. Le saint revint sur terre pour opérer ce miracle.

Voulez-vous à la fois de plus fraîches promenades et de moins vieux souvenirs ? Traversons la petite ville, ce sera fait en cinq minutes, et allons nous asseoir sous les grands arbres taillés en muraille du parc de Bizi. C’est un héros qui les planta. Le maréchal de Belle-Isle, qui avait hérité la magnificence de Fouquet, son grand-père, créa dans ses courts loisirs le parc de Bizi. « Quand il n’était pas à Metz, dit Barbier, il était dans sa terre, près de Vernon, dirigeant une armée de terrassiers, de maçons, de jardiniers et de décorateurs. » On ne lui enviera pas son fastueux repos si l’on songe à ses fatigues. Qu’on relise cette retraite de Prague, quand le maréchal, investi par l’ennemi, sortit de la place avec quinze mille hommes qu’il réussit à rendre, pour ainsi dire, invisibles, et qu’il conduisit à Egra, en sept journées de l’hiver le plus rigoureux. Officiers et soldats, roulés dans leur manteau, couchaient sur la neige. Le vieux maréchal, qui souffrait de la goutte, dormait dans un carrosse qu’on abritait derrière un mur de neige. L’opération était de plus délicates et exigeait, paraît-il, une habileté consommée. Mais le mérite d’une retraite n’est guère reconnu que par les gens de l’art. Le public n’en est jamais touché. La retraite de Prague accrut en même temps la gloire et l’impopularité du maréchal de Belle-Isle. Ce grand homme de guerre fut alors beaucoup chansonné. Parmi les chansons dont on le tympanisa, il en est du moins d’assez jolies. Il y a de l’esprit dans le couplet que voici :


Quand Belle-Isle est parti,
Une nuit,
De Prague à petit bruit,
Il dit,
Voyant la lune :
Lumière de mes jours,
Astre de ma fortune,
Conduisez-moi toujours.


L’excellent duc de Penthièvre habita Bizi. Les fraisiers des bois portent témoignage de sa candeur et de sa bonté. Car le duc écrivait en 1777 à son intendant :

« J’ai appris… que l’on désolait les habitants de Vernon en les empêchant de prendre des fraises dans les bois… On trouvera le secret de me faire haïr, et cela me procurera un de plus vifs chagrins que je puisse avoir en ce monde. »

Je cite cette lettre d’après le texte qu’en donne M. Adolphe Meyer dans son histoire de Vernon. Elle est vraiment d’un bon homme.

Par une singularité merveilleuse, le duc de Penthièvre unissait la foi chrétienne aux vertus philosophiques. Il tenait à l’ancien régime par sa naissance, mais par ses mœurs il contentait l’esprit nouveau. Comme, d’ailleurs, il était étranger aux affaires publiques, sa bienfaisance lui assura, par un rare privilège, au milieu de la Révolution, l’amour et le respect de ses anciens vassaux. En échange des titres qu’un décret de l’Assemblée Nationale lui avait ôtés, il reçut celui de commandant de la garde nationale de Vernon. Trois ans plus tard, le 20 septembre 1792, la municipalité de la petite ville se rendit à Bizi et y planta un arbre de la Liberté auquel cette inscription fut suspendue : « Hommage à la vertu. »

Cependant le pauvre homme se mourait de chagrin. Il survécut peu de jours à la mort affreuse de sa belle-fille, la princesse de Lamballe.

Près du parc, à l’extrémité d’une avenue plantée, que bordent d’un côté les dernières maisons de la ville et qui longe de l’autre des vignes et des pommiers, s’élève une pyramide de granit, sorte de menhir géométrique, d’un aspect à la fois héroïque et funèbre. C’est, en effet, un tombeau glorieux. Sur ce monument sont gravées les armes de Vernon et de Privas avec cette inscription :

AUX GARDES MOBILES DE L’ARDÈCHE
VERNON, 22-26 NOVEMBRE 1870

L’invasion s’étendait. Évreux venait de tomber au pouvoir des Allemands. Quatre compagnies du 2e bataillon de l’Ardèche et le 3e bataillon, formant ensemble un effectif de quinze cent hommes, partirent de Saint-Pierre-de-Louviers le 21 novembre, à onze heures du soir, avec ordre de couvrir Vernon, qui devait être attaqué le lendemain. Le train qui les portait marchait à petite vitesse, tous ses feux de signaux éteints. Il s’arrêta vers trois heures du matin, par une nuit noire et pluvieuse, à une lieue en avant de la ville. Aussitôt les troupes descendirent et se portèrent sur les hauteurs de la forêt de Bizi, qui couvrent Vernon du côté de Pacy, où l’ennemi était arrivé en force depuis la veille.

Le lieutenant-colonel Thomas se fit guider dans la forêt par des habitants. Il borda toutes les avenues de tirailleurs placés dans les fourrés avec défense d’ouvrir le feu sans ordre. Son intention était de laisser les Prussiens franchir le bois, afin de les dominer ensuite et de les cerner dans Vernon. Toutes les mesures étaient prises quand, au point du jour, un grand roulement de voitures et des sonneries de trompettes annoncèrent l’arrivée des ennemis. Leur passage dura près d’une heure. Quand leur tête de colonne arriva dans la ville, elle fut reçue à coups de fusil par des gardes nationaux. Cet accueil leur donna de l’inquiétude ; un détachement seul fit son entrée, la plus grande partie de leurs forces resta formée en dehors.

Ayant pris des renseignements, ils surent bientôt, par des espions, que les Français occupaient la forêt. Alors, comprenant ce que leur position avait de critique, ils ne songèrent plus qu’à assurer leur retraite. Leur cavalerie se porta immédiatement en avant pour explorer les passages et reconnaître ceux qui pourraient être libres. À force de recherches, elle parvint à découvrir de petits chemins de service qui n’étaient pas gardés. Ils se hâtèrent de faire filer leur artillerie par ces chemins, pendant que l’infanterie, se portant sur la grande route, tentait d’enlever le passage de vive force. Après une heure d’une fusillade très nourrie, ils se débandèrent et, se jetant dans tous les sens à travers bois, ils poussèrent dans la direction de Pacy. Ils perdirent, tant dans le combat que dans leur retraite désordonnée, cent cinquante soldats et plusieurs officiers, et ils abandonnèrent douze fourgons chargés de vivres et de munitions.

Pendant trois jours, l’ennemi ne donna pas signe de vie. Ceux des mobiles de l’Ardèche qui étaient restés à Bernay arrivèrent à Vernon, où les trois bataillons se trouvèrent réunis. Dans la matinée du 26, la 6e compagnie du 3e bataillon, de grand’garde à deux cents mètres en avant de la forêt, sur la route d’Ivry, au hameau de Cantemarche, fut subitement assaillie par une colonne de huit cents hommes. Malgré la soudaineté de l’attaque et le nombre des ennemis, les mobiles firent bonne contenance. Mais, s’apercevant que la position allait être tournée, ils battirent en retraite jusqu’à la lisière du bois. Là, s’abritant derrière les terrassements de la voie ferrée, ils tiraillèrent jusqu’à l’épuisement complet de leurs munitions. Alors le capitaine Rouveure s’écrie : « À la baïonnette, mes enfants ! » Et il s’élance en avant. Aussitôt il tombe mortellement frappé. La petite troupe se jette sur l’ennemi, qui recule. À ce moment, deux bataillons de renfort arrivent et, masqués par les bois, font sur les Allemands de vigoureuses décharges. Ceux-ci mettent en batterie plusieurs pièces de campagne. Mais, vers quatre heures, ils battent en retraite, laissant deux cents morts sur le terrain. Les mobiles avaient eu huit hommes tués et vingt blessés. Le corps du capitaine Rouveure était resté aux mains des Allemands, qui lui rendirent les derniers honneurs. Un détachement de cavalerie, commandé par un officier supérieur, rapporta ses restes dans un cercueil couronné de lauriers.

À la nouvelle de la capitulation de Rouen, les mobiles de l’Ardèche reçurent l’ordre de quitter la ville de Vernon qu’ils avaient si généreusement défendue. Voilà les souvenirs que rappelle le monument de Bizi.

J’ai voulu, feuilletant la petite ville comme un livre, résumer deux ou trois de ses pages de pierre. Les villes, ne sont-ce point des livres, de beaux livres d’images où l’on voit les aïeux.