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Poèmes de Kabir

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Poèmes de Kabir
Traduction de Henriette Mirabaud-Thorens, 1921


POÈMES DE KABIR

traduits sur la version anglaise de

RABINDRANATH TAGORE

(Fragments)


Le poète Kabir est une des figures les plus intéressantes du mysticisme hindou.

Né à Bénarès, de parents mahométans, aux environs de 1440, il devint de bonne heure disciple du célèbre ascète hindou Ramananda, qui prêchait dans le nord de l’Inde le réveil religieux, que Ramanuja avait déjà apporté dans le sud au XIIe siècle. Ce réveil était à la fois une réaction contre le fanatisme excessif du culte orthodoxe et une revendication des droits du cœur en face de l’intellectualisme exagéré du monisme védantiste. La prédication de Ramanuja avait la forme d’une dévotion ardente au Dieu Vishnou, représentant la forme personnelle de la divine Nature. Ce fut cette religion mystique de l’amour qui apparaît partout où se rencontre un certain niveau de culture spirituelle et que les croyances et les philosophies sont impuissantes à détruire.

L’histoire de Kabir est environnée de légendes contradictoires auxquelles on ne peut accorder foi. Quelques points seulement paraissent à peu près certains. Il était le fils, ou l’enfant adoptif d’un tisserand de Bénarès, et c’est dans cette ville qu’il passa la plus grande partie de sa vie. Il n’adopta jamais la conduite d’un ascète professionnel ; il ne se retira pas du monde pour mortifier son corps et se livrer à la contemplation. Toutes les légendes s’accordent pour dire qu’il exerça lui-même le métier de tisserand, qu’il était marié, père de famille et que ce fut au sein de la vie domestique qu’il chanta le divin amour.

Tant au point de vue hindou qu’au point de vue musulman, Kabir fut d’ailleurs nettement hérétique. La « simple union » avec la divine Réalité, qu’il célébrait sans cesse comme le devoir et la joie de l’âme, était à ses yeux indépendante de tout rite et de toute austérité.

Aussi fut-il en butte à des persécutions. Comme il était né de parents mahométans, il échappait à l’autorité des brahmanes. Sa vie fut épargnée, mais il fut banni, sans doute vers 1495. Il erra alors à travers les villes du nord de l’Inde, continuant, comme exilé, sa prédication.

En 1518, vieux, malade, les mains trop faibles pour pouvoir jouer encore cette musique qu’il aimait tant, il mourut à Maghar près de Gorakhpur.

Une légende dit qu’après sa mort ses disciples mahométans et hindous se disputèrent la possession de son corps, ceux-ci voulant le brûler et ceux-là l’enterrer. Kabir leur apparut alors et leur dit : « Soulevez le linceul et voyez ce qu’il y a dessous. » L’ayant fait, les disciples trouvèrent en place du corps un amas de fleurs. La moitié fut brûlée par les Mahométans à Maghar, l’autre emportée par les Hindous à Bénarès.

Touchante conclusion à la vie d’un homme qui avait répandu le parfum de ses poèmes sur les plus belles doctrines des deux grandes religions.

(D’après la notice sur Kahir de M. Evelyn Underhill.)
*

La version anglaise des Poèmes de Kabir a été faite par Rabindranath Tagore en collaboration avec M. Evelyn Underhill.


PREMIÈRE SUITE

I

Dis-moi, Frère, comment je puis renoncer à Maya.

Quand je défis le nœud de mes rubans, j’attachai encore mon vêtement autour de moi ;

Quand j’eus ôté mon vêtement, je couvris cependant mon corps de ses plis.

— Ainsi quand j’abandonne mes passions, ma colère demeure.

Et, quand je renonce à la colère, l’envie est encore en moi.

Et, quand j’ai vaincu l’envie, mon orgueil et ma vanité sont toujours là.

Quand l’esprit est libéré et qu’il a chassé Maya, il reste attaché à la lettre.

Kabir dit : « Écoute-moi, cher Sadhu, le vrai sentier est difficile à trouver. »

II

La lune brille au dedans de moi ; mais mes yeux aveugles ne peuvent la voir.

Elle est en moi ainsi que le soleil.

Sans qu’on le frappe, le tambour de l’Éternité résonne au dedans de moi ; mais mes oreilles sourdes ne peuvent l’entendre.

Aussi longtemps que l’homme réclamera le Moi et le Mien, ses œuvres seront comme zéro.

Quand tout amour du Moi et du Mien sera mort, alors l’œuvre du Seigneur sera accomplie.

Car le travail n’a pas d’autre but que la connaissance.

Quand la connaissance est atteinte, le travail est laissé de côté.

La fleur s’épanouit pour le fruit ; quand le fruit mûrit, la fleur se fane.

Le cerf contient le musc, mais il ne le cherche pas en lui-même : il erre en quête d’herbe.

III

Quand Il se révèle à Lui-même, Brahma découvre l’invisible.

Comme la graine est dans la plante, comme l’ombre est dans l’arbre, comme l’espace est dans le ciel, comme une infinité de formes sont dans l’espace.

Ainsi, d’au delà de l’Infini, l’Infini vient ; et l’Infini se prolonge dans le fini :

La créature est dans Brahma et Brahma est dans la créature ; ils sont à jamais distincts et cependant à jamais unis.

Lui-même, Il est l’arbre, la graine et le germe.

Lui-même, Il est la fleur, le fruit et l’ombre.

Il est le soleil, la lumière et tout ce qui s’éclaire.

Il est Brahma, la créature et l’Illusion.

Il est la forme multiple, l’espace infini ;

Il est le souffle, la parole, la pensée.

Il est le limité et l’illimité ; et, par delà le limité et l’illimité, Il est l’Être pur.

Il est l’Esprit immanent dans Brahma et dans la créature,


— L’Âme suprême est vue en dedans de l’âme.

— Le point ultime est vu dans l’Âme suprême.

— Et, dans ce Point, les créations se reflètent encore. Kabir est béni parce qu’il a cette suprême vision.

IV

Dans le vase terrestre sont des berceaux de verdure et des bocages ; en lui est le Créateur.

Dans ce vase sont les sept Océans et les innombrables étoiles.

Le joaillier et sa pierre de touche sont dedans.

La voix de l’Éternel y retentit et fait jaillir le printemps.

Kabir dit : « Écoute-moi, mon ami ; mon Seigneur bien-aimé est dans ce vase. »

V

Oh, ce mot mystérieux, comment pourrais-je jamais le prononcer ?

Oh, comment puis-je dire : Il n’est pas comme ceci et Il est comme cela ?

Si je dis qu’il est en moi, l’Univers a honte de mes paroles ;

Si je dis qu’il est en dehors de moi, je mens.

Des mondes intérieurs et extérieurs Il fait une indivisible unité ;

Le conscient et l’inconscient sont les tabourets de ses pieds.

Il n’est ni manifesté ni caché ; Il n’est ni révélé ni irrévélé.

Il n’y a pas de mot pour dire ce qu’Il est.

VI

Tu as attiré mon cœur à Toi, ô Fakir ?

J’étais endormi dans ma chambre et Tu m’as éveillé de la voix saisissante, ô Fakir.

Je me noyais dans les profondeurs de l’Océan de ce monde et tu m’as sauvé, me soutenant de Ton bras, ô Fakir.

Un seul mot de Toi ; non pas deux — et tu as brisé tous mes liens, ô Fakir.

Kabir dit : « Tu as uni Ton cœur à mon cœur, ô Fakir. »

VII

Jadis je jouais jour et nuit avec mes camarades et maintenant j’ai peur.

Si élevé est le palais de mon Seigneur que mon cœur tremble d’y monter : pourtant je ne dois pas être craintive si je veux jouir de Son amour.

Mon cœur doit s’attacher à mon Bien-Aimé ; je dois écarter mon voile et unir tout mon être à Lui.

Mes yeux feront l’office de lampes d’amour.

Kabir dit : « Écoute, mon amie, Il comprend qui l’aime. Si tu ne languis pas d’amour pour ton Unique Bien-Aimé, il est inutile d’orner ton corps ; il est vain de mettre de l’onguent sur tes paupières. »

VIII

Dis-moi, ô Cygne, ton antique histoire.

De quel pays viens-tu, ô Cygne ? — Vers quel rivage t’envoles-tu ?

Où prendras-tu ton repos, ô Cygne, et que cherches-tu ?


Ce matin même réveille-toi, ô Cygne, lève-toi et suis-moi.

Il est un pays où ni le doute ni la tristesse n’ont d'empire ; où la terreur de la mort n’existe plus.

Là, les bois du printemps sont en fleurs et leur senteur parfumée qui dit: « Il est Moi », est portée sur la brise.

Là, l’abeille du cœur plonge profondément dans la fleur et ne désire plus d’autre joie.

IX

Ô Seigneur incréé, qui Te servira ?

Chaque fidèle adore le Dieu qu’il se crée ; chaque jour il en reçoit des faveurs.

Aucuns ne le cherchent Lui, le Parfait, Brahma, l’indivisible Seigneur.

Ils croient en dix Avatars; mais un Avatar, endurant les conséquences de ses actes, ne peut être l’Esprit infini.

L’Un Suprême doit être autre.

Les Yogi, les Sangasi, les Ascètes se disputent entre eux.

Kabir dit : « Ô frère, celui qui a vu le rayonnement de son amour, celui-là est sauvé ! »

X

La rivière et ses vagues forment une même surface : quelle est la différence entre la rivière et ses vagues ?

Quand la vague s’élève, c’est de l’eau et, quand la vague retombe, c’est toujours la même eau. Dites-moi où est la difierence.

Parce qu’on l’a nommée vague, ne sera-t-elle plus considérée comme de l’eau ?

Au sein du Suprême Brahma. les mondes apparaissent comme les grains d’un chapelet ;

Regarde ce rosaire avec les yeux de la Sagesse.

XI

Où règne le Printemps, ce Seigneur des Saisons, une musique mystérieuse se fait entendre.

Là des torrents de lumière coulent en tous sens.

Peu d’hommes peuvent atteindre à ce rivage,

où des millions de Krishnas se tiennent les mains croisées ;

où des millions de Vishnus sont prosternés ;

où des millions de Brahmanes lisent les Védas ;

où des millions de Shiva sont perdus dans la contemplation.

Là des millions d’Indra et d’innombrables demi-dieux ont le ciel pour demeure.

Là des millions de Saraswatis, déesses de la musique, jouent sur la Vina.

Là mon Seigneur se révèle à Lui-même et le parfum du santal et des fleurs flotte dans les profondeurs de l’espace.

XII

Entre les pôles du conscient et de l’inconscient, l’esprit se balance :

À cette balançoire sont suspendus tous les êtres et tous les mondes ; et cette balançoire ne cesse jamais de se balancer.

Des millions d’êtres y sont accrochés : le soleil et la lune, dans leur course, s’y balancent.

Des millions d’âges passent et toujours la balançoire se balance. Tout est balancé : le ciel et la terre et l’air et l’eau, et le Seigneur Lui-même qui se personnifie :

Et la vue de tout ceci a fait de Kabir le serviteur de son Dieu.

XIII

La lumière du soleil, de la lune et des étoiles brille d’un vif éclat : la Mélodie de l’amour monte toujours plus haut et le rythme du pur amour bat la mesure.

Jour et nuit le Chœur musical remplit les cieux ; et Kabir dit : « Mon Unique Bien-Aimé m’éblouit comme l’éclair au ciel. »


Savez-vous comment les instants disent leur adoration ?

Brandissant son cercle de lumières, l’Univers, jour et nuit, chante en adorant.

Là se cachent la bannière et les célestes lambris ;

Là le son des cloches invisibles se fait entendre ;

« Là, dit Kabir, l’adoration ne cesse jamais ; là le Seigneur de l’Univers est assis sur son trône. »

Le monde entier fait son œuvre et commet ses erreurs : mais peu nombreux sont les amoureux qui connaissent le Bien-Aimé.

Comme se mélangent les eaux du Gange et de la Jumna, ainsi se mêlent, dans le cœur du chercheur pieux, les deux courants de l’amour et du sacrifice.

Dans son cœur l’eau Sacrée s’épanche jour et nuit ; et ainsi s’achève le cycle des naissances et des morts.


Voyez quel repos merveilleux est dans l’Esprit Suprême ! Celui-là en jouit qui le cherche.

Tenu par les cordes de l’amour, la balançoire de l’Océan de joie va et vient ; et un son puissant éclate en chansons.

Voyez quel lotus fleurit là sans eau ! et Kabir dit : « L’Abeille de mon cœur boit son nectar. »


Quel merveilleux lotus est celui qui fleurit au cœur du rouet de l’Univers ! Seules quelques âmes pures en connaissent les vrais délices.

La musique résonne partout alentour et le cœur y participe à la joie de la Mer Infinie.

Kabir dit : « Plonge-toi dans cet océan de douceur et laisse s’envoler au loin toutes les erreurs de la vie et de la mort. »

Vois comme, ici, la soif des cinq sens est étanchée ; les trois formes de la misère ne sont plus.

Kabir dit : « C’est le Sport de l’Inaccessible ; regardez en dedans et voyez comme les rayons de lune du Dieu caché brillent en vous ! »


Là bat le rythme de la vie et de la mort.

Là jaillissent les ravissements. Tout l’espace est radiant de lumière.

Là, une musique mystérieuse se fait entendre. C’est la musique de l’amour des trois mondes.

Là brûlent les millions de lampes du soleil et de la lune.

Là le tambour bat et l'amoureux s’amuse sur une escarpolette.

Là les chansons amoureuses résonnent de toutes parts et la lumière pleut en ondées ; et l’adorateur goûte avec ravissement au céleste nectar.

Regardez la vie et la mort : il n’y a plus de séparation entre elles. Telles la main gauche et la main droite sont elles-mêmes et pareilles.

Kabir dit : « L’homme sage restera muet ; car cette vérité ne peut se trouver ni dans les livres ni dans les Védas. »


J’ai pris place dans l’harmonieux équilibre de l’Un.

J’ai bu la coupe de l’ineffable.

J’ai trouvé la clef du mystère.

J’ai atteint la racine de l’Union.

Voyageant sans chemin je suis arrivé au pays sans douleur ; très doucement la grâce du Grand Seigneur est descendue sur moi.

On chante le Dieu infini comme s’il était inaccessible ; mais, moi, dans mes méditations, sans mes yeux, je L’ai vu.

C’est bien le pays sans souffrances et personne ne connaît le chemin qui y mène.

Seul, celui qui est sur ce chemin est allé au delà de la région des douleurs.

Merveilleux est ce pays, dont aucun mérite ne peut être le prix.

C’est le sage qui le voit ; c’est le sage qui le chante.

Ceci est l’ultime parole ; mais comment exprimer sa merveilleuse saveur ? Celui qui l’a une fois savourée, celui-là sait quelle joie elle peut donner.

Kabir dit : « La connaissant, l’ignorant devient sage et le sage devient muet d’adoration silencieuse. »

L’adorateur est totalement enivré.

Sa sagesse et son détachement sont parfaits.

Il boit à la coupe des inspirations et des aspirations de l’amour.

Là tout le ciel s’emplit de sons et la musique se joue sans cordes et sans doigts.

Là le jeu de la joie et de la douleur ne cesse pas.

Kabir dit : « Si tu te plonges dans l’Océan de Vie, tu vivras dans le Pays de la Suprême Félicité. »


Quelle frénésie d’extase il y a dans chaque heure ! L’adorateur exprime et boit l’essence des heures. Il vit de la vie de Brahma.

Je dis la vérité, car j’ai accepté la vérité dans ma vie. Je suis à présent attaché à la vérité ; j’ai balayé loin de moi tous les faux clinquants.

Kabir dit : « Ainsi l’adorateur s’affranchit de toute crainte ; ainsi le quittent toutes pensées erronées sur la vie et sur la mort. »


Là le ciel s’emplit de musique.

Là il pleut du nectar.

Là les cordes de la harpe vibrent et les tambours battent.

Quelle secrète splendeur est là dans ce château du Ciel.

Là il n’est plus question du lever et du coucher du soleil.

Dans l’océan de révélations qu’est la lumière de l’amour, le jour et la nuit ne font qu’un.

Joie à jamais ; ni douleurs, ni luttes.

Là j’ai bu, remplie jusqu’au bord, la coupe de la joie, de la joie parfaite.

Là, il n’y a pas de place pour l’erreur.

Kabir dit : « Là, j’ai été témoin des jeux de l’Unique Félicité. »

J’ai connu en moi-même le jeu de l’Univers ; j’ai échappé à l’erreur de ce monde.

Le dedans et le dehors sont devenus pour moi un seul Ciel. L’infini et le fini se sont unis. Je suis ivre de la vue du Tout.

Ta lumière emplit l’Univers ; elle est la lampe d’amour qui brûle sur le plateau du savoir.

Kabir dit : « Là, aucune erreur ne peut entrer et le conflit de la vie avec la mort n’existe plus. »


DEUXIEME SUITE

I

Vide la coupe ! Enivre-toi ! Bois le divin nectar de Son Nom !

Kabir dit : « Écoute-moi, cher Sadhu ! Du sommet de la tête à la plante des pieds, l’homme est empoisonné par l’intelligence. »

II

Ô homme, si tu ne connais pas ton propre Seigneur, de quoi es-tu si fier ?

Renonce à toute habileté. Jamais de simples mots ne t’uniront à Lui.

Ne te laisse pas tromper par le témoignage des Écritures.

L’amour est bien différent de la lettre et celui qui en toute sincérité l’a cherché l’a trouvé.

III

La douceur de voguer sur l’océan de l’immortelle vie m’a délivré de toutes vaines questions.

Comme l’arbre est dans la graine, ainsi tous les maux sont dans les vaines demandes.

IV

Quand enfin tu as trouvé l’océan du bonheur, ne t’en va pas assoiffé.

Réveille-toi, fou que tu es ! la mort te guette. Ici est l’eau pure devant toi. Bois-la à perdre haleine.

Ne poursuis pas le mirage, mais aies soif de nectar.

Dhruva, Prahlad et Shukadeva en ont bu ; Raida en a goûté.

Les Saints sont ivres d’amour, c’est d’amour qu’ils ont soif.

Kabir dit : « Écoute, mon frère ! le repaire de la crainte est brisé ;

Pas un instant tu n’as regardé le monde face à face.

Avec la fausseté tu tisses ton esclavage ; tes paroles sont pleines de tromperie.

Avec le fardeau de désirs dont ta tête est chargée, comment pourrais-tu être léger ? »

Kabir dit encore : « Garde en toi la vérité, l’esprit de sacrifice et l’amour. »

V

Qui a appris à la veuve à laisser consumer son corps sur le bûcher de son époux défunt ?

Mais qui a appris à l’amour à trouver sa joie dans le sacrifice ?

VI

Pourquoi, mon cœur, es-tu si impatient ?

Celui qui veille sur les oiseaux, sur les bêtes et sur les insectes,

Celui qui a pris soin de toi quand tu étais encore dans le sein de ta mère

Ne te préservera-t-il plus à présent que tu en es sorti ?

Ô mon cœur, comment peux-tu te détourner du sourire de ton Dieu et errer si loin de Lui ?

Tu as abandonné ton Bien Aimé pour penser à d’autres. Voilà pourquoi ton œuvre est vaine.

VII

Comme il m’est difficile de rencontrer mon Seigneur !

L’oiselle de pluie, altérée, appelle la pluie à grands cris. Elle mourra d’attente plutôt que de boire une autre eau ;

Attirée par les sons de la musique, la biche s’approche : elle risque sa vie en les écoutant et pourtant la crainte ne la fait pas reculer.

La veuve reste assise auprès du corps de son époux ; le feu ne lui fait pas peur.

N’aie aucune crainte pour ton misérable corps.

VIII

Ô frère ! quand je m’égarais, le vrai Maître me montra la route.

Alors je laissai les rites et les cérémonies ; je ne me plongeai plus dans les eaux sacrées.

Je compris que moi seul j’étais fou ; que tout le monde autour de moi était sain d’esprit et que je scandalisais les gens sages.

Depuis ce jour, je ne me roule plus dans la poussière en signe d’obéissance ;

Je ne sonne plus la cloche du temple ;

Je ne place plus l’idole sur son trône ;

Je ne mets plus de fleurs devant les images en signe d’adoration.

Ce ne sont pas les austérités et les mortifications de la chair qui plaisent au Seigneur.

Ce n’est pas en quittant tes vêtements et en tuant tes sens que tu Lui es agréable.

L’homme qui est bon, loyal, qui demeure calme au milieu de l’agitation du Monde, qui estime autant que soi-même toutes les créatures de la Terre,

Cet homme-là atteint l’Être Immortel et le vrai Dieu est avec lui.

Kabir dit : « Celui dont les paroles sont pures et qui n’a ni orgueil ni envie connaît Son Vrai Nom. »

IX

L’ascète teint ses vêtements au lieu de teindre son âme des couleurs de l’amour.

Il reste assis dans le temple, abandonnant Brahma pour adorer une pierre.

Il se perce les oreilles ; il porte une longue barbe et des guenilles sordides ; il ressemble à un bouc.

Il marche dans le désert, tuant en lui le désir et il devient semblable à l’eunuque.

Il se tond la tête et teint ses vêtements ; il lit la Gita et devient un grand bavard.

Kabir dit : « Toi qui agis comme lui, tu vas aux portes de la mort, pieds et mains liés. »

X

Je ne sais quel est mon Dieu.

Le Mullali crie vers Lui : pourquoi ? Le Seigneur est-il sourd ? Il entend bien résonner les fines articulations d’un insecte qui marche.

Égrène ton chapelet ; peins sur ton front le chiffre de ton Dieu ; porte de longues guenilles tachées et voyantes ; si une arme de mort est dans ton cœur, comment posséderas-tu Dieu ?

XI

J’entends la mélodie de Sa flûte et je ne suis plus maître de moi.

La fleur s’épanouit sans que le printemps soit venu, et déjà l’abeille a reçu son message odorant.

Le tonnerre gronde, les éclairs brillent ; des vagues s’élèvent dans mon cœur.

La pluie tombe et mon âme languit après mon Seigneur.

Là où le rythme du monde tour à tour prend naissance et meurt, c’est là que mon cœur a atteint.

Là les bannières cachées flottent au vent.

Kabir dit : « Mon cœur se meurt de vivre. »

XII

Si Dieu est dans la mosquée, alors à qui ce monde appartient-il ?

Pèlerin, si Rama est dans l’image que tu adores, alors que se passe-t-il là où il n’y a pas d’images ?

Hari est à l’orient ; Allah est à l’occident. Regarde dans ton cœur, tu y trouveras à la fois Karim et Rama.

Tous les hommes et toutes les femmes du monde sont Ses formes vivantes.

Kabir est l’enfant d’Allah et de Rama. Lui est mon Maitre ; Lui est mon directeur spirituel.

XIII

Celui qui est modeste et content de son sort ; celui qui est juste, celui dont l’esprit est rempli de résignation et de paix ;

Celui qui L’a vu et qui L’a touché, celui-là est libéré de la crainte et de l’angoisse.

Pour lui la pensée de Dieu est comme une pâte de santal répandue sur son corps.

Pour lui il n’y a aucune autre joie que cette pensée.

Une harmonie accompagne son travail et son repos ; un rayonnement d’amour émane de lui.

Kabir dit : « Touche les pieds de Celui qui est un, indivisible, immuable, paisible, qui remplit de joie à pleins bords les vases terrestres et dont la forme est amour. »

(Traduit sur la version anglaise par Mme H. Mirabaud-Thorens.)