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Poèmes et Poésies (Keats, trad. Gallimard)/Hypérion

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Traduction par Paul Gallimard.
Poèmes et PoésiesMercure de France (p. 323-365).
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HYPÉRION[1]

fragment
LIVRE PREMIER

Tout au fond de la tristesse d’une obscure vallée[2],
Dans une retraite éloignée de la brise vivifiante du matin,
Loin de l’ardent midi et de l’étoile solitaire du soir,
Était assis Saturne aux cheveux gris, immobile comme un roc,
Aussi muet que le silence planant autour de son repaire ;
Forêts sur forêts s’inclinaient autour de sa tête
Comme nuées sur nuées. Aucun souffle dans l’air,
Pas même autant de vie qu’il n’en faut un jour d’été,

Pour faire envoler de l’herbe effilée la graine la plus légère ;
Où la feuille morte tombait, là elle demeurait.
Un ruisseau coulait à côté sans voix, dont le susurrement était encore assourdi
Par respect pour la divinité déchue
Qui projetait une ombre sur lui : une Naïade parmi ses roseaux
Pressait son doigt humide appuyé sur ses lèvres.

Le long du sable de la rive, de larges empreintes étaient marquées,
Aussi loin que les pieds du dieu avaient marché,
Puis s’étaient fixés là. Sur le sol détrempé
Sa main droite ridée reposait inerte, nonchalante, morte.
Privée de son sceptre ; et ses yeux de souverain détrôné étaient clos ;
Tandis que sa tête penchée semblait écouter la terre
Son antique mère, attendant d’elle quelque consolation encore.
 
Il semblait qu’aucune force ne pût le faire mouvoir de sa place ;
Cependant vint là quelqu’un, qui d’une main familière
Toucha ses vastes épaules, après s’être courbé très bas
Avec déférence, quoique ce fut pour quelqu’un qui ne la connaissait plus.
C’était une déesse du monde à son enfance ;

Auprès d’elle la stature de l’énorme Amazone
Aurait paru de la taille d’un pygmée : elle eût saisi
Achille par la chevelure et lui eût ployé le cou,
Ou, d’un doigt, eût arrêté la roue d’Ixion.
Sa face était grande comme celle du Sphinx de Memphis,
Hissée sur quelque piédestal dans la cour d’un palais,
Lorsque les sages étudiaient l’Egypte pour s’instruire.
Mais, oh ! comme cette figure différait du marbre !
Quelle beauté ! si la tristesse n’avait pas rendu
La tristesse plus belle que la Beauté elle-même !
II y avait dans son regard une crainte aux aguets,
Comme si le malheur venait seulement de la frapper ;
Comme si les nuages, avant-gardes des jours néfastes.
Avaient épuisé leurs maléfices et les arrière-gardes acharnées
Allaient amasser péniblement leurs provisions de tonnerres.
D'une main elle pressait le point douloureux
Où bat le cœur humain, comme si juste là
Quoique immortelle, elle ressentait une cruelle souffrance :
L’autre main sur le cou penché de Saturne
Etait appuyée, et au niveau de son oreille
Tendant ses lèvres ouvertes, elle proféra quelques mots
D'un ton solennel, avec la sonorité profonde de l’orgue :
Quelques mots désespérés qui dans notre faible langue
Se traduiraient à peu près en ces termes — O combien frêles

En comparaison de la puissante voix des Dieux primitifs ! —
« Saturne, relève la tète ! Cependant pourquoi, pauvre
vieux Roi ?
Car je n’ai pas de consolation pour toi, non, je n’en ai pas :
Je ne peux pas dire : Oh pourquoi dors-tu ?
Puisque le ciel s’est séparé de toi, et que la terre
Ne te reconnait plus, dans cette affliction, pour un Dieu :
L'Océan, aussi, avec son bruit solennel,
A rejeté ton sceptre, et toute l’atmosphère
Est vide de ta majesté surannée.
Ta foudre, sachant qui commande maintenant,
Gronde contrainte au-dessus de notre demeure en ruine,
Et ton éclair éblouissant entre des mains inexpérimentées
Dévaste et brûle notre domaine autrefois paisible.
O douloureuse époque ! minutes longues comme des
années !
Tout, pendant que vous passez, accroît la monstrueuse
vérité,
Et comprime tellement nos horribles angoisses
Que l’incrédulité n’a plus de champ pour respirer.
Saturne, continue à dormir — Oh! pourquoi, étourdiment
ai-je ainsi
Violé ton sommeil solitaire ?
Pourquoi ai-je rouvert tes yeux mélancoliques ?
Saturne, continue à dormir ! tandis qu'à tes pieds je pleure ! »


De même que, dans l’extase d’une nuit d’été,
Ces sénateurs des bois puissants dans leur verte parure,
Les chênes élevés, aux branches enchantées par l’ardeur
des étoiles,
Rêvent, et rêvent ainsi toute la nuit sans autre frémissement
Que celui de la brise qui s’enfle graduellement dans la
solitude,
Domine le silence, puis s’évanouit,
Comme une marée montante qui n’aurait qu’une vague ;
De même ces paroles retentirent, puis expirèrent ; un
instant, en larmes,
Elle toucha la terre de son front hautain et loyal,
De façon que sa chevelure tombante pût étaler un tapis
Soyeux et merveilleux pour les pieds de Saturne.
La lune, en une lente gravitation, avait versé
Ses lueurs argentées quatre heures à travers la nuit,
Et toujours le groupe était demeuré immobile
Telle une sculpture naturelle dans la crypte d’une cathédrale :
Le Dieu glacé reposant toujours sur la terre,
Et la triste Déesse pleurant à ses pieds ;
Jusqu’à ce qu’enfin le vieux Saturne leva
Ses yeux flétris, et vit son royaume détruit,
L'aspect sombre et morne du lieu,
Et cette belle Déesse agenouillée ; alors il parla.
Comme avec une langue paralysée, tandis que sa barbe
Hérissée s’agitait d’un tremblement maladif :
« O tendre épouse du brillant Hypérion,

Théa, je te devine plutôt que je ne vois ta face ;
Lève les yeux pour que j’y lise notre condamnation :
Lève les yeux et dis-moi si cette forme fragile
Est bien celle de Saturne ; dis-moi si tu reconnais
La voix de Saturne ; dis-moi si ce front ridé,
Nu et dépouillé de son haut diadème
Ressemble bien à celui de Saturne ? Qui eut la puissance
De me plonger en cette détresse ? d’où vint cette force ?
Comment fut-elle préparée pour éclater tout-à-coup
Pendant que le Destin semblait emprisonné dans ma nerveuse étreinte ?
Mais c’est ainsi ; me voilà anéanti,
Rejeté dans l’ombre, n’exerçant plus aucun pouvoir divin
Ni aucune influence favorable sur les pâles planètes,
Ni de contrôle sur les vents et sur les mers,
Ni d’action bienfaisante sur les moissons des hommes,
Et privé de faire tout ce qu’une Déité suprême
Accomplit pour soulager la tendresse de son cœur. Je suis chassé
De ma propre poitrine ; j’ai abandonné
Ma forte identité, mon moi véritable,
Quelque part entre le trône et le lieu où je suis assis,
Là à cet endroit de la terre. Cherche, Théa, cherche !
Ouvre tes yeux immortels, qu’ils embrassent
Tous les espaces : l'espace étoilé et celui qui est sans lumière,

L’espace qui contient l'air vivifiant et celui qui en est dépourvu ;
Les espaces de feu et tous les gouffres de l’enfer.
Cherche, Théa, Cherche ! et dis-moi si tu discernes
Quelque forme ou quelque ombre, arrivant
Impétueusement, avec des ailes ou sur un char, pour reprendre possession
Du ciel perdu naguère : cela doit être, — c’est
A maturité[3] — Saturne doit être Roi.
Oui, il faut qu’il ait une victoire resplendissante comme l’or,
Il faut qu’il y ait des Dieux renversés et des éclats de trompette
Dans un calme triomphe, et des hymnes de fête
Sur les nuages dorés de l'Olympe,
Des voix sereines qui proclament la victoire, et des cordes d’argent
Qui résonnent dans de creuses écailles ; et il y aura
De belles choses renouvelées, pour l’étonnement
Des enfants du ciel. C’est moi qui ordonnerai ;
Théa ! Théa ! Théa ! Où est Saturne ? »

Dans son délire, il se remit sur pied,
Et ses mains s’agitaient dans l’air au-dessus de sa tête,
Ses boucles druidiques[4] étaient secouées et trempées de sueur,

Ses yeux reflétaient la fièvre, sa voix s'éteignit.
Toujours debout, il n’entendait pas les profonds sanglots de Théa ;
Après un intervalle, il recommença à jeter
Ces exclamations : « Ne puis-je pas créer ?
Ne puis-je pas former ? Ne puis-je pas façonner subitement
Un autre monde, un autre univers
Pour écraser et réduire en poussière celui-ci ?
Où y a-t-il un autre chaos ? Où ? » Ce mot
Retentit jusque dans l’Olympe et fit frémir
Les trois rebelles[5] ? Théa avait tressailli,
Et dans son attitude perçait une sorte d’espoir,
A mesure que ses phrases se précipitaient, pourtant pleines de respect :

« Ceci mène à notre demeure détruite : viens vers nos amis,
O Saturne ! viens, et donne leur du courage ;
Je connais leur retraite, je l’ai quittée pour te trouver ici. »
Elle n’en dit pas plus long ; puis le suppliant du regard, elle marcha
A reculons à travers l'obscurité pendant un instant.
Il suivit, et elle se retourna pour le guider
A travers les branches vermoulues, qui cédaient comme la brume

Que traverse l’aigle lorsqu’il s’élance au-dessus de son nid.

Pendant ce temps, dans d’autres royaumes de nombreuses larmes étaient répandues,
Une affliction semblable à celle-ci, une souffrance semblable
Trop profonde pour être exprimée par la voix ou la plume d’un mortel :
Les farouches Titans, soit dans leurs cachettes, soit dans les prisons,
Gémissaient une fois de plus sur leur vieille fidélité,
Et, dans une douloureuse angoisse écoutaient la voix de Saturne.
Cependant, de toute cette lignée de géants, un seul conservait encore
Sa souveraineté, son autorité et sa majesté ;
Hypérion, resplendissant au milieu de son orbe de feu
Etait encore sur son trône, respirait encore l’encens, l’envoyant
De l’homme jusqu'au Dieu du soleil ; inquiet cependant :
Car de même, que parmi nous, humains, les tristes présages
Effraient et épouvantent, lui, de même frissonnait —
Non à cause du hurlement d’un chien, ou du nid délesté de l’oiseau de nuit,
Ou de la visite familière de quelqu'un
Au premier tintement de son glas funèbre,

Ou des prophéties de la lampe à minuit ;
Mais des horreurs proportionnées à ses nerfs de géant
Le torturaient souvent. Son rutilant palais
Bastionné de pyramides d’un or étincelant,
Et que touchait l’ombre des obélisques de bronze,
Lançait des lueurs rouge sang à travers ses mille cours,
Ses voûtes, ses dômes, et ses galeries embrasées ;
Et toutes ces tentures tissées avec les nuages de l’Aurore
Rougeoyaient furieusement : tandis que parfois des ailes d’aigles
Que n’avaient jamais vus ni les dieux ni les hommes étonnés :
L’assombrissaient ; et des hennissements de chevaux étaient entendus.
Que n’avaient jamais entendus ni les Dieux ni les hommes étonnés.
De plus lorsqu'il voulait humer les tourbillons aromatisés
De l’encens, s’envolant dans l'éther du haut de la colline sacrée,
Au lieu d’odeurs agréables, son énorme palais ne percevait
Que le goût empoisonné du cuivre ou d’un métal corrompu :
De même, lorsque réfugié dans le sommeil à l'Occident,
Après le plein achèvement d’une belle journée, —
Pour gagner son divin repos sur une couche céleste
Et sommeiller dans les bras de la mélodie,

II dépensait les heures plaisantes du délassement
A passer de salles en salles en colossales enjambées ;
Tandis qu’au loin dans chaque nef latérale et dans les chambres profondes,
Ses favoris ailés se tenaient en groupes serrés
Attentifs et remplis de crainte, tels des gens inquiets
Qui se rassemblent en troupes terrifiées, par les vastes plaines,
Lorsque les tremblements de terre ébranlent leurs remparts et leurs tours.
En ce moment même, pendant que Saturne, sorti de sa glaciale léthargie.
Marchait sur les traces de Théa à travers les bois,
Hypérion laissant le crépuscule derrière lui
Redescendait sur le seuil de l’Ouest.
Alors, ainsi que d’habitude, la porte du palais s’ouvrit
Au milieu du silence le plus absolu, où seuls les solennels tubas,
Dans lesquels soufllaient gravement les zéphyrs, exhalèrent de suaves
Et ailées sonorités, des mélodies au rythme lent :
Et semblable à une rose, pour la couleur vermeille et la forme,
Pour la finesse du parfum, et la fraîcheur qu’elle montrait,
Cette entrée conduisant à une sévère magnificence
Demeura largement ouverte pour que le Dieu y pénétrât.

Il entra, mais il entra plein de courroux ;
Sa robe de flammes traînant loin derrière ses talons
Faisait entendre un sifflement, comme d’un feu terrestre,
Qui effarouchait les douces heures éthérées,
Et faisait trembler les ailes des colombes. En avant il flamboyait
Majestueusement de nef en nef, de voûte en voûte,
A travers le scintillement des salles odorantes et enguirlandées
Et les longues arcades pavées de diamants éblouissants,
Jusqu'à ce qu’il gagnât la grande coupole principale ;
Là s’arrêtant, debout, farouche, il frappa du pied,
Et depuis les profondeurs des fondations jusqu'au faîte des tours
Il ébranla sa demeure d’or massif ; puis avant
Que le roulement du tonnerre eût cessé dans les cintres,
Sa voix retentit, en dépit de la retenue que se doit un dieu,
Pour clamer : « O rêves du jour et de la nuit !
O formes monstrueuses ! O faces de douleur !
O spectres s’agitant dans une froide, froide obscurité !
O fantômes aux longues oreilles, hôtes des étangs aux herbes sombres !
Pourquoi vous ai-je connus ? pourquoi vous ai-je vus ? pourquoi
Mon éternelle essence est-elle ainsi harcelée
Par la vue et le spectacle de ces nouvelles horreurs ?
Saturne est vaincu, dois-je aussi l’être ?

Dois-je quitter cet asile de mon repos,
Ce berceau de ma gloire, ce doux séjour,
Cette paisible abondance de lumière bienheureuse,
Ces pavillons de cristal, ces temples purifiés,
Qui forment mon radieux empire ? Tout est
Déserté, abandonné, tout ce qui fut ma retraite.
Eclat, splendeur, symétrie ! Où êtes-vous ?
Je ne distingue que ténèbres, mort et ténèbres.
Même ici, au centre de mon refuge,
Les visions spectrales viennent me tyranniser,
Pour insulter, aveugler, étouffer mon faste.
Tomber ! — Non, par Tellus et sa parure d’ondes salées !
Par delà les frontières de flamme qui bornent mes royaumes
J’avancerai et de ma redoutable droite
Je terrifierai cet enfant maître du tonnerre, ce Jupiter rebelle,
Et je demanderai au vieux Saturne de reprendre possession de son trône. »
Il dit, puis se tut, tandis qu’une menace plus formidable
Luttait pour sortir de sa gorge, sans y parvenir ;
Ainsi, lorsque les hommes sont en foule dans les théâtres,
Le brouhaha augmente plus ils crient : « Hush »
De même aux paroles d’Hypérion, les livides fantômes
S’enfuirent, trois fois horribles et glacés :
Et du lieu, uni comme un miroir, où il parlait
S’éleva un brouillard, comme d’un lac couvert d’écume.

 
Alors, à travers tout son corps, une agonie
Se glissa peu à peu, des pieds jusqu'à sa couronne,
Avec la souplesse d’un serpent puissant et musculeux
Rampant lentement, la tête et le cou convulsés
Par suite d’un trop violent effort. Revenu à lui, il vola
Vers les confins de l’Orient, et pendant six heures brumeuses
Avant que l'aube, à l’heure habituelle, rougît l’horizon,
Il projeta son souffle impétueux contre les portes du sommeil
Les dégagea des lourdes nuées, et les fit éclater tumultueusement
Tout à coup sur les flots gelés de l'Océan.
L’astre de feu, sur lequel il parcourait
Chaque jour de l’Est à l’Ouest les espaces du ciel,
Décrivait une circonférence dans un sombre rideau de nuages ;
Il n’était donc pas tout à fait voilé, ni éclipsé, ni caché,
Mais de temps en temps les sphères étincelantes,
Les cercles, et les arcs, et les vastes ceintures des colures,
Brillaient au travers et dessinaient sur ce manteau opaque
Des éclairs aux formes délicates, depuis les profondeurs du nadir
Jusqu'au zénith — hiéroglyphes antiques,
Que les sages et les astrologues aux yeux exercés
Alors habitant la terre, à l'aide de laborieux calculs

 
Déchiffraient grâce aux observations de nombreux siècles :
Ils sont perdus maintenant, excepté ceux que nous trouvons sur les énormes blocs
De pierre ou de marbre noir ; leur signification oubliée,
Leur sagesse, a depuis longtemps disparu. Deux ailes cet orbe
Possédait comme ornement, deux resplendissantes ailes en argent,
Toujours étendues à l’approche du Dieu.
Et maintenant, émergeant de l’obscurité, leurs plumes immenses
S’élevaient une à une, jusqu’à ce qu’elles fussent toutes déployées ;
Tandis que le globe éblouissant demeurait éclipsé,
Attendant l'ordre d’Hypérion.
Volontiers eût-il donné l’ordre, volontiers eût-il repris son trône
Et commandé au jour d’apparaître, si ce n’eût été que pour un changement[6].
Il n’en eut pas la force : Non, quoique Dieu des premiers âges,
Il ne devait pas troubler les saisons sacrées.
Donc les différentes périodes de l’aube
Restèrent dans leur première phase, juste comme il est dit ici.

Ces deux ailes d'argent s’éployèrent semblables à deux sœurs
Impatientes de faire voguer leur sphère ; les vastes portes
Furent ouvertes sur l’obscur domaine de la nuit ;
Et le Titan du soleil, exaspéré par ce nouveau désastre,
Inaccoutumé à plier, sous une dure contrainte plia
Son esprit à la tristesse du temps ;
Et le long d’une lugubre traînée de nuages
Sur les limites du jour et de la nuit
Il s’étendit, pleurant la défaillance de sa splendeur.
Comme il gisait ainsi prostré, les cieux avec leurs étoiles
Jetèrent sur lui des yeux pitoyables, et la voix
De Cœlus, du haut de l’espace universel,
Murmura tout bas ces solennelles paroles à son oreille :
« O le plus brillant de mes enfants chéris, né sur la terre,
Engendré dans le ciel, Fils des Mystères
Dont aucun n’a été révélé même aux puissances
Qui se concertèrent pour la création ; leurs joies,
Leurs douces palpitations et leurs célestes plaisirs ;
Moi, Cœlus, je m’en étonne : comment vinrent-ils et d’où ?
Et quelles sont d’après leurs fruits leurs formes
Distinctes et visibles ; symboles divins,
Manifestations de cette admirable vie
Eparses et indiscernables à travers l’éternel espace ?
C’est d’eux que tu fus créé à nouveau, o très brillant enfant !

C'est d’eux que la reçurent tes frères et les Déesses !
Il existe parmi vous une grave dissension, une révolte
Du fils contre son père. J’ai vu vaincu.
J’ai vu précipité de son trône mon premier né !
Vers moi ses bras étaient tendus, c’est moi que sa voix
Implora à travers le tonnerre qui menaçait sa tête !
J’étais livide et je me cachais la face dans les nuées.
Dois-tu, toi aussi, subir le même traitement ? j’en ai un vague pressentiment :
Car j’ai vu mes fils bien peu semblables à des dieux.
Divins vous avez été créés, et divins
Dans un grave maintien, majestueux, sereins,
Calmes, comme de hauts Dieux, vous avez vécu et gouverné :
Maintenant je remarque en vous crainte, espoir et colère,
Des actes de rage et de passion ; exactement comme
Je les vois dans le monde des mortels, vos sujets,
Chez ceux qui succombent. Voilà ma tristesse, o mon fils !
Lugubre signe de ruine, de soudaine épouvante et de défaite !
Cependant, toi, résiste ; car tu en es capable,
Car tu peux te mouvoir, étant un véritable Dieu ;
Tu peux opposer à chaque heure mauvaise
Ta présence éthérée : moi, je ne suis qu’une voix ;
Ma vie n’est que la vie des vents et des marées,
Pas plus que vents et marées je ne puis être un secours ;
Mais toi tu le peux. Mets-toi dans le van

De la circonstance ; oui, saisis la pointe de la flèche
Avant que la corde tendue ne résonne — Va vers la terre !
Là tu trouveras Saturne et ses douleurs.
Pendant ce temps je veillerai sur l'éclat du soleil
Et serai le gardien vigilant de tes saisons ».
Avant que ce chuchotement fut à moitié émis,
Hypérion se redressa, et sur les étoiles
Leva ses paupières recourbées, puis les tint grandes ouvertes
Jusqu’à ce que la voix s’éteignît ; et toujours il les tenait ouvertes :
Et toujours c’étaient les mêmes brillantes et patientes étoiles.
Alors inclinant lentement sa large poitrine,
Tel un plongeur dans les mers riches en perles,
En avant, il se baissa sur le rivage aérien,
Et s’enfonça, sans bruit dans la profonde nuit.

LIVRE II

En ce moment, au battement même des larges ailes du Temps
Hypérion glissa par les airs bruissants,
Et Saturne gagna avec Théa la triste place
Où Cybèle et les Titans meurtris se lamentaient.

C’était une caverne dans laquelle aucune lumière ne pouvait
En les éclairant insulter à leurs larmes ; où de leurs propres gémissements
Ils avaient la sensation sans les entendre, car le puissant rugissement
Des tonnantes cascades et des rauques torrents
Précipitait sans relâche une cataracte d’eau, on ne sait où.
Des rocs se projetant pêle-mêle sur des rocs, et des récifs qui semblaient
Chaque instant s’éveiller d’un songe,
Front contre front, dressaient leurs monstrueuses cornes ;
Ainsi, en des milliers de fantaisies démesurées,
Ils formaient un toit qui convenait à ce refuge de vaincus.
Comme trônes, ils avaient des cailloux rugueux,
Comme couches, des pierres raboteuses, et des arêtes d’ardoises
Dures comme du fer. Tous n’étaient pas réunis là.
Les uns étaient enchaînés dans la torture, d’autres étaient en fuite.
Cœcus, et Gygès et Briarée,
Typhon et Dolor et Porphyrion,
Ainsi que beaucoup d’autres, les plus acharnés dans l’assaut,
Etaient parqués dans des régions où l’on respire difficilement :

Emprisonnés dans un élément opaque, de façon à contraindre
Les dents serrées à rester toujours serrées, et tous leurs membres
Encerclés comme des faisceaux de métal, tenaillés et vissés ;
Sans autre mouvement que la palpitation de leurs grands cœurs
Haletants dans la douleur, horriblement convulsés
Par la fièvre de leur sang en ébullition et les secousses de leurs pouls.
Mnémosyne menait par le monde une course vagabonde ;
Séparée de son astre, Phœbé était la proie des hasards ;
Beaucoup d’autres erraient librement à l'aventure,
Mais la plupart trouvaient là un abri désolé.
De vagues images de vie, de ci de là
Gisaient, masses aux saillantes arêtes : tel un cercle morne
De pierres druidiques, sur une lande déserte
Lorsque la froide pluie commence à la tombée du jour
Dans le triste novembre, alors que leur sanctuaire voûté,
Le firmament lui-même, est obscurci par la nuit,
Chacun se tenait sur la réserve, aucun ne se signalait à son voisin
Par un mot, ou un regard, ou un geste désespéré.
Créus en était un ; sa pesante massue de fer
A côté de lui, et un débris de roc fracassé
Témoignait de sa rage, avant d’être abattu et caché.
Iäpetus un autre, étreignait

Le cou fangeux d’un serpent, dont la langue acérée
Pendait hors de la gorge ; les anneaux s’étaient déroulés
Dans la mort ; c’était pour le punir de n’avoir pu darder
Son poison dans les yeux de Jupiter vainqueur.
Contre lui, Cottus ; tout de son long étalé, le menton soulevé en avant,
Comme plongé dans la douleur, sans relâche sur le gravier
Il s’écorchait cruellement le crâne, la bouche ouverte
Et les yeux dilatés par cet horrible travail. Plus près de lui
Asia, née de la gigantesque montagne de Caf,
Qui coûta à sa mère Tellus des angoisses plus cruelles,
Quoiqu’elle fût femme, qu’aucun de ses fils.
Il y avait plus de pensée que de tristesse dans sa face ambrée,
Parce qu’elle prévoyait sa propre gloire ;
Et que dans sa vaste imagination se dressaient
Des temples à l’ombre des palmiers et de hauts sanctuaires rivaux,
Sur les rives de l’Oxus ou dans les îles sacrées du Gange.
De même que l’Espérance s’appuie sur son ancre,
De même s’appuyait-elle, moins belle, sur une défense
Enlevée au plus grand de ses éléphants.
Au-dessus d’elle, sur le flanc inhospitalier d’une roche,
Dressé sur son coude, le reste du corps étendu,
Etait abrité Encelade, autrefois pacifique et paisible
Comme un bœuf paissant en liberté dans les prairies ;

Maintenant tigre par la passion, lion par la pensée, furieux,
Il méditait, complotait ; pour le moment
Il lançait des montagnes, dans cette seconde lutte
Qui ne tarderait pas, et réduirait les jeunes Dieux terrorisés
A se cacher dans des corps d’animaux et d’oiseaux.
Non loin de là, Atlas ; et couché à ses côtés
Phorcus, le chef des Gorgones. Son proche voisin
Etait Océanus, et Thétys dans le sein de laquelle
Sanglotait Clymène les cheveux embroussaillés.
Au centre reposait Thémis, aux pieds
D’Ops, la reine invisible tant les nuages l'enveloppaient.
Aucune forme ne se précisait, pas plus que lorsque
La nuit épaisse confond les sommets des pins avec les nuées ;
Enfin beaucoup d’autres dont les noms ne peuvent être cités.
Car lorsque les ailes de la Muse sont déployées dans l'espace,
Qui arrêtera son vol ? Et elle doit chanter
Sur Saturne, et son guide qui a maintenant escaladé
Les pieds glissant dans l’humidité, surgissant des abîmes
Plus affreux encore. Au-dessus d’une sombre falaise
Leurs têtes apparurent et leur taille croissait
Jusqu’à ce qu’étant de niveau avec le sol, ils pûssent marcher à l'aise :
Alors Théa étendit au loin ses bras frémissants
Au-dessus des frontières de ce séjour de douleur,

Et furtivement fixa ses regards sur la figure de Saturne.
Elle y lut le plus cruel combat ; le Dieu souverain
Se débattant contre l’affaissement du chagrin,
De la rage, de la crainte, de l’anxiété, de la revanche,
Du remords, du dégoût, de l’espoir, et par-dessus tout du désespoir.
Contre ces détresses il luttait en vain ; puisque le Destin
Avait répandu sur sa tête l’huile mortelle,
Le poison dissolvant : de sorte que Théa
Effrayée, se tint coite, et le laissa pénétrer
Le premier, au milieu de la tribu déchue.

De même que, chez nous mortels, le cœur oppressé
Est plus harcelé encore et plus fiévreux,
Lorsqu’il approche de la maison de deuil
Où d’autres cœurs souffrent des mêmes affres ;
De même Saturne, comme il avançait au centre
Se sentit défaillir, et serait tombé au milieu de tous,
S’il n’avait rencontré les yeux d’Encelade,
Dont la grandeur d’âme, dont la vénération pour lui, tout d’un coup
Le frappèrent comme une inspiration ; et il s’écria —
« Titans, regardez voire Dieu. » A ces paroles, quelques uns gémirent ;
Quelques uns se dressèrent sur leurs pieds, d’autres aussi crièrent ;
Les uns pleuraient, les autres se lamentaient, tous se prosternaient avec respect ;
Alors Ops, relevant son voile aux plis noirs,

Découvrit ses joues pâles et son front blême,
Ses sourcils maigres et hérissés, et ses yeux caves.
Un grondement surgit parmi les pins qui ont poussé sous le vent glacé
Lorsque l’Hiver élève la voix ; un vacarme surgit
Parmi les immortels lorsqu’un Dieu fait du doigt un geste
Qui impose le silence, et exprime combien est chargée
Sa langue de tout le poids de pensées inexprimables :
La foudre, la musique et la majesté,
C’est un ronflement semblable à celui de pins qui ont poussé sous le vent glacé ;
Quand il cesse dans les montagnes de ce monde,
On n’entend aucun autre bruit ; mais lorsqu’il cessa ici
Parmi ces déchus, la voix de Saturne dans ce silence
S’enfla comme un orgue, qui recommence
A tonner, quand les autres harmonies, arrêtées net,
Laissent dans l’air, étouffées, leurs vibrations argentines.
Il éclata en ces termes « Ce n’est pas dans mon propre cœur brisé,
Qui est à lui-même son juge suprême et son enquêteur,
Que je peux trouver des raisons pour que vous soyiez ainsi :
Ce n’est pas dans les légendes du tout premier jour
Recueillies dans ce livre aux feuillets imprégnés de l’esprit antique,
Que l'étincelant Uranus de son doigt glorieux
Sauva des rivages ténébreux, lorsque les vagues

Même pendant les reflux le cachaient dans les sombres bas fonds ;
Vous savez que ce livre, je l’ai toujours pris
Comme un solide point d’appui : — Ah, malheureux !
Ni ici, ni en signe, en symbole, en présage
D’éléments, terre, eau, air et feu, —
En guerre, en paix, ou se querellant
Un contre un, contre deux, contre trois, ou chacun d’eux tous
En particulier contre les trois autres ;
Ainsi le feu lutte contre l’air dans un orage, les torrents de pluie
Noient l’un et l’autre, et les poussent contre la surface de la terre,
Où ils rencontrent le soufre, en sorte qu’une quadruple fureur
Bouleverse le pauvre univers ; — ce n'est pas dans ce conflit,
D’où je tire d'étranges leçons, en l’étudiant attentivement,
Que je peux trouver des raisons pour que vous en soyiez réduits là :
Non, rien ne peut expliquer, quelles que soient mes recherches.
Et mes investigations poursuivies sur le développement universel de la Nature
Jusqu’à en être épuisé, pourquoi vous, Divinités,
Les premiers nées parmi les Dieux visibles et palpables,

 
Vous fléchiriez devant une puissance, qui, en comparaison
Ne doit pas vous faire trembler. Cependant, vous en êtes là !
Abattus, méprisés, écrasés, voilà ce que vous êtes !
O Titans, vous dirai-je « Levez-vous ? » — Vous gémissez.
Vous dirai-je « Rampez. » — Vous gémissez. Que puis-je alors ?
O vaste Ciel ! O cher parent que je ne vois pas !
Que puis-je ? Dites-moi, vous tous, Dieux, mes frères,
Comment pouvons-nous combattre, comment assouvir notre grande colère !
O donnez-nous un conseil maintenant, l'oreille de Saturne
Est avide de l’entendre. Toi, Océanus,
Tes pensées sont hautes et profondes ; et sur ta face
Je lis, étonné, ce sévère contentement
Qui naît de la réflexion et de la pensée : viens à notre aide ! »

Ainsi termina Saturne, et le Dieu de la Mer
Sophiste et sage, non qu’il eût fréquenté les bosquets d’Athènes,
Mais parce qu’il avait médité sous l'ombre de ses eaux,
Se leva. Ses cheveux n’étaient plus humides. Il débuta
D'une voix murmurante ; sa langue à son premier essai
Etait comme celle d’un enfant, embarrassée, de plus, par l'écume des sables.

 
« O vous, que la rage consume ! que la passion aiguillonne,
Que la défaite torture, et qui vous repaissez de vos agonies !
Calmez vos sens, bouchez vos oreilles,
Ma voix n’est pas un rugissement vers la colère.
Cependant, écoutez, vous qui le voulez, pendant que j’apporte la preuve
Que vous devez, de force, vous contenter de vous soumettre.
A cette preuve, d’ailleurs, j’ajouterai une immense consolation,
Si vous consentez à accepter celle consolation comme véritable.
Nous sommes vaincus par les lois de la nature, non par la force
Du tonnerre ou de Jupiter. Grand Saturne, tu
As bien analysé les atomes de l’univers ;
Mais, pour cette raison, que tu es le Roi,
Et aveuglé par l’autorité suprême,,
Une route était cachée à tes yeux,
Par laquelle je suis parvenu à l'éternelle vérité.
En premier lieu, de même que tu ne fus pas le premier souverain,
De même tu n’es pas le dernier ; cela ne peut être :
Tu n’es ni le commencement ni la fin.
Du chaos et des ténèbres, ses sœurs, naquit
La lumière, le premier fruit de ces brouilles intestines.
Ce ferment infectieux, qui pour des fins sublimes

  
Mûrissait intérieurement. L’heure de la maturité arriva,
Et avec elle la lumière, et la lumière, s’engendrant
En se produisant elle-même, spontanément transforma
L'énorme ensemble de la matière pour lui insuffler la vie.
C'est à cette heure précisément que notre parenté,
Les Cieux et la Terre, devint manifeste :
A cette phase, toi le premier né, et nous la race géante,
Nous nous trouvâmes à la tête d’empires nouveaux et magnifiques.
Maintenant, voilà la vérité pénible à ceux pour lesquels elle est pénible ;
O folie ! car de supporter les vérités sans voiles,
Et d’envisager les circonstances, en gardant son sang-froid,
N’est-ce pas le summum de la toute puissance. Notez le bien !
De même que le Ciel et la Terre sont plus beaux, beaucoup plus beaux
Que le Chaos et les Ténèbres vides, quoique rois autrefois ;
Et de même que nous montrons supérieurs à eux, le Ciel et la Terre,
Par la forme, la cohésion et la beauté,
Par la volonté, la liberté, la fraternité,
Et par des milliers d’autres signes d’une vie plus pure ;
De même sur nos talons marche une perfection nouvelle,
Un pouvoir d’une beauté plus mâle, né de nous
Et destiné à nous surpasser, autant que nous surpassons

 
En gloire les antiques Ténèbres : et nous ne sommes pas
Plus vaincus par eux que ne l’a été par nous la domination
Du Chaos sans forme. Dites-le ? Le sol stupide
Se querelle-t-il avec les majestueuses forêts qu’il a nourries,
Et les nourrit-il plus volontiers que lui-même ?
Peut-on lui dénier la souveraineté des verts bocages ?
Ou les arbres porteront-ils envie aux colombes
Parce qu’elles roucoulent, et qu’elles ont des ailes de neige
Pour voler de ci de là et y trouver leurs joies ?
Nous sommes tels que les arbres des forêts et nos vigoureuses branches
Ont nourri jadis, non de blanches colombes solitaires,
Mais des aigles aux plumes dorées qui planent
Au-dessus de nous dans leur beauté, et régneront
A cause de cela, en toute justice ; car c’est une loi éternelle
Que celui qui l’emporte en beauté doit l’emporter en puissance :
Oui, au nom de cette loi, une autre race contraindra
Nos vainqueurs à gémir comme nous le faisons maintenant.
Avez-vous contemplé le jeune Dieu des Mers,
Celui qui me dépossède ? Avez-vous vu sa figure !
Avez-vous regardé son char, couvert de l’écume
Des nobles êtres munis de nageoires qu’il a crées ?
Je l’ai vu parcourir les flots calmes.

 
Avec un tel rayonnement de beauté dans les yeux
Que cela me força de dire un triste adieu
A mon empire : de tristes adieux je reçus,
Et vins ici pour apprendre quelle douloureuse destinée
Vous avait torturés, et comment je pourrais le mieux
Vous consoler dans ce malheur extrême.
Acceptez la vérité, et qu’elle soit votre baume. »
Fut-ce par conviction embarrassée, fut-ce par dédain.
Qu’ils gardèrent le silence, lorsque Océanus
Cessa son murmure, quelle sagacité très profonde le dira ?
Mais il en fut ainsi ; personne ne répondit pendant un certain temps.
Sauf une, dont personne ne s’occupait, Clymène ;
Et encore ne répondit-elle pas, mais geignit seulement,
Les lèvres hectiques, les yeux humbles, levés,
S’exprimant avec timidité devant ce farouche auditoire :
« O Père, je suis ici la voix la plus naïve,
Et tout ce que je sais c’est que la joie a fui
Et que la pensée du malheur a envahi nos cœurs,
Pour y demeurer à jamais, comme je le redoute :
Je ne présagerais pas de danger, si je croyais
Qu’une créature aussi débile pût attirer l’aide
Qui devrait, en bonne justice, nous venir des Dieux puissants :
Laissez-moi, toutefois, dire mon chagrin, dire
Ce que j’ai entendu, et comment cela fit couler mes larmes
D'apprendre que tout espoir nous était interdit.

 
J’étais sur un rivage, un rivage charmant
Sur lequel était soufflé un climat[7] exquis d’une terre
Parfumée, pleine de quiétude, d’arbres et de fleurs.
Pleine aussi elle était de joie paisible, autant que je le suis de tristesse,
Trop pleine de joie, de calme et de délicieuse chaleur ;
Au point que je ressentis un mouvement au cœur
Pour murmurer, pour déplorer cette solitude
En exhalant des chansons plaintives, musique de nos infortunes ;
Je m’assis et saisis une coquille entrouverte
Puis soupirai dedans et composai une mélodie —
Oh ! assez de mélodie ! car tandis que je chantais,
Et faisais, avec peu d’adresse, résonner dans la brise
Le faible écho de la coquille, des ombrages d’une rive
Opposée, une île de la mer,
Les vents changeants m’apportèrent un enchantement,
Qui à la fois engourdit et excita mes oreilles.
Je jetai ma coquille au loin sur le sable,
Bientôt une vague la remplit comme mon ouïe était remplie
De cette mélodie inconnue, enivrante et dorée.
Une mort vivante était dans chaque bouffée de sons,

 
Chaque groupe de notes précipitées me ravissait,
Elles tombaient l’une après l’autre, et pourtant en même temps
Comme des perles s’échappant subitement de leur fil :
Puis encore un autre, puis un autre son,
Chacun semblable à une colombe quittant son perchoir d’olivier,
Avec une musique ailée au lieu de plumes silencieuses,
Pour voltiger autour de ma tête et me faire souffrir
Simultanément de joie et de tristesse. La tristesse l’emporta
Et je bouchais mes oreilles frénétiques
Lorsqu'à travers l’obstacle de mes tremblantes mains,
Une voix m’arriva plus suave, plus suave que toute harmonie,
Et sans cesse elle s’écriait : « Apollon ! Jeune Apollon !
Apollon, splendeur du matin : jeune Apollon ! »
Je m’enfuis, la voix me poursuivait, criant « Apollon » !
O mon Père, o mes Frères, si vous aviez éprouvé
Ma douleur ; O Saturne, si lu l’avais éprouvée,
Vous n’appelleriez pas cette langue trop longtemps entendue
Présomptueuse, parce qu’elle osa espérer être écoutée par vous. »

Jusque là, ses paroles coulèrent, comme le ruisseau timoré
Qui s’attarde sur un lit de cailloux

Et craint de se rencontrer avec la mer ; mais il la rencontra
Et frémit ; car la voix écrasante
De l’énorme Encelade l’engloutit avec impétuosité :
Les syllabes massives, comme des flots acharnés
Dans les anfractuosités à demi submergées des récifs,
Bondirent en grondant, tandis que sur son bras encore
Il s’appuyait ; il ne se leva pas, par suprême mépris :
« Ecouterons-nous le géant trop sage,
Ou celui, qui est trop fou, ô Dieux ?
Ni foudre sur foudre, jusqu'à ce que tout
L'arsenal du rebelle Jupiter soit épuisé,
Ni monde sur monde accumulés sur ces épaules.
Ne pourraient me supplicier plus que ces paroles puériles
Prononcées dans cette horrible déchéance.
Pérorez, grondez, clamez, hurlez ! vous tous, Titans endormis !
Oubliez-vous les meurtrissures et les coups flétrissants ?
N’avez vous pas été foudroyés par le bras d’un enfant ?
Oublies-tu, faux Monarque des Vagues,
Le bouleversement de tes mers ? Quoi, ai-je réveillé
Vos torpeurs avec ces quelques mots si simples ?
O joie ! car maintenant je vois que vous n’êtes pas perdus :
O joie ! car maintenant je vois des milliers de regards
Lançant des éclairs de vengeance ! » Sur ces paroles
Il redressa sa haute stature, et debout
Cette fois, sans aucune interruption, il continua ainsi :

« Maintenant que vous voilà flammes, je vous dirai comment il faut brûler,
Et purger l'éther de vos ennemis ;
Comment aiguiser les dards crochus de l’impitoyable feu,
Comment incendier les nuages gonflés de Jupiter,
Etouffant dans sa tente cette chétive essence.
Oh ! qu’il soit victime du mal qu’il a fait !
Car bien que je dédaigne les leçons d’Océanus
Je ressens des douleurs autrement poignantes que celle de perdre nos couronnes :
Les jours de paix et de calme sommeil sont envolés ;
Ces jours, tous innocents des guerres destructives,
Alors que toutes les loyales Existences du ciel
Ouvraient les yeux pour deviner ce que nous voulions dire :
C’était avant que nos fronts eussent appris à se plisser,
Avant que nos lèvres n’eussent connu que des phrases solennelles,
Avant que nous eussions appris que celle chose ailée,
La victoire, peut être perdue, aussi bien que gagnée.
Surtout n’oubliez pas qu’Hypérion
Notre frère le plus brillant est encore invaincu —
Hypérion — Io ! Voici son rayonnement ! »

Tous les yeux étaient tournés vers Encelade,
Et ils aperçurent, à l'instant où le nom d’Hypérion
Sortit de ses lèvres, sur la crête des rochers en coupole,
Une lueur blafarde émanant de son visage rigide,

Sans être farouche, car il vit l’Assemblée des Dieux
Courroucée comme lui. Il les regarda tous
Et sur chaque face il distingua une lueur légère,
Mais la plus étincelante sur celle de Saturne, dont les boucles vénérables
Scintillaient semblables à une écume bouillonnante autour d’une quille
Lorsque la proue pénètre dans une baie à minuit.
Ils observèrent un silence pâle et argenté,
Jusqu'à ce que soudain, une splendeur comme celle de l’aube,
Illuminât toutes les parties saillantes des rocs sombres.
Tous les tristes espaces oubliés,
Chaque gouffre, chaque fissure antique,
Chaque hauteur et chaque lugubre profondeur.
Sans autre bruit que celui des rauques torrents et leur terrifiant tracas :
Alors toutes les cataractes éternelles,
Et les fleuves fougueux, les plus éloignés et les plus proches,
Enveloppés d’abord dans l’obscurité et l’ombre immense,
Maintenant reflétèrent la lumière et la rendirent aveuglante.
C’était Hypérion : sur un pic de granit
Ses pieds brillants étaient posés, et là, il s’arrêta pour contempler
La misère que sa splendeur avait dévoilée
A la plus odieuse vue de soi-même.

Dorés étaient ses cheveux aux courtes boucles Numidiennes[8],
Royale était sa forme majestueuse, ombre imposante
Au milieu de son propre éclat, telle paraît la masse
De la statue de Memnon, quand le soleil se couche,
Au voyageur qui vient de l’Orient brunissant :
Des soupirs aussi, lamentables comme ceux de la harpe de Memnon,
Sortaient de sa poitrine, pendant qu'absorbé dans son examen
Il pressait ses mains et restait silencieux.
Le découragement ressaisit les Dieux déchus
Lorsqu'ils virent l’abattement du Souverain du Jour.
Beaucoup se cachèrent la face dans l’obscurité.
Mais l’indomptable Encelade fixement jeta les yeux
Sur ses frères ; et sous leur flamme
Se leva Iäpetus, de même que Creüs.
Et Phorcus, issu de la mer ; ensemble ils se dirigèrent
Vers l’éminence d’où il les dominait.
Là tous quatre proclamèrent le nom du vieux Saturne ;
Hypérion de son pic, à haute voix, répondait « Saturne ! »
Saturne était assis auprès de la mère des Dieux,
Sur sa physionomie ne se reflétait aucune joie, quoique tous les Dieux
Du fond de leur gorge fissent retentir le nom de « Saturne ».

LIVRE III

C'est ainsi que tour à tour tumultueux puis anéantis par le découragement
Ces Titans étaient plongés dans la consternation la plus absolue.
O laisse-les, Muse ! O laisse-les à leur malheur !
Car tu n’as pas assez de vigueur pour chanter de tels conflits.
Une douleur solitaire convient mieux
A tes lèvres, un hymne à la désespérance d’un seul.
Laisse-les, ô Muse ! Tu trouveras bientôt
Plus d’une ancienne Divinité tombée
Errant à l’aventure sur des rivages inconnus.
En attendant, touche pieusement la harpe de Delphes,
Et aucune autre qu’une brise céleste n’exhalera,
Pour l'accompagner, un doux gazouillement à travers la flûte Dorienne ;
Car Io ! c’est en l’honneur du père de tous les vers.
Nuance tout ce qui a une teinte vermillon
Que la rose s’épanouisse et réchauffe l’atmosphère ;
Que les nuées du soir et du matin
Flottent comme de voluptueuses toisons au-dessus des coteaux ;
Que le vin écarlate écume dans le gobelet

 
Frais comme une source bouillonnante ; que les coquilles aux bords décolorés,
Sur le sable, ou sous les insondables profondeurs deviennent pourpres
Dans tous leurs circuits ; que la vierge
Rougisse vivement, comme surprise par quelque ardent baiser !
Ile, la plus belle des Cyclades aux berceaux feuillus,
Réjouis-toi, Délos, de tes oliviers verts,
De tes peupliers, de tes palmiers ombrageant les clairières, de tes hêtres,
Dans lesquels le zéphyr souffle ses chants les plus sonores,
De tes touffus coudriers aux tiges brunes, vivant sous l’ombre :
Apollon, une fois de plus est le thème doré !
Où était-il, lorsque le Géant du Soleil
Se tenait resplendissant au milieu de ses pairs affligés ?
Il avait laissé ensemble sa majestueuse mère
Et sa sœur jumelle sommeillant sous leur bosquet ;
A travers la lueur indécise du matin, il vagabondait
Parmi les oseraies d’un ruisseau,
Enfoncé jusqu'à la cheville dans les lys du vallon.
Le rossignol s’était lu ; quelques rares étoiles
S’attardaient aux cieux et la grive
Cessait de chanter. Dans toute l’île
Il n’y avait ni fourré ni caverne
Où ne retentît le bruit crépitant des vagues

 
Quoiqu'il fût presque assourdi en mainte retraite verdoyante.
Il écoutait ; il pleurait, et ses larmes scintillaient
En tombant goutte à goutte sur l’arc doré qu’il tenait.
Ainsi ses yeux à moitié clos étaient obscurcis par les pleurs,
Lorsque, de dessous une branche rugueuse lui barrant le chemin,
Sortit d’un pas solennel une altière Déesse.
Dans le coup d’œil qu’elle lui jeta, il y avait une intention
Qu’avec une prompte divination il commença à discerner,
Perplexe ; immédiatement il lui dit d’une voix mélodieuse :
« Comment as-tu traversé l’infranchissable mer ?
Cet antique aspect et cette robe qui t’enveloppe
Ont-ils parcouru ces vallées, invisibles jusqu'à cette heure ?
Sûrement, j’ai entendu ces vêtements froisser
Les feuilles tombées, lorsque je m’asseyais solitaire
Au cœur de la fraîche forêt. Sûrement j’ai suivi
Le bruissement de cette simple jupe au milieu
De ces prairies désertes, et j’ai vu les fleurs
Lever leurs têtes, comme tu les frôlais en passant.
Déesse ! J’ai déjà contemplé tes yeux.
Et leur calme éternel, et tous tes traits,
Ou j’ai rêvé ». — « Oui, répondit la forme souveraine,
Tu as rêvé de moi ; en t’éveillant
Tu as trouvé une lyre tout en or à ton côté.

Lorsque tu en pinces les cordes avec tes doigts, la vaste
Oreille de l’univers entier, sans se lasser jamais,
Ecoute avec tristesse ou joie la source d’où jaillit
Une harmonie si neuve et si merveilleuse. N’est-il pas étrange
Que tu pleures, étant ainsi doué ? Jeune Ephèbe, dis-moi
Quel chagrin tu peux éprouver : car je suis attristée
Lorsque tu verses une larme : raconte tes malheurs
A quelqu'un qui dans cette île déserte a
Veillé sur ton sommeil et tes heures de vie,
Depuis tes jeunes journées où pour la première fois ton enfantine main
Arrachait sans réflexion les faibles fleurs, jusqu'à l’heure où ton bras
Put bander cet arc héroïque en tout instant.
Dévoile le secret de ton cœur à une Déesse des temps anciens
Qui a abandonné son trône antique et sacré
Pour annoncer ton règne et pour sauvegarder
Ta beauté nouvelle venue ». Apollon alors
La scruta soudain de ses yeux déjà moins dolents ;
Ainsi lui répondit-il, et de sa gorge blanche et mélodieuse
Les sanglots sortaient avec les mots : « Mnémosyne !
Ton nom est sur ma langue, j’en ignore la raison ;
Pourquoi te dire ce que tu as si bien deviné ?
Pourquoi m’efforcer de t’expliquer le mystère que tes lèvres

 
Expriment si clairement ? Pour moi, sombre, sombre
Et douloureux est l’infâme oubli qui scelle mes yeux :
Je m’efforce de découvrir pour quel motif je suis affligé
Au point que le chagrin engourdit mes membres ;
Alors je m’assieds sur l’herbe, et je gémis
Comme quelqu'un qui naguère a eu des ailes. O pourquoi
Me sentirais-je maudit et meurtri, lorsque l’air encore sans maître
Se soumet à ma course ambitieuse ? Pourquoi foulerais-je
Avec mépris la terre verdoyante comme si elle repoussait mes pas ?
Déesse bienveillante, indique-moi quelque espace inconnu :
N’y a-t-il pas d’autres régions que cette île ?
Que sont les étoiles ? Voilà le soleil, le soleil !
Et la lueur si maladive de la lune !
Et les étoiles par milliers ! Indique-moi la route
Vers quelque étoile ravissante spécialement,
Et j’y volerai avec ma lyre,
Et ferai palpiter de bonheur sa splendeur argentée.
J’ai entendu le tonnerre dans les nuages : Qui le gouverne ?
Quelle main, quelle essence, quelle divinité
Déchaîne cette tempête dans les éléments,
Tandis que oisif, j’écoute sur les rivages
Sans la redouter, mais dans une douloureuse ignorance ?
Oh ! dis-moi, solitaire Déesse, par ta harpe

 
Qui gémit chaque soir et chaque matin,
Dis-moi pourquoi je délire ainsi sur ses grèves !
Tu restes muette. — Muette ! cependant je peux lire
Une merveilleuse leçon sur ta silencieuse face :
Une science prodigieuse qui fait un Dieu de moi.
Noms, actions, contes bleus, sinistres malheurs, rébellions,
Majestés, voix souveraines, agonies.
Créations et destructions, en même temps
Se déversent dans les vastes replis de mon cerveau,
Et me déifient, comme si quelque vin joyeux
Ou quelque incomparable élixir m’avait enivré de sa chaleur,
Et rendu de la sorte immortel. » Ainsi parla le Dieu,
Pendant que ses yeux enflammés, regardant droit devant eux
Au-dessous de ses tempes blanches et veloutées, tremblotaient
Sans discontinuer on fixant Mnémosyne.
Bientôt une brusque commotion la secoua et fit rougir
Toutes les immortelles beautés de ses membres,
Beaucoup comme l'agonie aux confins de la mort ;
Plus encore comme quelqu'un qui veut se dégager
De l'étreinte de la pâle et immortelle mort, et, brûlé par un horrible mal
Aussi cuisant que celui de la mort est glacé, dans une horrible convulsion
Meurt tout vivant. Ainsi le jeune Apollon était angoissé :
Ses cheveux, ses boucles dorées si renommées

Ondulaient le long de son cou gonflé.
Pendant cette minute douloureuse Mnémosyne élevait
Les bras au-dessus de sa tête comme une prophétesse. — Enfin
Apollon poussa un cri strident ; — et Io ! de tous ses membres
Divins . . . . . . . . . . . . . . . .

1819
  1. Voir à l’Appendice la Théogonie d’Hésiode.
  2. Dans sa brève étude, le traducteur a signalé les rappels de phrases et de mots dont Keats a tiré un merveilleux parti. Cependant, dans plusieurs pièces inachevées, et particulièrement dans Hypérion, le poète a laissé subsister quelques répétitions fortuites et non calculées qu’il eût peut-être supprimées si la mort ne l’avait empêché de réviser son œuvre. Est-il besoin d’ajouter que le texte critique de l’auteur a été scrupuleusement respecté ?
  3. Of Ripe progress : d'exécution mûrie.
  4. Deux fois dans Hypérion Keats a commis cet étrange anachronisme
  5. Jupiter, Neptune et Pluton
  6. Plus explicitement : Si ce n’eût été que pour un changement sans importance.
  7. Clime : Climat. Cette terre surnaturelle faisait en quelque sorte, naître sur ce rivage favorisé, sous l’action du souffle qui émanait d’elle, un climat idéal, c’est-à-dire, l’ensemble des perfections que les humains souhaitent pour leur patrie : la quiétude, une atmosphère embaumée et saine, la fertilité, etc.
  8. Même observation que pour les boucles druidiques.