Aller au contenu

Poètes et romanciers modernes de la France/Mme de Staël/02

La bibliothèque libre.


XVIII. — Mme de Staël, seconde partie
◄  I
XVIII. — Mme de Staël, seconde partie

POÈTES
ET ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

xviii.

MADAME DE STAËL.

Seconde partie.

Mme de Staël, lors de la publication du livre de la Littérature, entrait dans une disposition d’ame, dans une inspiration ouvertement et noblement ambitieuse, qu’elle conserva plus ou moins entière jusqu’en 1811 environ, époque où un grand et sérieux changement se fit en elle. Dans la disposition antérieure et plus exclusivement sentimentale où nous l’avons vue, Mme de Staël n’avait guère considéré la littérature que comme un organe pour la sensibilité, comme une exhalaison de la peine. Elle se désespérait, elle se plaignait d’être calomniée ; elle passait du stoïcisme mal soutenu à la lamentation éloquente ; elle voulait aimer, elle croyait mourir. Mais elle s’aperçut alors que, pour tant souffrir, on ne mourait pas ; que les facultés de la pensée, que les puissances de l’ame grandissaient dans la douleur, qu’elle ne serait jamais aimée comme elle aimait, et qu’il fallait pourtant se proposer quelque vaste emploi de la vie. Elle songea donc sérieusement à faire un plein usage de ses facultés, de ses talens, à ne pas s’abattre ; et, puisqu’il était temps et que le soleil s’inclinait à peine, son génie se résolut à marcher fièrement dans les années du milieu : « Relevons-nous enfin, s’écriait-elle en sa préface du livre tant cité, relevons-nous sous le poids de l’existence ; ne donnons pas à nos injustes ennemis et à nos amis ingrats le triomphe d’avoir abattu nos facultés intellectuelles. Ils réduisent à chercher la gloire ceux qui se seraient contentés des affections ; eh bien ! il faut l’atteindre ! » La gloire en effet entra dès-lors en partage ouvert dans son cœur avec le sentiment. La société avait toujours été beaucoup pour elle, l’Europe devint désormais quelque chose, et c’est en présence de ce grand théâtre qu’elle aspira aux longues entreprises. Son beau vaisseau, battu de la tempête au sortir du port, long-temps lassé en vue du rivage, s’irrita d’attendre, de signaler des débris, et se lança à toutes voiles sur la haute mer. Delphine, Corinne, le livre de l’Allemagne furent les conquêtes successives d’une si glorieuse aventure. Mme de Staël, en 1800, était jeune encore, mais cette jeunesse de plus de trente ans ne faisait pas une illusion pour elle ni un avenir ; elle substituait donc à temps l’horizon indéfini de la gloire à celui, déjà restreint et un peu pâlissant, de la jeunesse ; ce dernier s’alongeait et se perpétuait ainsi dans l’autre, et elle marchait en possession de toute sa puissance durant ces années les plus radieuses, mais qu’on ne compte plus. Corinne et le moment qui suivit cette apparition marquent le point dominant de la vie de Mme de Staël. Toute vie humaine, un peu grande, a sa colline sacrée ; toute existence, qui a brillé et régné, a son Capitole. Le Capitole, le cap Misène de Corinne, est aussi celui de Mme de Staël. À partir de là, le reste de jeunesse qui s’enfuyait, les persécutions croissantes, les amitiés dont plusieurs faillirent, dont la plupart se décolorèrent, la maladie enfin, tout contribua, nous le verrons, en mûrissant le talent encore, à introduire ce génie, majestueux et couronné, dans les années sombres. À dater de 1811 surtout, en regardant au fond de la pensée de Mme de Staël, nous y découvrirons par degrés le recueillement que la religion procure, la douleur qui mûrit, la force qui se contient, et cette ame, jusque-là violente comme un Océan, soumise aussi comme lui, et rentrant avec effort et mérite dans ses bornes. Nous verrons enfin, au bout de cette route triomphale, comme au bout des plus humblement pieuses, nous verrons une croix. Mais, au sortir des rêves du sentiment, des espérances et des déceptions romanesques, nous n’en sommes encore qu’aux années de la pleine action et du triomphe.

Si le livre de la Littérature avait produit un tel effet, le roman de Delphine, publié à la fin de 1802, n’en produisit pas un moindre. Qu’on juge de ce que devait être cette entraînante lecture dans une société exaltée par les vicissitudes politiques, par tous les conflits des destinées, quand le Génie du Christianisme venait de remettre en honneur les discussions religieuses, vers l’époque du Concordat et de la modification de la loi sur le divorce. Benjamin Constant a écrit que c’est peut-être dans les pages qu’elle a consacrées à son père, que Mme de Staël se montre le plus elle-même. Mais il en est ainsi toujours selon le livre qu’on lit d’elle ; c’est dans le volume le dernier ouvert qu’on croit à chaque fois la retrouver le plus. Cela pourtant me paraît vrai surtout de Delphine. « Corinne, dit Mme Necker de Saussure, est l’idéal de Mme de Staël ; Delphine en est la réalité durant sa jeunesse. » Delphine, pour Mme de Staël, devenait une touchante personnification de ses années de pur sentiment et de tendresse au moment où elle s’en détachait, un dernier et déchirant adieu en arrière, au début du règne public, à l’entrée du rôle européen et de la gloire, quelque statue d’Ariane éperdue, au parvis d’un temple de Thésée.

Dans Delphine, l’auteur a voulu faire un roman tout naturel, d’analyse, d’observation morale et de passion. Pour moi, si délicieuses que m’en semblent presque toutes les pages, ce n’est pas encore un roman aussi naturel, aussi réel que je le voudrais, et que Mme de Staël me le présageait dans l’Essai sur les Fictions. Il a quelques-uns des défauts de la Nouvelle Héloïse, et cette forme par lettres y introduit trop de convenu et d’arrangement littéraire. Un des inconvéniens des romans par lettres, c’est de faire prendre tout de suite aux personnages un ton trop d’accord avec le caractère qu’on leur attribue. Dès la première lettre de Mathilde, il faut que son âpre et sec caractère se dessine ; la voilà toute raide de dévotion. De peur qu’on ne s’y méprenne, Delphine, en lui répondant, lui parle de cette règle rigoureuse, nécessaire peut-être à un caractère moins doux ; choses qui ne se disent ni ne s’écrivent tout d’abord entre personnes façonnées au monde comme Delphine et Mathilde. Léonce, dès sa première lettre à M. Barton, disserte en plein sur le préjugé de l’honneur, qui est son trait distinctif. Ces traits-là, dans la vie, ne se dessinent qu’au fur et à mesure, et successivement par des faits. Le contraire établit, au sein du roman le plus transportant, un ton de convention, de genre ; ainsi, dans la Nouvelle Héloïse, toutes les lettres de Claire d’Albe sont forcément rieuses et folâtres ; l’enjouement, dès la première ligne, y est de rigueur. En un mot, les personnages des romans par lettres, au moment où ils prennent la plume, se regardent toujours eux-mêmes, de manière à se présenter au lecteur dans des attitudes expressives et selon les profils les plus significatifs : cela fait des groupes un peu guindés, classiques, à moins qu’on ne se donne carrière en toute lenteur et profusion, comme dans Clarisse. Ajoutez la nécessité si invraisemblable, et très fâcheuse pour l’émotion, que ces personnages s’enferment pour écrire lors même qu’ils n’en ont ni le temps ni la force, lorsqu’ils sont au lit, au sortir d’un évanouissement, etc., etc. Mais ce défaut de forme une fois admis pour Delphine, que de finesse et de passion tout ensemble ! que de sensibilité épanchée, et quelle pénétration subtile des caractères ! À propos de ces caractères, il était difficile dans le monde d’alors qu’on n’y cherchât pas des portraits. Je ne crois guère aux portraits complets chez les romanciers d’imagination féconde ; il n’y a de copié que des traits premiers plus ou moins nombreux, lesquels s’achèvent bientôt différemment et se transforment ; l’auteur seul, le créateur des personnages, pourrait indiquer la ligne sinueuse et cachée où l’invention se rejoint au souvenir. Mais alors on dut chercher et nommer pour chaque figure quelque modèle existant. Si Delphine ressemblait évidemment à Mme de Staël, à qui donc ressemblait, sinon l’imaginaire Léonce, du moins M. de Lebensei, Mme de Cerlèbe, Mathilde, Mme de Vernon ? On a trouvé que Mme de Cerlèbe, adonnée à la vie domestique, à la douce uniformité des devoirs, et puisant d’infinies jouissances dans l’éducation de ses enfans, se rapprochait de Mme Necker de Saussure, qui de plus, comme Mme de Cerlèbe, avait encore le culte de son père. On a cru reconnaître chez M. de Lebensei, dans ce gentilhomme protestant aux manières anglaises, dans cet homme le plus remarquable par l’esprit qu’il soit possible de rencontrer, un rapport frappant de physionomie avec Benjamin Constant. Mais il n’y aurait en ce cas qu’une partie du portrait qui serait vraie, la partie brillante ; et une moitié, pour le moins, des louanges accordées aux qualités solides de M. de Lebensei ne pouvait s’adresser à l’original présumé qu’à titre de regrets ou de conseils. Quant à Mme de Vernon, le caractère le mieux tracé du livre, d’après Chénier et tous les critiques, on s’avisa d’y découvrir un portrait, retourné et déguisé en femme, du plus fameux de nos politiques, de celui que Mme de Staël avait fait rayer le premier de la liste des émigrés, qu’elle avait poussé au pouvoir avant le 18 fructidor, et qui ne l’avait payée de cette chaleur active d’amitié que par un égoïsme ménagé et poli. Déjà lors de la composition de Delphine, avait eu lieu cet incident du dîner dont il est question dans les dix Années d’Exil : « Le jour, dit Mme de Staël, où le signal de l’opposition fut donné dans le Tribunat par l’un de mes amis, je devais réunir chez moi plusieurs personnes dont la société me plaisait beaucoup, mais qui tenaient toutes au gouvernement nouveau. Je reçus dix billets d’excuse à cinq heures ; je reçus assez bien le premier, le second ; mais à mesure que ces billets se succédaient, je commençai à me troubler. » L’homme qu’elle avait si généreusement servi s’éloigna d’elle alors de ce ton parfaitement convenable avec lequel on s’excuse de ne pouvoir dîner. Admis dans les nouvelles grandeurs, il ne se commit en rien pour soutenir celle qu’on allait bientôt exiler. Que sais-je ? il la justifiait peut-être auprès du Héros, mais de cette même façon douteuse qui réussissait si bien à Mme de Vernon justifiant Delphine auprès de Léonce. Mme de Staël, comme Delphine, ne put vivre sans pardonner. Elle s’adressait de Vienne en 1808 à ce même personnage, comme à un ancien ami sur lequel on compte[1] ; elle lui rappelait sans amertume le passé : « Vous m’écriviez, il y a treize ans, d’Amérique : Si je reste encore un an ici, j’y meurs ; j’en pourrais dire autant de l’étranger, j’y succombe. » Elle ajoutait ces paroles si pleines d’une tristesse clémente : « Adieu, — êtes-vous heureux ? Avec un esprit si supérieur, n’allez-vous pas quelquefois au fond de tout, c’est-à-dire jusqu’à la peine ? » Mais, sans nous hasarder à prétendre que Mme de Vernon soit en tout point un portrait légèrement travesti, sans trop vouloir identifier avec le modèle en question cette femme adroite dont l’amabilité séduisante ne laisse après elle que sécheresse et mécontentement de soi, cette femme à la conduite si compliquée et à la conversation si simple, qui a de la douceur dans le discours et un air de rêverie dans le silence, qui n’a d’esprit que pour causer et non pas pour lire ni pour réfléchir, et qui se sauve de l’ennui par le jeu, etc., etc., sans aller si loin, il nous a été impossible de ne pas saisir du moins l’application d’un trait plus innocent : « Personne ne sait mieux que moi, dit en un endroit Mme de Vernon (lettre xxviii, 1ère partie), faire usage de l’indolence : elle me sert à déjouer naturellement l’activité des autres… Je ne me suis pas donné la peine de vouloir quatre fois en ma vie ; mais quand j’ai tant fait que de prendre cette fatigue, rien ne me détourne de mon but, et je l’atteins ; comptez-y. » Je voyais naturellement dans cette phrase un trait applicable à l’indolence habile du personnage tant prôné, lorsqu’un soir j’entendis un diplomate spirituel, à qui l’on demandait s’il se rendait bientôt à son poste, répondre qu’il ne se pressait pas, qu’il attendait : « J’étais bien jeune encore, ajouta-t-il, quand M. de Talleyrand m’a dit, comme instruction essentielle de conduite : N’ayez pas de zèle !  » N’est-ce pas là tout juste le principe de Mme de Vernon ?

Puisque nous en sommes à ce qu’il peut y avoir de traits réels dans Delphine, n’en oublions pas un, entre autres, qui révèle à nu l’ame dévouée de Mme de Staël. Au dénouement de Delphine (je parle de l’ancien dénouement qui reste le plus beau et le seul), l’héroïne, après avoir épuisé toutes les supplications près du juge de Léonce, s’aperçoit que l’enfant du magistrat est malade, et elle s’écrie d’un cri sublime : « Eh bien ! votre enfant, si vous livrez Léonce au tribunal, votre enfant, il mourra ! il mourra ! » Ce mot de Delphine fut réellement prononcé par Mme de Staël, lorsqu’à la suite du 18 fructidor, elle courut près du général Lemoine, pour solliciter de lui la grace d’un jeune homme qu’elle savait en danger d’être fusillé, et qui n’est autre que M. de Norvins. Le sentiment d’humanité dominait impétueusement chez elle, et, une fois en alarme, ne lui laissait pas de trêve. En 1802, inquiète pour Chénier menacé de proscription, elle courait dès le matin, lui faisant offrir asile, argent, passeport[2]. Combien de fois, en 92, et à toute époque, ne se montra-t-elle pas ainsi ! « Mes opinions politiques sont des noms propres, » disait-elle. Non pas ; … ses opinions politiques étaient bien des principes ; mais les noms propres, c’est-à-dire les personnes, les amis, les inconnus, tout ce qui vivait et souffrait, entrait en compte dans sa pensée généreuse, et elle ne savait pas ce que c’est qu’un principe abstrait de justice devant qui se tairait la sympathie humaine.

Lorsque Delphine parut, la critique ne put pas se contenir. Toutes ces opinions, en effet, sur la religion, sur la politique, sur le mariage, datées de 90 et de 92 dans le roman, étaient d’un singulier à-propos en 1802, et touchaient à des animosités de nouveau flagrantes. Le Journal des Débats (décembre 1802) publia un article signé A, c’est-à-dire de M. Feletz, article persifflant, aigre-doux, plein d’égratignures, mais strictement poli. « Rien de plus dangereux et de plus immoral que les principes répandus dans cet ouvrage… Oubliant les principes dans lesquels elle a été élevée, même dans une famille protestante, la fille de M. Necker, de l’auteur des Opinions religieuses, méprise la révélation ; la fille de Mme Necker, de l’auteur d’un ouvrage contre le divorce, fait de longues apologies du divorce. » En somme, Delphine était appelée « un très mauvais ouvrage écrit avec beaucoup d’esprit et de talent. » Cet article parut peu suffisant, je pense ; car la même feuille inséra quelques jours après (4 et 9 janvier 1803) deux lettres adressées à Mme de Staël et signées l’Admireur ; elles sont de M. Michaud. L’homme d’esprit et de goût, qui s’est porté à ces attaques, jeune, sous une inspiration de parti et dans l’entraînement des querelles dont il est revenu en sage, nous excusera de noter une trop blessante virulence. La première lettre se prenait aux caractères du roman qui est jugé immoral ; Delphine s’y voit confrontée avec l’héroïne d’un roman injurieux, de laquelle on a également voulu, de nos jours, rapprocher Lélia. La seconde lettre tombe plus particulièrement sur le style ; elle est parfois fondée, et d’un tour cavalier assez agréable : « Quel sentiment que l’amour ! quelle autre vie dans la vie ! Lorsque vos personnages font des réflexions douloureuses sur le passé, l’un s’écrie : J’ai gâté ma vie ; un autre dit : J’ai manqué ma vie ; un troisième renchérissant sur les deux autres : Je croyais que j’avais seul bien entendu la vie.  » La hauteur des principes, les images basées sur les idées éternelles, le terrain des siècles, les bornes des ames, les mystères du sort, les ames exilées de l’amour, cette phraséologie en partie sentimentale, spiritualiste, et certainement permise, en partie génevoise, incohérente et très contestable, y est longuement raillée. L’abbé Feletz avait lui-même relevé un certain nombre d’incorrections réelles de style, et quelques mots comme insistance, persistance, vulgarité, qui ont passé malgré son véto. On pourrait reprendre dans le détail de Delphine des répétitions, des consonnances, mille petites fautes fréquentes que Mme de Staël n’évitait pas, et où l’artiste-écrivain ne tombe jamais.

Mme de Staël, pour qui le mot de rancune ne signifiait rien, amnistia plus tard avec grace l’auteur des Lettres de l’Admireur, lorsqu’elle le rencontra chez M. Suard, dans ce salon neutre et conciliant d’un homme d’esprit auquel il avait suffi de vieillir beaucoup et d’hériter successivement des renommées contemporaines pour devenir considérable à son tour. Le journal que M. Suard rédigeait alors, le Publiciste, bien qu’il eût pu, d’après ses habitudes littéraires, chicaner légitimement Delphine sur plusieurs points de langage et de goût, n’entra pas dans la querelle, et se montra purement favorable dans un article fort bien senti de M. Hochet.

Vers le même temps, le Mercure en publiait un, signé F., mais tellement acrimonieux et personnel, que le Journal de Paris, qui, dans un article signé Villeterque, avait jugé le roman avec assez de sévérité, surtout sous le point de vue moral, ne put s’empêcher de s’étonner qu’un article écrit de ce style se trouvât dans le Mercure, à côté d’un morceau signé de La Harpe, et sous la lettre initiale d’un nom cher aux amis du goût et de la décence. On y lisait en effet (et je ne choisis pas le pire endroit) : « Delphine parle de l’amour comme une bacchante, de Dieu comme un quaker, de la mort comme un grenadier, et de la morale comme un sophiste. » Fontanes, qui se trouvait désigné à cause de l’initiale, écrivit au Journal de Paris pour désavouer l’article, qui était effectivement de l’auteur de la Dot de Suzette et de Frédéric. N’avons-nous pas vu de nos jours un déchaînement semblable, et presque dans les mêmes termes, contre une femme la plus éminente en littérature qui se soit rencontrée depuis l’auteur de Delphine ? Dans les Débats du 12 février 1803, Gaston rendit compte d’une brochure in-8o de 800 pages (serait-ce une plaisanterie du feuilletoniste ?), intitulée Delphine convertie ; il en donne des extraits ; on y faisait dire à Mme de Staël : « Je viens d’entrer dans la carrière que plusieurs femmes ont parcourue avec succès, mais je n’ai pris pour modèles ni la Princesse de Clèves, ni Caroline, ni Adèle de Senanges. Cette brochure calomnieuse, si toutefois elle existe, où l’envie s’est gonflée jusqu’au gros livre, paraît n’être qu’un ramas de phrases disparates, pillées dans Mme de Staël, cousues ensemble et dénaturées. Mme de Genlis, revenue d’Altona pour nous prêcher la morale, faisait insérer dans la Bibliothèque des Romans une longue nouvelle, où, à l’aide d’explications tronquées et d’interprétations artificieuses, elle représentait Mme de Staël comme l’apologiste du suicide. Mme de Staël qui, de son côté, citait avec éloge Mademoiselle de Clermont, disait pour toute vengeance : « Elle m’attaque, et moi je la loue, c’est ainsi que nos correspondances se croisent. Mme de Genlis reprocha plus tard dans ses Mémoires à Mme de Staël d’être ignorante, de même qu’elle lui avait reproché d’être immorale. Mais grace lui soit faite ! elle s’est repentie à la fin dans une bienveillante nouvelle, intitulée Athénaïs, dont nous reparlerons : une influence amie, et coutumière de tels doux miracles, l’avait touchée.

Nous demandons pardon, à propos d’une œuvre émouvante comme Delphine, et sans nous confiner de préférence aux scènes mélancoliques de Bellerive ou du jardin des Champs-Élysées, de rappeler ces aigres clameurs d’alors, et de soulever tant de vieille poussière. Mais il est bon, quand on veut suivre et retracer une marche triomphale, de subir aussi la foule, de montrer le char entouré et salué comme il était.

La violence appelle la répression ; les amis de Mme de Staël s’indignèrent, et elle fut énergiquement défendue. Des deux articles insérés par Ginguené dans la Décade, le premier commence en ces termes : « Aucun ouvrage n’a depuis long-temps occupé le public autant que ce roman ; c’est un genre de succès qu’il n’est pas indifférent d’obtenir, mais qu’on est rarement dispensé d’expier. Plusieurs journalistes, dont on connaît d’avance l’opinion sur un livre d’après le seul nom de son auteur, se sont déchaînés contre Delphine ou plutôt contre Mme de Staël, comme des gens qui n’ont rien à ménager… Ils ont attaqué une femme, l’un avec une brutalité de collége (Ginguené paraît avoir imputé à Geoffroy, qu’il avait sur le cœur, un des articles hostiles que nous avons mentionnés plus haut), l’autre avec le persifflage d’un bel esprit de mauvais lieu, tous avec la jactance d’une lâche sécurité. » Après de nombreuses citations relevées d’éloges, en venant à l’endroit des locutions forcées et des expressions néologiques, Ginguené remarquait judicieusement : « Ce ne sont point, à proprement parler, des fautes de langue, mais des vices de langage dont une femme d’autant d’esprit et de vrai talent n’aurait, si elle le voulait une fois, aucune peine à revenir. » Ce que Ginguené ne disait pas et ce qu’il aurait fallu opposer en réponse aux banales accusations d’impiété et d’immoralité, c’est la haute éloquence des idées religieuses qu’on trouve exprimées en maint passage de Delphine, comme par émulation avec les théories catholiques du Génie du Christianisme : ainsi, la lettre de Delphine à Léonce (xiv, 3e partie), où elle le convie aux croyances de la religion naturelle et à une espérance commune d’immortalité ; ainsi encore, quand M. de Lébensei (xiv, 3e partie), écrivant à Delphine, combat les idées chrétiennes de perfectionnement par la douleur, et invoque la loi de la nature comme menant l’homme au bien par l’attrait et le penchant le plus doux, Delphine ne s’avoue pas convaincue, elle ne croit pas que le système bienfaisant qu’on lui expose réponde à toutes les combinaisons réelles de la destinée, et que le bonheur et la vertu suivent un seul et même sentier sur cette terre. Ce n’est pas, sans doute, le catholicisme de Thérèse d’Ervins qui triomphe dans Delphine ; la voie y est déiste, protestante, d’un protestantisme unitairien qui ne diffère guère de celui du Vicaire savoyard : mais parmi les pharisiens qui criaient alors à l’impiété, j’ai peine à en découvrir quelques-uns pour qui ces croyances, même philosophiques et naturelles, sérieusement adoptées, n’eussent pas été déjà, au prix de leur foi véritable, un gain moral et religieux immense. Quant à l’accusation faite à Delphine d’attenter au mariage, il m’a semblé, au contraire, que l’idée qui peut-être ressort le plus de ce livre, est le désir du bonheur dans le mariage, un sentiment profond de l’impossibilité d’être heureux ailleurs, un aveu des obstacles contre lesquels le plus souvent on se brise, malgré toutes les vertus et toutes les tendresses, dans le désaccord social des destinées. Cette idée du bonheur dans le mariage a toujours poursuivi Mme de Staël, comme les situations romanesques dont ils sont privés poursuivent et agitent d’autres cœurs. Dans l’Influence des Passions elle parle avec attendrissement, au chapitre de l’Amour, des deux vieux époux, encore amans, qu’elle avait rencontrés en Angleterre. Dans le livre de la Littérature, avec quelle complaisance elle a cité les beaux vers qui terminent le premier chant de Thompson sur le printemps, et qui célèbrent cette parfaite union, pour elle idéale et trop absente ! En un chapitre de l’Allemagne, elle y reviendra d’un ton de moralité et comme de reconnaissance qui pénètre, lorsque surtout on rapproche cette page des circonstances secrètes qui l’inspirent. Dans Delphine, le tableau heureux de la famille Belmont ne représente pas autre chose que cet éden domestique toujours envié par elle, du sein des orages. M. Necker, en son Cours de Morale religieuse, aime aussi à traiter ce sujet du bonheur garanti par la sainteté des liens. Mme de Staël, en revenant si fréquemment sur ce rêve, n’avait pas à en aller chercher bien loin des images. Son ame, en sortant d’elle-même, avait tout auprès de quoi se poser ; à défaut de son propre bonheur, elle se rappelait celui de sa mère, elle projetait et pressentait celui de sa fille.

Qu’après tout, et nonobstant toute justification, Delphine soit une lecture troublante, il faut bien le reconnaître ; mais ce trouble, dont nous ne conseillerions pas l’épreuve à la parfaite innocence, n’est souvent qu’un réveil salutaire du sentiment, chez les ames que les soins réels et le désenchantement aride tendraient à envahir. Heureux trouble, qui nous tente de renaître aux émotions aimantes et à la faculté de dévouement de la jeunesse !

En retour des bons procédés de la Décade et de l’aide qu’elle avait trouvée chez les écrivains, littérateurs ou philosophes, de cette école, Mme de Staël a toujours bien parlé d’eux en ses écrits. À part Chénier, sur le compte duquel elle s’est montrée un peu sévère dans ses Considérations, elle n’a jamais mentionné aucun des noms de ce groupe littéraire et philosophique qu’honorablement et comme en souvenir d’une ancienne alliance. Mais son exil à la fin de 1803, ses voyages, son existence de suzeraine à Coppet, ses relations germaniques, aristocratiques, moins contrebalancées, tout la jeta dès-lors dans une autre sphère, et dissipa vite en elle cette inspiration de l’an iii, que nous avons essayé de ressaisir. Forcée de quitter Paris, elle se dirigea aussitôt vers l’Allemagne, s’exerça à lire, à entendre l’allemand, visita Weimar et Berlin, connut Goëthe et les princes de Prusse. Elle amassait les premiers matériaux de l’ouvrage, qu’un second voyage en 1807 et 1808 la mit à même de compléter. Se lancer ainsi du premier bond au-delà du Rhin, c’était rompre brusquement d’une part avec Bonaparte irrité, c’était rompre aussi avec les habitudes de la philosophie du xviiie siècle, qu’elle venait en apparence d’épouser par un choix d’éclat. Ainsi ces grands esprits se comportent. Ils sont déjà à l’autre pôle quand on les croit encore tout à l’opposite. Comme les rapides et infatigables généraux, ils allument des feux sur les hauteurs, et on les suppose campés derrière, quand ils sont déjà à bien des lieues de marche et qu’ils vous prennent par les flancs. La mort de son père ramena subitement Mme de Staël à Coppet. Après le premier deuil des funérailles et la publication des manuscrits de M. Necker, elle repartit en 1804 pour visiter l’Italie. L’amour de la nature et des beaux-arts se déclara en elle sous ce soleil nouveau. Delphine confesse quelque part qu’elle aime peu la peinture, et, quand elle se promène dans les jardins, elle est bien plus occupée des urnes et des tombeaux que de la nature elle-même. Mais cette vapeur d’automne, qui enveloppait l’horizon de Bellerive, s’évanouit à la clarté des horizons romains ; tous les dons, toutes les muses qui vont faire cortége à Corinne, se hâtent d’éclore.

Revenue à Coppet en 1805, et s’occupant d’écrire son roman poème, Mme de Staël ne put demeurer plus long-temps à distance de ce centre unique de Paris où elle avait brillé, et en vue duquel elle aspirait à la gloire. C’est alors que se manifeste en elle cette inquiétude croissante, ce mal de la capitale, qui ôte sans doute un peu à la dignité de son exil, mais qui trahit du moins la sincérité passionnée de tous ses mouvemens. Un ordre de police la rejetait à quarante lieues de Paris. Instinctivement, opiniâtrement, comme le noble coursier au piquet qui tend en tout sens son attache, comme la mouche abusée qui se brise sans cesse à tous les points de la vitre en bourdonnant, elle arrivait à cette fatale limite, à Auxerre, à Châlons, à Blois, à Saumur. Sur cette circonférence qu’elle décrit et qu’elle essaie d’entamer, sa marche inégale avec ses amis devient une stratégie savante ; c’est comme une partie d’échecs qu’elle joue contre Bonaparte et Fouché, représentés par quelque préfet plus ou moins rigoriste. Quand elle peut s’établir à Rouen, la voilà, dans le premier instant, qui triomphe, car elle a gagné quelques lieues sur le rayon géométrique. Mais ces villes de province offraient peu de ressources à un esprit si actif, si jaloux de l’accent et des paroles de la pure Athènes. Le mépris des petitesses et du médiocre en tout genre la prenait à la gorge, la suffoquait ; elle vérifiait et commentait à satiété la jolie pièce de Picard. L’étonnante conversation de Benjamin Constant conjurait à grand’peine cette vapeur : « Le pauvre Schlegel, disait-elle, se meurt d’ennui ; B. Constant se tire mieux d’affaire avec les bêtes. » Voyageant plus tard, en 1808, en Allemagne, elle disait : « Tout ce que je vois ici est meilleur, plus instruit, plus éclairé peut-être que la France, mais un petit morceau de France ferait bien mieux mon affaire. » Deux ans auparavant, en France, en province, elle ne disait pas cela, ou elle le disait alors de Paris, qui seul existait pour elle. Enfin, grace à la tolérance de Fouché, qui avait pour principe de faire le moins de mal possible quand c’était inutile, il y eut moyen de s’établir à dix-huit lieues de Paris (quelle conquête !), à Acosta, terre de M. de Castellane : elle surveillait de là l’impression de Corinne. — «  Oh ! le ruisseau de la rue du Bac[3] ! s’écriait-elle quand on lui montrait le miroir du Léman. » À Acosta comme à Coppet, elle disait ainsi ; elle tendait plus que jamais les mains vers cette rive si prochaine. L’année 1806 lui sembla trop longue pour que son imagination tînt à un pareil supplice, et elle arriva à Paris un soir, n’amenant ou ne prévenant qu’un très petit nombre d’amis. Elle se promenait chaque soir et une partie de la nuit à la clarté de la lune, n’osant sortir de jour. Mais il lui prit, durant cette aventureuse incursion, une envie violente qui la caractérise, un caprice, par souvenir, de voir une grande dame, ancienne amie de son père, Mme de Tessé, celle même qui disait : « Si j’étais reine, j’ordonnerais à Mme de Staël de me parler toujours. » Cette dame, pourtant, alors fort âgée, s’effraya à l’idée de recevoir Mme de Staël proscrite, et il résulta de la démarche une série d’indiscrétions qui firent que Fouché fut averti. Il fallut vite partir, et ne plus se risquer désormais à ces promenades, au clair de la lune, le long des quais, du ruisseau favori, et autour de cette place Louis xv si familière à Delphine. Bientôt la publication de Corinne vint confirmer et redoubler pour Mme de Staël la rigueur du premier exil ; nous la trouvons rejetée à Coppet, où, après tout, elle nous apparaît dans sa vraie dignité, au centre de sa cour majestueuse.

Ce que le séjour de Ferney fut pour Voltaire, celui de Coppet l’est pour Mme de Staël, mais avec bien plus d’auréole poétique, ce nous semble, et de grandiose existence. Tous deux ils règnent dans leur exil. Mais l’un dans sa plaine, du fond de son château assez mince, en vue de ses jardins taillés et peu ombragés, détruit et raille. L’influence de Coppet (Tancrède à part et Aménaïde qu’on y adore) est toute contraire ; c’est celle de Jean-Jacques continuée, ennoblie, qui s’installe et règne tout près des mêmes lieux que sa rivale. Coppet contrebalance Ferney et le détrône à demi. Nous tous du jeune siècle, nous jugeons Ferney en descendant de Coppet. La beauté du site, les bois qui l’ombragent, le sexe du poète, l’enthousiasme qu’on y respire, l’élégance de la compagnie, la gloire des noms, les promenades du lac, les matinées du parc, les mystères et les orages inévitables qu’on suppose, tout contribue à enchanter pour nous l’image de ce séjour. Coppet, c’est l’Élysée que tous les cœurs, enfans de Jean-Jacques, eussent naturellement prêté à la châtelaine de leurs rêves. Mme de Genlis, revenue de ses premiers torts et les voulant réparer, a essayé de peindre, dans une nouvelle intitulée Athénais ou le château de Coppet en 1807[4], les habitudes et quelques complications délicates de cette vie que de loin nous nous figurons à travers un charme. Mais on ne doit pas chercher une peinture fidèle dans cette production, d’ailleurs agréable. Les dates y sont confuses, les personnages groupés, les rôles arrangés. M. de Schlegel y devient un grotesque, sacrifié sans goût et sans mesure. Le tout enfin se présente sous un faux jour romanesque, qui altère, à nos yeux, la vraie poésie autant que la réalité. Pour moi, j’aimerais mieux quelques détails précis, sur lesquels ensuite l’imagination de ceux qui n’ont pas vu se plairait à rêver ce qui a dû être. La vie de Coppet était une vie de château. Il y avait souvent jusqu’à trente personnes, étrangers et amis ; les plus habituels étaient Benjamin Constant, M. Aug. Will. de Schlegel, M. de Sabran, M. de Sismondi, M. Bonstetten, les barons de Voght, de Balk, etc. ; chaque année y ramenait une ou plusieurs fois M. Mathieu de Montmorency, M. Prosper de Barante, le prince Auguste de Prusse, la beauté célèbre tout à l’heure désignée par Mme de Genlis sous le nom d’Athénaïs, une foule de personnes du monde, des connaissances d’Allemagne ou de Genève. Les conversations philosophiques, littéraires, toujours piquantes ou élevées, s’engageaient déjà vers onze heures du matin, à la réunion du déjeuner ; on les reprenait au dîner, dans l’intervalle du dîner au souper, lequel avait lieu à 11 heures du soir, et encore au-delà souvent jusqu’après minuit. Benjamin Constant et Mme de Staël y tenaient surtout le . C’est là que Benjamin Constant, que nous, plus jeunes, n’avons guère vu que blasé, sortant de sa raillerie trop invétérée par un enthousiasme un peu factice, causeur toujours prodigieusement spirituel, mais chez qui l’esprit, à la fin, avait hérité de toutes les autres facultés et passions plus puissantes[5], c’est là qu’il se montrait avec feu et naturellement ce que Mme de Staël le proclamait sans prévention, le premier esprit du monde : il était certes le plus grand des hommes distingués. Leurs esprits du moins, à tous les deux, se convenaient toujours ; ils étaient sûrs de s’entendre par là. Rien, au dire des témoins, n’était éblouissant et supérieur comme leur conversation engagée dans ce cercle choisi, eux deux tenant la raquette magique du discours, et se renvoyant, durant des heures, sans manquer jamais, le volant de mille pensées entrecroisées. Mais il ne faudrait pas croire qu’on fût là de tout point sentimental ou solennel ; on y était souvent simplement gai ; Corinne avait des jours d’abandon où elle se rapprochait de la signora Fantastici. On jouait souvent à Coppet des tragédies, des drames, ou les pièces chevaleresques de Voltaire, Zaïre, Tancrède si préféré de Mme de Staël, ou des pièces composées exprès par elle ou par ses amis. Ces dernières s’imprimaient quelquefois à Paris, pour qu’on pût ensuite apprendre plus commodément les rôles ; l’intérêt qu’on mettait à ces envois était vif, et quand on avisait à de graves corrections dans l’intervalle, vite on expédiait un courrier, et, en certaines circonstances, un second, pour rattraper ou modifier la correction déjà en route. La poésie européenne assistait à Coppet dans la personne de plusieurs représentans célèbres. Zacharias Werner, l’un des originaux de cette cour, et dont on jouait l’Attila et les autres drames avec grand renfort de dames allemandes, Werner écrivait, vers ce temps (1809), au conseiller Schneffer (nous atténuons pourtant deux ou trois traits, auxquels l’imagination, malgré lui sensuelle et voluptueuse, du mystique poète, s’est trop complue) : « Mme de Staël est une reine, et tous les hommes d’intelligence qui vivent dans son cercle ne peuvent en sortir, car elle les y retient par une sorte de magie. Tous ces hommes-là ne sont pas, comme on le croit follement en Allemagne, occupés à la former ; au contraire, ils reçoivent d’elle l’éducation sociale. Elle possède d’une manière admirable le secret d’allier les élémens les plus disparates, et tous ceux qui l’approchent ont beau être divisés d’opinions, ils sont tous d’accord pour adorer cette idole. Mme de Staël est d’une taille moyenne, et son corps, sans avoir une élégance de nymphe, a la noblesse des proportions… Elle est forte, brunette, et son visage n’est pas, à la lettre, très beau. Mais on oublie tout, dès que l’on voit ses yeux superbes, dans lesquels une grande ame divine, non-seulement étincelle, mais jette feu et flamme. Et si elle laisse parler complètement son cœur, comme cela arrive si souvent, on voit comme ce cœur élevé déverse encore tout ce qu’il y a de vaste et de profond dans son esprit, et alors il faut l’adorer comme mes amis A.-W. Schlegel et Benjamin Constant, etc. » Il n’est pas inutile de se figurer l’auteur galant de cette peinture, Werner, bizarre de mise et volontiers barbouillé de tabac, muni qu’il était d’une tabatière énorme où il puisait à foison durant ses longues digressions érotiques et platoniques sur l’androgyne ; sa destinée était de courir sans cesse, disait-il, après cette autre moitié de lui-même, et, d’essai en essai, de divorce en divorce, il ne désespérait pas d’arriver enfin à reconstituer son tout primitif. Le poète danois Œlenschlæger a raconté en détail une visite qu’il fit à Coppet, et il y parle du bon Werner en ce sens ; nous emprunterons au récit d’Œlenschlæger quelques autres traits :

« Mme de Staël vint avec bonté au-devant de moi, et me pria de passer quelques semaines à Coppet, tout en me plaisantant avec grace sur mes fautes de français. Je me mis à lui parler allemand ; elle comprenait très bien cette langue, et ses deux enfans la comprenaient et la parlaient très bien aussi. Je trouvai chez Mme de Staël, Benjamin Constant, Auguste Schlegel, le vieux baron Voght d’Altona, Bonstetten de Genève, le célèbre Sismonde de Sismondi, et le comte de Sabran, le seul de toute cette société qui ne sût pas l’allemand… Schlegel était poli à mon égard, mais froid… Mme de Staël n’était pas jolie, mais il y avait dans l’éclair de ses yeux noirs un charme irrésistible ; et elle possédait au plus haut degré le don de subjuguer les caractères opiniâtres, et de rapprocher par son amabilité des hommes tout-à-fait antipathiques. Elle avait la voix forte, le visage un peu mâle, mais l’ame tendre et délicate… Elle écrivait alors son livre sur l’Allemagne et nous en lisait chaque jour une partie. On l’a accusée de n’avoir pas étudié elle-même les livres dont elle parle dans cet ouvrage, et de s’être complètement soumise au jugement de Schlegel. C’est faux. Elle lisait l’allemand avec la plus grande facilité. Schlegel avait bien quelque influence sur elle, mais très souvent elle différait d’opinion avec lui, et elle lui reprochait sa partialité… Schlegel, pour l’érudition et pour l’esprit duquel j’ai un grand respect, était, en effet, imbu de partialité. Il plaçait Calderon au-dessus de Shakspeare ; il blâmait sévèrement Luther et Herder. Il était, comme son frère, infatué d’aristocratie… Si l’on ajoute à toutes les qualités de Mme de Staël, qu’elle était riche, généreuse, on ne s’étonnera pas qu’elle ait vécu dans son château enchanté, comme une reine, comme une fée, et sa baguette magique était peut-être cette petite branche d’arbre qu’un domestique devait déposer chaque jour sur la table, à côté de son couvert, et qu’elle agitait pendant la conversation. » À défaut du rameau de feuillage, du gui sacré, c’était l’éventail, ou le couteau d’ivoire ou d’argent, ou simplement un petit étendard de papier qu’agitait sa main, cette main inquiète du sceptre. Quant au portrait de Mme de Staël, on voit combien tous ceux qui le crayonnent s’accordent dans les traits principaux, depuis M. de Guibert jusqu’à Œlenschlæger et Werner. Deux fidèles et véritables portraits par le pinceau dispenseraient, d’ailleurs, de toutes ces esquisses littéraires : le portrait, peint par Mme Lebrun (1807), qui nous rend Mme de Staël en Corinne, nue tête, la chevelure frisée, une lyre à la main, et le portrait à turban par Gérard, composé depuis la mort, mais d’après un parfait souvenir. En réunissant quelques ébauches de diverses plumes contemporaines, nous croyons pourtant n’avoir pas fait inutilement : on n’est jamais las de ces nombreuses concordances, à l’égard des personnes chéries, admirées et disparues.

La poésie anglaise qui, durant la guerre du continent, n’avait pu assister à ce congrès permanent de la pensée dont Coppet fut le séjour, y parut en 1816, représentée par Lewis et par Byron. Ce dernier, dans ses mémoires, a parlé de Mme de Staël d’une manière affectueuse et admirative, malgré quelques légèretés de ton pour l’oracle. Il convient, tout blasé qu’il est, qu’elle a fait de Coppet le lieu le plus agréable de la terre par la société qu’elle y reçoit et que ses talens y animent. De son côté, elle le jugeait l’homme le plus séduisant de l’Angleterre, ajoutant toutefois : « Je lui crois juste assez de sensibilité pour abîmer le bonheur d’une femme. »

Mais ce qu’on ne peut exprimer de Coppet, aux années les plus brillantes, ce que vous voudriez maintenant en ressaisir, ô vous tous, cœurs adolescens ou désabusés, rebelles au présent, passionnés du moins des souvenirs, avides d’un idéal que vous n’espérez plus pour vous, — ô vous tous qui êtes encore, on l’a dit justement, ce qu’il y a de plus beau sur la terre après le génie, puisque vous avez puissance de l’admirer avec pleurs et de le sentir, c’est le secret et l’entrecroisement des pensées de ces hôtes sous ces ombrages ; ce sont les entretiens du milieu du jour le long des belles eaux voilées de verdure. Un hôte habituel de Coppet, qu’interrogeait en ce sens ma curiosité émue (il n’est pas de ceux que j’ai nommés plus haut), me disait : « J’étais sorti un matin du château pour prendre le frais ; je m’étais couché dans l’herbe épaisse, près d’une nappe d’eau, à un endroit du parc très écarté, et je regardais le ciel en rêvant. Tout d’un coup j’entendis deux voix ; la conversation était animée, secrète, et se rapprochait. Je voulais faire du bruit pour avertir que j’étais là ; mais j’hésitai, jusqu’à ce que, l’entretien continuant et s’établissant à quelques pas de moi, il fut trop tard pour interrompre, et il me fallut tout écouter, reproches, explications, promesses, sans me montrer, sans oser reprendre haleine. » — « Heureux homme ! lui dis-je ; et quelles étaient ces deux voix ? Et qu’avez-vous entendu ? » — Puis, comme le délicat scrupule du promeneur ne me répondait qu’à demi, je me gardai d’insister. Laissons au roman, à la poésie de nos neveux, le frais coloris de ces mystères ; nous en sommes trop voisins encore. Laissons le temps s’écouler, l’auréole se former de plus en plus sur ces collines, les cimes, de plus en plus touffues, murmurer confusément les voix du passé, et l’imagination lointaine embellir un jour, à souhait, les troubles, les déchiremens des ames, en ces édens de la gloire.

Corinne parut en 1807. Le succès fut instantané, universel ; mais ce n’est pas dans la presse que nous devons en chercher les témoignages. La liberté critique, même littéraire, n’existait plus. Mme de Staël ne pouvait, vers ces années, faire insérer au Mercure une spirituelle, mais simple analyse, du remarquable essai de M. de Barante sur le xviiie siècle. On était, quand parut Corinne, à la veille et sous la menace de cette censure, absolue. Le mécontentement du souverain contre l’ouvrage, probablement parce que cet enthousiasme idéal n’était pas quelque chose qui allât à son but, suffit à paralyser les éloges imprimés. M. de Feletz, dans les Débats, continua sa chicane méticuleuse et chichement polie ; M. Boutard loua et réserva judicieusement les opinions relatives aux beaux-arts. Un M. C. (dont j’ignore le nom) fit dans le Mercure un article sans malveillance, mais sans valeur. Eh ! qu’importe dorénavant à Mme de Staël cette critique à la suite ? Avec Corinne elle est décidément entrée dans la gloire et dans l’empire. Il y a un moment décisif pour les génies, où ils s’établissent tellement, que désormais les éloges qu’on en peut faire n’intéressent plus que la vanité et l’honneur de ceux qui les font. On leur est redevable d’avoir à les louer ; leur nom devient une illustration dans le discours ; c’est comme un vase d’or qu’on emprunte et dont notre logis se pare. Ainsi pour Mme de Staël à dater de Corinne. L’Europe entière la couronna sous ce nom. Corinne est bien l’image de l’indépendance souveraine du génie, même au temps de l’oppression la plus entière, Corinne qui se fait couronner à Rome, dans ce Capitole de la Ville éternelle, où le conquérant qui l’exile ne mettra pas le pied. Mme Necker de Saussure (Notice), Benjamin Constant (Mélanges), M.-J. Chénier (Tableau de la littérature), ont analysé et apprécié l’ouvrage, de manière à abréger notre tâche après eux : « Corinne, dit Chénier, c’est Delphine encore, mais perfectionnée, mais indépendante, laissant à ses facultés un plein essor, et toujours doublement inspirée par le talent et par l’amour. » Oui, mais la gloire elle-même pour Corinne n’est qu’une distraction éclatante, une plus vaste occasion de conquérir les cœurs « En cherchant la gloire, dit-elle à Oswald, j’ai toujours espéré qu’elle me ferait aimer. » Le fond du livre nous montre cette lutte des puissances noblement ambitieuses ou sentimentales et du bonheur domestique, pensée perpétuelle de Mme de Staël. Corinne a beau resplendir par instans comme la prêtresse d’Apollon, elle a beau être dans les rapports habituels de la vie la plus simple des femmes, une femme gaie, mobile, ouverte à mille attraits, capable sans effort du plus gracieux abandon ; malgré toutes ces ressources du dehors et de l’intérieur, elle n’échappera point à elle-même. Du moment qu’elle se sent saisie par la passion, par cette griffe de vautour sous laquelle le bonheur et l’indépendance succombent, j’aime son impuissance à se consoler, j’aime son sentiment plus fort que son génie, son invocation fréquente à la sainteté et à la durée des liens qui seuls empêchent les brusques déchiremens, et l’entendre, à l’heure de mourir, avouer en son chant du cygne : « De toutes les facultés de l’ame que je tiens de la nature, celle de souffrir est la seule que j’aie exercée tout entière. » Ce côté prolongé de Delphine à travers Corinne me séduit principalement et m’attache dans la lecture ; l’admirable cadre qui environne de toutes parts les situations d’une ame ardente et mobile y ajoute par sa sévérité. Ces noms d’amans, non pas gravés, cette fois, sur les écorces de quelque hêtre, mais inscrits aux parois des ruines éternelles, s’associent à la grave histoire, et deviennent une partie vivante de son immortalité. La passion divine d’un être, qu’on ne peut croire imaginaire, introduit, le long des cirques antiques, une victime de plus, qu’on n’oubliera jamais ; le génie, qui l’a tirée de son sein, est un vainqueur de plus, et non pas le moindre, dans cette cité de tous les vainqueurs.

Ce n’est point à propos de Corinne qu’il y a lieu de reprocher à Mme de Staël un manque de consistance et de fermeté dans le style, et quelque chose de trop couru dans la distribution des pensées. Elle est tout-à-fait sortie, pour l’exécution de cette œuvre, de la conversation spirituelle, de l’improvisation écrite, comme elle faisait quelquefois (stans pede in uno) debout, et appuyée à l’angle d’une cheminée. S’il y a encore des imperfections de style, ce n’est que par rares accidens ; j’ai vu notés au crayon, dans un exemplaire de Corinne, une quantité prodigieuse de mais, qui donnent en effet de la monotonie aux premières pages. Toutefois, un soin attentif préside au détail de ce monument ; l’écrivain est arrivé à l’art, à la majesté soutenue, au nombre.

Le livre de l’Allemagne, qui n’a paru qu’en 1815 à Londres, était à la veille d’être publié en 1810. L’impression, soumise aux censeurs impériaux, Esménard et autres, s’achevait, lorsqu’un brusque revirement de police mit les feuilles au pilon et anéantit le tout. On sait la lettre du duc de Rovigo et cette honteuse histoire. L’Allemagne ayant été de plus en plus connue, et ayant, d’ailleurs, marché depuis cette époque, le livre de Mme de Staël peut sembler aujourd’hui moins complet dans sa partie historique ; l’opinion s’est montrée dans ces derniers temps plus sensible à ces défectuosités. Mais à part même l’honneur d’une initiative, dont personne autre n’était capable alors, et que Villers seul, s’il avait eu autant d’esprit en écrivant qu’en conversant, aurait pu partager avec elle, je ne crois pas qu’il y ait encore à chercher ailleurs la vive image de cette éclosion soudaine du génie allemand, le tableau de cet âge brillant et poétique, qu’on peut appeler le siècle de Goëthe ; car la belle poésie allemande semble, à peu de chose près, être née et morte avec ce grand homme et n’avoir vécu qu’une vie de patriarche ; depuis, c’est déjà, une décomposition et une décadence. En abordant l’Allemagne, Mme de Staël insista beaucoup aussi sur la partie philosophique, sur l’ordre de doctrines opposées à celles des idéologues français ; elle se trouvait assez loin elle-même, en ces momens, de la philosophie de ses débuts. Ici se dénote chez elle, remarquons-le bien, un souci croissant de la moralité dans les écrits. Un écrit n’est suffisamment moral, à son gré, que lorsqu’il sert par quelque endroit au perfectionnement de l’ame. Dans l’admirable discours qu’elle fait tenir à Jean-Jacques par un solitaire religieux, il est posé que « le génie ne doit servir qu’à manifester la bonté suprême de l’ame. » Elle paraît très occupée, en plus d’un passage, de combattre l’idée du suicide. « Quand on est très jeune, dit-elle excellemment, la dégradation de l’être n’ayant en rien commencé, le tombeau ne semble qu’une image poétique, qu’un sommeil, environné de figures à genoux qui nous pleurent ; il n’en est plus ainsi, même dès le milieu de la vie, et l’on apprend alors pourquoi la religion, cette science de l’ame, a mêlé l’horreur du meurtre à l’attentat contre soi-même. » Mme de Staël, dans la période douloureuse où elle était alors, n’abjurait pas l’enthousiasme, et elle termine son livre en le célébrant ; mais elle s’efforce de le régler en présence de Dieu. L’Essai sur le Suicide, qui parut en 1812 à Stockholm, était composé dès 1810, et les signes d’une révolution morale intérieure chez Mme de Staël s’y déclarent plus manifestes encore.

L’amertume que lui causa la suppression inattendue de son livre fut grande. Six années d’études et d’espérances détruites, un redoublement de persécution au moment où elle avait lieu de compter sur une trêve, et d’autres circonstances contradictoires, pénibles, faisaient de sa situation, à cette époque, une crise violente, une décisive épreuve, qui l’introduisait sans retour dans ce que j’ai appelé les années sombres. Qu’elle aille, qu’elle aille ! il n’y a plus désormais, malgré la gloire qui ne la quitte pas, il n’y a plus de station ni de chant au Capitole. Jusque-là les orages même avaient laissé jour pour elle à des reflets gracieux, à des attraits momentanés, et, selon sa propre expression si charmante, à quelque air écossais dans sa vie. Mais à partir de là tout devient plus âpre. La jeunesse d’abord, cette grande et facile consolatrice, s’enfuit. Mme de Staël avait horreur de l’âge et de l’idée d’y arriver. Un jour qu’elle ne dissimulait pas ce sentiment devant Mme Suard, celle-ci lui disait : « Allons donc, vous prendrez votre parti, vous serez une très aimable vieille. » Mais elle frémissait à cette pensée ; le mot de jeunesse avait un charme musical à son oreille ; elle se plaisait à en clore ses phrases, et ces simples mots : Nous étions jeunes alors, remplissaient ses yeux de larmes : « Ne voit-on pas souvent, s’écriait-elle (Essai sur le Suicide), le spectacle du supplice de Mézence, renouvelé par l’union d’une ame encore vivante et d’un corps détruit, ennemis inséparables ? Que signifie ce triste avant coureur dont la nature fait précéder la mort ? si ce n’est l’ordre d’exister sans bonheur et d’abdiquer chaque jour, fleur après fleur, la couronne de la vie. » Elle se rejetait le plus long-temps possible en arrière, loin de ces derniers jours qui répètent d’une voix si rauque les airs brillans des premiers. Le sentiment, dont elle fut l’objet à cette époque de la part de M. Rocca, lui rendit encore un peu de l’illusion de la jeunesse ; elle se laissait aller à voir dans le miroir magique de deux jeunes yeux éblouis le démenti de trop de ravages. Mais son mariage avec M. Rocca, ruiné de blessures, le culte de reconnaissance qu’elle lui voua, sa propre santé altérée, tout l’amena à de plus réguliers devoirs. L’air écossais, l’air brillant du début devint bientôt un hymne grave, sanctifiant, austère. Il fallait que la religion pénétrât désormais, non plus dans les discours seulement, mais dans la pratique suivie. Plus jeune, moins accablée, il lui avait suffi d’aller, à certaines heures de tristesse, faire visite de l’autre côté du parc au tombeau de son père, ou d’agiter avec Benjamin Constant, avec M. de Montmorency, quelque conversation mystiquement élevée. En avançant dans la vie, une fois le ressort brisé contre les souffrances positives et croissantes, quand tout manque, et se fane jour par jour, et se décolore, les inspirations passagères ne soutiennent plus ; on a besoin d’une croyance plus ferme, plus continuellement présente : Mme de Staël ne la chercha qu’où elle la pouvait trouver, dans l’Évangile, au sein de la religion chrétienne. Avant la résignation complète, le plus fort de sa crise fut durant la longue année qui précéda sa fuite. L’active constance de quelques amis frappés pour elle, l’abandon, les chétives excuses, les peurs déguisées en mal de poitrine, de quelques autres, l’avaient touchée au cœur et diversement contristée. Elle se voyait entourée d’une contagion de fatalité qu’elle communiquait aux êtres les plus chers ; sa tête s’exaltait sur les dangers. « Je suis l’Oreste de l’exil, s’écriait-elle au sein de l’intimité qui se dévouait pour elle. » Et encore : « Je suis dans mon imagination comme dans la tour d’Ugolin. » Trop à l’étroit dans Coppet et surtout dans son imagination terrible, elle voulait à toute force ressaisir l’air libre, l’espace immense. Le préfet de Genève, M. Capelle, qui avait succédé à M. de Bayante père révoqué, lui insinuait d’écrire quelque chose sur le roi de Rome ; un mot lui eût aplani tous les chemins, ouvert toutes les capitales ; elle n’y songea pas un seul instant, et dans sa saillie toujours prompte, elle ne trouvait à souhaiter à l’enfant qu’une bonne nourrice. Les dix Années d’Exil peignent au naturel les vicissitudes de cette situation agitée ; elle s’y représente étudiant sans cesse la carte d’Europe comme le plan d’une vaste prison d’où il s’agissait de s’évader. Tous ses vœux tendaient vers l’Angleterre, elle y dut aller par Saint-Pétersbourg.

C’est dans de telles dispositions long-temps couvées, et après cette crise résolue en une véritable maturité intérieure, que la Restauration trouva et ramena Mme de Staël. Elle avait vu Louis xviii en Angleterre : « Nous aurons, annonçait-elle alors à un ami, un « roi très favorable à la littérature. » Elle se sentait du goût pour ce prince, dont les opinions modérées lui rappelaient quelques-unes de celles de son père. Elle s’était entièrement convertie aux idées politiques anglaises, dans cette Angleterre qui lui semblait le pays par excellence à la fois de la vie de famille et de la liberté publique. On l’en vit revenir apaisée, assagie, pleine sans doute d’impétuosité généreuse jusqu’à son dernier jour, mais fixée à des opinions semi-aristocratiques, qu’elle n’avait, de 95 à 1802, aucunement professées. Son hostilité contre l’Empire, son absence de France, sa fréquentation des souverains alliés et des sociétés étrangères, la fatigue extrême de l’ame qui rejette la pensée aux impressions moins hardies, tout contribua chez elle à cette métamorphose. Mme de Staël, en vieillissant, devait volontiers se rapprocher des idées anciennes de son père. De même qu’on a remarqué que les tempéramens, à mesure qu’on vieillit, reviennent au type primitif qu’ils marquaient dans l’enfance, se dépouillant ainsi par degrés des formes et des variations contractées dans l’intervalle, de même que les révolutions, après leur élan, reviennent à un moindre but que celui qu’elles croyaient d’abord atteindre ou qu’elles avaient dépassé ; de même nous voyons Mme de Staël, vers la fin de sa vie, se réfugier dans un système plus mixte, plus tempéré, mais pour elle presque domestique : c’était, pour la fille de M. Necker, s’en revenir simplement à Saint-Ouën que d’accepter en plein la Charte de Louis xviii.

Les Considérations sur la Révolution Française, dernier ouvrage de Mme de Staël, celui qui a scellé le jugement sur elle et qui classe naturellement son nom en politique entre les noms honorés de son père et de son gendre, la donnent à connaître sous ce point de vue libéral mitigé, anglais, et un peu doctrinaire, comme on dit, beaucoup mieux que nous ne pourrions faire. Aussitôt après son retour en France, elle ne tarda pas à voir se dessiner les exigences des partis, et toutes les difficultés qui compliquent les restaurations. Les ménagemens, les mesures de conciliation et de prudence, furent dès l’abord la voie indiquée, conseillée par elle. Dans son rapprochement de Mme de Duras et de M. de Châteaubriand, elle cherchait à s’entendre avec la portion éclairée, généreuse, d’un royalisme plus vif que le sien. « Mon système, disait-elle en 1816, est toujours en opposition absolue avec celui qu’on suit, et mon affection la plus sincère pour ceux qui le suivent. » Elle eut dès-lors à souffrir incessamment dans beaucoup de ses relations et affections privées par les divergences qui éclatèrent. Le faisceau des amitiés humaines se relâchait, se déliait autour d’elle. Jours pénibles, et qui arrivent tôt ou tard dans chaque existence, où l’on voit les êtres préférés, qu’on rassemblait avec une sorte d’art au sein d’un même amour, se ralentir, se déplaire, se rembrunir l’un après l’autre, se tacher, en quelque sorte, dans la fleur d’affection où ils brillaient d’abord ! Ces déchets inévitables, qui ne s’arrêtent pas aux amitiés les plus chères, affectaient singulièrement Mme de Staël et la détachaient, sinon de la vie, du moins des vanités et des douceurs périssables. Elle avait fini par prendre moins de plaisir à écrire à M. de Montmorency, à l’admirable ami lui-même, à cause de ces malheureuses divergences auxquelles, lui, il tenait trop. M. de Schlegel en voulait beaucoup à cette politique envahissante, et se montrait moins à l’aise, ou parfois amer, en ces cercles troublés qui ne lui représentaient plus la belle littérature de Coppet. Mme de Staël, sensible à ces effets, et atteinte déjà d’un mal croissant, se réfugiait ou dans la famille, ou plus haut, dans la fidélité à Celui qui ne peut nous être infidèle. Elle mourut, environnée pourtant de tous les noms choisis qu’on aime à marier au sien ; elle mourut, en 1817, le 14 juillet, jour de liberté et de soleil, pleine de génie et de sentiment dans des organes minés avant l’âge, se faisant, l’avant-veille encore, traîner en fauteuil au jardin, et distribuant aux nobles êtres qu’elle allait quitter des fleurs de rose en souvenir et de saintes paroles.

La publication posthume des Considérations, qui eut lieu en 1818, fut un événement, et constitua à Mme de Staël de bruyantes et publiques funérailles. Elle y proposait à la Révolution française et à la Restauration elle-même une interprétation politique destinée à un long retentissement et à une durable influence. C’était une Monarchie selon la Charte à sa manière ; hors de celle-là et de celle de M. de Châteaubriand, il n’y avait guère de salut possible pour la Restauration. Au contraire, la marche contenue entre ces deux limites aurait pu se prolonger indéfiniment. Chaque parti, alors dans le feu de la nouveauté, s’empressa de demander au livre des Considérations des armes pour son système. Les louanges furent justes, et les attaques passionnées. Benjamin Constant, dans la Minerve, M. de Fitz-James, dans le Conservateur, en parlèrent vivement, et sous des points de vue assez opposés l’un à l’autre, comme on peut croire. M. Bailleul et M. de Bonald firent à ce sujet des brochures en sens contraire ; il y eut d’autres brochures encore. L’influence de pensée que par cet ouvrage Mme de Staël exerça sur le jeune parti libéral philosophique, sur celui que la nuance du Globe représenta plus tard, fut directe. L’influence conciliante, expansive, irrésistible, qui serait résultée de sa présence, a bien manqué, en plus d’une rencontre, au parti politique qui, pour ainsi dire, émane d’elle, et qui eût continué d’être le sien.

Mais c’est dans le domaine de l’art que son action de plus en plus, je me le figure, eût été belle, efficace, cordiale, intelligente, favorable sans relâche aux talens nouveaux, et les recherchant, les modifiant avec profit pour eux et bonheur. Parmi tous ceux qui brillent aujourd’hui, mais disséminés et sans lien, elle eût été le lien peut-être, le foyer communicatif et réchauffant. On se fût compris les uns les autres, on se fût perfectionné à l’union de l’art et de la pensée, autour d’elle. Oh ! si Mme de Staël avait vécu, admirative et sincèrement aimante qu’elle était, oh ! comme elle eût recherché surtout ce talent éminent de femme, que je ne veux pas lui comparer encore ! comme, à certains momens de sévérité du faux monde et des faux moralistes, le lendemain de Lélia, comme elle fût accourue en personne, pleine de tendre effroi et d’indulgence ! Delphine, seule entre toutes les femmes du salon, alla s’asseoir à côté de Mme de R… Au lieu des curiosités banales ou des malignes louanges, comme elle eût franchement serré sur son cœur ce génie plus artiste qu’elle, je le crois, mais moins philosophique jusqu’ici, moins sage, moins croyant, moins plein de vues sûres et politiques et rapidement sensées ! comme elle lui eût fait aimer la vie, la gloire ! comme elle lui eût abondamment parlé de la clémence du ciel et d’une certaine beauté de l’univers, qui n’est pas là, pour narguer l’homme, mais pour lui prédire de meilleurs jours ! , comme elle l’eût applaudi ensuite et encouragé vers les inspirations plus sereines ! Ô Vous, que l’opinion déjà unanime proclame la première en littérature depuis Mme de Staël, vous avez, je le sais, dans votre admiration envers elle, comme une reconnaissance profonde et tendre pour tout le bien qu’elle vous aurait voulu et qu’elle vous aurait fait ! Il y aura toujours dans votre gloire un premier nœud qui vous rattache à la sienne.


Sainte-Beuve.
  1. Voir Revue Rétrospective, no ix, juin 1834.
  2. Voir la notice sur M. J. Chénier, en tête de ses œuvres, par M. Daunou.
  3. Mme de Staël demeurait, avant son exil, rue de Grenelle-Saint-Germain, près de la rue du Bac.
  4. Imprimerie de Jules Didot, 1832.
  5. Dans cette disposition d’esprit plus fine et railleuse qu’on n’aimerait, furent écrites par lui quelques pages qu’on trouvera au Livre des Cent-et-Un, tom. vii.