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Poésie du moyen-âge - Le roman de la rose

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POÉSIE DU MOYEN-ÂGE.

LE ROMAN DE LA ROSE.


On l’a dit : rien n’est nouveau que ce qui est oublié. Cet axiome paradoxal devient plus vrai chaque jour. D’une part, la nouveauté se fait rare dans les conceptions de l’esprit ; de l’autre, l’étude retrouve, à chaque heure, dans les époques les plus obscures, dans les livres les moins lus, beaucoup d’opinions et de passions, de vérités et d’erreurs, dont notre époque voudrait revendiquer la découverte. Par ce double progrès de la stérilité des esprits et de l’étendue des connaissances, les richesses du présent diminuent, et la valeur du passé augmente, ou plutôt le passé tend sans cesse à effacer et absorber le présent. Il faut bien admettre cette compensation, tout insuffisante qu’elle est, et se consoler comme on peut de l’originalité douteuse de tant d’œuvres contemporaines, en rendant leur originalité véritable à d’anciennes productions ignorées ou méconnues de nos jours. Si, par malheur, tel livre qui se donne pour contenir le secret des choses révélé hier à son auteur est trop semblable à celui dont Lessing disait : Il y a dans cet ouvrage des choses neuves et des choses vraies, mais les choses neuves ne sont pas vraies et les choses vraies ne sont pas neuves, en revanche dans tel écrit négligé du moyen-âge sont enfouies des idées qu’on n’y soupçonnerait pas.

C’est ainsi qu’ayant eu la patience de lire un livre autrefois fameux, mais rarement ouvert depuis trois siècles, un livre qui passe en général pour ne renfermer qu’une allégorie galante assez fade, le Roman de la Rose, j’ai été surpris d’y trouver, avec les fadeurs qui n’y manquent point, un mouvement d’idées scientifiques et philosophiques et une veine de satire assez remarquables pour me donner la confiance d’en entretenir le lecteur, me hâtant de profiter pour une telle entreprise, car c’en est une de lire et d’analyser le Roman de la Rose, du répit, bien passager sans doute, que nous donnent en ce moment les chefs-d’œuvre.

Pendant long-temps, on n’a guère connu de notre poésie française du moyen-âge que le Roman de la Rose, et encore n’en connaissait-on que le nom. Depuis une vingtaine d’années, de nombreux monumens de notre vieille littérature ont été publiés ; mais, quoique plusieurs soient, à beaucoup d’égards, fort supérieurs au Roman de la Rose, aucun n’a encore conquis l’espèce de notoriété attachée depuis des siècles à cet ouvrage. D’autre part, tout en continuant de le citer souvent, on ne l’a pas lu davantage. En donner une analyse détaillée, c’est donc le publier pour ainsi dire. C’est entretenir le plus grand nombre des lecteurs d’un sujet qui, sans leur être nouveau, leur est étranger. C’est satisfaire cette curiosité qu’inspire le nom souvent répété d’un personnage inconnu ; c’est faire peut-être chose agréable à ceux qui aiment à savoir ce dont ils parlent, et qui mettent volontiers une idée sous un mot.

Le Roman de la Rose est l’œuvre de deux auteurs et se compose de deux parties très distinctes. Dans la première, Guillaume de Lorris eut pour but de représenter tous les effets et tous les accidens de l’amour, d’en faire un traité complet sous une forme allégorique, comme l’indiquent les deux vers placés en tête du poème :

Ci est le Roman de la Rose
Où l’art d’amour est toute enclose.

Il ajoute :

La matière est bonne et neuve.

Bonne, soit ; mais neuve, c’est autre chose. L’auteur n’acheva pas son poème, qui, lui mort, fut repris et continué dans un esprit entièrement différent par Jean de Meun.

Ces deux portions du Roman de la Rose forment véritablement deux poèmes, et le premier est souvent la contre-partie ou la parodie du second. Il y a entre l’un et l’autre quarante ans de distance, et tout l’intervalle qui sépare un interprète ingénu des maximes délicates de l’amour chevaleresque encore dans sa fleur au commencement du XIIIe siècle, et un poète de la fin de ce siècle qui met à la place des graces un peu mignardes de son devancier un incroyable mélange de brutalité, de pédanterie et de verve. C’est dans cette seconde partie que le lecteur trouvera ce que je lui ai promis plus haut ; mais, pour y arriver, il faut qu’il ait une idée de l’ensemble, et pour cela il doit consentir à traverser avec moi ce labyrinthe allégorique ; je tâcherai de ne l’arrêter que sur des passages qui lui plairont par la grace de l’expression, ou qui l’intéresseront par la hardiesse de la pensée ou l’audace de la satire.

Guillaume de Lorris, auteur de la première partie du Roman de la Rose, commence son récit en nous disant qu’au vingtième an de son âge il eut un songe. « Il y a bien cinq ans, dit-il, c’était en mai,

Quand toute chose s’égaie[1],
Quand l’on ne voit buisson ni haie
Qui en mai parer ne se veuille
Et couvrir de nouvelle feuille.

Il me semblait en mon songe être au matin. Je me levai et m’en allai par les vergers en fleurs, écoutant le chant des oiselets. Bientôt je rencontrai une eau qui bruissait claire et fraîche à travers une prairie. Côtoyant sa rive, je vis un grand verger enceint d’un mur à créneaux sur lequel était pourtraites Haine, Félonie, Vilenie, Convoitise, Avarice, Envie, Vieillesse. »

Ici j’interromps le récit de l’auteur pour faire une observation que je crois essentielle. Si le poème était composé au point de vue de la morale chrétienne, l’avarice et l’envie se trouveraient en la compagnie des autres péchés mortels. Au lieu des péchés mortels, l’auteur voit ici représentés les vices opposés aux qualités qui formaient le chevalier accompli : haine, contraire d’amour, félonie de loyauté, vilenie de noblesse, convoitise de tempérance, avarice de largesse, envie de générosité, et enfin vieillesse, qui n’est point un vice, est mise là comme étant le contraire de jeunesse, qui, dans le langage systématique des troubadours, exprimait non-seulement un des âges de l’homme, mais la disposition morale qui le rend propre aux sentimens et aux vertus chevaleresques[2].

À côté des images principales, le poète en a placé deux autres, Papelardie et Pauvreté. Papelardie est synonyme d’hypocrisie. Jean de Meun, dont la satire est l’élément, n’aura garde d’oublier ce personnage et nous y ramènera. Guillaume de Lorris, porté aux sentimens doux et nullement agressif de sa nature, n’a pu se défendre pourtant de placer là cette allusion aux faux dévots, tant ce genre de raillerie que l’on rencontre avec quelque surprise jusque dans les sermons et les légendes, était naturel au moyen-âge, surtout en France. Papelardie est la grand’mère du bon M. Tartufe ; elle dit comme lui ma haire et ma discipline :

Et si avoit vestu la haire.

Guillaume de Lorris, arrivé au pied du mur où les images sont peintes en or et en azur comme dans les vignettes d’un missel, entend d’innombrables oiseaux chanter derrière la muraille du verger. Il voudrait bien la franchir, mais point de pertuis, point d’échelle pour y pénétrer ; enfin il trouve un petit guichet fermé ; quand il a frappé long-temps, une noble et gente pucelle vient lui ouvrir, c’est Oiseuse (Oisiveté),

Qui la gorgette eut aussi blanche
Comme est la neige sur la branche
Quand il a fraîchement neigé.

D’après le nom de la dame, on ne doit pas s’étonner qu’elle soit fort parée, car Oiseuse n’est guère embesoignée, et n’a rien à faire que de s’atourner noblement.

Oiseuse est l’amie de Déduit (Plaisir). C’est Déduit, dit-elle, qui a fait planter ce beau jardin, et y a fait apporter des arbres de la terre aux Sarrasins. Le luxe horticole du moyen-âge allait-il donc jusqu’à importer en Europe des arbres exotiques[3] ? Le poète, apprenant que Déduit est là s’ébattant au chant des rossignols, a grande envie d’entrer dans le délicieux verger ; il y entre en effet, et se croit dans le paradis terrestre. Mille oiseaux y chantent ; on dirait des voix d’anges ou de sirènes. Mais sa joie est encore augmentée quand il voit Déduit et sa gent baller mignotement[4]. C’est Liesse qui menait la danse. Courtoisie invite le poète à pénétrer dans le jardin. Au lieu de s’empresser de céder à cette invitation, il se met à décrire les personnages du ballet, car il a la rage de décrire et ne tient que trop ce qu’il a promis.

Tout ensemble dire ne puis,
Mais tout vous conterai par ordre
Que l’on n’y sache que remordre.

Déduit et Liesse formaient un couple charmant. Tous deux bien s’entraînaient, car il était beau, elle était belle,

Bien ressemblait rose nouvelle
À sa couleur .....
Elle eut la bouche petitete
Et pour baiser son ami prête.

Enfin le poète aperçoit le dieu Amour portant une robe ouvrée de fleurs ; sur sa tête était une couronne de rose dont les rossignols qui voletaient à l’entour faisaient tomber les feuilles. Auprès du dieu, qui est représenté comme un chevalier, un seigneur féodal, était son écuyer Doux-Regard portant les deux arcs de l’Amour, car il en a deux, et Voltaire n’a pas les honneurs de l’invention pour ce vers qui commence une tirade assez précieuse de Nanine :

Vous le savez, l’amour a deux carquois.

Chacun de ces arcs avait cinq flèches[5]. C’étaient d’une part Doux-Regard, Beauté, Courtoisie, Franchise, etc., de l’autre, Orgueil, Honte, Vilenie, Désespérance et Nouveau-Penser, plus dangereux en amour que tout le reste. Lorris revient ensuite à la troupe dansante, il y découvre dame Beauté :

Tendre eut la chair comme rosée,
Simple fut comme une épousée
Et blanche comme fleur de lis.

À côté de Beauté sont Richesse et Largesse

…… Qui n’avoit joie de rien
Comme de pouvoir dire : Tiens !

Franchise, Courtoisie, Jeunesse, et chacune a près d’elle son ami. L’auteur, charmé de tout ce qu’il voyait, s’en allait gaiement par le verger, quand Amour l’aperçoit, ordonne à Doux-Regard de tendre son arc, de lui donner ses cinq bonnes flèches, et il se met à suivre l’arc au poing le pauvre Lorris, qui prend la fuite, mais que son trouble n’empêche pas de décrire en plusieurs pages les beautés du verger. Toujours fuyant, il rencontre sous ses pas la fontaine où mourut le beau Narcisse, ce qui lui donne occasion de raconter l’histoire d’Écho, une haute dame dont Narcissus causa la mort[6], puis il avise près de la fontaine d’amour des rosiers chargés de roses. Un bouton le tente par sa fraîcheur et son parfum ; il étend la main pour le saisir. À ce moment, le dieu Amour, qui l’épiait toujours, lui décoche une flèche qui entre par l’œil et va au cœur. Le blessé ne peut retirer de son cœur la pointe acérée, qui avait nom Beauté. Cependant il s’avance de nouveau vers le bouton, dont la vue et le parfum sans plus allégeaient sa douleur ; mais Amour lui a bientôt lancé successivement quatre autres flèches. Après avoir épuisé son carquois, Amour s’élance vers son ennemi, accablé de ses coups, et s’écrie : « Vassal, tu es pris ; rends-toi. » L’Amant se rend volontiers à un tel vainqueur. Il fait plus, il se voue à son service corps et ame ; il devient son homme lige et lui promet foi et hommage dans les formes de la féodalité. Amour requiert hostages ; mais l’Amant lui repart : Qu’en avez-vous besoin ? mon cœur est à vous, nul ne peut vous en dessaisir.

Et sur tout ce, si rien doutez,
Faites-y clef et l’emportez.

L’Amour trouve bon l’expédient, car, dit-il,

Il est assez maître du corps,
Qui a le cœur en sa commande (à ses ordres) ;
Outrageux est qui plus demande.

L’auteur nous apprend alors comment Amour ferma d’une petite clé

Le cœur de l’Amant, par tel guise (en telle façon)
Qu’il n’entama point la chemise.

Il nous fait part ensuite des commandemens qu’Amour lui signifia, car l’Amour avait les siens comme l’église. Ici est un petit traité complet de morale amoureuse. Amour interdit la médisance et prescrit la politesse. « Sers et honore toutes les femmes, dit-il ; garde-toi d’orgueil, et ne néglige pas ton accoutrement. » Le dieu entre à ce sujet dans quelques détails qui peuvent nous éclairer sur la toilette des élégans du XIIIe siècle et sur les travers des beaux d’alors. « Que tes souliers ne soient pas tellement étroits qu’on demande par gausserie comment ton pied y est entré et comment il en sortira. » L’Amour recommande à son serviteur d’être joyeux. Le mot joie, dans le langage établi par les troubadours, exprimait l’exaltation et les vertus chevaleresques[7]. Amour ajoute : « Sois leste à pied et à cheval, brise des lances, chante et danse dans l’occasion ; garde-toi d’avarice, ne divise pas ton cœur, mais place-le tout entier au même lieu, et, quand tu l’auras donné, ne le retire plus ; alors tu connaîtras les peines d’amour ; loin de ta dame, tu enverras ton cœur vers elle ; puis tu la chercheras, et souvent en vain ; si tu es assez heureux pour approcher d’elle, tu n’oseras lui adresser la parole, et, quand elle ne sera plus là, tu te repentiras de ton silence. Alors tu reviendras vers sa demeure, tu tourneras mille fois à l’entour en ayant bien soin qu’on ne te devine. Si tu aperçois ta dame, tu changeras de couleur, tout ton sang frémira, tu demeureras sans voix et sans pensées, et si tu parviens à ouvrir la bouche, sur trois choses que tu voudras dire, tu en oublieras deux. Ce sont les faux amans qui, maîtres d’eux-mêmes, expriment ce qu’ils veulent exprimer ; la nuit venue, ton mal sera encore plus grand,

Car, quand tu penseras dormir,
Tu commenceras à frémir,
À tressaillir, à demener (t’agiter),
Sur le côté à te tourner
................
Comme fait qui a mal aux dents.

L’Amour continue à peindre à l’amant l’agitation de ses nuits avec assez de vérité et de chaleur. « Puis, ajoute-t-il, ne pouvant dormir, tu te lèveras, tu iras par la pluie ou par la gelée

Vers la maison de ton amie
Qui sera peut-être endormie,
Et à toi ne pensera guère ;

tu resteras à sa porte, tu prêteras l’oreille ; si elle se réveille, n’oublie pas quelle t’entende gémir et te plaindre ; puis, baise la porte et retire-toi avant le jour, de peur qu’on ne te voie. »

On ne peut prescrire une conduite plus exemplaire pour un amant. L’auteur a mis là toute l’essence de la morale galante de son temps. Il l’expose avec le sérieux d’un prédicateur convaincu ; mais, malgré ce sérieux, l’humeur narquoise de la muse française au moyen-âge s’échappe à la fin du morceau dans ces vers railleurs :

Tous ces venirs, tous ces allers,
Tous ces veillers, tous ces parlers,
Font des amans dans leurs houseaux
Cruellement maigrir les peaux.

Il n’en est pas de même des faux amoureux,

Qui vont les dames trahissant,
Qui disent pour les engager
Perdre le boire et le manger,
Et que je vois, les enjoleurs,
Plus gras qu’abbés ou que prieurs.

Le pauvre Amant, tout épouvanté des peines et des tourmens qu’Amour lui annonce, se récrie à ses paroles, et demande

Comment homme, s’il n’est de fer,
Peut vivre un mois en tel enfer.

Amour alors le réconforte en lui annonçant les biens qui solacent ceux qui le servent ; c’est Espérance courtoise, c’est Doux-Penser, Doux-Parler et Doux-Regard. Au sujet de Doux-Parler, le dieu cite deux jolis vers d’une chanson, composée, dit-il, par une dame qui savait d’amour :

Vrai Dieu, celui-là m’a guérie,
Qui m’en parle, quoi qu’il m’en die.

Ce quoi qu’il m’en die est d’une assez grande délicatesse, et n’a d’autre inconvénient que de faire penser au charmant quoi qu’on en die de Trissotin. J’espère cependant qu’on ne confondra pas mon admiration avec celle de Bélise et d’Araminthe.

Ces instructions données, Amour disparaît, et l’Amant recommence à convoiter le bouton défendu par la haie épineuse. Comme il se pourpensait s’il essaierait de la franchir, il vit venir vers lui un beau varlet (jeune homme), on l’appelait Bel-Accueil, et il était fils de Courtoisie. Son nom n’est point trompeur, car il invite l’Amant à franchir la haie pour sentir l’odeur des roses, l’engageant à se garder de folie, et à cette condition lui offrant ses services ; mais un autre personnage moins gracieux déconforte le pauvre Amant. C’est Dangier, dont le nom exprime à la fois l’idée de péril et d’obstacle. Dangier était le gardien, le cerbère des roses, et il avait avec lui Male-Bouche (mauvaise langue), Honte et Peur ; la généalogie de Honte est ingénieuse, elle a Raison pour mère, et pour père Méfait ; Raison n’a jamais laissé Méfait approcher d’elle, mais elle a conçu Honte par la seule vue du monstre. Chasteté ayant fort à faire pour se défendre de Vénus,

Qui nuit et jour souvent lui emble (dérobe)
Boutons et roses tout ensemble,

demanda à sa mère de lui prêter Honte pour les défendre, et lui adjoignit Jalousie et Peur.

Cependant l’Amant, encouragé par Bel-Accueil, raconte les terribles blessures qu’Amour lui a faites et son grand désir de s’emparer du bouton de rose ; Bel-Accueil l’écoute gracieusement, lui donne même une feuille du rosier, mais n’a garde de lui accorder ce qu’il demande. Tout à coup Dangier s’élance, pareil à ces géans hideux qui, dans les romans de chevalerie, veillent à la garde d’une belle. Il tance rudement Bel-Accueil, qui s’enfuit, puis chasse l’Amant et le repousse en dehors de la haie. Celui-ci commence à éprouver ces peines qu’Amour lui a promises. À cette heure, dame Raison descend de sa tour, et débite à l’Amant un sermon dans lequel elle lui reproche d’avoir suivi Oiseuse et d’avoir écouté Amour. Elle le menace de Dangier et de Honte, de Peur et de Mauvaise-Langue. C’est la thèse contraire à la thèse chevaleresque. Au lieu d’être principe de tout bien, Amour est ici cause de tout mal.

Qui aime ne sçauroit bien faire
..........
La peine en est démesurée,
Et la joie a courte durée ;
Qui joie en a, bien peu lui dure,
Et l’avoir c’est grande aventure
..........
Or, mets l’amour en nonchaloir
Qui te fait vivre et non valoir.

Ces derniers vers sont énergiques, ils seraient bien placés dans la bouche de don Diègue parlant à Rodrigue.

Mais l’Amant ne se laisse point persuader, et maintient les saines doctrines amoureuses. Il a baillé hommage au dieu Amour ; il lui appartient, il doit lui demeurer fidèle ; il voudrait mourir avant qu’Amour l’accuse de fausseté et de trahison ; il s’écrierait volontiers comme le Cid :

L’infamie est pareille et suit également
Le guerrier sans courage et le perfide amant.

Raison est obligée de se départir, car elle voit bien qu’elle ne gagnera rien par ses discours.

L’Amant tout affligé se souvient alors qu’Amour lui a dit de chercher un compagnon pour lui confier ses peines ; il le trouve, ce compagnon loyal qui s’appelle Ami. C’est le type du confident, de ce personnage obligé des romans de chevalerie, et qui, comme tant d’autres choses, a passé de ces romans dans notre tragédie, où sa présence, quelquefois assez fastidieuse, ne s’explique et ne se justifie un peu que par cette origine. Dans le roman de Cléopâtre, le prince Tiridate ne fait jamais un pas sans être accompagné de ses deux confidens.

Ami relève le courage de l’Amant en lui donnant l’espoir qu’il pourra attendrir le terrible Dangier. Bien humblement il s’en va vers le félon, qu’il trouve l’air farouche et menaçant,

En sa main un bâton d’épine.

L’Amant lui crie merci, proteste qu’il ne fera jamais rien qui lui déplaise ;

Souffrez que j’aime seulement.

Dangier a de la peine à s’adoucir, enfin il répond brusquement :

Si tu aimes que m’en chaut,
Ça ne me fait ni froid ni chaud.

Aime tant qu’il te plaira, mais n’approche pas de mes roses. — Les choses vont ainsi pendant quelque temps ; l’Amant regarde les roses par-dessus la haie qu’il n’ose franchir ; ses plaintes et ses soupirs n’attendrissent point l’impitoyable gardien.

Cependant voilà que de fortune Dieu amène deux personnes disposées à venir en aide à l’Amant : c’est Franchise et Pitié. Elles supplient Dangier de se relâcher un peu de sa rigueur et de permettre que le pauvre déconfit ait encore compagnie de Bel-Accueil. Tout farouche qu’il est, Dangier ne peut rien refuser à des dames, ce serait trop grande vilenie. Aussitôt Franchise va chercher Bel-Accueil et le ramène. Bel-Accueil prend de nouveau l’Amant par la main et le conduit dans le pourpris d’où il avait été chassé. Il retrouve la Rose plus épanouie qu’elle n’était avant et plus vermeille ; il voudrait bien en avoir un baiser savoureux. Bel-Accueil, qui a peur de Chasteté, refuse, mais Vénus vient à son aide. Dame Vénus était au moyen-âge autre chose qu’un être mythologique. En Allemagne, frau Venus[8] était un personnage populaire ; espèce de diable féminin, Circé moderne, type des Alcines et des Armides, elle avait sa montagne, Venus-Berg, et dans cette montagne un séjour enchanté vers lequel on était attiré par des chants délicieux, et d’où l’on ne pouvait plus sortir après qu’on s’était hasardé d’y pénétrer[9]. Vénus figure ici parmi les personnages allégoriques du Roman de la Rose, et peut passer elle-même, ainsi qu’Amour, pour un personnage allégorique. Elle prend le parti de l’Amant, et Bel-Accueil octroie le baiser désiré ; mais Mauvaise-Langue, qui représente les médisans dont se plaignent si souvent dans leurs poésies lyriques les troubadours et les trouvères, Mauvaise-Langue va réveiller Jalousie, qui se lève furieuse et gourmande Bel-Accueil de ses complaisances. Aussitôt Honte survient, portant voile comme un nonnain, et parlant bas à cause de son trouble ; elle dit à Jalousie de ne pas croire légèrement Mauvaise-Langue, parce qu’il est coutumier

De raconter fausses nouvelles.

Elle convient que Bel-Accueil est trop obligeant, sa mère Courtoisie lui a enseigné à bien accueillir les gens, mais il n’a aucune intention coupable. Jalousie ne se laisse pas désarmer, et proteste qu’elle fera élever une forteresse pour défendre les rosiers et les roses, qu’elle y placera une tour, et dans cette tour enfermera prisonnier le traître Bel-Accueil. Peur tremble, comme on peut croire, et avec Honte sa cousine va réveiller Dangier, qui commençait à sommeiller ; elles lui reprochent sa négligence et sa paresse, et le pauvre Amant voit devant lui une perspective plus triste que jamais.

Or (maintenant) reviendront pleur et soupir
Et longue pensée sans dormir.

En effet, Jalousie construit sa forteresse, qui est décrite avec détail et accompagnée de tous les accessoires d’une place forte du moyen-âge. Jalousie y met garnison ; Honte, Peur, Mauvaise-Langue, gardent les portes ; Bel-Accueil demeure prisonnier dans la tour, où une vieille surveillante l’épie et le guette incessamment, et l’Amant se désespère.

Ici s’arrête le récit de maître Guillaume de Lorris. On ne saurait nier qu’en dépit de la fadeur inévitable dans un récit de galanterie allégorique, celui-ci n’offre un assez grand nombre de traits ingénieux et délicats. À ceux que j’ai cités dans le courant de la narration on pourrait en ajouter d’autres, par exemple, la peinture d’Avarice, près de laquelle étaient suspendues son voile et sa robe, qui avait bien vingt ans, et qu’elle tardait à mettre de peur de l’user, tandis qu’elle nouait bien fort sa bourse de manière qu’il fallût beaucoup de temps pour l’ouvrir.

L’ordre dans lequel les divers incidens du poème se succèdent est heureux : il y a de la finesse dans le rôle de Bel-Accueil, qui encourage et qui retient, de Dangier, que désarment Franchise et Pitié, mais qui, réveillé par Jalousie, revient plus redoutable ; de Honte, qui blâme tout bas Bel-Accueil en l’excusant. L’apparition de Raison est bien placée dans le moment où l’Amant lui donne beau jeu par sa déconvenue. C’est l’heure des réflexions. Enfin Vénus arrive assez à propos pour attendrir et enflammer un peu Bel-Accueil. Ces êtres allégoriques ont assez de vie et d’individualité. On peut voir en eux comme les types des différens personnages des romans de chevalerie. Bel-Accueil enfermé dans sa tour n’est-il pas semblable à une châtelaine sensible et opprimée ? et Dangier, le brutal Dangier, avec son visage terrible et sa massue, n’est-il pas le gardien farouche de la captive ou son époux félon ? Mauvaise-Langue et Jalousie ne sont-ils pas aussi des personnages obligés des romans de chevalerie ? ne représentent-ils pas ces déloyaux qui troublent presque toujours par leur malice le bonheur des amans ? On peut donc considérer cette première partie du Roman de la Rose comme une sorte de résumé allégorique et abstrait des poèmes chevaleresques du moyen-âge. Les mêmes types se sont conservés ensuite non-seulement dans la littérature romanesque, mais dans la littérature dramatique. Dangier est l’idéal des tuteurs depuis le seigneur de la Souche jusqu’au docteur Bartolo. Ami n’est-il pas, comme je l’ai dit, le confident obligé de tous les héros tragiques de notre scène ? et serait-ce trop pousser les choses de dire que Bel-Accueil s’appellera un jour Célimène ?

Mais, sans aller si loin, il est certain que cette manie de mettre l’amour en allégorie ne s’est pas arrêtée là. Le poème de Guillaume de Lorris n’est rien, à cet égard, en comparaison de l’Horloge amoureuse de Froissart. Dans cette allégorie technique, les êtres moraux représentés par les personnages du Roman de la Rose sont figurés par les diverses parties de l’horloge. Doux-Penser, Doux-Parler sont des pièces d’horlogerie. Désir est une roue ; Beauté, un plomb ; Plaisance, une corde. La tradition de l’amour chevaleresque, un peu surannée à la fin du XIVe siècle, s’engrène, pour ainsi parler, assez étrangement dans les progrès que faisait la mécanique au pays tout mercantile et à l’époque déjà un peu industrielle de Froissart.

Enfin plus tard la science de la galanterie a été figurée par une allégorie d’un nouveau genre, par une allégorie géographique dans la fameuse carte de Tendre de Mlle Scudéry. Il y a déjà dans le Roman de la Rose quelque peu de cette géographie allégorique. Ami enseigne à l’Amant la marche à suivre pour s’emparer du chastel où Bel-Accueil est enfermé :

Le chemin a nom Trop-Donner,
Folle Largesse le fonda.

..........
Largesse laisserez à destre (droite),
Et tournerez à main senestre (gauche).

N’est-ce pas comme les recommandations faites à ceux qui voyagent dans le pays du Tendre ? « Prenez bien garde et consultez soigneusement la carte, car, si vous vous trompiez de chemin, et si, au lieu de passer par le village de Petits-Soins, qui est à droite, vous passiez par celui de Négligence, qui est à gauche, vous pourriez vous trouver tout à coup au bord du lac d’Indifférence. »

Si nous ne savons rien de Guillaume de Lorris, dont l’œuvre vient de passer devant nos yeux, nous n’en savons pas beaucoup plus sur Jean Clopinel, son continuateur, né à Meun-sur-Loire. Une anecdote grossière d’après laquelle, menacé de la vengeance des femmes qu’il avait outragées dans ses écrits, il ne leur aurait échappé qu’en disant à la moins chaste de frapper la première, n’a aucune authenticité, et a été prêtée à différens personnages[10] qui n’y ont peut-être pas plus de droit les uns que les autres. Il semble que ce ne soit rien autre chose qu’une parodie de la scène sublime de l’Évangile dans laquelle Jésus-Christ sauve la pécheresse en disant à ceux qui la voulaient lapider : « Que celui de vous qui est sans péché jette la première pierre. » Attribuée à Jean de Meun, cette réponse prouve seulement l’opinion qu’on avait de sa présence d’esprit et de son mépris pour les femmes.

On raconte aussi qu’en mourant Jean de Meun laissa aux jacobins de Paris, sous la condition d’être enterré par eux, un coffre qui était censé contenir tout son avoir, et que, l’enterrement fait, le coffre, ayant été ouvert, se trouva ne renfermer que des ardoises couvertes de figures de géométrie, dernière espièglerie faite par notre poète aux moines, qu’il avait tant attaqués dans ses vers. Tel était l’homme, telle était du moins l’opinion qu’on avait de lui. Fausses ou vraies, ces deux anecdotes montrent ce dont on le croyait capable. Jean de Meun était donc un gausseur sans respect pour les femmes et pour les religieux. Il y paraîtra dans son livre.

De plus, Jean de Meun était un homme docte. Guillaume de Lorris, par le tour de ses idées, se rattache aux trouvères des XIIe et XIIIe siècles, dont il a recueilli les traditions de galanterie ingénieuse et délicate. Jean de Meun appartient déjà à la classe des versificateurs érudits du XIVe siècle. Le XIVe siècle, aube de la renaissance dont le XVe siècle fut l’aurore, vit naître en France un assez grand nombre de traductions des auteurs latins. Jean de Meun traduisit entre autres ouvrages, la Consolation de Boëce et le traité de Végèce sur l’Art militaire, souvent traduit et mille fois copié au moyen-âge, probablement à cause de son titre et parce que de re militari se rendait par livre de chevalerie. Il a composé aussi un poème théologique intitulé le Trésor, et un poème moral et satirique intitulé le Testament[11].

Tout cet ensemble de compositions et de traductions place Jean de Meun auprès des poètes savans du XIVe siècle. On doit s’attendre à trouver dans son œuvre l’alliance de la satire, à laquelle le portait son naturel, avec le savoir, ou du moins la prétention au savoir, qui était dans ses habitudes. Tel sera en effet le double caractère de la continuation du Roman de la Rose. Cette continuation paraît avoir été une des premières productions de son auteur. On peut y reconnaître un amusement de la jeunesse d’un savant grivois[12].

Le style de Jean de Meun forme un parfait contraste avec celui de Guillaume de Lorris. Autant celui-ci était coulant, parfois faible à force d’être doux, languissant à force d’être langoureux, autant le langage de Jean de Meun est rude, vif, emporté, en quelques endroits âpre, lourd, obscur. Le mérite de la première partie du Roman de la Rose, c’était la grace et la finesse ; le mérite de la seconde, c’est la vigueur et l’audace. C’est un joyeux moine qui prend la parole après un troubadour dameret. On croit voir l’aimable Jehan de Saintré remplacé ainsi qu’il le fut dans le cœur de la Dame des Belles Cousines par un rival robuste et gaillard comme Damp abbé.

Je vais continuer l’analyse du Roman de la Rose. Les difficultés augmentent en avançant, car Jean de Meun, au lieu de suivre comme son devancier le fil du récit, s’en écarte sans cesse pour aller chercher une foule de narrations, d’enseignemens, de digressions épisodiques ; bien souvent il oublie son sujet pour traiter de tous les sujets ; il intercale des allégories dans les allégories, des histoires dans les histoires[13]. Jean de Meun a dit :

Bon fait prolixité fuir.

Jamais auteur n’observa plus mal son propre précepte ; mais, parmi cette multitude d’épisodes, nous trouverons des passages beaucoup plus curieux et même des morceaux de poésie beaucoup mieux frappés que tout ce qu’a pu nous offrir le doucereux Guillaume de Lorris. Selon M. Leroux de Lincy, ce dernier avait terminé le poème et lui avait donné un dénouement heureux. Amour emblait les clés de la tour où nous avons laissé Bel-Accueil et les remettait à l’Amant[14]. S’il en est ainsi, Jean de Meun a retranché le dénouement pour pouvoir continuer à sa manière l’œuvre de Lorris, ou plutôt pour rattacher un poème de sa façon à un poème dont la renommée était établie ; il a fait comme ces empereurs romains qui coupaient la tête à une statue d’Apollon et de Mars et la remplaçaient par leur propre effigie.

Au moment où commence le récit de Jean de Meun, l’Amant est au pied de la tour où Bel-Accueil est enfermé. Ce ne sont plus les molles effusions et les tendres désespoirs auxquels Lorris nous avait accoutumés ; Jean de Meun s’annonce par un accent plus résolu. Le désespoir ne va point à l’humeur délibérée du joyeux continuateur ; au contraire, il se réconforte par l’espérance. Sur ces entrefaites reparaît Raison, personnage qui semble de son goût plus qu’il n’était du goût de Lorris. Il l’appelle l’avenante, la belle, et l’écoute avec beaucoup de complaisance et de patience, car elle parle longtemps. Raison, qui discourt comme un scolastique, étale une longue suite d’antithèses sur l’amour et conclut par ces deux vers d’une concision énergique :

Si tu le suis, il te suivra,
Si tu le fuis, il te fuira.

L’Amant, au lieu de défendre Amour attaqué par Raison, se borne à prier celle-ci de le définir, et Raison répond par une dissertation sur toutes les sortes d’amour. Évidemment Jean de Meun ne laisse accuser l’Amour que parce qu’il faut bien suivre la donnée du poème ; attendez un peu, il montrera plus que de l’indulgence à cet égard. Du reste, à ce propos, il parle de l’amitié, de la fortune, des vers dorés de Pythagore, des marchands, des médecins, des mauvais prédicateurs, des avares, et paraît beaucoup moins occupé d’attaquer le dieu Amour que de conseiller la modération des désirs et une sagesse pratique dans le goût d’Horace. La Raison est ici le bon sens profane et positif exposant des maximes sensées, qui n’ont rien à faire ni avec la théologie d’une part, ni de l’autre avec la morale chevaleresque. Il y a des vers spirituels sur l’argent, sur Pécune, qui se venge

Des serfs qui la tiennent enclose ;
En paix se tient et se repose,
Et fait tous les méchans veiller
Et soucier et travailler.

Il y a des vers hardis sur le roi, qui n’est pas le maître de ses hommes, mais plutôt est leur, qui leur appartient :

…… Car, quand ils voudront,
Leur aide au roi retireront ;
Et le roi tout seul restera
Sitôt que le peuple voudra.

Raison revient à parler de l’amour, mais cet amour n’est pas le dieu de Guillaume de Lorris ; c’est l’amour universel, l’amour abstrait. Il faut l’entendre un peu largement, dit Raison ; et, usant des termes de l’école, il faut, dit-elle, aimer en généralité et laisser spécialité. Une véritable discussion scolastique s’engage entre Raison et l’Amant, devenu dialecticien. — Lequel vaut mieux, dit-il, de cet amour dont vous parlez ou de la justice ?

RAISON.

La bonne amour mieux vaut.

L’AMANT.

La bonne amour mieux vaut. Prouvez.

RAISON.

Volontiers.

Et l’argumentation s’engage dans les formes. Raison fait son syllogisme, et l’Amant dit encore :

Prouvez, avant d’aller plus loin.

Raison finit par engager l’Amant à la prendre pour son amie. Il sera comme les philosophes de l’antiquité, comme Socrate, qu’Apollon déclara le plus sage des hommes, comme Héraclite et Diogène. Il sera au-dessus des caprices de la fortune. Raison parle de Néron, de Crésus, de Mainfroi et de Conradin, de Priam, de Darius et de Sisigambis. Le souvenir de la Rose n’apparaît que de loin en loin au milieu de toute cette érudition. Mais l’Amant se lasse bientôt des discours de Raison et le lui confesse ingénument. Raison, piquée, le quitte ; il se ressouvient alors d’Ami, son confident. Ami, qui a de l’expérience, lui promet qu’il reverra Bel-Accueil :

Puisque tant s’est abandonné,
Que le baiser vous fut donné,
Jamais prison ne le tiendra.

Ami conseille à l’Amant de rendre ruse pour ruse, car la morale de Jean de Meun ne connaît guère les scrupules. Voici de ses maximes : « On doit mener en l’embrassant son ennemi pendre et noyer par de douces paroles, par des caresses, si on n’en peut venir à bout autrement. » Et plus loin :

Promettez fort sans délayer (tarder)
Comment qu’il aille du payer.

« Agenouillez-vous, dit-il, les mains jointes, et pleurez ; et si vous ne pouvez pleurer véritablement, simulez les larmes, écrivez, gagnez les portiers du castel. » La suite des conseils d’Ami est pleine de décision et d’énergie, l’auteur n’a rien d’un Céladon transi. Souvent il traduit l’Art d’aimer d’Ovide et lui emprunte par exemple la recommandation que fait celui-ci d’avoir soin de perdre quand on joue avec ce qu’on aime. En somme, ses leçons sont fort différentes des enseignemens délicats que le dieu Amour donnait à Guillaume de Lorris. L’Amant résiste un peu à ces doctrines, il rougirait de montrer une déférence hypocrite pour ses ennemis ; il veut les combattre en face. Mais Ami lui propose d’autres moyens de succès, qui peuvent se ramener aux argumens irrésistibles de Basile, dont la théorie, comme on voit, est ancienne. Nous n’en sommes pourtant pas revenus aux vertus chevaleresques parmi lesquelles nous avons vu, dans la première partie, Largesse, comme il convenait, figurer au premier rang. Ami conseille une générosité très prudente : faites, dit-il, de beaux petits dons raisonnablement ; ces beaux petits dons, qui ne ruinent pas, sont par exemple des fruits dans leur primeur, et si vous les avez achetés dans la rue, ajoute le subtil conseiller, dites qu’ils vous ont été donnés et qu’ils viennent de bien loin. Ami ajoute : Il ne faut pas trop se fier à la beauté, car, comme le dit Jean de Meun, avec une grace qui ne lui est pas ordinaire, beauté ne dure guère.

Sitôt a faite sa vesprée (soirée),
Comme florettes en la prée (la prairie).

Il faut avoir du sens ; le sens fait compagnie à l’homme jusqu’au bout, et s’accroît avec les ans. Ici est intercalée sans beaucoup d’à-propos une peinture de l’âge d’or toute païenne, et dans laquelle sont nommés comme des êtres réels

Zéphirus et Flora sa femme,
Qui des fleurs est déesse et dame.

Alors l’amour était libre et le mariage n’existait pas. De là Jean de Meun prend occasion d’attaquer le mariage, et allègue l’autorité de plusieurs auteurs, entre autres d’Héloïse refusant à Abeilard de l’épouser. L’humeur misogyne de Jean de Meun, après s’être ainsi déployée à grand renfort d’exemples, finit par se résumer dans ces deux vers :

Mieux m’eût valu m’être allé pendre,
Le jour où je dus femme prendre.

Cette déclamation anti-féminine se soutient avec assez de verve pendant environ neuf cents vers. Elle est placée dans la bouche d’un mari jaloux, et se termine par une grêle de coups. Ami, continuant son discours et revenant à l’âge d’or, dont l’imprécation du jaloux contre les femmes l’a beaucoup écarté, raconte l’origine de la royauté dans ces vers assez crus :

Un grand vilain entre eux élurent
Le plus ossu de quant qu’ils furent.

La hardiesse tant vantée du vers de Voltaire :

Le premier qui fut roi fut un soldat heureux,

doit s’humilier devant celle de Jean de Meun. Au fond c’est la même idée.

Par la bouche du confident, le poète continue à donner aux hommes des conseils sur la manière de s’assurer le cœur des femmes, tous dictés par le même esprit satirique ; il affirme, il est vrai, ne point parler des bonnes, mais il ajoute qu’il n’en a pas encore trouvé une. L’immense discours d’Ami se termine enfin, et l’Amant se met en campagne pour aller pratiquer le conseil qu’on lui a donné de s’aider de Richesse ; Richesse le reçoit d’un air superbe, comme une dame accoutumée à commander, et lui fait une peinture du château de Folle-Largesse et de ceux qui l’habitent, que termine assez spirituellement cette pensée : Je les y convoie joyeusement, dit Richesse ;

Mais Pauvreté les reconvoie
Froide, tremblante et toute nue ;
J’ai l’entrée, et elle a l’issue.

Richesse fait aussi une peinture affreuse de Pauvreté, et de Faim, sa chambrière, qui éveille Larcin, son fils, quand il sommeille, et l’excite au mal. C’est le male suada fames de Virgile traduit par une allégorie qui ne manque pas de vigueur. L’Amant, qui est brouillé avec Richesse, ne peut rien obtenir d’elle, et il est de nouveau prêt à se désespérer, quand Amour vient lui rendre courage. Mais il commence par tancer son vassal, qui a prêté l’oreille à Raison, son ennemie. L’Amant se hâte de promettre qu’il ne l’écoutera plus ; Amour, content de lui, promet d’entreprendre le siége du château où Bel-Accueil est enfermé. En effet,

Toute sa baronnie il mande,
Les uns prie, aux autres commande.

Distinction qui devait trouver son application dans les mœurs féodales.

Avec les personnages obligés qui accompagnent toujours Amour, comme Oiseuse, Noblesse-de-Cœur, Franchise, Largesse, Courtoisie, paraissent ici quelques personnages nouveaux, Bien-Céler, Abstinence-Contrainte, Faux-Semblant, qui les amène, et Barat (le Dol), qui eut pour mère Hypocrisie. Ces personnages sont odieux à l’auteur, et Amour a de la peine à les souffrir en sa présence. Ils sont entièrement étrangers aux idées de galanterie sur lesquelles roulait la donnée primitive du poème ; mais Jean de Meun, qui se soucie peu de galanterie, et qui a maille à partir avec l’église, a eu soin de les introduire, et ne les oubliera pas.

Amour harangue ses barons, et, dans cette harangue, Jean de Meun fait prédire la composition du Roman de la Rose et sa propre naissance ; les barons répondent aux exhortations de leur chef en exposant le plan de la bataille. Faux-Semblant et sa compagne attaqueront la porte de derrière, que Mauvaise-Langue tient et garde avec ses Normands, ou ses Flamands, selon les inimitiés nationales des copistes du manuscrit. Courtoisie et Largesse montreront leur prouesse contre la vieille qui garde Bel-Accueil ; Délit et Bien-Céler, c’est-à-dire Plaisir et Mystère, iront briser la cervelle à Honte ; mais surtout que Vénus soit présente à l’assaut.

Il serait bon qu’on la mandât,
Car la besogne en amendât.

Les barons exigent qu’Amour reçoive en grace Faux-Semblant ; Amour y consent, et le fait son roi des ribauds. Puis il demande à ce personnage, que Jean de Meun n’a pas amené là sans intention, en quel lieu il habite. Après quelques façons, Faux-Semblant déclare qu’il faut le chercher dans le monde et dans le cloître, mais plutôt dans le second que dans le premier, parce qu’il s’y peut mieux céler. Après avoir protesté qu’il ne veut pas blâmer la vie monastique, et qu’il ne parle que des faux religieux, protestation assez semblable à celle d’Ariste dans le Tartufe, il fait la peinture de ceux avec qui il vit d’ordinaire. Ce sont ceux

Qui les mondains honneurs convoitent,
.............
Les grandes affaires exploitent,
Qui cherchent les grandes pitances,
Et pourchassent les accointances
Des hommes puissans, et les suivent,
Se font pauvres et pourtant vivent
De bons morceaux délicieux,
Et boivent les vins précieux ;
Qui la pauvreté vont prêchant,
Et les richesses vont pêchant.

Et il ajoute ce vers prophétique de la réforme :

Par mon chef grand mal en viendra.

Il poursuit :

La robe ne fait pas le moine.
...........
Les œuvres regarder devez
Si vous n’avez les yeux crevés.

Faux-Semblant, qui est ici l’interprète de la pensée de l’auteur, conclut qu’on peut se sauver sans prendre l’habit religieux. Presque toutes les saintes, dit-il,

Qui par l’église sont priées,
Chastes vierges ou mariées,
Qui maints beaux enfans enfantèrent,
Les habits du siècle portèrent,
Et en ces vêtemens moururent,
Qui saintes sont, seront et furent
...........
Car bon cœur fait la pensée bonne,
Robe ne l’ôte ou ne la donne.

Bientôt Faux-Semblant rentre dans son caractère, et se peint dans les vers suivans pleins d’une remarquable verve :

Tantôt chevalier, tantôt moine,
Tantôt prélat, tantôt chanoine,
Une fois clerc, une autre prêtre,
Tour à tour ou disciple ou maître,
Ou châtelain ou forestier ;
Bref je suis de tous les métiers ;
Ici prince, là je suis page,
Je sais parler tous les langages.
...........
Ou bien je prends robe de femme,
Et je suis demoiselle ou dame ;
D’autres fois je suis religieuse,
...........
Je suis nonnain, je suis abbesse,
Je suis novice ou bien professe
Et vais par toutes régions,
Courant toutes religions[15],
Mais de religion sans faille (faute)
Je prends le grain, laisse la paille.

Faux-Semblant continue sur ce ton, puis il adresse au dieu Amour, entouré de sa baronnie, et représentant ici le pouvoir civil, un défi au nom du pouvoir ecclésiastique, qui, dit-il, m’a délié de tous mes liens, défi dans lequel il est difficile de ne pas reconnaître une allusion aux démêlés contemporains de la tiare et de la couronne. Faux-Semblant exprime énergiquement son défaut de charité pour les malheureux :

Quand je vois tous nus ces truans
Trembler sur leurs fumiers puans,
De froid, de faim crier et braire,
Ne m’entremets de leur affaire.
S’ils sont à l’Hôtel-Dieu portés,
N’y seront par moi confortés
Que d’une aumône toute seule.

Puis Faux-Semblant, devenant, comme il l’a été plus haut, l’interprète des idées philosophiques de Jean de Meun, s’élève contre la mendicité. « Les apôtres ne mendiaient pas, dit-il ; il faut savoir quitter l’oraison pour travailler. L’aumône est pour les faibles et les esclaves. Celui qui mange l’aumône à leurs dépens mange sa damnation. » Que dira-t-on de plus énergique au XVIIIe siècle contre les ordres mendians ? Du reste, si Jean de Meun avait devancé les philosophes, saint Augustin, qu’il cite, l’avait devancé lui-même dans son Traité du travail des moines. Faux-Semblant appuie sa doctrine de l’autorité du docteur Guillaume de Saint-Amour, célèbre au XIIIe siècle, pour avoir écrit et professé, au sein de l’Université, contre les ordres mendians, ce qui achève de dessiner l’intention de Jean de Meun et de le rattacher au mouvement de réaction qu’avaient amené les exagérations de la doctrine de pauvreté absolue, et le fanatisme de quelques franciscains qui se croyaient appelés à fonder un nouveau christianisme, et annonçaient un nouvel évangile, l’évangile éternel, l’évangile du Saint-Esprit selon lequel saint Jean devait remplacer saint Pierre, et les moines se substituer au clergé et au pape. Faux-Semblant couronne ses invectives contre ceux qui veulent l’empêcher de mendier par ces vers très expressifs :

Trop a (il y a) grant peine en laborer (à travailler),
J’aim’mieux devant les gens orer (prier)
Et affubler ma renardie
Du manteau de papelardie.

La Fontaine n’eût pas désavoué ces deux derniers vers. Enfin Faux-Semblant répond avec l’impudence audacieuse d’un don Juan du moyen-âge à l’Amour qui lui dit :

Donc ne crains-tu pas Dieu ! — Non certes.

Et après cette profession d’impiété, Faux-Semblant ose déclarer qu’il s’est fait ordonner prêtre, et ajoute :

Suis le curé de tout le monde,
De l’apostole (du pape) en ai la bulle.

Puis, parlant évidemment au nom des ordres mendians, Faux-Semblant s’exprime comme plus tard il eût pu le faire au nom de l’ordre qui les remplaça au XVIe siècle. « Je confesse les empereurs et les rois, les reines et les grandes dames. Je m’enquiers de toutes leurs actions ; ceux que nous savons être contre nous, nous les haïssons fortement, et nous nous accordons pour les combattre. Celui que l’un de nous hait, les autres le haïssent : s’il a quelque succès, nous le diffamons traîtreusement ; nous coupons les échelons de l’échelle par laquelle il peut monter. Si l’un de nous a fait quelque bien, nous le tenons pour l’œuvre de tous.

Nous sommes, ce vous fais savoir,
Ceux qui ont tout sans rien avoir.

Peut-on mieux résumer la toute-puissance des ordres mendians ? Encore aujourd’hui, dans certaines parties de l’Italie, tandis que la plupart des ordres religieux les mieux dotés déclinent, les franciscains seuls sont florissans. Ils ont tout parce qu’ils n’ont rien.

Après cette longue dissertation satirique, dans laquelle l’auteur s’est complu à faire parler Faux-Semblant, il revient à l’action qu’on a un peu oubliée. Faux-Semblant, qu’Amour a fait son roi des ribauds, se concerte avec sa fidèle compagne, Abstinence-Contrainte, pour exécuter ce qui convient fort à leur caractère, une feinte, un coup de main perfide aux dépens de Mauvaise-Langue qui, à la tête de ses soudards normands ou flamands, garde la tour où Bel-Accueil est emprisonné.

Ils ont par accord devisé
Qu’ils s’en iront en tapinage (tapinois),
Ainsi qu’en un pèlerinage
En bonne gent piteuse et sainte.

Abstinence-Contrainte s’atourne comme une béguine,

Son psautier mie n’oublia.

Faux-Semblant, de son côté, prend des habits de moine.

À son col portait une Bible.

Il a glissé dans sa manche un rasoir d’acier

Qu’il fit forger à une forge
Que l’on appelle coupe-gorge.

Son rasoir dans sa manche, Faux-Semblant, qui s’appellera un jour Jacques Clément, s’approche avec sa compagne du pauvre Mauvaise-Langue, qui est aussi un bon père, car il s’est fait jacobin. Les deux traîtres le saluent bien humblement, et lui eux.

Sire, dit Contrainte-Abstinence,
Pour faire notre pénitence
Nous sommes venus pèlerins.
...........
Presque toujours à pieds allons,
Moult avons poudreux les talons ;
Tous deux nous sommes envoyés
Parmi ce peuple dévoyé
Pour donner l’exemple et prêcher.

« Accordez-nous le gîte, nous voulons vous convertir, et, s’il ne vous déplaît, vous faire un bon sermon en peu de paroles. »

Mauvaise-Langue écoute un long discours de dame Abstinence-Contrainte contre le mensonge et la médisance ; elle lui reproche le tort qu’il a fait par ses méchans rapports au pauvre Bel-Accueil. Après elle, Faux-Semblant prend la parole et affirme que l’Amant est un grand ami de Mauvaise-Langue et ne se soucie point de Bel-Accueil. Mauvaise-Langue est convaincu par les discours des deux traîtres. « Que me conseillez-vous de faire ? leur dit-il. » Faux-Semblant reprend : « Frère, confessez-moi vos péchés, je vous donnerai l’absolution, car je suis prêtre aussi bien que moine. » Mauvaise-Langue alors se baisse

Et s’agenouille et se confesse.

Mais le confesseur prend son pénitent à la gorge, lui coupe la langue avec son rasoir et l’étrangle après, comme Renard, dans le poème de ce nom, croque l’épervier, qu’il avait prié d’ouïr sa confession, au chapitre intitulé : Comment Renard mangea son confesseur. Les soudoyés normands, qui étaient ivres, sont égorgés dans cette surprise. Courtoisie et Largesse se précipitent dans la tour. La vieille qui gardait Bel-Accueil consent à parlementer. Les assaillans lui demandent avec force douces paroles qu’elle permette à Bel-Accueil de s’ébattre un peu avec eux, ou au moins d’adresser une parole au pauvre Amant. Ils accompagnent ce discours de cadeaux et de promesses, et finissent par prier la vieille de remettre à Bel-Accueil, de la part de l’Amant, une couronne de fleurs nouvelles. La vieille le ferait volontiers, n’était la peur qu’elle a de Jalousie et de Mauvaise-Langue. Ils lui apprennent que ce dernier est hors d’état de nuire. Alors elle consent à laisser entrer l’Amant, pourvu que ce soit avec grand mystère. Elle s’en va trouver son captif, lui porte la couronne de fleurs et les respects de l’Amant, dont elle loue la discrétion, le courage et la libéralité. « Prenez, dit-elle, ces fleurs qui flairent mieux que baume. » Bel-Accueil, tout tremblant et tout agité, les voudrait bien prendre, mais ne l’ose faire. Il a peur de Jalousie, qui, si elle voit les fleurs, le tuera. Que ferai-je si elle me demande d’où elles me viennent ?

Réponses aurez plus de vingt,

dit la vieille, qui paraît connaître les ressources de l’esprit féminin. Bel-Accueil prend la couronne de fleurs, la pose sur ses blonds cheveux, se mire et se remire. La vieille, profitant de la complaisance avec laquelle Bel-Accueil contemple sa propre beauté, commence à lui prêcher une étrange doctrine qu’elle a soin de corroborer par l’histoire de sa vie. Cette vieille a été jeune, et lors a mené joyeuse vie ; elle regrette pourtant, comme la Grand’Mère de Béranger, le temps perdu[16] ; mais les regrets n’y font rien,

Mais rien n’y vaut le regretter.

Elle offre à Bel-Accueil de le faire profiter de son expérience. D’abord elle raie des commandemens de l’Amour celui qui prescrit la générosité et celui qui veut qu’on n’aime qu’en un lieu. « Gardez-vous, dit-elle, de donner votre cœur ou de le prêter, mais vendez-le au plus haut prix possible, et chaque jour enchérissez. »

Surtout observez ces deux points :
À donner ayez clos les poings,
Et à prendre les mains ouvertes.

Après avoir prêché à Bel-Accueil les avantages qu’on trouve à aimer les hommes riches quand ils ne sont point avares[17], pour le dissuader de n’avoir qu’un seul ami, elle lui raconte l’histoire de Didon et de Phillis, qui moururent pour avoir été abandonnées l’une par Énée, et l’autre par Démophon ; elle lui cite encore comment Œnone fut délaissée de Pâris, et Médée trahie par Jason. Puis elle adresse à Bel-Accueil un long discours, qui est un traité complet de coquetterie imité d’Ovide, mais accommodé aux mœurs du XIVe siècle et entremêlé d’une morale fort équivoque, dont la conclusion est nettement exprimée dans ces quatre vers :

Si elle veut mon conseil avoir,
Ne tende à rien hors qu’à l’avoir (la richesse) :
Folle est qui son ami ne plume
Jusques à la dernière plume.

Nous voilà bien loin de la théorie délicate de l’amour chevaleresque enseignée par Guillaume de Lorris. Au reste, Jean de Meun, par l’organe de la vieille, a déclaré qu’il rejetait plusieurs articles du décalogue amoureux prêché par son devancier. Nous avons passé de la profession de foi orthodoxe en matière de galanterie à l’hérésie et au blasphème. Mais il y a manière de plumer, ajoute sagement la vieille ; ses instructions entrent à cet égard dans des détails qui montrent que Jean de Meun avait une grande connaissance des ruses féminines, et qui pourraient mériter à son livre l’éloge que Boileau a fait des contes de Boccace :

Des malices du sexe immortelles archives.

La vieille raconte à Bel-Accueil l’histoire des filets de Vulcain, et dans cette histoire intercale une théorie de la communauté des femmes dont une secte récente pourrait adopter l’exposition très franche. Elle s’élève contre la loi

Qui les ôte de leur franchise
Où nature les avait mises,
Car nature n’est pas si sotte
Que de faire naître Marotte
Tant seulement pour Robichon,
...........

Ni Robichon pour Mariette,
Ni pour Agnès ni pour Perette,
Mais nous a faits, beau fils, n’en doutes,
Toutes pour tous et tous pour toutes,
Chacune pour chacun commune,
Et chacun commun pour chacune.

Bel-Accueil, après quelques façons, cède au discours de la vieille, et permet à l’Amant de venir le trouver dans la tour. Celui-ci y pénètre en effet. Il y trouve Amour et Doux-Regard, et enfin Bel-Accueil lui-même, fort disposé à lui complaire. Mais Dangier, Peur, Honte, accourent encore une fois et le repoussent. Ici Jean de Meun montre peu d’invention, car il se borne à reproduire une imagination allégorique assez simple de Guillaume de Lorris. Les trois personnages battent l’Amant, qui leur crie merci, et demande à être mis en prison avec Bel-Accueil ; mais Dangier répond sagement que ce serait enfermer le renard dans le poulailler. Heureusement pour le pauvre Amant, Amour vient à son aide avec tous ses barons. Un assaut en forme est donné à la tour. La victoire était incertaine, quand Vénus arrive en auxiliaire, portée sur son char, que traînaient huit colombes.

L’auteur suspend tout à coup son récit pour parler de Nature. Durant cent pages environ, la Rose, Bel-Accueil, l’Amant, le combat, sont oubliés, et tout cet espace est rempli par une digression de près de cinq mille vers, et qui forme comme un poème scientifique et philosophique introduit dans le corps de la narration allégorique. C’est ainsi qu’un traité de métaphysique panthéiste, le Bagavatgita, inséré dans le corps du Mahabarata, l’une des deux grandes épopées de l’Inde, interrompt le récit précisément de la même manière, c’est-à-dire au moment où va commencer un combat.

Cette partie de l’ouvrage de Jean de Meun est la plus curieuse ; car c’est là qu’oubliant complètement le sujet primitif du poème, dans une composition qui forme un tout à part du reste et qui est entièrement sienne, il a déposé tout ce qu’il avait et voulait montrer de connaissances dans la physique, l’astronomie et l’alchimie, et de plus un système de philosophie matérialiste d’une hardiesse souvent incroyable, et qu’on ne s’attend pas à rencontrer au moyen-âge. Il montre d’abord Nature qui s’occupe, dans sa forge, à fabriquer les moyens de continuer les espèces, pour résister à la Mort. Jean de Meun peint avec une remarquable énergie la grande chasse de la Mort, qui poursuit les êtres avec sa massue, et la fuite des êtres qui s’efforcent de se dérober à ses coups. Les uns montent leurs grands destriers, un autre met sa vie sur un bois flottant,

Et mène au regard des étoiles
Sa nef, ses avirons, ses voiles.

Mais la Mort les atteint et les immole tous. Cette Mort ressemble à la terrible vieille qui, ses grandes ailes déployées et sa terrible faux à la main, fond comme un oiseau de proie sur les chevaliers montés aussi sur leurs grands destriers, dans la sublime fresque de l’Orcagna qu’on admire à Pise au Campo Santo. Cependant la Mort, qui anéantit les individus, ne peut détruire les espèces. Le phénix qui meurt sur son bûcher est l’image de la destruction et de la reproduction perpétuelle, de la palingénésie incessante des êtres. L’Art à genoux devant Nature la prie de lui enseigner à faire œuvre semblable à la sienne. Jean de Meun appelle comme Dante l’Art le singe de la Nature ; mais, dit-il avec une véritable profondeur, il ne peut produire de créations vivantes qu’en faisant si bien qu’elles semblent naturelles[18].

L’alchimie non plus ne peut rien créer ; elle ne peut que transformer les espèces ou les ramener à leur nature première. L’idée de la transmutation des corps, fondée sur l’unité de leur substance, est fort clairement énoncée par Jean de Meun, qui affirme que l’alchimie est un art véritable. Il cite à l’appui de sa théorie erronée un fait très réel, et dont on niait l’existence il y a moins d’un siècle, les pierres qui tombent de l’atmosphère :

Car l’on peut bien souvent voir
Des vapeurs les pierres choir.

Revenant à la question de la nature et de l’art, il s’élève avec une vigueur de pensée vraiment singulière à la théorie du beau absolu, réalisé dans la nature, mais inaccessible aux efforts de l’art humain. Quand Zeuxis, dit-il, et tous les maîtres qui ont jamais existé comprendraient toute la beauté de la nature et s’efforceraient de la rendre,

Plutôt pourraient leurs mains user
Que si grande beauté pourtraire :
Nul, hormis Dieu, ne le peut faire ;
Car Dieu, le beau outre mesure (l’infiniment beau),
Lorsque Beauté mit en nature,

Il en fit une fontaine
Toujours coulant et toujours pleine,
De qui toute beauté dérive ;
Mais nul n’en sait ni fond ni rive.

Ces idées ont une grandeur qui étonne. L’expression large et simple rappelle les beaux vers philosophiques de Dante ; il est rare que Jean de Meun et en général les poètes français du moyen âge s’élèvent jusque-là.

Puis l’auteur a une conception bizarre et hardie : il suppose que Nature va se confesser à son propre prêtre. Ce prêtre, qui se nomme Genius, récite éternellement, devant elle, au lieu d’autre messe, le texte de son livre, qui contient les types des existences passagères. Genius s’assied sur une chaise à côté de son autel ; Nature se met à genoux devant son prêtre et commence son étrange confession. Cette confession est un discours de près de trois mille vers sur la métaphysique, la physique, l’optique, l’astronomie. C’est une petite encyclopédie insérée par Jean de Meun dans son poème allégorique. Mélange incroyable de théologie chrétienne, d’idées platoniciennes, d’argumentations scolastiques, de notions remarquables sur certains points de la physique, et d’opinions sur la société singulières pour le temps, ce morceau est un des plus curieux témoignages de la vigueur intellectuelle et de la science confuse du moyen-âge ; en voici les traits principaux : Dieu, source de tout bien, a créé l’univers, dont la forme préexistait dans sa pensée de toute éternité, d’après un type pris en lui-même par un acte libre de sa volonté bienfaisante. Au commencement, son œuvre était une masse informe et confuse ; il la divisa en parties et l’ordonna par le nombre et la figure. Les substances, selon leur poids, se distribuèrent dans les régions haute, basse, ou moyenne de l’étendue. « Dieu les soumit à mon gouvernement, dit Nature ; je suis sa chambrière, son connétable et son vicaire. Il me confia la chaîne d’or qui enserre les quatre élémens, il me prescrivit de les garder et de continuer les formes ; à eux d’obéir à mes lois. Toutes les créatures s’y assujétissent, hors une seule… Je ne me plains pas du ciel qui tourne sans repos emportant les étoiles dans son cercle poli, je ne me plains pas des planètes qui suivent leurs cours et conservent éternellement leur clarté… »

Ici Jean de Meun se livre à une dissertation sur ce qui peut causer l’inégalité d’éclat qu’on remarque entre les différentes parties de la lune, et qu’aujourd’hui l’on sait être produite par des vallées et des montagnes. Il cherche à l’expliquer par une différence de densité entre les diverses portions de l’astre, et allègue à ce propos le fait de la réflexion des rayons lumineux lorsque, derrière le verre transparent qui les laisse passer, on place un corps opaque qui les retient ; le tout en termes que ne désavouerait pas la physique moderne. La lune et les étoiles reçoivent leur clarté du soleil ; leurs accords mélodieux sont le principe de toute harmonie ; sous leurs influences s’opère la concorde des élémens, la formation et le développement des êtres.

L’influence des astres conduit naturellement à la question de la prédestination et de la prescience divine ; ce que Nature dit sur ce sujet constitue un traité en forme. Au moyen-âge, on ne trouve pas fréquemment de pareilles matières débattues en français. Il est curieux de voir la langue du Roman de la Rose lutter contre des difficultés d’exposition que l’auteur confesse lui-même. Il offre le très rare exemple d’un laïque examinant un problème théologique. Selon lui, la prédestination et la prescience s’entresouffrent bien ensemble. Mais comment a lieu cet accord ? Si tout est nécessairement prédéterminé, la volonté est esclave, il n’y a plus ni bien ni mal moral ; on ne peut donc adopter l’opinion de ceux qui disent que, par cela qu’une chose est possible, elle est nécessaire. Soutiendra-t-on que les choses n’arrivent pas parce que Dieu les a prévues, mais qu’il les a prévues parce qu’elles devaient arriver ? C’est affaiblir la prescience de Dieu que de faire ainsi dépendre d’autrui sa connaissance :

La raison ne saurait comprendre
Que l’on puisse à Dieu rien apprendre.

C’est rabaisser encore plus la grandeur de Dieu que de dire qu’il sait seulement d’un fait futur qu’il sera ou ne sera pas. Dieu sait nécessairement tout ce qui sera, mais les faits ne sont point parce que Dieu les sait d’avance, et ce n’est pas parce qu’ils sont qu’il les a prévus. De même que nous ne déterminons ni n’empêchons une action parce que nous savons qu’elle a eu lieu, de même que nous ne la déterminerions ni ne l’empêcherions si nous savions d’avance qu’elle aura lieu, la connaissance qu’a Dieu des décisions futures du libre arbitre ne le contraint point.

Je ne prétends pas que Jean de Meun ait résolu un problème qui semble insoluble à la raison humaine, car la toute-puissance de Dieu, qui est unie à sa prescience, rend vaine toute comparaison avec notre connaissance. Si nous savons qu’un homme va se jeter dans un précipice, et s’il est loin de nous, notre connaissance ne peut influer sur son acte ; mais, si nous le tenions par la main, comment n’interviendrions-nous pas dans sa décision, et, à plus forte raison, comment Dieu serait-il spectateur immobile et inactif des décisions de l’ame humaine qu’il a créée et qu’il crée à toute heure par cet acte perpétuel de sa puissance qui entretient la vie dans l’univers ? Comment considérer la volonté humaine comme indépendante de celle dans laquelle vit et se meut tout esprit ? Mais, si Jean de Meun n’a pas délié le nœud qui ne l’a été encore, que je sache, par nul philosophe et nul théologien, il a eu le mérite d’exposer les solutions qu’il combat, et la sienne propre, en termes assez clairs pour être compris, et c’est cet emploi de la langue française de son temps qu’il était important de signaler.

Revenant à l’influence des astres, Jean de Meun n’a garde d’abandonner complètement le libre arbitre à leur empire, car, dit-il énergiquement,

Les choses d’eux se défendent.

Telle est aussi l’opinion de Dante, qui a examiné la même question. C’est chez les deux poètes un effort du bon sens qui s’emploie à restreindre une croyance trop fortement établie pour qu’il fût possible de la rejeter entièrement. Du reste, à beaucoup d’égards, Jean de Meun est un esprit fort qui méprise les superstitions populaires ; il se moque de ceux qui attribuent aux démons les ravages des ouragans, et de ceux qui croient que certaines personnes quittent leur corps pour aller courir les airs avec dame Abonde[19] et les fées, ou qui expliquent, par l’intervention du diable, certaines illusions d’optique. Un peu plus loin, il se plaît à étaler ses connaissances en catoptrique, empruntées au Livre des Regards du savant Arabe El-Hacen. Dans ce passage très curieux, Jean de Meun, en parlant de différentes sortes de miroirs, parmi lesquels figurent les miroirs ardens, mentionne aussi ceux qui ont un tel pouvoir que des objets très petits, des lettres déliées et placées fort loin, de menus grains de sable, paraissent si grands et si rapprochés des spectateurs, que chacun les peut apercevoir distinctement, qu’on les peut lire et compter[20]. On serait tenté de voir là une idée vague du télescope, mais il n’est question, je pense, que de miroirs grossissans, comme il est question plus loin des miroirs qui diminuent la grandeur des corps. Il parle aussi de ceux qui font apparaître des objets entre l’œil et le miroir, jeux d’optique produits aujourd’hui dans les cabinets de physique et dans les illusions de la fantasmagorie, mais qu’il est intéressant de voir connus d’un poète français au XIIIe siècle, et expliqués dès-lors à peu près comme ils doivent l’être par les diversités des angles. Jean de Meun ne montre pas moins de sens en attribuant à des causes naturelles les visions de ceux qui, par grande dévotion et contemplation trop profonde, font apparaître en leur pensée les choses qu’ils ont dans l’esprit aussi bien que les effets extraordinaires du somnambulisme naturel qu’il décrit très bien ; les comètes dont il traite après les astres, les vents, les nues, l’arc-en-ciel, les comètes lui fournissent l’occasion de s’exprimer avec une grande liberté d’esprit sur le néant de la noblesse de race, quand elle n’est pas appuyée sur la noblesse des sentimens et des habitudes. Les comètes, dit-il, combattant un préjugé qui lui a long-temps survécu, ne répandent pas les influences de leurs rayons sur les rois plutôt que sur les pauvres ;

Et les princes ne sont pas dignes
Que les corps du ciel donnent signes
De leur mort plus que d’un autre homme,
Car leur corps ne vaut une pomme
Plus que le corps d’un charretier
Ou d’un clerc ou d’un écuyer.
Je les fais tous semblables être
Ainsi qu’il paraît à leur naître (naissance).
Par moi naissent pareils et nuds,
Forts et faibles, gros et menus
Tous les mets en égalité.

Et poursuivant sur ce ton, notre poète dit, après Juvenal et avant Boileau, nul n’est noble s’il n’est vertueux :

Nul n’est vilain fors par ses vices,
Noblesse vient de bon courage (de bon cœur),
Car gentillesse de lignage (noblesse)
N’est pas gentillesse qui vaille
Si la bonté de cœur y faille.

Jean de Meun n’hésite pas à dire que les clercs, c’est-à-dire les savans, sont plus nobles que les princes et les rois. On sent à cette fierté que l’âge des lettres et des lettrés approche.

Nature, poursuivant son discours, dit encore une fois : « Je ne me plains pas des élémens, des plantes et des animaux, tous m’obéissent, tous exécutent docilement mes ordres et mes lois. L’homme seul, que je fais naître à l’image de Dieu, qui est la fin de tout mon labeur, à qui je donne l’existence comme aux pierres, la vie comme aux plantes, le sentiment comme aux animaux, et qui a l’intelligence en commun avec les anges, l’homme me désobéit et m’outrage. » Ce mécontentement de la Nature était la cause de la douleur qu’elle voulait confier à Genius, à qui elle a incidemment parlé de tant d’autres choses. Le reproche qu’elle adresse aux hommes, c’est de lui refuser le tribut qu’ils lui doivent comme chargée de la conservation de la perpétuité des espèces, et sa colère est particulièrement tournée contre les puissances ennemies de l’Amant, et qui s’opposent à son entreprise. C’est par ce singulier détour que nous rentrons dans le sujet du poème, qui désormais sera traité d’un point de vue tout physique, ce qui me forcera d’abréger singulièrement mon analyse.

Nature envoie en toute hâte son confesseur Genius vers l’ost du dieu d’Amour, en le chargeant d’excommunier ceux qui s’opposent à ses lois, et d’absoudre ceux qui s’y conforment et qui

Fortement à ce s’étudient
Que leur lignage multiplient ;

l’autorisant à leur donner indulgence plénière pour tout ce qu’ils auront pu faire après qu’ils se seront bien et dûment confessés ; en outre, elle lui commande de publier l’ordonnance qu’elle lui remet scellée de son sceau. Genius est à peine arrivé au camp que le dieu d’Amour lui met une chasuble, lui donne anneau, crosse et mitre. Genius déploie la charte de Nature et la lit aux barons assemblés.

Cette charte est un sermon fort étrange, et dont le texte pourrait être ce verset de l’Écriture : Crescite et multiplicamini. Le fond en est très profane, mais le sacré s’y trouve inconcevablement mêlé. Au milieu des exhortations pleines d’une verve plus qu’érotique vient bizarrement se placer une invitation pressante à mériter le ciel et à éviter l’enfer, et une description, qui n’est pas sans fraîcheur et sans poésie, du paradis, où les brebis blanches paissent parmi des fleurs éternellement nouvelles, et où reluit comme au matin, sur les herbettes verdoyantes, une rosée qui ne sèche jamais. L’auteur, reprenant l’allégorie du jardin d’amour imaginée par Guillaume de Lorris, insiste de la manière la plus édifiante sur la supériorité du jardin céleste, où coule, non pas la fontaine de Narcisse qui enivre les ames, mais la fontaine d’eau vive qui les fortifie, fontaine mystique une et triple qui sourd d’elle-même, et qui de ses flots divins arrose l’olivier du salut.

Mais, chose incroyable, cet accès de mysticisme ne fait pas perdre à Genius le but de son sermon, car, dit-il, pour mériter ce paradis,

Pensez de Nature honorer,
Servez-la par bien laborer (travailler).

À ce conseil d’une moralité très équivoque, ou plutôt qui dans sa bouche ne l’est guère, il joint bien quelques préceptes d’humaine vertu, comme de ne pas voler, de ne pas tuer, d’être loyal et miséricordieux ; mais de la foi et des vertus exclusivement chrétiennes, pas un mot. Il n’en promet pas moins les joies du paradis pour récompense à ceux qui suivront ses enseignemens, dont on a vu quel était l’objet. La doctrine prêchée par Genius est du goût des nouveaux croisés, qui, empressés de mériter l’indulgence en donnant l’assaut à la tour où Bel-Accueil est renfermé, s’écrient : Amen ! Amen ! Vénus s’élance à leur tête, Honte et Peur veulent l’arrêter, mais ses flammes et ses flèches mettent l’ennemi en déroute. Courtoisie, Pitié et Franchise entrent par la brèche, et Courtoisie adresse à Bel-Accueil en faveur de l’Amant un discours qui se termine par ce vers :

Octroyez-lui la Rose en don.

Bel-Accueil consent. Dès ce moment, l’allégorie devient à la fois si transparente et si grossière, que je me dispense de la suivre. L’auteur termine son poème et son rêve en disant :

Ainsi j’eus la Rose vermeille,
Alors fut jour et je m’éveille.

Tel est le Roman de la Rose. Je crois avoir le premier montré toute la portée de cet ouvrage célèbre. Je vais revenir rapidement sur ses principaux caractères, que j’ai dû me borner à signaler en passant, pour ne pas interrompre la suite des incidens. Je m’occupe surtout de la seconde partie, beaucoup plus curieuse que l’autre, et qui forme les quatre cinquièmes de l’ouvrage.

La première chose qui a dû frapper le lecteur, c’est la verve et la hardiesse satirique avec laquelle Jean de Meun attaque les deux objets de la religion du moyen-âge, les prêtres et les femmes. Cependant cette hardiesse ne doit pas trop surprendre quand on voit des dévots narrateurs de légendes attaquer avec plus d’emportement encore, non-seulement les moines, mais l’église même et son chef suprême, le pape. Les poésies des troubadours, les fabliaux, l’épopée satirique de Renart, donnent le même spectacle, il faut s’accoutumer à voir cette humeur frondeuse se montrer dans les productions littéraires du moyen-âge, et donner naissance, on doit le reconnaître, à ce que notre vieille poésie offre de plus naturel et de plus heureux pour le tour et pour l’expression. Du reste, ce tort et ce mérite ne lui appartiennent pas exclusivement. L’Italie a Boccace et les autres nouvellistes ; l’Angleterre a Chaucer, qui, sous l’inspiration de la réforme tentée par Wiclef, attaque avec une ironie systématique les frères quêteurs, les nonnes et les porteurs d’indulgences. L’Allemagne a les lazzis de Nithart et du prêtre Amis, qui, tout en se jouant, mettaient en branle la grosse cloche qui, agitée par Luther, devait sonner le tocsin de la réforme. L’Espagne elle-même, terre de dévotion et de monachisme s’il en fut, a l’archiprêtre de Hita, auteur d’un poème pieux sur les miracles de Notre-Dame, les joies de la Vierge, et qui n’en disait pas moins : « Si tu as de l’argent, tu auras raison du pape, tu achèteras le paradis, tu gagneras le salut ; avec beaucoup d’argent, les bénédictions abondent. J’ai vu dans la cour de Rome, où est le saint père, que tous portaient grande révérence à l’argent. » Mais ces traits, il faut le dire, sont plus rares dans les poésies espagnoles du moyen-âge que partout ailleurs, ce qu’à défaut d’autres motifs la présence de l’inquisition suffirait pour expliquer.

L’amour chevaleresque, le culte des dames était, comme je l’ai dit, la seconde religion du moyen-âge, et cette orthodoxie eut ses dissidens aussi bien que la première. Jean de Meun, on l’a vu, se signala d’une façon toute particulière dans ce genre d’hérésie, qui n’est pas non plus inconnu aux autres littératures du moyen-âge, et qui marque partout la décadence de cette civilisation dont la chevalerie fut l’ame. À la fin du XIIIe siècle, le beau temps de la galanterie chevaleresque était passé. La poésie, fidèle écho des sentimens et des mœurs, après avoir célébré les femmes lorsqu’elles avaient l’empire, les insultait alors comme une puissance tombée.

Ce qui a dû sembler plus nouveau chez Jean de Meun que la satire, c’est, dans quelques passages, l’énergique expression d’une pensée sérieuse. Ce qu’on peut appeler la poésie philosophique existe déjà dans cette œuvre incohérente et bigarrée de contrastes. Outre les vers que j’ai cités sur l’océan de la beauté divine qui n’a ni fond ni rives, sur la vraie noblesse, sur l’égalité primitive des hommes, sur l’humble origine de la royauté, sur la faiblesse de ce pouvoir devant la volonté populaire, il en est de tout-à-fait métaphysiques, et qui offrent une grande force et une grande hauteur d’expression. Dans un passage où Jean de Meun traduit Platon, il exprime ainsi comment Dieu embrasse d’un regard unique les trois formes du temps, le passé, le présent et l’avenir. Dieu voit, dit-il,

La triple temporalité
Sous un moment d’éternité.

Ceci est tout simplement sublime.

Parmi les recueils de poésies didactiques et encyclopédiques du moyen-âge, il en est peu, on l’a vu, qui contiennent des faits scientifiques plus curieux et des notions positives plus avancées que la continuation du Roman de la Rose. De même il est peu d’auteurs antérieurs au XVe siècle qui connaissent mieux que Jean de Meun les écrivains de l’antiquité. À cet égard, il y a une différence considérable entre lui et Guillaume de Lorris. Guillaume de Lorris ne cite que le songe de Scipion, conservé par Macrobe, et qui lui suggéra peut-être à lui-même l’idée d’un songe allégorique bien différent. Il paraît connaître Ovide. Là se borne sa science de l’antiquité. Jean de Meun non-seulement cite, mais traduit Platon, les vers dorés attribués à Pythagore, Ovide, Horace, Cicéron, Lucain, Solin, Claudien, Suétone, l’Almageste de Ptolomée, les Institutes de Justinien, Juvénal, Boëce, Virgile, Valerius Maximus, Salluste ; il connaît Aristote par Boëce, il sait ce qu’étaient Homère, Socrate, Sénèque, Tibulle, Catulle, Gallus, Hippocrate, Galien, Parrhasius, Apelle, Myron, Polyclète, Euclide, Empédocle, Ennius. Tout ce qu’il dit des auteurs anciens est exact, si l’on en excepte qu’il suppose qu’Auguste donna la ville de Naples à Virgile, fait apocryphe probablement emprunté à la légende qui, au moyen-âge, fit de Virgile un magicien de Naples, légende dont le souvenir se perpétue encore dans la population napolitaine. Jean de Meun a pu citer, il est vrai, plus d’un passage des auteurs anciens au moyen de certaines compilations modernes, comme le Policraticon de Jean de Salisbury ; mais souvent on voit qu’il connaît l’auteur original, quand par exemple il dit qu’un vers de Virgile auquel il fait allusion se trouve dans le discours de la sibylle, ou une phrase de Cicéron dans son livre sur la rhétorique. Certes il avait lu et apprécié Horace, celui qui le caractérise ainsi :

........ Horace,
Qui tant a de sens et de grace.

Voici qui est plus extraordinaire. Un passage décisif du Roman de la Rose ne permet pas de douter que Jean de Meun n’eût lu Homère. Non-seulement il cite l’apologue des deux tonneaux où Jupiter puise les biens et les maux qu’il distribue aux hommes, apologue qui se trouve dans l’Iliade, mais il se fait dire par la Raison : Je tiens à grande honte que tu ne te souviennes pas d’Homère

Après que tu l’as étudié,
Mais tu l’as ce semble oublié.

Ceci prouve l’existence d’une traduction d’Homère en latin antérieure à toutes celles que nous possédons, à moins qu’on ne suppose, ce qui est peu probable, que Jean de Meun savait le grec.

Les personnages de la mythologie antique sont familiers à notre auteur, il a même un paganisme de langage et presque de croyance qui annonce déjà chez lui ces habitudes d’idolâtrie poétique si chères aux hommes de la renaissance, et dont Dante, précurseur de la renaissance à certains égards, a le premier donné l’exemple en mettant dans son enfer chrétien un Caron, un Minos, un Cerbère, qui ne sont pas, il est vrai, tout-à-fait ceux du paganisme. De même Jean de Meun place dans le sien, après les chaudières et les brasiers, le supplice plus poétique d’Ixion, de Tantale, de Sisyphe et des Danaïdes. Comme Dante, il a un peu modifié les êtres infernaux qu’il emprunte à la mythologie antique ; chez les deux poètes, Cerbère n’est pas seulement le gardien des ombres, mais un chien monstrueux qui déchire et dévore les corps des damnés. À ces légères différences près, Jean de Meun reproduit fidèlement les récits de la mythologie païenne, et, à la manière dont il en parle, on dirait qu’il y croit. J’ai cité la peinture de l’âge d’or entièrement étrangère à la donnée biblique sur les premiers temps, et Flore reconnue pour déesse des fleurs ; mais il y a mieux, et des traditions païennes remplacent ou accompagnent l’exposition orthodoxe d’évènemens et de dogmes qui font partie de la croyance chrétienne. Le mot de déluge amène sous la plume de Jean de Meun, non l’histoire de l’arche de Noé, mais l’histoire de Pyrra et de Deucalion. Mention est faite du règne de Saturne à propos du paradis. Ce paganisme d’imagination doit peu surprendre chez un homme qui cite sans cesse les auteurs anciens, et qui d’ailleurs, dans l’ensemble de sa doctrine, rappelle bien plutôt les enseignemens d’un sensualisme tout païen que les inspirations spiritualistes de la morale chrétienne. Chose étrange néanmoins, ce paganisme d’imagination d’une part, de l’autre, cette doctrine énergiquement matérialiste qui est répandue dans tout le poème de Jean de Meun et qu’il a concentrée dans la charte de Nature, n’excluent pas des morceaux très édifians sur les mérites de Jésus-Christ et les joies du paradis, et c’est précisément dans le discours de Nature, dans le sermon de son cynique prêtre Genius, qu’on les trouve. C’est au moment de proclamer systématiquement l’amour physique, but suprême de la vie, que Jean de Meun se fait l’interprète et l’apôtre de la religion qui mortifie les sens.

Un autre mélange non moins frappant du sacré et du profane se montre dans l’emploi de termes consacrés par l’église à ses sacremens et à ses mystères appliqués ici à des objets de nature très différente. L’Amour, la Nature, Genius, son prêtre, prononcent l’excommunication sur ceux qui se refusent à les servir. Amour donne à l’Amant pour pénitence :

Qu’en bien aimer soit son penser.

Il jure par sainte Vénus, sa mère. Cette alliance d’idées si disparates se rencontre partout au moyen-âge, elle est de deux sortes. Tantôt, comme il arrive dans le Roman de la Rose, au sein d’une composition toute profane surgit une réflexion dévote, des termes consacrés par l’église sont appliqués à des actions et à des sentimens que l’église réprouve ; tantôt, au contraire, dans une œuvre sérieuse et religieuse viennent se jeter, comme à l’étourdie, des détails enjoués ou licencieux. C’est ce qui avait lieu souvent dans les sermons du moyen-âge, et ce qui s’est conservé au XVe dans les bouffonneries des sermons macaroniques. La même confusion se produisit dans l’art ; les représentations les plus scandaleuses se voient, comme on sait, sur les vitraux des cathédrales, se cachent à demi dans les ornemens des chapiteaux ou des stalles, et parfois décorent avec effronterie les marges ou les initiales des missels. Une telle fusion du divin et du terrestre peut s’expliquer de deux manières, ou par la naïveté, ou par une intention malicieuse et satirique. Ce peut être inconséquence irréfléchie ou intention railleuse, profanation innocente ou parodie volontaire.

Plus on avance vers l’époque où les croyances affaiblies font place au doute, où la liberté et l’insolence de l’esprit remplacent la soumission aveugle et la foi absolue, plus le dessein des auteurs qui se permettent ces associations singulières est suspect ; il l’est davantage dans les pays plus portés à l’incrédulité frondeuse, plus en France qu’en Allemagne, plus en Italie qu’en Espagne. Quand par exemple, au commencement du XIVe siècle, l’archiprêtre de Hita, dans son récit allégorique et burlesque du combat de don Mardi-Gras contre don Quaresme, et à propos de la confession bouffonne du premier, se jette dans une dissertation en forme sur le sacrement de pénitence et sur la nécessité de la contrition, quand il fait chanter, pour accompagner le triomphe de l’Amour, Venite exultemus et Benedictus qui venit in nomine Domini ; quand, au début du poème qui contient l’histoire très égrillarde de Trotte-Couvent, personnage dont l’office est le même que celui de la vieille de Jean de Meun, et les amours de l’auteur pour une religieuse, on trouve une invocation à Dieu le père, à Dieu le Fils et au Saint-Esprit ; je suis porté à voir là cette inconséquence naïve qui n’exclut pas une foi sincère et qui est dans les mœurs méridionales ; mais je doute davantage de la bonne foi de Clopinel, né au bord de la Loire, qui, au milieu de toutes ses gausseries, semble avoir un but sérieux et la prétention toute française, et point du tout espagnole, d’exposer un système. Quand plus tard, à la fin du XVe siècle, dans cette Italie déjà si pénétrée d’épicuréisme et d’incrédulité, Pulci ouvre par une invocation à la trinité les chants les plus lestes du Morgante, je commence à douter de sa candeur, et je crains bien qu’à l’abri d’une incohérence qui ne fut pas préméditée dans un âge plus simple, le poète italien ne cache une intention qu’il s’avoue au moins à demi, et ne songe à railler d’augustes mystères. Ainsi Rabelais, adversaire plus déclaré, bien qu’encore déguisé, du christianisme, plaçait une profession de foi irréprochable en tête du livre le plus hardi de son Pantagruel, enveloppant le sceptique dans la robe du curé.

L’œuvre de Jean de Meun doit donc être considérée comme une audacieuse tentative d’un libertin du XIIIe siècle, qui, à l’aide de quelques précautions oratoires, a voulu sciemment attaquer non-seulement les abus qui s’étaient glissés dans l’église, mais l’esprit même du spiritualisme chrétien. Savant pour son temps, nourri de l’antiquité, païen d’imagination, épicurien par nature et par principe, il fut un devancier puissant des érudits païens et matérialistes du XVIe siècle. Il fut un devancier lointain des sensualistes les plus décidés du XVIIIe siècle. Il y a en lui le germe de Rabelais, et même, à quelques égards, de d’Holbach et de Lamettrie.

On ne sera plus surpris qu’il ait eu de son temps une si grande vogue et causé un si grand scandale. Ses tendances et ses doctrines se rattachaient à ce matérialisme dont n’a jamais pu triompher, au moyen-âge, l’ascétisme chrétien, à ce matérialisme que représente dans l’histoire Frédéric II avec ses mœurs de sultan et son renom d’athéisme, que représentait dans la philosophie cette secte des averroïstes dont Pétrarque déplorait et redoutait pour la foi l’influence et la diffusion toujours croissante, et dont Jean de Meun est, dans la littérature, l’organe le plus énergique. Son livre fut l’évangile de la matière et des sens ; de là sans doute la réputation que ce livre obtint, et qui ne pourrait s’expliquer autrement, car la lecture en est pénible, la composition embarrassée, l’exécution sans charme dans l’ensemble, bien que supérieure en quelques endroits ; de là aussi les attaques véhémentes dont il fut l’objet. Ce n’est pas l’inoffensive galanterie de Guillaume de Lorris qui eût décidé un homme de la valeur et de l’importance de Gerson à prêcher et à écrire contre le Roman de la Rose, et qui eût attiré sur lui les vertueuses invectives de la sage Christine de Pisan ; mais les ames chrétiennes et morales du XVe siècle durent sentir vivement ce qu’il y avait de dangereux dans un livre abritant, derrière un titre et un commencement qui n’annonçaient que gentillesse gracieuse et frivole galanterie, un traité d’irréligion et d’épicuréisme. Ainsi les sympathies corrompues et les censures violentes ont fait la célébrité de cet ouvrage. Gower l’imita, Chaucer le traduisit, Marot lui donna une nouvelle vie en rajeunissant le langage du XIIIe siècle, déjà vieilli de son temps, et le nom du Roman de la Rose est arrivé ainsi jusqu’à nous escorté d’une vague renommée dont ses proportions formidables et le discrédit où est justement tombée la poésie allégorique ont empêché d’examiner le fondement ; on l’a souvent cité comme le début de la poésie française au moyen-âge, erreur qui a été judicieusement réfutée. Au lieu de marquer l’origine de cette littérature, on peut dire qu’il en est la fleur et la fin. La première partie offre ce que la galanterie chevaleresque a inspiré de plus délicat à la poésie encore naïve, quoique déjà ingénieuse et bientôt maniérée du moyen-âge ; la seconde annonce ce que l’érudition, la liberté effrénée de l’esprit, l’inspiration païenne et sensuelle, vont produire dans l’âge de la renaissance ; et, pour emprunter à ce poème allégorique une allégorie qu’il suggère naturellement, il est comme un bosquet de roses dans le sein duquel se cacherait nue et riante une statue du dieu Pan, symbole de la vie matérielle de l’univers.


J.-J. Ampère.
  1. Quand il a été nécessaire, pour être compris, de traduire le vieux français du Roman de la Rose en français moderne, je l’ai traduit, mais j’ai cherché à garder le plus possible de la vieille langue, en ne remplaçant que ce qui était tout-à-fait inintelligible, et j’ai essayé de reproduire l’effet du vers primitif en conservant, au prix de quelques légers changemens, le nombre des syllabes qui le composent.
  2. Voyez à ce sujet le curieux travail de M. Fauriel sur l’origine de l’épopée chevaleresque au moyen-âge, publié dans cette Revue en 1832.
  3. Du reste, ce n’est pas le seul trait de la description du verger enchanté qui fasse penser à l’Orient. Ailleurs, Lorris dit qu’il est clos de cannelliers, de girofliers,

    Et d’oliviers et de cyprès,
    Dont il n’y a guère ici près.

    L’idée du verger de la Rose pourrait avoir été elle-même transplantée de l’Orient dans Occident. Les jardins de roses sont célèbres en Orient. Il en est souvent question dans la poésie persane. Jardin de Roses (Gulistan) est le nom d’un recueil poétique de Sadi. M. Reinaud, dans sa docte description des monumens arabes, persans et turcs du cabinet de M. le duc de Blacas, parle d’un poème arabe dont le sujet est fort analogue à celui du Roman de la Rose (t. II, p. 472). Le Rosen-Garten (jardin des roses) de la poésie germanique, où combattent Dietrich et ses héros, n’aurait-il pas aussi été apporté de l’Orient, en même temps que par les croisades en venaient des ornemens pour l’architecture du moyen-âge ?

  4. L’auteur leur fait chanter des notes lorraines :

    Parce qu’an (on) set (sait) en Loheregne (Lorraine)
    Plus cointes notes (jolis airs) qu’en nul regne (royaume).
    (Vers 753-4.)

    Cette supériorité des airs lorrains était-elle un effet de l’école de chant établie à Metz par Charlemagne, et une preuve que cet établissement avait fructifié ?

  5. Cama, le Cupidon de la mythologie indienne, a aussi cinq flèches, qui représentent les cinq sens.
  6. Cette fontaine d’Amour a des propriétés merveilleuses. Au fond de l’eau sont placés deux cristaux qui embellissent de mille reflets tous les alentours. Qui se regarde dans ce miroir ne peut se défendre d’aimer. Il y a peut-être là une vague notion du prisme et la première idée d’une métaphore bien souvent répétée depuis, le prisme de l’illusion.
  7. C’est de là qu’est venu probablement par opposition le sens du mot tristo en Italien, qui veut dire un lâche, un pervers.
  8. Voir Grimm, Deutsche sagen.
  9. Ailleurs le moyen-âge s’était approprié la divinité païenne et en avait fait un personnage un peu différent. Pour un poète espagnol du XIVe siècle, Vénus n’est pas la mère de l’Amour, mais son épouse :

    Segnora dona Venus muger de don Amor.

    (L’archiprêtre de Hita, copl. 559.)

  10. On prête cette réponse à un troubadour nommé Guillaume de Bargenon, dans le Cento Novelle antiche, livre antérieur à celui de Jean de Meun.
  11. Lui-même nous donne la liste de ses écrits dans la préface qu’il a mise en tête du Confort de Boëce. Il avait encore traduit les Merveilles d’Irlande, ouvrage légendaire sans doute, où devait figurer le purgatoire de saint Patrice, — et les épîtres d’Héloïse et d’Abeilard. La traduction de Boëce fut le dernier de ses ouvrages et postérieur à la composition du Roman de la Rose, au moins au passage où il dit que celui qui translaterait le Confort de Boëce, bonne œuvre ferait. Le codicille de Jean de Meun est une courte pièce de vers assez édifiante, qu’il ne faut pas confondre avec son Testament. On a joint aux œuvres poétiques de Jean de Meun quelques poésies alchimiques qui ne sont pas de lui.
  12. L’Amour, tom. II, pag. 305, dans un passage curieux, où il prophétise la naissance du Roman de la Rose, parle de Guillaume de Lorris comme vivant et de Jean de Meun comme n’étant pas né ; d’autre part, celui-ci dit avoir entrepris sa continuation quarante ans après la mort de Guillaume (pag. 304) : il avait donc moins de quarante ans quand il a écrit.
  13. Cette surabondance de digressions et d’épisodes a encore été augmentée par les interpolations des copistes, interpolations dont se plaint Étienne Pasquier.
  14. Un passage du Roman de la Rose est contraire à cette opinion. Jean de Meun (vers 10586, tom. II, pag. 303, édition de Méon) dit positivement que Guillaume de Lorris s’est arrêté aux vers qui terminent son récit, là où il s’interrompt dans l’édition de Méon. Ceci prouve que Jean de Meun n’a pas eu connaissance du dénouement attribué à Guillaume de Lorris par M. Leroux de Lincy. Peut-être ce dénouement a été ajouté dans le manuscrit où il se trouve par un auteur inconnu, qui l’a donné comme de Lorris, à moins qu’on ne suppose que Jean de Meun, en le passant sous silence, ait voulu anéantir le souvenir d’un dénouement que tout son ouvrage avait pour but de remplacer.
  15. Tous les ordres monastiques.
  16. Quel dolor au cuer (cœur) me tenoit
    Quand en pensant me sovenoit
    Des biaux dits, des doux aisiers (contentemens),
    Des doux déduits, des doux besiers,
    Et des très douces acolées,
    Qui s’en ierent (sont) sitôt volées (envolées),
    Volées, voire (vraiment), et sans retor.

  17. Il ne faut pas oublier que, malgré son nom masculin, Bel-Accueil, dans le Roman de la Rose, est la personnification d’une qualité essentiellement féminine, la disposition à plaire et à se laisser aimer.
  18. Ce passage est curieux pour l’état des arts à la fin du XIIIe siècle. Jean de Meun connaît des représentations de chevaliers armés en guerre, de dames bien parées, d’animaux, de fleurs, en métal, en cire, des tableaux sur bois et sur muraille.
  19. Nom d’un follet féminin.
  20. Et les forces des miréoirs,
    Qui tant ont merveilleus pooirs (pouvoirs),
    Que toutes choses très petites
    Letres gresles, très loin escrites,
    Et poudres de sablons menues
    Si grans si grosses sont veues,
    Et si pres mises as mirens (aux spectateurs),
    Que chacun les puet choisir ens (apercevoir)
    Que l’on les puet lire et conter.