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Poésies (Sébastien-Ch. Leconte)

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Poésies (Sébastien-Ch. Leconte)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 406-411).
POÉSIES

ODE A LA NUIT DU 14 JUILLET 1918


Salut ! Nuit formidable, où le chœur des Victoires
Sembla, pour étonner les futures Histoires,
D’un clairon d’Archange jaillir,
Nuit qui fis dans leur fosse, au souffle de tes ailes,
Nos morts de l’autre guerre, ardentes sentinelles,
Se redresser et tressaillir !

Salut ! ô Gloire en deuil ! Notre orgueil est austère :
La fleur de notre vie a trop nourri la terre
Sous l’herbe triste des tombeaux.
Apparais-nous, ô désirée, ô Bien-Aimée,
Sur la colline, en robe noire, ô Vierge armée
Dont les pieds sanglants sont si beaux !




Paris, blessé farouche, indomptable et tranquille,
Dormait. Aux douze coups de minuit, sur la ville,
Un dais de flamme se tendit :
Le ciel entier de l’Est flamboya. Les nuées
Saignèrent, et leur pourpre, en de fauves trouées,
Montra l’approche du Maudit,

Ses meutes, ses féaux et ses troupeaux d’esclaves.
Dogues d’acier, bétail de chair, serfs et burgraves,
Aboyant, crachant des poisons.
Hommes couleur de boue, armes couleur de fange,
Forêt mouvante, muscle et métal, et qui change
Jusqu’aux formes des horizons.


Un nuage montant de l’abime aux étoiles
Couvrait cette innombrable armée en marche, voile
Où transparaissaient par instant
A travers un brouillard crevé par les blasphèmes,
La face de la Bête et ses dix diadèmes,
Forgés aux bagnes de Satan.

C’était là tout l’Enfer, et sa dernière fête.
Car la seconde était venue, où la défaite
Retournerait son sablier,
Le moment dans le temps et le lieu dans l’espace
Où l’Éternel marqua la borne, que ne passe
Le cheval ni le cavalier.

Car nos cloches, sachant les douze heures frappées,
Se turent, délivrant d’invisibles épées,
Et le silence fut témoin
Qu’en cet orage rouge échevelant la nue,
Une voix, prononçant la Sentence obtenue,
Disait : « Tu n’iras pas plus loin ! »

Toi que le Tentateur mena sur la Montagne,
Pour te promettre, au prix de ton âme, Allemagne !
L’Empire du Monde à tes rois,
Et que Hotte à jamais, sur la vague ou la glèbe.
L’ombre de tes drapeaux, blasonnés par l’Erèbe,
Avec des ténèbres en croix.

Et tu reculeras pas à pas, faisant tête.
Vers les bauges de tes aïeux, sous la tempête
Noire des malédictions
De l’unanime humanité qui te renie,
Princesse du Mal, goule de Germanie,
Toi ! l’Antéchrist des Nations ! »




Salut ! Nuit vengeresse, où la sainte justice
Rompit le cours de l’astre infernal, au solstice,
Et rendit au Droit ses faisceaux,

Où, pour rayer de nos fastes soixante-et-onze,
Le Lion de juillet mit sa griffe de bronze
Au Livre scellé de sept sceaux.

O Victoires en deuil ! Chœur auguste et farouche,
Passez ! buccin au flanc, et le doigt sur la bouche,
Essaim au vol silencieux,
Et toi, qui leur donnas l’essor, Nuit triomphale !
Remporte en ton manteau de foudre et de rafale,
Le Dragon, son prêtre et ses dieux.

Et, pour que jamais plus, hors de l’étang de soufre,
Ne puisse le Damné, des puanteurs du gouffre
S’évader, pour tuer encor,
Et vider, pour changer la planète en géhenne,
Son cloaque de peste et ses chaudrons de haine,
Pour que bien morte soit la Mort,

Et, pour que rien de tel jamais plus ne puisse être,
O Fils ! souvenez-vous de ce dont les Ancêtres,
Les vaincus, nous nous souvenons.
Vainqueurs ! veillez, les yeux sur l’étoile polaire,
Prêts à démuseler encore la colère
Qui dort dans l’âme des canons.


L’AN MAUDIT


Nous ne sommes donc plus des vaincus ! — Nous ne sommes
Plus des vaincus ! — L’opprobre ancien est lavé.
Et la France conduit, de son glaive levé,
La Justice de Dieu qui revient vers les Hommes.

Les Pères vainement ont permis que faiblît
Le remords importun de la fatale Année,
Et, raillant la candeur de notre âme étonnée,
Que sur tant de douleur descendit tant d’oubli.


Mais les Fils ont rayé sur la page sinistre
Le double chiffre noir de nos deuils surchargé,
Que fêtait l’ennemi, que savait l’étranger,
Et la gloire avec eux parapha le registre.

Ceux-là n’entendront pas chuchoter autour d’eux
Ces mots pour qui la langue, en France, n’est pas faite.
Ce mot laid : « Trahison ! », ce mot sombre : « Défaite ! »
Dont on ne sait lequel est plus morne ou hideux.

« Armistice » pour eux signifiera : « Victoire, »
« Capitulation, » Paris ou Metz vengé.
Le sens, sinon le mot même, sera changé. —
Mais, s’ils veulent, un jour, lire un peu notre histoire,

Ils sauront de quel son ces syllabes pour nous
Sonnaient !... — Elles disaient le dernier glas du Siège,
La faim mordant la ville au poitrail, sous la neige,
Et l’abattant, sans qu’elle eût ployé les genoux ;

Puis, quand tomba l’écho des dernières batailles.
Un géant cuirassé de fer, bardé de croix,
Dictant la paix, liant, sous le toit de nos Rois,
Les hontes de Sedan aux gloires de Versailles :

Nos bastions intacts, hissant le drapeau blanc.
Nos soldats désarmés, en troupeaux, sous nos portes,
Et nos canons, jetés comme des bêtes mortes.
Par milliers, sous les pas du vainqueur insolent.

Peut-être ils comprendront tout ce que nous subîmes,
Qu’en cette heure maudite où l’amour était mort,
Il parut au plus sage, il parut au plus fort
Qu’un vertige de sang s’exhalait des abîmes.

Ils sauront que ce peuple, ayant en vain souffert,
Sa colère impuissante expirait en blasphème,
A voir, suprême affront et tristesse suprême.
Notre sol libéré par l’or, — non par le fer.



LE TALION


Laissez un signet noir à ce feuillet du Livre.
Vous savez maintenant quels jours nous dûmes vivre,
Si vous avez bien lu, si nous avons bien dit,
Vous savez ce que fut cet An, cet An Maudit.

Regardez ! c’est là-bas maintenant que la Chose
Exécrable, et qui n’a pas même un nom, se pose
Sur la Vaincue, et de toute sa pesanteur.

Le Juge a prononcé ; place à l’Exécuteur !
Le jour silencieux du Talion se lève.

Le César, héritier des géants Porte-Glaive,
Cet homme qui parlait face à face au Seigneur,
Renié de son peuple, a renié l’honneur,
Et, fuyant son armée, a déserté sa cause.

Il a si peur, il est si vil, qu’à peine on ose
Reconnaître en ce pauvre être un ex-Tout-Puissant.

Sur les dômes de fer de la Cité de sang,
La mort de l’Aigle-Rouge étend sa pourpre oblique.
Et, comme pour bénir la jeune République,
Teint d’écarlate et d’or son bonnet d’affranchi.
Mais la France est en marche, et le Rhin est franchi.

La Victoire, en chantant, comme en Quatre-vingt-douze,
Avec des yeux de vierge et des regards d’épouse,
Attache au fer de lance armant nos trois couleurs
La fleur de ses baisers et le baiser des fleurs,
Et, sur Metz reconquise et sur Strasbourg française,
La Mutte et le Munster sonnent la Marseillaise.
Les ponts tremblent, des pas courbent leurs tabliers…

Allez ! nos Régiments ! Fantassins, Cavaliers !
Chasseurs ! menez vos chiens, Canonniers, vos molosses !
Allez ! foulez ce sol jonché par les colosses
De l’empereur tombé qui n’est plus qu’un bourreau…
— Mais l’arme à la bretelle et le sabre au fourreau !


Ils rendent leurs cites, livrent leurs citadelles,
Avant même que l’ombre en éveil autour d’elles
Entende nos chevaux de grand-garde hennir ;
Mais, l’oreille tendue, ils écoutent venir,
Baignés de la sueur des rouges insomnies,
L’esclave ivre qui traîne aux crocs des gémonies
Son empereur déchu qui n’est plus qu’un rôdeur.

Là-bas, dans le palais qui mêle avec l’odeur
Formidable du fauve acculé dans sa bauge,
Les senteurs de l’orgie et les relents de l’auge,
La Révolte a hissé, sur son pavois mouvant,
De pâles dictateurs qui parlent dans le vent.

Ces plébéiens, jaloux de leur liberté neuve.
Iront-ils relever l’Impériale Veuve,
L’épée étincelante et nue au grand soleil ?
Se rappelleront-ils la France, un jour pareil,
Mais sans soldats, mais sans armes, mais envahie,
Indomptable, exigeant de sa force trahie
Et l’impossible lutte et l’impossible espoir ?

Non ! ils détourneront les yeux, pour ne rien voir.

Non ! et s’il est encor chez eux quelqu’un qui sache
Ce que c’est que l’honneur d’un peuple, et quelle tache
Reste au front du vaincu dont a ployé le cou,
Qui rendit son épée et passa sous le joug,

Pour tant de lâchetés qui suivent tant de crimes,
Ce vaillant sentira, triste jusqu’à mourir,
Que la postérité de Cain va souffrir
Soixante-dix-sept fois cela que nous souffrîmes.


Sébastien-Charles LECONTE.