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Poésies - Les lumières sur la montagne

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Poésies - Les lumières sur la montagne
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 918-924).
POÉSIES

LES LUMIÈRES SUR LA MONTAGNE




Beyrouth, 1919.

Écoute, un son de flûte au loin s’évanouit
Vers le quartier arabe et les ruelles basses,
Et d’invisibles yeux sur le bord des terrasses
Se remplissent de ciel, de douceur et de nuit.

La plaine de Syrie, à l’ombre de ses palmes,
La plaine aux chemins roux, la plaine aux noirs vergers,
N’est plus qu’un long parfum d’iris et d’orangers,
Qui monte et va mourir parmi les dunes calmes.

La ville dort ; la mer soupire vaguement ;
Et la haute montagne, à l’horizon, profile
Son ombre violette et sa masse immobile,
Plus sombre, dans le bleu lacté du firmament.

Et voici que, là bas, sur les cimes sans voiles,
S’égrenant lentement, des lueurs ont germé,
— Joyaux dans les cheveux sombres de Salomé : —
Les villages lointains semblent des nids d’étoiles.

Et chacune me parle, et chacune en tombant
Prend le visage ou l’ombre ou la voix d’une absente ;
Chaque lumière est comme une âme éblouissante
Qui rayonne parmi les pierres du Liban.

Ah ! Byblos dort, Sidon croule dans l’ombre antique
Sous la grève d’Asie où nous nous endormons,
Et la haute forêt, qui drapait les grands monts,
Ne frémit plus qu’à l’ombre ardente du Cantique.

Le vent brûlant de Tyr qui portait vers le Nord
Les chants phéniciens aux déesses propices,
Les rumeurs des vaisseaux et l’odeur-des épices,
Traîne, fétide et mou, sur un village mort.

Nous ne connaissons plus les voix et les prunelles,
Mais au-dessus du temps, de l’ombre et du destin,
Descend jusqu’à nos jours, — si proche, et si lointain ! —
Le chant mystérieux des âmes éternelles.


L’OMBRE DE RÉBECCA


… Et voici que sortit, sa cruche sut l’épaule, Rébecca.
Mes sœurs qui descendez vers la fontaine close,
Soutenant sur vos fronts l’amphore de grès rose
De vos bras purs, cerclés d’un bracelet d’argent !
Mes sœurs qui vous suivez au fond du soir changeant !
Mes sœurs qui remontez, lentes, l’une après l’une,
Vers le village blanc, dans la montagne brune,
Lorsque la nuit commence, et rend presque irréel
Le rythme de vos corps, élancés vers le ciel !
— Longs chapelets vivants aux doigts du crépuscule ! —
Vous qui longez les oueds où la lumière ondule,
Écrasant sous vos pieds la menthe et les iris,
Et qui vous souriez dans l’eau des oasis !
Femmes d’Egypte en deuil, sous le ciel qui s’étoile,
Vous dont les larges yeux, entre l’ombre du voile,
S’ouvrent comme hantés d’un étrange sommeil,

Pleins de la volupté brûlante du soleil !
Druse, au voile Hottant, à la longue paupière
Qui regardez, assise aux fontaines de pierre,
Le soir rose flamber à travers le Liban !
Femmes de Palestine et femmes d’Ispahan !
Bédouine aux lourds anneaux, de bleu sombre voilée
Qui vous dressez au bord des lacs de Galilée,
Comme une svelte amphore au milieu des reflets !

Mes sœurs du blond désert et des monts violets !

Dites-moi, dites-moi s’il est plus difficile
De porter jusqu’au seuil votre amphore fragile,
Sans verser l’eau profonde au chemin cahotant,
Ou de cacher le cœur sans répandre sa joie,
Lorsqu’elle monte en lui comme un flot qui tournoie,
Se soulève et bouillonne et déborde en chantant.


L’OMBRE DE LA SULAMITE


Je sors pour le chercher et je ne le trouve pas
Je l’appelle, il ne me répond pas…


I


J’ai vu la Douleur errer par le monde !

Elle chantait un chant tragique et suppliant,
Semblable au chant de ces pauvresses d’Orient
Qu’on sent confusément dans la sieste profonde
Au dehors sur le quai désert et flamboyant.

J’ai vu la Douleur errer par la ville !

Ses pieds divins traînaient dans le lit des ruisseaux,
Elle frappait aux seuils, mendiant un asile :
Partout on la chassait, comme un oiseau débile,
Par le bruit des baisers et le chant des berceaux.

Et la Douleur vint à ma porte heureuse !

Mais ma porte était close et le verrou fermé.
Je l’entendis frapper plus loin, mystérieuse,
Là-bas, vers la maison où vit mon bien-aimé.
Et j’entendis son pas sonner dans l’ombre,
J’entendis aboyer les chiens !…
Alors, j’ouvris ma porte à la passante sombre,
J’ouvris toute mon âme et lui criai : « Reviens ! »


LES SAINTES FEMMES


Elle répondit : « Ordonnez que mes fils que
voici soient assis l’un à votre droite, l’autre
à votre gauche dans votre royaume. »

SAINT MATHIEU, CH. XX.


Elles songeaient autour du feu champêtre assises.
Le soir d’été noyait les plaines indécises ;
Dans l’air calme, au-dessus des guérets bleuissants,
S’étirait la fumée, ainsi qu’un fil d’encens.

Leur âme s’attardait aux divines paroles,
Et la mère de Jean disait : « Des auréoles
S’apprêtent pour mes fils, le Maître l’a promis.
Il a su les choisir entre tous ses amis.
Assis à ses côtés, dans la gloire prochaine,
Ils seront grands, malgré l’injustice et la haine,
Car on ne saurait voir sans murmure et sans fiel,
Qu’ils passent avant tous parmi ceux d’Israël. »

La femme de Simon disait : « La route est dure !
A quoi bon discuter sur la gloire future ?
Mais ces hommes, voyez, laissant toute raison,
Ont quille leurs enfants, leur barque et leur maison,
Et leur âme en suivant Jésus, s’en est allée,
Sillonnant la Judée après la Galilée.

Femmes, ils vont ainsi le suivre jusqu’au bout ;
Nous ne sommes plus rien pour eux, — le Maître est tout !
Mais vers ces ignorants qu’est-ce donc qui l’attire ?
Je dirais à Jésus, si j’osais le lui dire :
« Les Docteurs de la Loi sont ceux qu’il vous fallait,
Ces pêcheurs ne sont bons qu’à lancer leur filet ! »

La mère de Thomas branlait, sa tête grise :
« Ce royaume de Dieu, cette terre promise,
Femmes, croyez-vous donc qu’il soit si près de nous ?
Notre peuple l’attend, il l’implore à genoux,
Meurtri, mais revivant à chaque prophétie.
Jésus n’est qu’un prophète annonçant le Messie. »

Et toutes se taisaient. Dans leur cœur âpre et vain,
Le doute fermentait comme un obscur levain.

L’une d’elles pourtant songeait en elle-même :
« Ce fils de charpentier ceindra le diadème.
Il est l’Emmanuel, les signes sont flagrants :
S’il confie à mon fils la bourse des errants,
Que ne donnera-t-il dans sa royauté neuve ?
Et l’or entre nos mains coulera comme un fleuve,
L’or qui hante mes nuits, l’or fauve, l’or puissant,
Qui fait vaincre une armée et qui lave le sang. »

Un sourire entr’ouvrait ses lèvres ambiguës,
Et les femmes voyaient ses prunelles aiguës
Danser devant la flamme, et ne comprenaient pas
Pourquoi riait ainsi la mère de Judas.


A MARIE-MAGDELAINE


Dis-nous comment tu l’as rencontré, Magdelaine.
Dis-nous quand tu le vis pour la première fois.
L’Évangile se tait sur la page lointaine,
Mais la page toujours frémit entre nos doigts ;
Et dans cette bleuâtre et douce Galilée

Nous cherchons les temps morts, la parole envolée.
Seule ; une voix d’oiseau remplit l’air cristallin,
L’asphodèle fleurit sur la berge isolée
Et l’odeur d’immortelle embaume le chemin.

Dis-nous, dis-nous comment son âme a pris la tienne
Avant l’heure où tu vins, pâle et déjà chrétienne,
Ployant sous le fardeau des jours inexpiés,
Briser ton cœur immense et brûlant à ses pieds.
Près de ce même lac où vont les mêmes voiles
Etait-ce la douceur limpide du matin,
Etait-ce un de ces soirs effeuillant les étoiles
Le long du ciel, ainsi que des fleurs de jasmin ?
Ta litière suivait peut-être le chemin
Qui serpente vers les campagnes violettes ;
Ta litière aux rideaux sonores de clochettes
T’emportait, les yeux longs, meurtris par le fard bleu,
Fière dans le péché de tout l’orgueil hébreu.
Les femmes détournaient le front, les jeunes hommes
Venaient à toi : « Ta joue a le parfum des pommes,
O rose de Saron, vin puissant des celliers,
Le cœur fond en voyant palpiter tes colliers ! »
Et comme tu passais, dans ta grâce immobile,
L’homme de Nazareth revenait vers la ville,
Las d’avoir voyagé sous le jour écrasant.
Tu vis ses mains d’un Dieu qui s’est fait artisan,
Tu vis ses pieds poudreux des éternelles routes,
Son front où la sueur perlait à larges gouttes,
Et tes yeux ont croisé le regard infini……
Quelle voix dans ton être a crié : « Rabboni ? »
Quelle angoisse t’a fait trembler comme une palme ?

Ou bien, le soir, à l’heure où divinement calme
La lumière s’éteint sur le lac pâlissant,
Quand la flûte soupire aux lèvres du passant,
Du seuil de ta maison, vers les collines molles,
Tu vis se rassembler un peuple frémissant,
Champ fervent où tombait le grain des paraboles ;
Et le vent, et la foule emportait les paroles.

Sur les terrasses, sur le lac, dans les sentiers,
Dans l’aire des vanneurs, sur le tour des potiers,
Dans le cœur des lépreux et des paralytiques,
Bruissaient en volant les phrases prophétiques.
As-tu prêté l’oreille aux mots mystérieux ?
Ah ! ce soir-là, celui qui baisait tes cheveux,
Celui qui défaillait au parfum de ta bouche
Pressentit en souffrant que ton regard changeait,
Et n’a plus possédé dans l’étreinte farouche
Qu’un corps las et lointain dont l’âme voyageait.

Dis-nous, dis-nous comment tu l’as vu, Magdelaine.
Est-ce aux heures de joie ? Est-ce à l’aube incertaine,
L’heure pâle où l’esprit contemple, les yeux lourds,
La face de la mort sous le masque des jours ?
Est-ce aux heures de deuil ? Est-ce aux heures de doute ?
Toi qui savais sa voix, sa demeure et sa route,
Songe à ceux, parmi nous, qui le cherchent en vain !
Ah ! lorsque tu pleurais sous le pardon divin,
Connaissais-tu la foule immense et prosternée,
Ames de tous les temps, de toute destinée,
Traînant leur invisible et douloureux fardeau,
Qui baisait en tremblant le bord de ton manteau ?
Connaissais-tu ceux-là qui sont dans leurs demeures,
Attendant et souffrant, interrogeant les heures,
Comme jadis, non loin du sépulcre scellé,
Doutait le groupe morne et sombre des Apôtres ?
Et ne viendras-tu pas leur crier comme aux autres :
« Ne pleurez pas !… J’ai vu le maître !… Il m’a parlé !… »