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Poésies de Marie de France (Roquefort)/Fable XLVIII

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FABLE XLVIII.

Dou Vilain qui norri une Choë[1].

Dun Vilein[2] dist ki nurrisseit
Une Kauwe[3] que mult ameit[4] ;
Tant la nuri qu’ele parla[5] ;
Uns siens Veisins l’a li tua.
Cil s’en claima à la Justise[6],
Si li cunta en q’ele guise[7]

Icil Oisiax suleit[8] paller
E les matinées kanter.
Li Juiges dist qu’il ot meffeit[9],
Celui a fait semenre à pleit[10].10
Au jur que cil esteit semuns[11]
Qi deveit fère sun respuns[12]
De cordoan prist une pel[13],
Si la mise soz sun mantel.

L’un des corons laist defors pendre [14],
Que la Justise doie entendre
[a]Qu’il li aporte pur loier,
Ke de sun plet li doie aidier.
Le mantel suvent entruvri[15]
Tant que li Juges entendi.20
L’autre Vilein fist apeler

Qui s’ert venus à lui clamer[16] ;
De la Cawe li demanda
Qe ce esteit qu’ele canta[17]
E qu’el parole ele diseit.
Cil li respunt[18] qu’il ne saveit,
Qant tu[19], fet-il, riens n’en saveies,
Ne sa parole n’entendeies
[b]Ne niant n’esteit ses jarguns[20],
Tu n’en dois jà aveir respuns.30
Cil s’en ala sanz sa droiture[21]
Por le loier dunt cil prist cure[22].

MORALITÉ.

Pur ce ne deit Princes ne Rois
Ses coumandemenz ne ses lois
A Covoitex mettre en baillie[23]
Car sa Justise en est périe.


  1. Prononcez choue. Cette fable ne se trouve point dans La Fontaine, ni dans les fabulistes latins.
  2. Voyez la note historique de la fab. III.
  3. Ces mots choê, cawe, kauwe du latin cucuba, servoient souvent à désigner les différents oiseaux de nuit et une espèce de corneille grise aux bec et pieds rouges ; mais ici ils signifient un merle, un geai, ou peut-être un corbeau, ou une pie.
  4. Qu’il aimoit beaucoup.
  5. Il l’instruisit si bien qu’elle apprit à parler.
  6. Le villain s’en plaignit. Claimer quelqu’un, c’étoit l’accuser en justice, le poursuivre devant les tribunaux, le sommer à comparoir.
  7. Le villain conta au juge combien cet oiseau l’amusoit et par son chant et par ce qu’il répétoit ce qu’on lui avoit appris.
  8. Avoit coutume de parle.
  9. Que le voisin avoit mal fait, mal agi.
  10. Il le fit citer à son tribunal. C’étoit sur le perron du château, ou sur la motte ou mothe, sorte d’élévation artificielle qu’on plaçoit auprès des châteaux, pour marquer la chastellenie, que les seigneurs ou leurs officiers rendoient la justice. Le seigneur y tenoit les plaids et les assises sous un chêne, ou sous un orme, au pied duquel étoit une grosse pierre qui servoit de siége au juge : les huissiers y faisoient leur proclamations au nom du seigneur. Dans plusieurs coutumes l’arbre du perron ou de la motte étoit compris dans la portion des fiefs réservée par préciput au fils aîné. Les jugements qui s’y rendoient étoient appelés les plaids de la porte ; c’est ainsi que Louis IX rendoit la justice au bois du château de Vincennes ; et Joinville fut souvent employé pour remplir ce ministère au nom du roi. Voyez l’histoire de Saint Louis, par Jehan, sire de Joinville, imp, roy., 1761, pag. 13 et 14.
  11. Appelé, cité.
  12. Subir son interrogatoire, répondre à la plainte.
  13. Il prit une peau ou un cuir qu’il cacha sous son manteau. Cordoan est le cuir apprêté et propre à faire des chaussures : le meilleur se fabriquoit dans la ville de Cordoue en Espagne, corduba, et il en retint le nom : de-là on fit cordubanier et cordonnier pour désigner les tanneurs, les mégissiers et les cordonniers, qui, outre les différentes espèces de souliers, faisoient aussi les bottes (estivaux) et les guêtres (houses).
  14. Il en laissa pendre un des bouts, afin que le juge pùt comprendre qu’il le lui apportoit pour sa récompense, et que par-là il lui devoit faire gagner sa cause. Un manuscrit portoit chies, bout, extrémité, commencement, de caput au lieu de coron ; j’ai préféré cette leçon parce que ce mot coron qui a la même signification que chiés, chief, désigne aussi la matière : coron est formé du latin coriam, d’où l’on a fait le mot courroie.
  15. Il ouvrit si souvent son manteau qu’à la fin le juge le comprit.
  16. Qui s’étoit venu plaindre à lui.
  17. Ce qu’elle chantoit.
  18. Celui-ci répondit.
  19. Lorsque toi.
  20. Pendant les XIIe et XIIIe siècles, le mot jargon étoit employé pour désigner toute espèce de langage étranger, d’idiome et de patois, enfin pour le chant des oiseaux et le cri des animaux.
  21. Sans qu’on lui rendît justice, qu’on fît droit à sa demande.
  22. À cause du cadeau que la partie adverse fit au juge.
  23. Aux envieux laisser le soin d’administrer.
Variantes.
  1. Que li juges peust entendre
    Qi li portast por son loier.

  2. Ne néent estoit sa canchons
    N’en dois jà avoir nul respons.