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Poésies intimes

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Poésies intimes
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 87 (p. 1009-1013).
POESIES INTIMES


MIDI AU VILLAGE.


Nul troupeau n’erre ni ne broute ;
Le berger s’allonge à l’écart.
La poussière dort sur la route,
Le charretier sur le brancard.

Le forgeron dort dans la forge ;
Le maçon s’étend sur un banc ;
Le boucher ronfle à pleine gorge,
Les bras rouges encor de sang.

La guêpe rôde au bord des jattes ;
Les ramiers couvrent les pignons,
Et, la gueule entre les deux pattes,
Le dogue a des rêves grognons.

Les lavandières babillardes
Se taisent. Non loin du lavoir,
En plein azur, sèchent les hardes
D’une blancheur blessante à voir.

La férule à peine surveille
Les écoliers inattentifs ;
Le murmure épars d’une abeille
Se mêle aux alphabets plaintifs…

Un vent chaud traîne ses écharpes
Sur les grands blés lourds de sommeil,
Et les mouches se font des harpes
Avec des rayons de soleil.

Immobiles devant les portes,
Sur la pierre des seuils étroits,

Les aïeules semblent des mortes
Avec leurs quenouilles aux doigts.

C’est alors que de la fenêtre
S’entendent, tout en parlant bas,
Plus libres qu’à minuit peut-être,
Les amans, qui ne dorment pas.


CORPS ET AMES.


Heureuses les lèvres de chair !
Leurs baisers se peuvent répondre,
Et les poitrines pleines d’air !
Leurs soupirs se peuvent confondre.

Heureux les cœurs, les cœurs de sang !
Leurs battemens peuvent s’entendre,
Et les bras ! ils peuvent se tendre,
Se posséder en s’enlaçant.

Heureux aussi les doigts ! ils touchent ;
Les yeux ! ils voient. Heureux les corps !
Ils ont la paix quand ils se couchent,
Et le néant quand ils sont morts.

Mais, oh ! bien à plaindre les âmes !
Elles ne se touchent jamais :
Elles ressemblent à des flammes
Ardentes sans un verre épais.

De leurs prisons mal transparentes
Ces flammes ont beau s’appeler,
Elles se sentent bien parentes,
Mais ne peuvent pas se mêler.

On dit qu’elles sont immortelles ;
Ah ! mieux leur vaudrait vivre un jour,
Mais s’unir enfin !… dussent-elles
S’éteindre en épuisant l’amour !


LE RÉVEIL.


Si tu m’appartenais (faisons ce rêve étrange !),
Je voudrais avant toi m’éveiller le matin
Pour m’accouder longtemps près de ton sommeil d’ange,
Égal et murmurant comme un ruisseau lointain.

J’irais à pas discrets cueillir de l’églantine,
Et, patient, rempli d’un silence joyeux,
J’entr’ouvrirais tes mains, qui gardent ta poitrine,
Pour y glisser mes fleurs en te baisant les yeux ;

Et tes yeux étonnés reconnaîtraient la terre
Dans les choses où Dieu mit le plus de douceur,
Puis tourneraient vers moi leur naissante lumière,
Tout pleins de mon offrande et tout pleins de l’on cœur.

Oh ! comprends ce qu’il souffre et sens bien comme il aime,
Celui qui poserait, au lever du soleil,
Un bouquet, invisible encor, sur ton sein même,
Pour placer ton bonheur plus près de ton réveil.


LE PREMIER DEUIL.


En ce temps-là, je me rappelle
Que je ne pouvais concevoir
Pourquoi, se pouvant faire belle,
Ma mère était toujours en noir.

Quand s’ouvrait le bahut plein d’ombre,
J’éprouvais un vague souci
De voir près d’une robe sombre
Pendre un long voile sombre aussi.

Le linge, radieux naguère,
D’un feston noir était ourlé :
Tout ce qu’alors portait ma mère,
Sa tristesse l’avait scellé.

Sourdement et sans qu’on y pense,
Le noir descend des yeux au cœur ;
Il me révélait quelque absence
D’une interminable longueur.

Quand je courais sur les pelouses
Où les enfans mêlaient leurs jeux,
J’admirais leurs joyeuses blouses,
Dont j’enviais les carreaux bleus ;

Car déjà la douleur sacrée
M’avait jeté son crêpe noir,
Déjà je portais sa livrée :
J’étais en deuil sans le savoir.

LA CHANSON DES MÉTIERS.


Ceux qui tiennent le soc, la truelle ou la lime,
Sont plus heureux que vous, enfans de l’art sublime !
Chaque jour les vient secourir
Dans leurs quotidiennes misères ;
Mais vous, les travailleurs pensifs, aux mains légères,
Vos ouvrages vous font mourir.

L’austère paysan laboure pour les autres,
Et ses rudes travaux sont pires que les vôtres ;
Mais il retient pour se nourrir
Sa part des gerbes étrangères.
Vous qui chantez, tressant des guirlandes légères,
Les moissons vous laissent mourir.

Le rouge forgeron, dans la nuit de sa forge,
Sue au brasier brûlant qui lui sèche la gorge ;
Mais il boit, sans les voir tarir,
Les petits vins dans les gros verres,
Et vous qui ciselez l’or des coupes légères,
Les celliers vous laissent mourir.

Le pâle tisserand, courbé devant ses toiles,
Ne contemple jamais l’azur ni les étoiles ;
Mais il parvient à se couvrir,
La froidure ne l’atteint guères.
Vous qui tramez le rêve en dentelles légères,
Les longs hivers vous font mourir.

L’audacieux maçon qui d’étage en étage
Suspend sa vie au mince et frêle échafaudage
A bien des dangers à courir,
Mais ses fils auront des chaumières ;
Vous qui dressez vers Dieu des échelles légères,
Sans foyer vous devez mourir.

Tous vaincus, mais en paix avec la destinée,
Aux approches du soir, la tâche terminée,
Reviennent aimer sans souffrir
Près des robustes ménagères ;
Vous qui poursuivez l’âme aux caresses légères,
Les tendresses vous font mourir.

LE SIGNE.


On dit que les désirs des mères,
Pendant qu’elles portent l’enfant,
Fussent-ils d’étranges chimères,
Le marquent d’un signe vivant ;

Que ce stigmate est une image
De l’objet qu’elles ont rêvé,
Qu’il croît et s’incruste avec l’âge,
Qu’il ne peut pas être lavé !

Et le vœu, bizarre ou sublime,
Formé dès avant le berceau,
Comme dans la chair il s’imprime,
Peut marquer l’âme de son sceau.

Quel fut donc ton cruel caprice
Le jour où tu conçus mon cœur,
O toi, pourtant ma bienfaitrice,
Et qui m’as légué ta douleur ?

Quand tu m’aimais sans me connaître,
Pâle et déjà ma mère un peu,
Un nuage voguait peut-être
Comme une île blanche au ciel bleu ;

Et n’as-tu pas dit : Qu’on m’y mène !
C’est là que je veux demeurer.
L’oasis était surhumaine,
Et l’infini t’a fait pleurer.

Tu crias : Des ailes, des ailes !
Te soulevant pour défaillir…
Et ces heures-là furent celles
Où tu m’as senti tressaillir.

De là vient que toute ma vie,
Halluciné, faible, incertain,
Je traîne l’incurable envie
De quelque paradis lointain…


SULLY PRUDHOMME.