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Poissons d’eau douce du Canada/Brochet

La bibliothèque libre.
C. O. Beauchemin & Fils (p. 62-74).


Fig. 23. — LE BROCHET. — Pike. — Esox Estor. — Esox Lucius.

LE BROCHET


Pike. — Esox Estor. — Esox Lucius


Je connais au brochet un grand nombre d’ennemis, jamais je ne lui ai rencontré un ami. Il doit en avoir pourtant, des amis, puisque le diable lui-même en a. En Angleterre, l’État vote une prime pour sa destruction, à tant par tête, tout comme nous faisions jadis pour l’extinction de la race des loups. Sans le protéger, nous lui donnons néanmoins assez de latitude pour qu’il règne en tyran dans les eaux du bassin du fleuve Saint-Laurent, autant par son nombre que par sa force et sa voracité. En 1880, nos pêcheurs vengeaient ses nombreuses victimes, en enlevant plus d’un demi-million de pièces de son espèce dans la seule province de Québec, et y prélevant le tribut comme suit :


BROCHETS CAPTURÉS
pièces
De Québec au haut de l’Ottawa
295,200
Division Richelieu
15,000
Div"sionChambly et Iberville
16,000
Div"sionChâteauguay et Beauharnois
85,000
Div"sionTrois-Rivières
18,000
Div"sionBerthier et Joliette
18,400
Div"sionMontréal
18,600
Div"sionTerrebonne
12,400
Div"sionDeux-Montagnes et Ottawa
52,000
10°
Div"sionOttawa et Gatineau
51,000

Total
582,800


En face de ce tableau la province d’Ontario n’accuse qu’un modeste rendement de 2,153 pièces. Elle se rachète avantageusement par ses pèches millionnaires de namaycush, poissons blancs, dorés, achigans ciscos et autres genres de poissons qui n’attendent qu’une protection plus sévère et une culture plus soignée pour ajouter prodigieusement à la richesse publique du pays.

Parmi les Ésocidés, il est un poisson type, c’est l’esox lucius, commun à l’ancien et au nouveau monde. Nous le nommons, en français, le brochet commun, en anglais, simplement common pike. Ce qu’il a de noms dans le reste du monde, je ne me donne pas le mal de le chercher pour le plaisir des curieux ; on en ferait presque un livre. Généralement, les désignations du brochet, dans n’importe quelle langue, se rapportent aux mots lance, pique, épée, une arme redoutable quelconque ; on veut même que jack, son nom vulgaire anglais, soit un dérivé de jaculum, mot latin qui veut dire un trait.

D’Europe en Asie, le brochet habite toute la largeur et la longueur continentales, depuis la Norvège jusqu’au Kamtchatka, et depuis l’Espagne, exclusivement, jusqu’en Laponie. Pourquoi abonde-t-il en Russie et en Sibérie, lorsqu’il est inconnu dans la Transcaucasie et la Crimée ?

Est-ce un poisson grimpeur ? On le trouve dans les Alpes, au Tyrol, à 3,618 pieds, et sur le versant sud, jusqu’à 4,637 pieds d’élévation.

En Amérique, le brochet habite les eaux de tout notre continent nord, depuis l’Ohio jusqu’à l’île Kodiak, dans l’Alaska. Cependant, il est étranger à la Colombie, comme l’achigan, le doré et la perchaude. Tous les ans, il nous en vient du Nord-Ouest canadien, des chars remplis, pour l’approvisionnement de la province de Québec, durant le temps du carême. C’est du nord que nous vient le lucius, le poisson de lumière.

Mais le genre ésocidé se divise en six espèces, dont cinq appartiennent spécialement à l’Amérique du nord ; le maskinongé, le brochet fédéral, le brochet de ruisseau, le brochet nain, le pond pike, ignoré au Canada. Le maskinongé me paraît être le plus grand, le plus beau dans ces espèces. Sa chair est d’une délicatesse telle que bien des gourmets lui donnent la préférence sur celle de tous les autres poissons. Je crois qu’il habite un peu partout les mêmes eaux que ses congénères, dans les vasques aux eaux pures des Laurentides, depuis l’extrémité du Labrador jusqu’au lac Ontario, et depuis Montmagny — dans la rivière du Sud — jusqu’au Mississipi et au lac Michigan. J’irai même plus loin, en disant que le maskinongé vit, seul de son espèce, entre Saint-Pierre et Saint-Thomas de la Rivière-du-Sud, à l’exclusion même du brochet commun. J’en parle ainsi pour y avoir tendu pendant cinq ans, durant la saison favorable, mes esches les plus appétissantes, avec des avancées ambrées ou lavandes, au nez de ces insouciants convives, sans réussir à les mettre en appétit. Un brochet est un brigand, un reître du moyen âge ; un maskinongé est un poisson noble, haut baron ou chevalier. Ce dernier dîne à son heure, et c’est fini ; l’autre n’en a jamais assez. Combien de fois j’ai joué contre lui à la patience, le voyant passer et repasser en titillant mon ampille, agaçant mon ablette, mon gardon empalé au dard de l’hameçon ; combien de fois ai-je promené ma cuillère argentée et saignante, emplumée, dans les girations, les remous auxquels sa queue servait de plumet — car il lui faut des eaux agitées pour brasser ses œufs et en précipiter l’éjection — combien de fois je me suis lassé à enrouler ma ligne autour de son corps pour l’amener au rivage ou le griffer dans la rotation, sans avoir dompté maître jack à la tâche ? Durant cinq ans de cet exercice persévérant, je n’ai réussi à capturer qu’un seul de ces poissons — et j’eus le plaisir de constater, au rose jaunâtre de sa chair, qu’il était un brochet de premier ordre — un vrai maskinongé. Qu’on en ait cure ou non, j’affirme que la rivière du Sud, bordée de vieilles seigneuries, ne nourrit pas de brochets — de la valetaille — mais seulement des descendants de croisés, de vaillants maskinongés !

Ne pouvant pêcher le maskinongé dans la rivière du Sud, on le chasse au fusil, durant les jours de chaleur, sur les trois et quatre heures de l’après-midi, alors que le monstre, repu de chair et de sang, vient faire sa sieste à l’ombre, auprès du rivage, où il dort du sommeil du juste. Quand ce poisson cesse de chasser, soit à l’affût soit à courre, il dort au fond du lit de la rivière, appuyé sur le trépied formé de ses deux pectorales et du lobe inférieur de sa caudale. Il est là, immobile, offrant l’aspect d’une racine de l’arbre riverain, qui lui prête son ombrage. D’ordinaire, il se laisse choir sur un fond de sable ou de gravier fin, à peu de profondeur, afin que les rayons du soleil pénètrent jusqu’a son œil toujours ouvert, ou qu’il soit plus aisément averti du seul danger qu’il redoute, danger qui lui vient de l’homme. Doué d’une ouïe excessivement sensible, le moindre bruit l’éveille et le fait fuir entre deux eaux. Il faut le tirer pour ainsi dire au vol, et les coups portent alors bien rarement. Nous avons vu des chasseurs au brochet commun, rapporter des douzaines de beaux poissons, de deux à cinq livres, dans l’espace de quelques heures, mais le maskinongé est pièce de roi et fait grand honneur à celui qui en roule trois, deux, et même un seul sous le plomb de son fusil dans une saison.

Les jours favorables à cette chasse sont assez rares. C’est à la fois du calme, un calme plat, et du soleil tout plein qu’il faut. Il va sans dire que le soleil joue le rôle de traître, en désignant l’animal à vos coups. Le vent du nord et du nord-est, la moindre brise l’éveillent, et inquiet du plus léger trouble de l’eau, il va se cacher dans les profondeurs. S’il se trouve dans des eaux violentes, il guette ou chasse en tout temps, par vent, pluie ou tempête, mais c’est que la faim le pousse. S’il mord une fois à l’esche sans être pris, il y retourne presque aussitôt. Piqué même, et rudement secoué, il ne tient pas compte du danger. Il sacrifie sa vie à sa fringale, c’est un passionnel à outrance. Celui-là, par exemple, comptez-y bien, est presque toujours un brochet maigre, indigne de figurer sur une bonne table.

Le brochet fraye au printemps, de très bonne heure. Réveillé de son somme hibernal par le fracas de la débâcle, il jaillit soudain à la surface de l’eau, en quête d’une compagne, qu’il a bientôt trouvée. La rivière coule à pleins bords, les ruisseaux sont des torrents qui charrient une eau vaseuse au milieu du lavage des guérets. C’est dans des flots tourmentés que le tyran des eaux fait ses amours ; mais il attend qu’ils se calment pour aller déposer ses œuſs dans les racines des herbes marines qui les protégeront contre les crues violentes. Seuls, les brochetons de deux à trois ans, mordent alors à la ligne, Les vieux brochets ont bien d’autres soucis. Toutefois, on les verra croquer en passant une ablette ou un gardon, affaire de tempérament. Hélas ! les pauvres petits ne perdent rien pour attendre. Tout à l’heure, les terribles ravageurs débarrassés des tendres sollicitudes de la famille, vont revenir, mais cette fois séparés, pour prélever sur la gent infime des poissons blancs une terrible ration de sang. Comme les lions au désert, ils se partagent de grands espaces, de vastes parcs de chasse où ils opèrent des battues effrayantes de carnage. Tout plie sous la loi de leur mâchoire armée de milliers de dents : gardons, brêmes, chevesnes, perches et jusqu’aux brochetons, leur propre race, à défaut d’autre pâture. Si goulus sont-ils parfois dans leur boulimie qu’ils avalent des pièces quasi de leur taille, dont l’ingestion menace de les étouffer. À l’instar du boa constrictor, ils s’étalent, le ventre au soleil, attendant de lui la maturation d’une bouchée écœurante.

Lenz raconte qu’un propriétaire, voulant renouveler son étang, l’avait vidé de tout le poisson qu’il contenait. Un brocheton y avait trouvé cachette, et lorsque l’étang fut repeuplé de gros cyprins et de carpes de bonne taille, il se mit à y mordre de toutes ses dents animées de son insatiable appétit ; mais les sujets étant énormes pour ses moyens d’inglutition, il dut passer des jours à les tenir dans sa gueule, pour les faire mourir d’abord, les amollir ensuite, et les plier, enfin, pour les rendre propices à son entonnoir. Au cours de ce travail d’inglutition, le corps du brocheton s’amaigrissait, pendant que sa tête appliquée à la dévoration de captures trop puissantes, prenait des proportions exagérées. On le trouva, un jour, noyé par une carpe de trois livres, encore vivante, la tête à ce point développée qu’elle pesait autant que le reste du corps.


Trop de tête
Pauvre bête !


Les dents du brochet étant renversées en arrière, toute proie qu’il saisit doit se rendre à l’estomac. Quelquefois, on le voit se promener, tenant à la gueule un poisson énorme dont la tête rendue dans l’œsophage laisse pendre la queue du poisson avec une moitié du corps au dehors. Il attend que la partie engloutie soit ramollie pour aspirer le reste.

Vers la fin de juin, les herbes marines qui tapissent les hauts fonds des rivières fournissent déjà un abri aux gardons et aux autres poissons blancs contre la dent de leur vorace ennemi, qui ne peut les y poursuivre par crainte de s’empêtrer dans des lacets inextricables. C’est le temps du frai de ces petits poissons. La nature protège ainsi leur faible race et leur permet de se multiplier.

Que fait alors le brochet ? Il se rend dans un de ces endroits herbeux qu’il sait alors abondamment peuplés : il se tient immobile comme un soliveau. Les cyprins curieux qui avaient fui à son approche ne tardent pas à se montrer. Ils arrivent par centaines, puis par mille et plus. Une troupe joyeuse se joue autour du monstre. Il attend sans bouger ; les imprudents se rapprochent encore. Les voilà massés dans ses eaux, à sa portée. Vlan ! d’un coup de queue, il bondit sur la troupe qui jaillit en étincelles, mais il en a englouti une abondante bouchée qu’il va broyer dans les eaux plus profondes, loin de la vue des chasseurs.

Nous attribuons l’espèce d’attraction qu’exerce le brochet sur les ables et autres petits poissons, à la mucosité sécrétée par des ouvertures rondes qui garnissent sa mâchoire inférieure et remontent même sur les préopercules. Les ables sont comme enivrés par cette liqueur et perdent toute prudence, toute crainte, toute idée de danger.

Bien vrai il est que le brochet peut endurer la faim très longtemps, mais non moins vrai est-il que le manque de nourriture le fait dépérir dans la proportion que sa gloutonnerie le fait engraisser lorsqu’elle est satisfaite.

Le tableau suivant de sa croissance en donnera une idée :


SA PLUS GRANDE LONGUEUR


Brochet de 1 an
de 8 à 10 pouces
bro"chet de 2 "
de 12 à 15 po"
bro"chet de 3 "
de 18 à 25 po"
bro"chet de 6 "
de 37 à 40 po"
bro"chet de12 "
de 48 à 60 po"


Songeons avec cela que cet animal est susceptible de vivre plus d’un siècle peut-être ? Calculez la quantité de victimes qu’il aura pu faire pendant une aussi longue existence !

Ici, je crois devoir reproduire un entrefilet de journal, que je trouve si acoquinant que je me ferais un reproche d’en priver la curiosité publique : « Ottawa, 27 juillet 1896. — Le département des Pêcheries a reçu une réquisition signée par un grand nombre de citoyens de Stony Lake ; comté de Peterboro, qui demandent que l’on installe chez eux un aquarium pour l’élevage du frai de brochet et du maskinongé.

« Cette requête a été faite à la suite de la diminution sensible du brochet dans cette région, tandis que le saumon et la truite ont beaucoup augmenté depuis quelques années. »


Ces braves gens qui prient le gouvernement de leur donner des brochets, ne vous rappellent-ils pas les grenouilles demandant un roi ? Ils mériteraient franchement d’être pris au mot, et qu’on leur envoyât une armée de… hérons, ou plutôt de requins. Ne se plaignent-ils pas d’avoir trop de truites et de saumons ? C’est à faire croire qu’ils sont des paysans, non pas de Peterboro, mais du Danube. Trop de truites et de saumons ! N’est-ce pas à faire crever de rire ? Je voudrais bien savoir si Stony Lake a vu la queue d’un saumon dans ses eaux. Et puis, cultiver des brochets, n’est-ce pas le comble des combles ? Ne voyez-vous pas les moutons se plaindre de ce qu’ils n’ont plus de loups pour les croquer, et s’adresser au ciel pour qu’il leur en envoie une légion avec la prochaine rosée ?

Pareille requête ne saurait être sérieuse : 1° parce qu’il est impossible de fournir un nid propice aux œufs du brochet, qui s’attachent aux racines des arbres, aux herbes, aux fucus morts sur des bords passagèrement inondés. C’est dans la tourmente d’un torrent qu’il fait ses amours. Ses œufs visqueux se collent aux plantes d’où les oiseaux migrateurs les détachent parfois pour les transporter ailleurs collés à leurs pattes, à leurs plumes ou simplement engloutis momentanément dans leur estomac, où ils conservent leurs germes reproducteurs. On ne saurait expliquer autrement la présence du brochet dans les eaux des montagnes, à des hauteurs pour lui inaccessibles ; 2° par sa conformation même, par la disposition de ses organes reproducteurs, le brochet ne se prête pas plus que l’achigan à la culture ou reproduction artificielle.

Un avis, en passant, aux pétitionnaires de Peterboro, pourra leur rendre service, peut-être ?

Au printemps, lorsqu’ils verront les brochets s’ébattre dans les torrents, qu’ils évitent d’y jeter la seine, et je réponds qu’un seul couple de l’espèce suffira, dans moins de cinq ans, à dépeupler entièrement Stony Lake, des truites et des saumons immondes dont il est présentement infesté ; et partant, à combler les vœux des populations avoisinantes et les porter au comble du bonheur. Plus de truites, plus de saumons, vivent les brochets !

Voulez-vous des preuves de sa puissance d’absorption, de sa voracité engouffrante, vous en trouverez à toutes les pages des naturalistes d’Europe et d’Amérique qui ont parlé de lui. Je commence par le premier venu sans choix aucun, dont je ne sais pas même le nom, et voici ce que je lis : « La dénomination du brochet en France, dans les anciens temps, était Lucius, nom de forme latine duquel sont dérivés chez nous les noms de Luce et de Lucie, et chez les Italiens, celui de Lucia et de Luzzo ; il est merveilleux de voir comme le brochet a figuré souvent dans les anciennes armoiries. Celui qui faisait figurer les brochets dans son blason, voulait évidemment donner à croire que lui aussi était un terrible personnage capable de mordre vigoureusement. On s’est mis bien fort en frais d’imagination pour trouver l’étymologie de ce mot lucius, sans jamais en arriver à une interprétation satisfaisante. Ne pourrait-on pas attribuer ce nom à l’éclat de ses écailles dont Blanchard parle avec admiration ?

« Les écailles du brochet, dit-il, en grande partie enveloppées par la peau, sont assez petites ; aussi n’en compte-t-on pas moins de cent vingt à cent trente dans la plus grande longueur du corps et vingt-cinq à trente rangées dans sa hauteur. Ces écailles, détachées et observées sous un grossissement, paraissent excessivement jolies : elles offrent une certaine ressemblance avec celles des perches, ressemblance très frappante, malgré l’absence de toute dentelure au bord extérieur qui est arrondi. Elles ont leur bord basilaire partagé en quatre ou cinq larges festons, leurs stries concentriques partout semées et régulières : et elles ne présentent ni sillons ni canalicules. Un fait singulier de l’écaillure du brochet, c’est que plusieurs des écailles de la ligne latérale qui court en droite ligne, manquent de conduit de la mucosité, et que des écailles ayant ce conduit, et ainsi le caractère ordinaire des écailles de la ligne latérale, se trouvent disséminées au-dessus ou au-dessous de cette ligne où les conduits muqueux font toujours défaut chez les autres poissons. »

Rares survivants de la dernière cinquantaine, qui de nous n’a connu N. Laforce, l’ami sincère des bons vivants de la Bohême québecquoise, le fondateur du « Chien d’or » ? Je me fais un honneur de l’avoir eu pour ami et de garder sa mémoire dans le meilleur coin de mes souvenirs. De son premier état de typographe il lui était resté un attachement des plus touchants pour tous ceux d’entre nous qui tenions une plume à des titres divers. Je l’entends encore, au beau milieu d’un dîner des Vingt et un que payaient les doublons d’Espagne, m’apostropher solennellement comme suit :

— Croyez-vous. Monsieur Montpetit, qu’il existe des brochets de six pieds de longueur et du poids de quarante livres ?

— Ils sont assez rares dans nos eaux, mais je crois qu’il existe des brochets, non seulement de quarante livres, mais de plus de cent livres.

M. Laforce de se récrier là-dessus.

— Si je vous donne une autorité, d’ici à dix minutes, à l’appui de mon assertion, une autorité indiscutable, que me rendrez-vous en retour ?

— Si vous me démontrez, que des brochets pareils ont jamais existé, je vous paie une bouteille de vin de Champagne.

Je savais M. Laforce galant homme au possible. Je ne doutais pas qu’il s’empressât de s’exécuter sur preuve satisfaisante. À dix minutes de là, je lui présentais à lire la page suivante du Manuel du pêcheur, de Roret, à l’article Brochet :

« En 1497, on prit à Kaiserslauteirn, près de Manheim, un brochet qui avait 6 mètres 17 cent. (19 pieds) de long, et qui pesait 175 kil. (350 liv). Son squelette a été conservé pendant longtemps à Manheim. Il portait au cou un anneau de cuivre doré qui pouvait s’élargir par ressorts, et qui lui avait été attaché, par l’ordre de l’empereur Barberousse, deux cent soixante-sept ans auparavant. Ce monstrueux poisson avait donc vécu près et peut-être plus de trois siècles. »

Devant cette preuve fort discutable, mais admise, hélas ! — parce qu’elle était d’enseignement classique — ce qui est écrit est écrit — M. Laforce dut s’incliner, ce qu’il fit avec sa grâce accoutumée, en payant deux bouteilles de vin de Champagne, au lieu d’une qui se trouvait d’enjeu.

Le brochet commun est trop connu partout pour que nous ayons à faire son portrait ici. Avec ses mâchoires armées de 700 dents, sans compter les milliers et milliers de petites dents en carde attachées au vomer, aux pharyngiens et aux arceaux des branchies, sa bouche, ou plutôt sa gueule devient une véritable machine à dévorer. Ce qu’il en dévore aussi, de ces joyeuses petites ablettes argentées, de ces meuniers lourds et sombres, de ces gardons grassets, qui pourra jamais les compter ? Il lui en passe des milliers par jour par le gosier. Les herbes marines destinées à protéger ses victimes et leurs nids poussent assez vite, heureusement, sous l’action du soleil et de l’eau réchauffée, car, sans cela, toute la famille des poissons blancs y passerait en quelques jours.

En pleine eau libre, dégagée d’obstructions, sa vélocité lui permet d’atteindre les proies les plus alertes. Tel qu’il est constitué, ses trois fortes nageoires rejetées près de la queue, il est un véritable poisson à hélice. L’hélice se compose de trois pièces : la caudale, l’anale et la dorsale, toutes trois de fortes dimensions. Il va doucement, il chemine sur ses deux pectorales, en quête d’une proie : mais dès qu’il l’aperçoit, d’un coup de son hélice, il l’atteint à de grandes distances, et l’avale d’une bouchée, ou la croque à moitié, par tronçons. Rarement il la manque.

Parvenu à l’age de trois à quatre ans, le brochet offre une chair plus estimée que celle de la perche : surtout lorsqu’il peut manger quand il le veut, à sa réfection. Plus jeune, on lui trouve trop d’arêtes.

Comment pêche-t-on le brochet ? En principe, si on le pêche à la ligne, il faut se défier avant tout de ses dents, qui couperaient immanquablement une ficelle ordinaire, aussi bien qu’une empile de Florence ou de crin. C’est à la corde filée, ou mieux encore, au fil de laiton fin et recuit qu’il faut recourir.

Il mord à n’importe quel appât, mort ou vif. Nous en avons capturé au ver rouge, à un morceau d’étoffe rouge même. Cependant, il donne de préférence sur le poisson vif, la grenouille, des quartiers d’oiseau, sur des morceaux de lard.

Chacun sait si nos femmes d’habitant ont soin de leurs couvées de poulets, d’oies et de canards, qu’elles appellent leurs élèves.

Elles ont raison dans leur sollicitude.

Car, ayant, toutes ou presque toutes, des familles nombreuses, il leur faut beaucoup de lits. Chez l’habitant, en général, on couche sur la plume. À la fille qui se marie, on donne son lit de plume : et quel lit, bon Dieu ! on se met à quatre pour le brasser. Or c’est de l’oie et du canard qu’on tire la meilleure plume.

La chair de l’oie et du canard figure également bien aux noces.

Jugez alors des inquiétudes de la fermière qui voit un jour partir ses oisons et ses canardeaux à la nage. Ils ne vont pas loin, du premier essai : elle les retrouve tous au retour. Le lendemain, même bonheur ! Mais, au troisième jour, lorsqu’elle les compte, de trente qu’ils sont partis, il n’en est revenu que vingt-huit. Horreur ! désolation ! Toute une nuit sans sommeil dans la maison. À Beauharnois, et surtout à Châteauguay, on dit que ce sont les huahuarons qui les dévorent. Erreur ! Pour un volatile avalé par les batraciens, il en est des centaines qui s’en vont au réfectoire du brochet.

Encore quelques notes vagues sur le développement de ce terrible poisson, et je passe au maskinongé, qui en est le type le plus perfectionné.

Le brochet maillé (the chain pickerel), le brochet de ruisseau (the brook pickerel) ou le brochet nain ou serrané, the pound pickerel, esox cypho, et bien d’autres espèces en voie de formation attendent de futurs observateurs de leurs évolutions.

Le poisson que j’appelle brochet maillé est très rare dans le fleuve Saint-Laurent : il se trouve un peu au Labrador et dans les lacs distribués sur les flancs des Laurentides ; très abondant vers le pays des fourrures ; se croise fréquemment dans l’Ohio, dans certains tributaires du Mississipi, avec le petit cordé et même avec le brochet nain, deux espèces en voie de formation, dans les selects au-dessus des multiples essais


Fig. 24. — BROCHET MAILLÉ ou Brochet fédéral.

aspirant à la force, à la vaillance, à la beauté, qui tâtonnent dans l’ombre ou dans la vase, sous le regard de Dieu.

Les Juifs ont appelé la dorée le poisson de saint Pierre ; les Américains ne pouvaient manquer de faire du brochet maillé, le brochet fédéral, du moment que les mailles dessinaient sur son corps treize figures algébriques, de forme quelconque, dont on fit la représentation géographique des treize États alors en incubation de la République sous l’égide de la Liberté.

À ce titre, le brochet maillé mérite assurément les hommages des cinquante-six États actuels sortis des treize États primitifs.

À combien de petites bêtes minuscules rangées sous le nom de darters n’a-t-on pas prêté les noms, soit de brochets soit de dorés, lorsqu’elles ne sont que des espèces en travail dont plusieurs tombent en avortement pour servir en quelque sorte d’engrais à des générations typiques et durables.

Dans le genre des ésocidés, le maskinongé doit être l’animal perfectionné. Or, si l’on en croit certains auteurs, il n’existe de vrais maskinongés qu’au Canada ; en conséquence, il mérite de notre part une attention particulière.

Mais, en terminant, disons ce que vaut le brochet pour la table, je cite :

« Comme mœurs, le brochet laisse beaucoup à désirer. Comme manger, sa chair exquise répond à toutes les exigences. On le savoure à la genevoise, à la Chambord, à l’italienne, à la sauce blanche, à l’étuvée, en casserole, en filets frits, en salade, en terrine, en tourte, en pâté chaud, Est-ce assez ? Ce doit être l’avis du brochet. Mais il convient d’ajouter que le triomphe de ce beau poisson, c’est la broche.

C’est la broche à rôtir, piquée d’anguille si l’on fait maigre, piquée de lard si l’on fait gras. Pendant la rotation doucement rythmée du brochet, on l’arrose de bon sauterne et de jus de citron. On doit servir ce rôti original sous une sauce au coulis, relevée d’anchois et d’huîtres assorties avec de fines câpres.

Si la chair du brochet est excellente, sa gloutonnerie est sans rivale. Son effroyable gueule, toujours ouverte pour engloutir une proie, avale, absorbe, engloutit tout. Le fleuve ou l’étang est son champ de carnage et son garde-manger. Dans sa voracité insatiable il ne distingue ni n’épargne les poissons de sa race. Le tigre, le lion, la vipère, le vampire, sont excellents pour leurs petits ; le brochet mange les siens. C’est le tyran de sa famille comme il est le fléau des fleuves et des rivières. On l’a surnommé le « roi des étangs ; » il n’en est plus que le bandit. Il ne règne pas sur les eaux, il les dépeuple.

Dans le fleuve des Amazones se trouve une espèce colossale de brochets fameux dans les annales de la gastronomie. À côté de ce monstre, les brochets de nos rivières ne sont que des pygmées. Ce géant aux appétits formidables possède une chair délectable qui est la joie des gourmets américains. On dirait que la délicatesse de ce poisson est en raison directe de son énormité.

Nous ne croyons pas qu’il y ait dans le monde des eaux, de gueule plus effroyablement meublée que celle d’un brochet des Amazones. Sur le palais de ce géant aquatique s’alignent longitudinalement en trois rangées serrées, plus de sept cents dents. Ce n’est plus un poisson, c’est une râpe.

Mais ce qu’il est bon, ce monstre, à la sauce hollandaise, flanqué de tronçons de jeunes anguilles, aromatisé de jus d’orange et de muscade ! »

Ici, au Canada comme aux États-Unis, on est loin de tenir le brochet commun en si grande estime. Tout au plus adresserait-on de pareils éloges au maskinongé, qui lui est supérieur de bien haut.