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Poissons d’eau douce du Canada/Clupéidés

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C. O. Beauchemin & Fils (p. 236-250).

CLUPÉIDÉS



La famille des Clupéidés ou des Clupes est caractérisée par le hareng, dont les espèces et les variétés sont multiples. Il n’est pas de poisson plus répandu que le hareng dans les mers septentrionales. Tous les printemps il garnit les deux continents de l’ancien et du nouveau monde, depuis la hauteur de leur ceinture jusqu’au cercle polaire, d’une large bordure argentée brillant du plus vif éclat. À ce moment il excite l’appétit, la convoitise des nations ; des flottes s’équipent pour rechercher ses dépouilles ; il en surgit de tous les côtés, de tous les ports ; la mer se couvre de filets dont les mailles traîtresses enlacent, étouffent le poisson d’argent, le poisson du pauvre, à un sou la pièce, qui fait la fortune des millionnaires, la richesse des empires. Combien de fois le sort de l’Europe n’a-t-il pas dépendu de la pêche de ce poisson ! Demandez-le plutôt à l’Écosse, à l’Angleterre, à l’Irlande, à la Suède, à la Norvège, à l’Allemagne, à la Hollande surtout. Qui n’a entendu dire que Amsterdam est bâti sur des arêtes de harengs ? Eh ! ne pourrait-on pas en dire autant de vingt, cinquante et cent villes d’Europe ? Au Canada même, il est l’objet d’une industrie et d’un commerce d’une importance extrême. Après la morue il est notre denrée maritime la plus précieuse ; sa part de contribution annuelle à la richesse publique se compte par des millions de piastres.

Le hareng est un poisson de mer qui s’approche des rivages ou remonte les fleuves jusqu’en eau saumâtre pour y frayer. Quelques espèces pénètrent dans les fleuves, au printemps, pour y jeter leurs œufs ; l’alose est de ce nombre ; d’autres, comme le dos bleu du lac Érié, s’aventureront au loin et s’acclimateront dans les eaux douces sans jamais retourner à la mer. En 1894, le bureau des pêcheries de la province d’Ontario fit transporter à grand frais du frai d’alose, dans le lac Ontario, et après l’éclosion des œufs il se trouva que l’alose avait été changée en nourrice pour du gasparot, un ravageur de frayères de poissons blancs. Les pêcheurs jetèrent les hauts cris, mais le mal était fait et presque sans remède, car le gasparot, fort apprécié en mer, n’a plus aucune valeur dans les lacs. Il faut reconnaître toutefois qu’il est particulièrement goûté de la truite des lacs, des brochets, des maskinongés, des dorés mêmes qui en sont de franches lippées. Ce qui se perd d’un côté se rattrape ainsi de l’autre.

L’ALOSE

L’Alose d’Amérique. — Clupea sapidissima — American Shad


Divers auteurs américains, entre autres Storer et Wilson, ont appelé l’alose d’Amérique très fine (Clupea sapidissima), pour la délicatesse de sa chair, de qualité supérieure à celle de l’alose feinte d’Europe. Aux États-Unis elle occupe le premier rang comme poisson de table, salée, fumée, tout comme à l’état frais. Elle est très abondante sur les côtes de l’Atlantique, depuis la Floride jusqu’au cap Cod, ce qui n’a pas empêché la commission des pêcheries de la répandre avec grand succès dans les affluents du Mississipi et en Californie où elle prospère également. Le même moyen ne pourrait-il pas être employé dans la province de Québec pour repeupler nos rivières de ce précieux poisson jadis si abondant dans le bassin inférieur du fleuve Saint-Laurent où il est rare aujourd’hui ?

Fig. 40. — Alose d’Amérique.


L’alose appartient à l’immense famille des harengs, mais elle y tient le haut du pavé pour sa taille, sa beauté et son luxe. Dès qu’elle atteint l’âge de maturité, elle occupe maison de ville et maison de campagne. Au printemps, vers le commencement de juin, lorsqu’elle est d’âge à se reproduire elle quitte les fonds de la mer pour remonter les cours d’eau ; elle monte déposer ses œufs sur des sables dorés où la chaleur du soleil va les faire éclore. Dès que l’œuvre de la parturition est accomplie, elle se hâte vers la mer en prenant le grand courant, voyageant de nuit, pour éviter les dangers et les ennemis qui la guettent près des rives. Les petits une fois au jour cherchent leur nourriture autour de leur berceau et séjournent dans les eaux douces pendant cinq mois, jusqu’à ce que saisis par les premiers froids, ils vont se blottir dans les mystérieuses profondeurs de la mer où les parents les ont devancés et d’où ils ne reviendront qu’à l’âge de trois ou quatre ans, lorsque l’heure du berger aura sonné pour eux.

Pendant longtemps on a cru que les harengs partaient des régions arctiques, tous les printemps, pour émigrer vers le sud, en garnissant les rives de l’hémisphère boréal d’une bordure d’argent plus riche que n’en eut jamais royal manteau ; mais il y a quelque vingt-cinq ou trente ans, Milne-Edwards a mis fin à cette théorie fantaisiste en exposant que c’est au nord d’où il est censé venir que le hareng se trouve en moins grand nombre, en faisant la pêche d’hiver dans des baies à grande profondeur d’eau, en démontrant l’impossibilité physique de pareils voyages, surtout pour le jeune frai de l’année.

On attribuait les mêmes migrations à l’alose, la reine des harengs ; seulement, au lieu de descendre du pôle nord, elle y remontait en partant du golfe du Mexique, longeant les rives des États-Unis, en semant des colonies dans tous les grands cours d’eau donnant sur sa route, jusqu’aux bancs de Terre-Neuve, où faisant équerre, l’arrière-garde de cette immense procession pénétrait dans le golfe Saint-Laurent pour le remonter jusqu’au-dessus de Montréal. Aujourd’hui cet enseignement n’a plus cours pas plus pour l’alose que pour le hareng. Sa ponte étant finie, elle retourne à la mer réparer ses forces dans les gras pâturages qu’elle a quittés pour se reproduire et répondre aux instincts de sa nature. Moins coureuses que nos pères ne la croyaient, peut-être ne s’éloigne-t-elle que d’un jour ou deux de marche de son berceau et du lieu de ses amours. Chaque rivière que fréquente l’alose doit avoir une retraite maritime peu distante de son embouchure où ce poisson trouve le vivre et le couvert, durant toute l’année en dehors de l’époque du frai. Au printemps, la rivière se réchauffe sous les rayons du soleil revenu dans nos parages et l’alose y risque un œil et un coup de nageoire. Ce manège se répétant de rivière en rivière, sur les pas du soleil, on a cru à une procession générale partant de la rivière Saint-Jean, en Floride, et venant jusqu’à Cornwall, jusqu’à la chute Niagara peut-être, au temps jadis, mais jusqu’à Montréal, au moins, de nos jours. C’est une question de température, rien de plus. Pas de procession plus que dans le creux de votre main. C’est si peu une procession générale qu’une rivière plus au nord se trouvera habitée parfois avant une rivière plus au sud. D’où vient cela ? Tout simplement de ce que la rivière la plus au nord se trouve être d’un cours moins long et d’une moindre altitude, ce qui fait qu’elle se réchauffe plus promptement que sa voisine du midi, plus longue et partant de plus haut. Les neiges et les glaces des montagnes entretiennent longtemps la fraîcheur des rivières qu’elles alimentent.

Corps très mince, tête petite, œil grand, noir, remarquablement beau, bouche large garnie de petites dents, mâchoire inférieure plus avancée que la supérieure qui est échancrée à son extrémité, langue blanche marquée de petits points noirs ; l’adaptation bizarre des deux mâchoires est un des traits distinctifs de ce poisson. L’alose de l’Amérique du Sud jusqu’à la Delaware a la dorsale tachée de noir comme l’alose d’Europe : plus au nord cette nageoire est simplement grisâtre : ventrales blanches, carène du ventre dentée et couverte de lames transversales. Les écailles dures et terminées par une pointe aiguë se continuent jusque sur la queue. Dos vert olive pâle, avec des reflets dorés et irisés ; flancs, gorge et ventre nacrés à reflets un peu verdâtres et comme dorés. Ce clupe atteint jusqu’au poids de six, huit livres et même plus. La femelle est toujours plus grosse que le mâle. D’après ce portrait n’ai-je pas raison de dire que c’est un poisson noble, de haute lignée. La troupe est en route vers le lieu natal conduite par les anciens, pilotes d’une longue expérience, suivis du gros de la colonie précédant les jeunes couples qui revoient après trois années d’absence des eaux qui leur sont chères, mais qu’ils ne reconnaissent plus. Les vieux, prudents, avancent d’une nageoire mesurée, inspectant le ciel et le fond de la rivière, évitant les grands courants, prêtant l’oreille au moindre bruit, inquiets, troublés pour une pierre qui roule, un copeau qui passe, une mouche qui tombe… lorsque tout à coup le tonnerre éclate sur leur tête. Aussi vifs que l’éclair qui vient de déchirer la nue, ils se dispersent et s’élancent au fil de l’eau dans la direction de la mer, allant, fuyant toujours dans une course précipitée, folle, aveugle tant qu’ils entendent gronder le ciel sur eux. Des orages répétés pourront retarder l’époque du frai pendant des jours et des semaines. Ils arrivent enfin sur la plage dorée où ils vont déposer leurs œufs, au nombre de 25, 40, 50 et jusqu’à cent mille. Après des ébats répétés pendant plusieurs jours, les couples étant à fleur d’eau, ne laissant percer que leur dorsale au-dessus, par un beau soir, entre le soleil couchant et onze heures, se laisseront choir doucement au fond, et le lendemain le mystère de la reproduction sera consommé.

Très défiante, l’alose se préoccupe du moindre changement dans le lit de la rivière, d’un caillou déplacé, d’un corps d’arbre échoué, d’une écluse, d’une chaussée. Il lui faut peu de chose pour la détourner de sa course et lui faire renoncer à la patrie. Avant l’ouverture du canal de Beauharnois, en 1843, l’alose abondait tellement sur la rive sud du fleuve, en cet endroit, qu’on l’amoncelait sur les rives où elle pourrissait en infestant l’air. Le jour où les bateaux à vapeur vinrent couper sa route ; l’alose gagna le nord, et jamais une seule n’a été vue, depuis, sur la rive sud.

L’alose se nourrit de vers, de petits crustacés, de poissons blancs, mais dans nos rivières elle ne mange pas. On ne lui trouve jamais rien dans l’estomac. Elle mordra parfois à une mouche artificielle très brillante et habilement manœuvrée, mais elle est probablement animée alors par un instinct de protection ; car on sait que certaines mouches pondent des larves qui avortent les œufs de poisson.

Lorsque les petites aloses du printemps écloses à la chaleur et à la lumière du soleil de juin sentent les premiers frissons d’octobre, elles prennent au hasard le chemin de la mer, mais elles rencontrent sur la route bien des ennemis, bien des accidents, bien des malheurs.


Vers la mi-décembre 1884, étant alors à Québec, on est venu me dire, non pas comme à Edmond About, qu’une sardine barrait le port de Marseille, mais que les bordages, à Lévis, étaient radicalement couverts de sardines.

— Des sardines à cette saison de l’année ?

— Eh oui, monsieur, des sardines vraies, mais mortes, gelées, rigides et fraîches ; il y en a des masses, des rouleaux, des ourlets sur tous nos bordages de Lévis, principalement dans les anses où la marée les tasse et les rassemble. C’est une manne d’un nouveau genre qui se ramasse à pleines mains. Si vous aimez les fritures, vous n’avez qu’à passer chez nous et vous en aurez à bouche que veux-tu.

Je ne me fis pas prier. À une heure de là j’étais à Lévis, et je constatai que ces poissons morts jetés au rivage en parfait état de conservation étaient non pas des sardines mais bel et bien de petites aloses.

— Mais quelle est la cause de leur mort ? Peut-on en manger sans danger ? Voilà ce que chacun se demande sans trouver de réponse. Elles ne sauraient être victimes d’une épidémie, car les poissons ont de nombreux ennemis, mais peu de maladies. Ils meurent capturés par l’homme ou dévorés par d’autres poissons et divers amphibies, rongés par des parasites et quelquefois empoisonnés — par la chaux, la noix de galle ou des substances chimiques, par défaut d’une quantité suffisante d’oxygène. — Quant aux maladies dont l’air est le principal véhicule, elles ne les atteignent que rarement. On peut donc manger de ces petits poissons morts, sans aucun danger.

J’attribue la mort de ces petites aloses à l’ouragan du 5 novembre — qui a soulevé le fleuve Saint-Laurent de son lit, inondé des villes, effondré des quais, broyé des navires et répandu la stupeur parmi les populations des deux rives.

Surpris dans leur descente vers la mer où ils vont passer l’hiver dans des eaux profondes à température modérée, refoulés vers les eaux glacées du fleuve, ils y ont péri de froid. Leur mort sera probablement cause d’une diminution dans le rendement de la pêche à l’alose, que nous pourrons constater d’ici à peu d’années. Voilà ce que je disais alors et le temps m’a malheureusement donné raison.

Pour remettre nos rivières à aloses dans les mêmes conditions qu’autrefois, il faudra imiter nos voisins, recourir à la reproduction artificielle, en se gardant bien de tomber dans l’erreur des pêcheurs d’Ontario, qui croyant semer du frai d’alose dans leurs beaux grands lacs, les ont empestés de gasparots bons tout au plus à nourrir le doré et le namaycush ou à faire des engrais. Devenue rare dans le fleuve Saint-Laurent l’alose ne paraît pas diminuer en nombre aux États-Unis, et elle y est en plus grande faveur que jamais, spécialement dans les rivières tributaires de l’Atlantique : les baies du Chesapeake et du Delaware en fourmillent tous les printemps. On la capture avec divers engins de pêche, surtout à la seine et aux filets dérivants. Les prix varient de cinq à cinquante piastres le cent, suivant l’abondance et la taille du poisson, ce qui explique le soin extrême que donnent les Américains à la culture et à la propagation de ce clupéidé et la protection attentive dont ils l’entourent.

L’alose est le premier poisson marin qui ait été l’objet de la piscieulture aux États-Unis. Dès l’année 1867, Seth Green est parvenu à féconder artiticiellement les œufs de ce poisson, et après les avoir fait se développer il a pu en verser des quantités énormes dans le Merrimac, le lac Vinnipegosis, le Penigewasset, d’où la descente s’est faite à la mer. C. Daniel et C. Hardy ont également réussi de pareilles opérations.

On doit à MM. Frédéric Mather et Charles Bell un appareil très simple qui permet d’obtenir l’éclosion des œufs de l’alose en laboratoire. Cet appareil consiste en un entonnoir en métal auquel est soudée une bordure métallique ; un large rebord forme, à l’extérieur, une rigole circulaire qui porte un ajustage latéral pour la sortie de l’eau. Vers le fond de l’entonnoir se trouve une cloison horizontalement placée, en toile métallique à mailles fines, sur laquelle on dispose les œufs. L’appareil étant suspendu à une potence, l’eau arrive au moyen d’un tube en caoutchouc fixé au bas de l’entonnoir ; le courant pénétrant sous une certaine pression entraîne les œufs de bas en haut et dans une direction excentrique : ce courant, perdant peu à peu de sa force en devenant plus large, ne peut plus soutenir les œufs, qui tombent sur la paroi inclinée de l’entonnoir, roulent vers le fond et sont de nouveau repris : cette agitation continuelle est des plus favorables à l’éclosion.

Cet appareil modifié par le major Thomas B. Fergusson commissaire des pêcheries est aujourd’hui généralement adopté aux États-Unis. Les cônes Fergusson sont en cuivre étamé et peuvent se fermer par le bas de manière à servir à la fois d’appareil d’éclosion pour les œufs et de transport pour les alevins ; ces cônes ont 68 centimètres de haut sur 50 centimètres de diamètre. L’entrée et la sortie de l’eau sont réglées de telle sorte qu’en donnant par instants un courant plus fort, tous les œufs gâtés qui viennent se rassembler à la surface de l’eau sont expulsés et immédiatement entraînés.

Divers appareils ont été inventés aux États-Unis pour transporter soit les œufs d’alose soit les alevins.

Nous avons dit plus haut que l’appareil plongeant de Fergusson pouvait être transformé en bac de transport. La caisse de MacDonald consiste en une boîte en bois contenant dix-huit plateaux en toile métallique, recouverts de toile de coton et fixés au moyen de courroies : chaque plateau peut recevoir de 10,000 à 15,000 œufs. La boîte est recouverte d’une grosse toile. Cet appareil fort simple est le premier qui ait été employé pour le transport à sec : il donne de bons résultats lorsque la distance à parcourir n’est pas supérieure à cent milles. Pour le transport des alevins Fergusson emploie des vases en fer blanc entourés d’un manchon en laiton. Ce récipient est pourvu d’un couvercle mobile, dont le centre est percé d’une ouverture tubulaire, permettant l’entrée ou la sortie de l’eau, et muni, à sa partie interne, d’un grillage recouvert d’étoffe de coton pour empêcher le poisson de s’échapper : un tube entrant à frottement dans le couvercle, amène l’eau dans le récipient. On dispose dans le wagon de transport plusieurs de ces récipients, de telle sorte que l’eau passe facilement de l’un à l’autre. Un semblable récipient, de la capacité de 12 gallons, peut recevoir de 15,000 à 20,000 alevins.

S’il existait un établissement ichthogénique entre Québec et Montréal, nous pourrions facilement imiter nos voisins, en y installant des auges pour le frai d’alose, en vue de repeupler le Saint-Laurent de ce poisson : mais tant qu’un pareil laboratoire fera défaut, nous n’aurons qu’à déplorer la diminution graduelle de l’alose dans nos eaux, jusqu’à sa disparition complète.

En prenant sans choix quelques-uns de nos rapports officiels des pêcheries, je vois qu’en 1888, l’alose a donné un rendement de 515,000 livres, d’une valeur de $31,000, pour la province de Québec.

Le Nouveau-Brunswick a fourni, cette même année, 3,185 barils de ce poisson, au prix de $10, soit une valeur totale de $31, 850.

La part de l’île du Cap-Breton n’a été que de 16 barils et celle de la Nouvelle-Écosse de 765 barils, au même prix de $10 le baril.

Le rapport de 1892 ne donne pas plus, pour Québec, que 119,000 livres d’alose, valeur, $7,162 ; pour l’île du Prince-Édouard, 3 barils ; mais en revanche, la Nouvelle-Écosse a mis sur le marché 2,755 barils, et le Nouveau-Brunswick 6,518 barils, ce qui représente $27,550 pour la Nouvelle-Écosse et 865,180 pour le Nouveau-Brunswick.

LE GASPAROT

The Alewive. — Le Hareng des lacs. — The Branch Herring. — The Glut Herring.


Le gasparot appartient à la famille des clupéidés, comme l’alose, à laquelle il ressemble à un tel point, dans son enfance, que des pêcheurs expérimentés les prennent souvent l’un pour l’autre. Cela s’est vu dans le cas de son introduction dans le lac Ontario où l’erreur ne saurait être imputée à l’ignorance. C’est un hareng d’eau salée qui s’acclimate merveilleusement dans les eaux douces. Il s’y installe, s’y met à l’aise, s’y

Fig. 41. — Le Gasparot ou Hareng des lacs.


établit, s’y multiplie sans songer au retour vers la mer, quoique les avenues y conduisant lui soient largement ouvertes. Il fraie ordinairement dans les eaux saumâtres des rivières, et si de là il pousse une pointe dans les eaux douces, il se laisse captiver par des sensations nouvelles et il oublie la patrie dans les délices des jardins d’Armide. Son domaine maritime s’étend sur les côtes de l’Atlantique, depuis la Floride jusqu’au golfe Saint-Laurent, et dans ce golfe jusqu’à la Rivière-Ouelle. Sur la liste des poissons de commerce du Canada il figure honorablement par une production annuelle d’environ un quart de million de piastres provenant, en l’année 1894, de :


Barils Valeur
Nouvelle-Écosse
20,619 $ 82,419
Nouveau-Brunswick
41,971 167,884
Île du Prince-Édouard
830 3,320

Il est notoire que les poissons de mer s’améliorent, sous le rapport comestible, par un séjour prolongé dans les eaux douces. Le gasparot paraît faire exception à cette règle, si l’on en croit du moins les auteurs américains. Cela dépend peut-être aussi de ce qu’on le confond fréquemment avec le blue-back ou le hareng des lacs, son congénère, qui jouit d’une assez piètre réputation dans les lacs Érié et Michigan, où il s’est rendu en gravissant l’échelle des canaux, aussi bien que dans le bassin du Mississipi où il porte le nom de skipjack que lui a valu son habitude de bondir en dehors de l’eau. Le professeur Baird lui marque une utilité spéciale comme matière alimentaire propre à nourrir et engraisser nos poissons les plus précieux d’eau douce, comme la truite, le doré, le maskinongé et l’achigan, mais en dehors de cela, il ne lui reconnaît de valeur appréciable que comme poisson de mer. N’empêche qu’en 1894, mêlé au blue-back ou glut-herring (clupea æstivalis), il figurait, sous le nom de branch-herring (clupea vernalis), dans le rapport des pêcheries d’Ontario, par une production de 3,636 barils, d’une valeur de $16,362.

Donnons un coup de crayon à son portrait : Corps allongé, fortement comprimé ; tête petite, aplatie entre les yeux ; yeux grands ; arcs branchiaux angulaires ; dorsale quadrangulaire ; queue fourchue. Dos bleu verdâtre, flancs argentés avec quatre ou six lignes brunes disposées sur la longueur du poisson ; tête vert foncé en dessus, l’extrémité de la mâchoire de même couleur : opercules jaunes. Sa longueur varie de huit à dix pouces ; son congénère le clupea æstivalis, ou blue-back, ou gluth-herring, atteint quelquefois douze pouces. Dans leur enfance, les deux espèces se vendent indistinctement sur les marchés, pour servir d’esches, sous le nom de sprats. Ils ne mordent jamais à l’hameçon.


Fig. 42. — La Laquaiche.

LA LAQUAÎCHE

Moon-Eye — Hyodon tergisus


Le nom de laquaîche donné par les Français à ce poisson indigène de l’Amérique du Nord doit avoir été emprunté à quelque idiome sauvage du Canada. C’est un clupéidé d’eau douce, plus grand que ses congénères, car il réalise un poids de plus de deux livres. Son nom de Moon-eye (œil-de-lune) lui vient de ses yeux excessivement grands. Ce n’est pas un poisson de commerce, quoiqu’il ait une chair de bon goût, surtout pour ceux qui aiment le hareng. Il fournit un assez bon coup de ligne, soit qu’il attaque par huit ou dix pieds d’eau, près des glaises, au pied de grandes herbes, mordant au ver, soit qu’il happe la sauterelle ou la mouche à la surface, aux mois de juillet et août, de sept à dix heures du soir. Il diffère du hareng par sa plus forte taille et par les dents nombreuses dont sa bouche est armée. Très abondant dans les grands lacs… il se disperse de là beaucoup dans le Nord-Ouest, un peu dans le fleuve Saint-Laurent jusqu’au-dessous du lac Saint-Pierre, et dans l’Ottawa, où, de tous nos poissons il paraît être celui qui souffre le moins de la présence ambiante du bran de scie. Encore aujourd’hui il remonte jusqu’au pied des Chaudières.

Corps oblong, comprimé, couvert d’écailles cycloïdes moyennes, d’un brillant éclat argenté. Tête nue, courte, à museau tronque. Bouche oblique, terminale, mâchoires à peu près égales. Maxillaires petits, minces, dépourvus d’os supplémentaires, articulés à l’extrémité du prémaxillaire, et formant la marge latérale de la mâchoire supérieure. Dentition complète, toutes les parois de la bouche couvertes de dents de différents genres, et de diverses dimensions. Œil très grand ; les narines larges, rapprochées, mais séparées par une membrane ; ligne latérale droite et bien marquée. Pas de nageoire adipeuse ; pas d’oviduc ; vessie aérienne grande ; estomac en forme de fer à cheval ; un seul cæcum pylorique ; genre unique divisé en trois espèces habitant les eaux de l’Amérique du Nord. Sa chair est délicate, plus délicate que celle du hareng, mais remplie d’arêtes. Cependant une heure après la prise le poisson n’est plus mangeable. La laquaîche mord aux lombrics, au mois de juin : en juillet, août et septembre, il lui faut des mouches, des sauterelles, des larves d’insectes. Au passage elle croquera un gardon, une écrevisse, mais elle préfère avant tout le scorpion et la larve du hanneton. C’est surtout le soir qu’elle mord hardiment ; elle chasse aussi à la surface par les grands clairs de lune.

Le pêre Doudou Couillard était un fameux pêcheur à la laquaîche. Il y a trois ans, il nous donnait une leçon de pêche dans les eaux de Papineauvilie, à MM. Coursolles, Bance, deux ou trois autres pensionnaires de l’hôtel Chabot et à moi, en capturant quatorze pièces, au quai Chabot, contre sept, seulement, à nous tous. Et nous étions à ses côtés, dans un grand bac amarré à quai.

Ayant huit arpents de marche à faire pour revenir à la maison, je tenais compagnie au bon vieillard, qui peinait sur la route, étant atteint d’une maladie grave qui l’a emporté, à peu de jours de là. Content de sa pêche, il me confia le secret de la chance qu’il avait eue.

« J’ai pris quatorze laquaîches contre vous tous sept : « les vieux sont toujours les vieux, » allez-vous me dire ? Non, mon ami ; si je vous ai battus c’est que j’ai des appâts différents des vôtres. Ce matin, j’ai pioché des vers blancs (larves de hanneton) sur le tas de fumier, en arrière de la grange. C’est le meilleur appât qu’on puisse avoir pour la laquaîche. Avec cela j’ai emporté un panier rempli de paillis et de balles d’avoine, que je jetais par poignées dans le courant, du moment que je voyais le bouillon d’une laquaîche à la surface.

— Un bouillon de laquaîche ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

— C’est vrai ! j’avais oublié de vous dire que le matin, la laquaîche laboure, et le soir, elle danse, ou si vous voulez, elle mord au fond, dans l’argile, tout le long du jour, et au soleil couchant elle prend des ailes, elle saute à la mouche. Or, quand la laquaîche prend des ailes, ce sont des ailes de bécassine ; elle court ou nage toujours en zigs-zags : pour l’amener en droite ligne, je lui jette de mon paillis, de mes balles d’avoine, qui flottent au courant et l’attirent comme si c’étaient des mouches ; il ne me reste qu’à lancer mon ver blanc au milieu de ce leurre, et la laquaîche affamée est aussitôt prise. »

— Dans quinze jours d’ici, nous irons au canal, ajoutait-il, et je vous ferai faire une pêche qui s’appelle une pêche, dont vous vous souviendrez toute votre vie.

Huit jours après, le pauvre vieux était mort. Je l’ai conduit au cimetière.