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Poissons d’eau douce du Canada/Cottidés

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C. O. Beauchemin & Fils (p. 147-152).

FAMILLE DES COTTIDÉS




LE CHABOT


Chabot de rivière. — Bull-head, Miller’s Thumb (Angleterre). — Koppe, Koppen, Groppe, Kaulkop (Allemagne). — Nessore (Italie).


Voici un poisson petit en naissant, ce qui est naturel, petit en grandissant, ce qui paraît paradoxal, petit en sa plus forte taille, tant vaillant qu’il soit, sans être pour cela un poisson nain, car, à quatre pouces de longueur, il passe pour un géant dans son espèce. On le connaît si bien en Europe et en Asie qu’on en a fait des portraits séduisants, qui nous le montrent en chair rose, croquée par des dents de perles. Si vous ne me croyez pas, vous n’avez qu’à lire ; c’est de Locard qui parle :

« La chair du chabot est rouge, comme saumonée, d’excellente qualité ; à cause de sa petitesse, on ne peut le manger que frit, après l’avoir débarrassé de sa grosse tête ; il vaut alors au moins autant que le meilleur goujon. On s’en sert souvent comme amorce vive pour pêcher le brochet, la perche, la truite qui en sont très friands. »

Gessner nous dit : « Le chabot a la chair saine, bonne et agréable au goût ; on apprécie ceux qui vivent, dans les eaux courantes. »

Brehm vient à son tour : « Le chabot, dit-il, est peu recherché comme aliment, sans doute à cause de sa faible taille ; sa chair qui, en cuisant, prend une couleur saumonée, n’est cependant pas à dédaigner. »

Un autre nous parle dans le même sens, par les lignes qui suivent : « Le chabot est peu recherché comme aliment, sans doute à cause de sa petite taille ; car la qualité de sa chair, d’après un avis assez général, pourrait lui mériter quelque considération. Cette chair, devenant par la cuisson rouge comme celle du saumon, a un aspect fort appétissant. »

« Notre vieil ichtyologiste, Rondelet, s’exprime en ces termes au sujet des chabots : « Ils ont la chair molle, assez bonne au goût et qui n’est pas à mépriser. » Dans les Alpes-Maritimes, on est loin de la dédaigner. Rissot rapporte que « ce poisson, dont la chair est agréable, fournit un mets délicat aux habitants des montagnes. » On pratique la pêche du chabot en divers endroits (en Europe, bien entendu), mais c’est le plus ordinairement dans le but de se servir de ce poisson pour prendre les anguilles. Les pêcheurs, en effet, assurent que les anguilles donnent la préférence aux chabots, après les goujons, sur tous les autres appâts. « Le marché de Munich est très souvent approvisionné de chabots, dit M. de Siebold, à la grande satisfaction des pêcheurs d’anguilles. »

C’est comme esche et comme appât que je donne ici place à cet infiniment petit poisson qui ne deviendra jamais grand, mais qui peut aider considérablement à nourrir, attirer, surprendre et capturer de forts et grands poissons.

Personne n’en a mieux parlé que Émile Blanchard, dans son livre les Merveilles de la nature, lorsqu’il écrit :

« Ce petit poisson, qui, dans ses plus belles proportions, ne dépasse guère la taille de 0m,12 à 0m,14, est commun à peu près dans tous les cours d’eau vive dont le fond est parsemé de pierres et de gravier. Sa forme étrange, due principalement à la grosseur énorme de sa tête ; sa peau nue, molle, un peu visqueuse ; la couleur grisâtre de son corps, élégamment rehaussée de bandes et de taches irrégulières d’un brun foncé ; ses nageoires marquées d’annulations de cette dernière nuance, lui donnent un aspect particulier et le signalent à l’attention.

« Le volume de la tête étant ici le caractère le plus frappant du poisson, les dénominations vulgaires rappellent pour la plupart ce caractère. Le nom de chapot ou de cabot remet en mémoire notre vieux mot français caboche, mais les altérations manquent rarement de modifier les noms, au point même de masquer leur origine. »

Depuis sa forte tête aplatie à la crapaudine, jusqu’à la queue, le corps du chabot s’amincit graduellement, et gracieusement pourrait-on dire, par la régularité de lignes frappées dans le contour de nuances et de couleurs harmonieusement diversifiées et ménagées ; par les nageoires pectorales, dorsales et caudale tissées à la façon de fines dentelles, ressemblant à des ailes d’oiseau, gazées parfois comme des ailes de libellule.

Tout petit qu’il soit, le chabot est pourvu d’une large bouche, et ses mâchoires sont tapissées de dents en velours rangées en bandes vers l’abime d’un gosier insatiable. L’opercule lisse armé d’une pointe plate cachée sous la peau, comme un poignard dans sa gaîne, est un faible moyen de défense contre ses puissants ennemis. Aussi a-t-il recours à ses nageoires plutôt qu’à ses armes pour se protéger, en échappant à la mort par la fuite.

Je reviens à Blanchard. « La peau du chabot, dit-il, est absolument nue. Elle n’a pas d’écailles ; elle n’en a aucun vestige. Sur la ligne latérale, et même sur l’opercule, on aperçoit, avec un peu d’attention, de très petits tubercules mous et blanchâtres. En examinant ces tubercules, à l’aide d’un grossissement, on constate sans peine qu’ils sont percés à leur sommet d’un petit trou. C’est par ce trou que s’échappe la mucosité dont se couvre le poisson, dont il englue les doigts lorsqu’on vient à le prendre.

« Plusieurs traits de l’organisation interne du chabot méritent d’être notés. Chez ce poisson, il n’y a point de vessie natatoire ; ce petit appareil eût été probablement sans utilité pour l’animal assez sédentaire, habitant toujours des eaux peu profondes.


Fig. 31. — CHABOT COMMUN ou DE RIVIÈRE.


L’estomac consiste en un sac arrondi, dont la capacité est parfaitement en rapport avec la large bouche ; le pylore est accompagné de quatre cœcums ; l’intestin est deux fois replié sur lui-même, par conséquent, d’une assez grande longueur ; le foie, qui est volumineux et d’une teinte rouge foncé, occupe le côté gauche. Les ovaires, plus ou moins découpés en manière de lobes, suivant leur degré de plénitude, ont leur tunique noirâtre comme celle des laitances ; leur volume étant énorme lorsque les œufs sont parvenus à maturité, le ventre de l’animal se trouve distendu au point de prendre l’aspect d’une difformité. La colonne vertébrale est composée de trente-deux vertèbres : dix abdominales, vingt-deux caudales.

Dans sa distribution géographique le chabot se trouve en Europe, en Sibérie, au Groënland, aux États-Unis, au Canada. Après un long et minutieux examen de ce poisson dans toute l’étendue de l’Europe, M. Blanchard en est arrivé « à la certitude absolue qu’il n’existe qu’une seule espèce de chabot, qu’il n’y aucune différence plus notable entre les individus des départements les plus éloignés qu’entre les individus nés dans le même ruisseau, pour la France, et il ajoute : « Un zoologiste de l’Allemagne, M. Jeilleles, a fait récemment une étude comparative des espèces de cottus d’Europe et d’Amérique, et il a parfaitement reconnu que les variations dans les proportions des nageoires, dans les divisions de leurs rayons, dans l’écartement des yeux, etc., étaient de simples différences individuelles. »

Passons en Amérique :

Dans le volume xvi de l’admirable rapport du U. S. National Museum, je lis la description suivante de la famille des cottidés américains, dont Blanchard paraît soupçonner à peine vaguement l’existence : « Corps graduellement aminci, fusiforme ou comprimé, de la tête jusqu’à la queue ; tête généralement large et déprimée ; les yeux sont au-dessus de la tête, et le nom du poisson veut dire en grec il regarde le ciel ; dents uniformes rangées en bandes sur les mâchoires, et garnissant le vomer et les os palatins ; corps nu et parfois recouvert d’écailles et de tubercules ou de plaques osseuses, mais jamais uniformément habillé ; une légère dépression dans la nageoire dorsale ; ligne latérale simple, presque droite ; caudale échancrée à pointes arrondies ; cœcums pyloriques peu nombreux ; absence de vessie natatoire. On compte en Amérique environ 40 genres et plus de 150 espèces de chabots habitant principalement les eaux riveraines du nord : un grand nombre de ces espèces se trouvent dans les eaux douces. Dans son ensemble, le groupe comprend une variété considérable de formes, fort difficiles à définir, vu qu’elles touchent aux liparidedæ, d’un côté, et aux scorpénidés, de l’autre côté. »

Le chabot est peu connu dans la province de Québec. Je n’en ai pêché qu’une seule espèce — dans la rivière Saint-Charles — que je classe parmi les uranidés Richardson (Agassiz) ou Miller’s Thumb, Bloch ; Muffle-jaw ; bull-head, décrits comme suit par Jordan et Gilbert :

« De couleur olivâtre, plus ou moins moucheté de taches plus sombres ; nageoires barrées ou picotées ; corps rond ou fusiforme s’amincissant graduellement de la tête à la queue ; crâne quelque peu déprimé, l’interopercule marqué d’un léger sillon ; le préopercule un peu courbé, armé d’une épine aiguë, recourbée et dressée en biais, presque entièrement cachée dans la peau : le sous-opercule porte une plus sorte épine, la pointe en avant. La peau est unie, sauf dans la région en arrière des pectorales, qui est parfois garnie de très petits aiguillons, mais qu’on ne trouve pas toujours ; ligne latérale bien marquée, continue ou interrompue vers la queue ; nageoires pectorales grandes, égalant presque la tête en longueur, s’étendant jusqu’au delà de l’origine de la dorsale adipeuse ; ventrales de moyenne grandeur ; habite les États du nord et du centre, très nombreux dans les ruisseaux et les lacs ferrés ; prolonge son domaine au sud, le long des Alleghanys jusqu’à l’Alabama. »

On voit par là que nos auteurs américains diffèrent sensiblement avec les naturalistes d’Europe, au sujet du nombre d’espèces et de variétés du chabot. Ce poisson, comme tout poisson sédentaire, offre des nuances particulières dans chaque lac et chaque ruisseau. Le docteur Girard a constaté un grand nombre de formes nouvelles de chabots, qu’il a étiquetées sous des noms divers, et a fini par se lasser à la tâche, en face de trop multiples transformations. Ce qu’il en reste dans le vague d’insaisissables que l’avenir triera, c’est le secret de la Nature.

Sur la foi de pêcheurs expérimentés Heckel rapporte ce qui suit : « À l’époque du frai, en avril et mai, le mâle se rend dans un trou qu’il a creusé entre des pierres et défend cette retraite avec le plus grand courage contre tous ceux qui sont mine de vouloir s’en approcher ; si un poisson, quand bien même il serait de sa propre espèce, s’approche du nid, le chabot se précipite sur lui avec une extrême fureur, et le combat peut durer longtemps ; pendant ces luttes on trouve souvent des chabots qui tiennent dans leur vaste gueule la tête de leur adversaire sans pouvoir l’avaler. Lorsqu’il voit une femelle, le mâle l’invite à venir déposer ses œufs dans le trou creusé par lui, après quoi la femelle poursuit son chemin. Alors le mâle se fait le gardien des œufs pendant quatre ou cinq semaines, il ne les quitte que pour prendre sa nourriture. Son ardeur est aussi remarquable que sa persévérance ; il mord le bâton ou la baguette avec laquelle on veut le chasser, et se laisse tuer plutôt que d’abandonner la place. »

Il est des gens qui croient que le chabot est trop intelligent pour mordre à l’hameçon. Blanchard lui-même semble partager cette opinion, tout en lui prêtant un appétit vorace, lorsqu’il écrit : « Les insectes, et particulièrement ceux d’un certain volume, comme les larves de dytiques, d’hydrophiles, de libellules, forment son alimentation habituelle ; mais le chabot n’est pas le moins du monde exclusif dans ses goûts. S’il est vrai, ainsi qu’on le répète dans la plupart des ouvrages, qu’il se nourrit d’insectes, de frai de grenouille, etc., il s’empare aussi très bien de poissons dont la taille est peu inférieure à la sienne. J’ai vu plus d’une fois des chabots dont l’estomac était rempli et fort distendu par un assez gros vairon, et même par un goujon. »

Je suis plutôt de l’avis de la Blanchère, qui dit : « Rien n’est plus facile que de prendre le chabot à la ligne ; le moindre petit morceau de ver rouge suffit pour cela ; mais dans les ruisseaux des montagnes où il existe parfois en grande quantité, le meilleur mode de pêche consiste à barrer le cours d’eau avec un filet, et à remonter le courant en remuant avec des branchages les pierres du fond ; délogé de son embuscade le petit poisson vient se réfugier dans le filet. On le prend encore à la fourchette. « Tous les enfants ont fait cette pêche dans les ruisseaux à eaux vives et peu profondes. Elle consiste à emmancher une vieille fourchette de fer au bout d’un petit bâton, à affiler les dents de la fourchette sur une pierre, puis ce trident improvisé à la main, à entrer dans l’eau jusqu’aux genoux. Les jeunes pêcheurs se mettent en ligne en remontant doucement le fil de l’eau, et chacun devant soi retourne les petites pierres. Un chabot jaillit comme une flèche, mais il s’est remis sous une pierre voisine ; l’enfant voit une large tête, deux gros yeux dépassent la pierre… un coup de fourchette traverse le monstre, qui vient en gigotant tenir compagnie à quelques douzaines d’autres destinés à une friture ou à garnir les lignes de fond que le père des petits pêcheurs veut tendre le soir. »

Après être passé inaperçu au Canada, pendant des années, des siècles même, le chabot prendra rang parmi nos poissons utiles, dès que nous pratiquerons la pisciculture en grand, ce qui ne saurait tarder, avec l’énergie qui s’accuse dans le sens de cette industrie comparativement nouvelle. Pour engraisser des bestiaux, nous avons recours aux grains, aux céréales, aux légumes, aux plantes fourragères ; de même pour nourrir et engraisser des poissons il nous faut de la chair, beaucoup de chair, du sang, des entrailles d’animaux, et du menu fretin, de la blanchaille, des insectes de tout genre, des fruits, des plantes aquatiques, que sais-je encore ? Aussi, vous dis-je que du jour peu éloigné où nous ferons l’élevage du poisson en grand dans notre parc national, dans les cantons de l’Est, au Labrador et dans la presqu’île gaspésienne, le chabot prendra une importance assez appréciable pour me faire pardonner alors de l’avoir présenté à des lecteurs qui le jugent peut-être présentement indigne de leur attention.