Aller au contenu

Poissons d’eau douce du Canada/Mulet

La bibliothèque libre.
C. O. Beauchemin & Fils (p. 519-523).

LE MULET (canadien)

Semotilis bullaris. — The Fall-Fish (anieri)


Le chevesne, non plus que la chevesne, l’ide ou la dobule ne sont des poissons connus au Canada.

Le chevesne n’est pas le poisson que les Anglais appellent chub ; c’est au contraire le poisson qu’ils appellent mullet, qui ne va jamais au delà des eaux vaseuses en remontant de la mer, qui a le bec en suçoir, joliment comme notre moxostôme, dont la chair est bonne à s’en rassasier, pourvu qu’on en ait ou qu’on sache en prendre. J’ai pris souvent de ce poisson autour des quais de la ville de Québec, au milieu de bars de l’année précédente, suspendus à des rosaires, avec des vers de mer pendus au bec.

Pardon, Messieurs ! venez plutôt à mon aide : secondez-moi, lorsque j’ai le désir sincère de faire valoir nos poissons, la richesse de nos eaux. N’oubliez pas que la mer est faite pour nourrir l’homme, tout autant que la terre, que nous devons nous appliquer à la culture de l’une et de l’autre avec une égale intelligence. Un arpent de mer, ou si l’on veut, de lac ou de rivière, vaut autant sinon plus qu’un arpent de terre. Tout dépend de la culture. Nous perdons nos forêts ; nous nous rattraperons sur nos lacs, avec profit, espérons-le. « Les pêcheries du bassin du fleuve Saint-Laurent valent mieux que les mines du Pérou, » disait Bacon, il y a plus de trois cents ans. Le grand homme, alors, ne parlait que des pêches de Terre-Neuve et du Labrador. Que ne dirait-il pas de ce que nous voyons en plus, et que lui, en savant qu’il était, pourrait si justement apprécier ?

Le chevesne ?

Eh oui ! le chevesne existe, ici, un peu partout, dans nos eaux vives et abondantes. C’est un gros poisson blanc, de chair très délicate, qu’on devrait élever avec soin, dans un but d’économie domestique, pour qui a lac ou étang, et qu’on devrait protéger par nos lois, dans un but d’intérêt public.

Ce chevesne, nom barbare au Canada, se nomme gardon, dans le district de Québec, et mulet dans le district de Montréal. Ni l’une ni l’autre de ces désignations ne lui conviennent. Chevesne il est, et chevesne il doit rester.

Cependant, nous n’avons pas lieu de taxer d’ignares ceux d’entre nous qui ne savent pas reconnaître le chevesne au premier aspect. Car, en France, pays dans les eaux duquel il a été baptisé chevesne, on lui donne presque autant de noms qu’il s’y trouve de départements. Ici ou là, il devient tour à tour, chevesne, meunier, ide, jesse, gardon, barbotteau, botteau, chaboisseau, chevasne, garbottin, garbotteau, vilain, têtard, vandoise, brême, que savons-nous encore ?


Fig. 213. — PÊCHE AUX CHEVESNES

Avec notre mulet et notre gardon, nous faisons du moins une économie de termes. Il ne nous reste plus qu’à faire rentrer le chevesne dans les termes de notre économie.

C’est surtout dans l’étude des cyprins que l’on sent le besoin de gravures représentant chacun des sujets traités. Mieux vaudrait sans doute avoir un musée bien ordonné ; mais faut-il y songer, lorsque dans l’effort louable fait par le gouvernement d’Ottawa on n’est parvenu qu’à réunir à peine une cinquantaine de familles de nos poissons précieux ? Sur une vingtaine d’espèces de poissons blancs que nourrissent les eaux du Canada, une seule figure dans le musée d’Ottawa. Et encore, si ce spécimen se montrait sous son vrai nom ; mais, d’un ide, le classificateur a fait un gardon. Un trait de plume a suffi à la métamorphose, un trait d’esprit l’eût empêchée.

Tous nos cyprins de forte taille fraient en même temps que le moxostôme. Les glaces une fois rompues et charriées, le soleil leur apporte avec ses premiers rayons le sentiment de la reproduction, la chaleur qui multiplie la vie. L’Ide pond de 60,000 à 70,000 œufs, le chevesne est de beaucoup plus prolifique. S’il fait ses amours en eau trouble, au printemps, il passe les beaux jours de l’été, et jusque tard à l’automne, dans les eaux vives et profondes, dans des haïs, des remous battus ou tourmentés par des courants rapides. On le prend à toutes profondeurs, souvent même à la surface ; mais, novembre venu, dès les premiers bordages, vers la Sainte-Catherine, il se réfugie dans des fosses profondes, sur un fond uni et bien sablé — où il vit de coquillages et de petits crustacés. Il ne quitte le fond que de quelques pouces, il devient lourd, et se traîne lentement vers l’esche que lui tend le pêcheur.

C’est pourtant le temps des grandes pêches, des pêches quasi miraculeuses, par le nombre et la grosseur de ces beaux poissons. Ils sont là serrés, tassés par mille et par mille. Dès que le plomb a touché le fond et que les hameçons sont relevés à hauteur de bouche, la ligne s’agite, et d’un coup sec, vous faites capture — de un ou deux ides, chevesnes ou dobules, du poids de plusieurs livres. Vigoureux à l’extrême, ces poissons tiennent ferme et ce n’est que lentement, et, par coupes successives graduelles, comme s’ils gravissaient un escalier tournant, qu’on réussit à les enlever hors de l’eau. À la vue de la lumière, ils bondissent avec fureur, puis cherchent à gagner le fond. Le premier choc est rude, mais vous résistez sans crainte, car leurs lèvres sont fortes et charnues. Du moment qu’un chevesne est bien enferré rarement il nous échappe.

À cette saison de l’année — les vers rouges et les écrevisses étant rares, les cerises étant disparues — les sauterelles ? — on esche avec une galette de farine de blé commun — sans la faire cuire. On durcit la pâte, le plus possible, en y mêlant des brins de laine, qui permettent à l’hameçon de retenir fermement l’esche. La laine teinte en rouge est préférable.

Avec ces esches, et deux bonnes lignes munies chacune de deux hameçons Limerick, à palette, n° 1, nous avons fait, dans une seule après-midi — et cela à maintes reprises — des pêches de cent à cent cinquante livres de ce beau poisson. Il est vrai que nous pêchions dans un vrai refuge, l’anse du Buisson formée par un évasement du fleuve Saint-Laurent, sur sa rive droite — entre les rapides du Buisson et des Cascades.

J’ai fait également de belles pêches au chevesne dans les lacs et les rivières du sud de Québec et des cantons de l’Est. Les chevesnes de la Mantawa sont les plus beaux que j’aie jamais vus. Ne seraient-ils pas le watasseh des Têtes-de-Boule, qu’on apporte, m’a-t-on dit, des hauteurs du Saint-Maurice, gelé raide et brillant comme une barre d’argent ?

Le chevesne, préparé frais et rôti, est excellent ; mais on peut aussi le faire mariner dans une caque ou tinette de bois neuf ; après l’avoir fait cuire, à gros bouillons, on l’y place par lits et se touchant, ventre en bas, dos en dessus, comme s’il était à l’eau.

La saumure doit le recouvrir ; un épicier en fera la préparation :


Poivre en grains
70 gr.
Piment
15  "
Clou de girofle
5  "
Sel
500  "
Vinaigre
à discrétion
Laurier et thym
à volonté.
Citron
¼ gr.



LE HUITOUCHE


J’accepte la visite du sujet sans disputer sur l’orthographe de sa carte écrite par un Algonquin plutôt que par un académicien. Ce que je viens de raconter du mulet qui se rapporte au club américain, tenez-le pour dit à l’adresse du huitouche, moins le mal qu’il n’a pas mérité et qu’il tient des mauvaises langues. Ce sont les pêcheurs à la truite qui médisent ainsi de lui, parce qu’il enlève au bec de ces salmonidés la mouche qui leur est lancée. Comme s’ils ne savaient pas que ces mêmes truites jouaient tout à l’heure le même tour au saumon, à leur remonte des rivières.

Le huitouche a pour domaine le contrefort sud des Laurentides, depuis le Saint-Maurice jusqu’au delà du lac Saint-Jean, jusqu’aux pieds agités de la Péribonca.

Le huitouche mord parfois à la mouche, mais il procède lentement à cette opération. Pour peu qu’un pêcheur soit vif, il esquive facilement son coup de dent. Dans certains lacs tributaires de la Batiscan et dans le lac Saint-Jean, il parvient à la taille de cinq à six livres, ce qui nous donne raison de le classer au rang des chevesnes, qui fournissent de si beaux coups de ligne dans le midi de la France.