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Port-Royal/Appendices/04

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Librairie de L. Hachette et Cie (Tome premierp. 520-547).

ou religieux ; que ce n’étoit pas la voie que Dieu avoit marquée aux pénitents d’aller droit aux Ordres sacrés, où on n’admettoit autrefois que ceux qui avoient gardé la grâce du baptême et qui étoient reconnus pour innocents dans toute la conduite de leur vie. Le monde en murmuroit, mais ceux qui avoient quelque connoissance de l’esprit de l’Église et de l’amour pour ses divines règles, sentoient une consolation extraordinaire de voir que la bonté de Dieu avoit bien voulu retracer une voie que l’ignorance et la corruption du siècle avoient presque effacée, mais une voie qui étoit autrefois unique et qui au moins est la plus sûre…

« On vit aborder chez vous des flots de pénitents, qui venoient de cette mer orageuse du siècle à ce port de salut, sans se vouloir jamais rembarquer dans le monde. Il (M. Le Maître) se contenta de les fortifier par son exemple, et il me dit qu’on apprenoit à Port-Royal à se taire et non pas à parler. Il ajouta que rien ne vidoit tant le cœur que la langue ; mais sa plume ne fut pas inutile aux desseins que Dieu inspiroit, etc.[1] »

Ce point de vue est le vrai, et l’on y prend l’idée juste de l’homme, réfléchie et transmise directement par un témoin qui s’inspire du même esprit.



MÉMOIRE DU PÈRE DE MONTÉZON

SUR

LES JANSÉNISTES ET LES JÉSUITES.

(Se rapporte à la page 506.)

La lecture de quelques passages[2] de l’ouvrage de M. Sainte-Beuve, intitulé Port-Royal, m’a suggéré les réflexions suivantes.

Pour apprécier à leur juste valeur les accusations réciproques de deux parties adverses, ne faudrait-il pas les écouter également l’une et l’autre, et n’ajouter foi à leurs allégations qu’autant et à proportion qu’elles sont appuyées de preuves convaincantes, ou pour le moins probables ? Ne serait-il pas aussi conforme aux lois de l’équité et de la prudence de se placer sur le même terrain et au même point de vue que les parties dont on s’est constitué le juge ?

Les Jansénistes et les Jésuites s’accusent mutuellement. Il convient de voir ; 1o quels ont été les agresseurs ; 2o quels crimes ou griefs les deux adversaires se sont imputés les uns aux autres ; 3o comment ils les ont prouvés.

1o Il est évident que les Jansénistes (dans la personne de leurs deux patriarches, Jansénius et Saint-Cyran) ont été les auteurs de la guerre. Saint-Cyran avait été élève des Jésuites ; on ne voit pas qu’il ait eu personnellement à se plaindre des disciples de saint Ignace, du moins jusqu’à l’époque où il s’est montré au grand jour leur ennemi. Il en est de même de Jansénius : le refus qu’ont fait les Jésuites de le recevoir dans leur Ordre n’est pas une injure ; c’est un droit qu’ils avaient, et dont ils ont usé du reste, à ce qu’il paraît, avec tous les égards et toutes les marques de bienveillance qu’on pouvait exiger.

Si, plus tard, Jansénius a comploté secrètement avec son ami contre la Société de Jésus ; s’il a fait deux fois le voyage d’Espagne pour desservir les Pères auprès de sa Majesté Catholique, qu’en conclure contre les Jésuites Lorsque le docteur de Louvain qui s’était déclaré leur adversaire fut élevé sur le siège d’Ypres, ne l’ont-ils pas accueilli avec tous les honneurs dus à sa nouvelle dignité ? lorsque, après sa mort, il fut question d’imprimer son ouvrage intitulé Augustinus, et composé en partie contre la doctrine des Jésuites (ce qu’ils ignoraient encore), n’est-ce pas un religieux de la Compagnie, le Père Henschénius, Bollandiste, qui a sollicité à Vienne et qui a obtenu le Privilège impérial pour le livre de l’évêque d’Ypres[3] ? À la vérité, dès que les Jésuites surent que Jansénius ne se contentait pas de condamner leurs opinions théologiques, mais qu’il osait jeter le blâme sur la doctrine de l’Église, ils ne tardèrent pas à attaquer le nouvel ouvrage. On ne peut leur contester ce droit, qui était pour eux un devoir : car la polémique contre l’hérésie est un des buts principaux de leur institut.

En second lieu, quels sont les crimes ou griefs que les deux patriarches du Jansénisme ont reprochés aux enfants d’Ignace ? Jansénius les accuse tout simplement d’être Pélagiens ou semi-Pélagiens, c’est-à-dire hérétiques. Il est vrai qu’il fait peser la même accusation sur la presque universalité des docteurs catholigues, mais il la dirige tout spécialement et plus directement contre les théologiens de la Compagnie de Jésus. Encore ici, des prêtres, des religieux qui ont pour fin l’exercice du ministère apostolique peuvent-ils rester insensibles et muets sous l’accusation d’hérésie ?

De son côté, Saint-Cyran commence aussi la guerre contre les Jésuites, mais avec plus de violence encore, et avec d’autant moins de ménagements qu’il reste caché sous le voile du pseudonyme.

À l’entendre, les Jésuites Molinistes, qui ne partagent pas ses opinions (pour le moins bizarres, quand elles ne sont pas condamnables), « sont de véritables rejetons de Pélage ; ce sont les inventeurs et les propagateurs de fausses doctrines, des hommes qui n’ont presque aucune connaissance de la discipline ecclésiastique, qui ont perdu tout respect pour l’autorité des prélats de l’Église, toute humilité chrétienne et toute pudeur naturelle ; des ignorants qui se font un jeu de leur ignorance dans les matières importantes de la Grâce ; des directeurs sans lumière et sans conscience qui font consister la piété des personnes qu’ils conduisent dans le seul usage des sacrements et dans les pratiques extérieures, sans se mettre en peine des sentiments de dévotion intérieure et de la préparation du cœur[4]. »

On pourrait croire que nous exagérons, et cependant ce n’est pas là la centième partie des griefs ou des épithètes outrageantes dont Saint-Cyran charge les Jésuites[5].

Mais 3°, quelles preuves, lui et Jansénius, apportent-ils pour justifier des imputations si graves ? aucune que je sache, du moins qui soit concluante, ou qui ait quelque valeur aux yeux de l’Église. Jansénius accusait les Jésuites d’être Pélagiens, c’est-à-dire hérétiques. Son accusation est tombée à faux, et c’est lui-même qui est convaincu d’avoir enseigné en son livre des opinions hérétiques. La doctrine des Jésuites (Molinistes), Bossuet lui-même en convient, est restée intacte dans l’Église. (Troisième Avertissement aux Protestants.)

À cette accusation fausse et injuste d’hérésie, Saint-Cyran en ajoutait d’autres : celles de désobéissance, d’ignorance, de morale relâchée.

En preuve de cette désobéissance et de ce manque de respect envers les prélats de l’Église, Saint-Cyran allègue les démêlés survenus entre Richard Smith, vicaire apostolique en Angleterre, et les missionnaires réguliers, Bénédictins, Jésuites, etc. Or, ce fait n’est pas très concluant contre les Jésuites, puisque le Pape Urbain VIII leur a donné gain de cause, à eux et aux autres réguliers, tout en leur recommandant d’honorer, de respecter Monseigneur de Chalcédoine et de lui rendre le tribut d’une bienveillance officieuse, quand l’occasion le demandera : Honorem, reverentiam, officiosamque henevolentiam, quotiescumque occasio postulaverit [6].

D’autre part, les évêques de l’Église gallicane qui intervenaient en cette affaire étaient récusables à plus d’un titre : parce qu’en cette cause ils se trouvaient juges et parties tout à la fois ; parce que le différend avait été porté devant le tribunal du Pape, leur supérieur commun ; et enfin parce que la condition de Vicaire apostolique n’avait ici aucun rapport avec celle des évêques en titre : ceux-ci ont une juridiction ordinaire et qui est fondée sur les Canons ; ceux-là ont seulement des pouvoirs extraordinaires et délégués, qui n’ont d’étendue et de durée que selon la volonté du Pape qui les donne.

Pour ce qui est du second grief, d’ignorance dans la théologie, et spécialement dans les matières de la Grâce, on sait ce que cela veut dire dans la bouche d’un adversaire.

Le troisième grief concernait le relâchement dans la morale ou dans la discipline de l’Église, qu’on attribuait aux Jésuites : mais cette accusation, tant de fois renouvelée, ne repose que sur des allégations fausses ou sur des sophismes.

Et d’abord, ce serait une injustice manifeste de rendre les Jésuites responsables de quelques propositions de morale relâchée ou trop indulgente, qui ont eu cours pendant un certain temps et dans certains pays ; car ces décisions trop larges, ces subtilités casuistiques n’ont pas eu des Jésuites pour auteurs ; elles étaient communes à bon nombre de théologiens Franciscains, Dominicains, Augustins, à des membres du Clergé, séculier, à des docteurs de Sorbonne ; elles étaient la plupart enseignées antérieurement à l’institution même de la Compagnie de Jésus, elles étaient particulières à certains pays, à certaines écoles, où les casuistes de l’Institut les avaient puisées[7]. Du reste, on doit dire, à la décharge de la Compagnie, que, du moment où ces propositions de morale ont été notées ou censurées par l’Église, elles n’ont plus été enseignées par des auteurs Jésuites[8]. En outre, ces religieux ne se prétendent pas infaillibles ; tout ce qu’on peut exiger d’eux, c’est que dans l’occasion ils reconnaissent leurs erreurs, et qu’ils se soumettent au jugement de l’Église ; ils l’ont fait : en peut-on dire autant de leurs adversaires ?

Un autre sophisme, en cette matière, est de ne pas distinguer assez ce qui est d’obligation rigoureuse ou de précepte d’avec ce qui n’est que de perfection ou de conseil[9] ; en d’autres termes, de confondre presque toujours la direction spirituelle avec la confession purement sacramentelle ; le directeur et l’auteur ascétique qui conduisent les âmes dans la voie de la perfection, avec le confesseur et le casuiste dont le propre est d’enseigner au pénitent la voie du salut. On semble trop oublier aussi que le confesseur est juge au saint tribunal de la pénitence, et que le casuiste n’est proprement qu’un légiste. L’un prononce la sentence, il absout ou condamne : l’autre expose et développe la loi ; il en indique les infractions, les châtiments, et s’il va plus loin, ce n’est pas communément pour montrer les voies de la perfection, mais pour présenter aux pécheurs les moyens indispensables au salut, la fuite des occasions, la prière, etc. Ses décisions sont pour la plupart des décisions rigoureuses ; ce qui est strictement permis ou défendu par rapport au salut éternel. Le casuiste écrit pour le simple confesseur : sous un autre point de vue, non pas opposé mais plus élevé, l’auteur ascétique écrit pour les directeurs des âmes pieuses, ou même pour les âmes que Dieu appelle à la sainteté et à une plus grande perfection ; il écrit encore pour tous les Chrétiens, afin de leur suggérer les moyens d’éviter le mal, de combattre et d’extirper leurs inclinations mauvaises, de pratiquer les vertus de leur état. On voit assez la différence qu’il peut y avoir entre les ouvrages des uns et des autres, et dans certaines circonstances, entre leurs décisions, comme il en existe entre la décision du Code criminel ou civil qui dit : Cela n’est pas permis, et la conscience de l’homme d’honneur qui dit : Cela peut être permis, mais cela ne convient pas, cela blesse les sentiments d’honneur et de délicatesse[10].

Chez les Jansénistes, on ne trouve pas le légiste chrétien, le simple théologien casuiste ; il n’y a que le directeur ou l’ascète rigide, qui exige toujours la perfection et la plus austère perfection. La comparaison n’est donc pas possible, et elle n’est certainement pas légitime entre les docteurs jansénistes et les théolo-

giens catholiques, Jésuites ou autres. Ce serait, selon les termes de l’École, transire de genere ad genus.

Mais, dira-t-on, les Jésuites professaient une morale douce et commode afin d’attirer à eux les gens du monde. Imputation gratuite et injuste ! Quelles preuves en donne-t-on ? et de quel droit va-t-on fouiller dans la conscience pour juger des intentions ? D’ailleurs ces hommes qu’on se plaît à nous présenter comme si politiques et si habiles, l’auraient été bien peu en cette circonstance.

Pouvaient-ils ignorer que dans le monde, tout corrompu qu’il est, la vogue est pour ceux qui affichent, au moins dans les livres[11], une morale sévère[12] ?

Ils ne l’ignoraient certainement pas ; ils ont eu le courage (et il en faut ici plus qu’on ne pense) de dire la vérité en un point si délicat ; ils ont eu la sagesse de ne pas outrer les obligations qui sont déjà assez étendues, et, à l’exemple de leur divin Maître, de ne pas craindre de s’exposer par là aux contradictions des langues et à toutes les malédictions des Pharisiens de la loi nouvelle.

Du reste, les Jésuites ont eu, outre le témoignage de leur conscience, l’approbation la plus honorable et la plus précieuse qu’ils pouvaient attendre ; leur doctrine morale[13] a été, dans une circonstance solennelle, reconnue et déclarée par l’Église comme étant à l’abri de toute censure : il s’agit ici du jugement porté sur la Théologie morale d’Alphonse de Liguori dans le procès de sa béatification ; car, quoique dans ce jugement on ne nomme pas positivement les Jésuites, il n’en est pas moins vrai qu’il tombe directement sur leur doctrine morale qu’avait adoptée et enseignée le vénérable évêque de Sainte-Agathe-des-Goths. Dans l’examen de la doctrine, qui précède la sentence de béatification, on alléguait contre Liguori le Probabilisme qu’il avait enseigné et établi pour base de sa Théologie morale ; de plus il avait suivi pour maîtres et pour guides des auteurs Jésuites, entre autres le Père Busembaüm[14] ; et même il avait pris la Somme de ce dernier pour texte de ses commentaires, comme la plupart des théologiens scholastiques ont pris saint Thomas pour thème de leurs leçons. Enfin Liguori adoptait, la plupart du temps, les décisions des théologiens de la Compagnie, celles mêmes que Pascal et ses imitateurs ont marquées de leur plus noir charbon[15]. Toutes ces raisons n’ont pas empêché les examinateurs de la doctrine de l’évêque de Sainte-Agathe-des-Goths de prononcer que sa Théologie morale était sans reproche, et qu’on pouvait procéder à la béatification du vénérable serviteur de Dieu.

Nihil censura dignum est, est-il dit dans le Décret ; et plus tard un autre tribunal romain déclarait que tout confesseur pouvait suivre dans la pratique, et sans autre examen, toutes les décisions que renferme la Théologie morale du bienheureux Liguori, C’était là faire une complète et solennelle apologie de la doctrine des théologiens Jésuites, et en même temps jeter un certain blâme sur les rigueurs outrées de la doctrine contraire[16].

Vainement on objecterait que cette approbation posthume et indirecte des casuistes de la Compagnie est insuffisante, puisque la doctrine de saint Liguori est la même que celle des théologiens Jésuites, et que, la vérité étant invariable, elle n’est pas autre au temps de saint Liguori qu’elle n’était au temps de Pascal et des premiers antagonistes de la Compagnie. Cependant il est facile de produire une autre approbation plus formelle et plus directe donnée aux enseignements des théologiens Jésuites, même avant leur suppression. À ce moment solennel et critique où toutes les passions étaient déchaînées, où toutes les puissances étaient conjurées contre les enfants de saint Ignace, le Pape et les évêques ne balancèrent pas à prendre en main la cause de l’innocence opprimée.

Parmi les témoignages nombreux et honorables qu’ils rendirent à la vertu et à la science des religieux persécutés, on doit mettre au premier rang les éloges qu’ils firent de leur doctrine saine et pure, et propre à réformer les mœurs, à inspirer et fortifier la piété ; telles sont les expressions qui reviennent le plus souvent dans les bulles ou brefs du Pontife suprême ainsi que dans les lettres ou mandements de ses frères dans l’Épiscopat[17]. Or, cette appréciation de la doctrine de la Compagnie de Jésus, faite par les premiers pasteurs de l’Église, seuls et vrais juges compétents en cette matière, est d’un tout autre poids aux yeux des Jésuites et de tous les Catholiques fidèles que les jugements pour la plupart dictés par la passion, la prévention ou l’ignorance, tels que pourraient en porter des hommes de parti, hérétiques ou suspects d’hérésie, ou bien des hommes du monde plus ou moins indifférents qui se prononcent avec une présomptueuse assurance sur des matières difficiles qui ne sont pas de leur ressort, et dont ils n’ont pas été à même d’acquérir une connaissance approfondie[18].

Venons maintenant aux accusations soulevées par les Jésuites contre les auteurs du Jansénisme. Mais auparavant rappelons une des règles indiquées plus haut : qu’il est bon et même nécessaire de se placer sur le même terrain et au même point de vue que les parties contendantes dont on doit apprécier les actes.

Or, dans le sujet qui nous occupe, le terrain est celui de la foi, le point de vue est celui de l’enseignement catholique : c’est là le champ clos où se livrent tous les combats ; si donc, pour les apprécier, on sort de ces limites, on n’est plus ni dans le juste ni dans le vrai.

Mais, pour avoir en cette matière délicate des principes certains, et qui soient communs aux Jésuites et aux Jansénistes, choisissons un arbitre que ni les uns ni les autres ne puissent récuser. Ce sera saint Augustin : les Jansénistes se disent ses disciples, les Jésuites souscrivent volontiers à sa doctrine, telle qu’elle est entendue et enseignée dans l’Église catholique.

Saint Augustin pose ces deux principes : 1° Qu’il n’y a de vraie foi que celle qui nous vient par le ministère de l’Église catholique, et que professent à Rome les souverains Pontifes, successeurs du Chef des Apôtres ;

2° Qu’il n’y a de vraie justice, de vraie sainteté chrétienne que celle qui a pour base la foi catholique.

« Je ne croirais pas à l’Évangile, écrivait le saint Évêque d’Hippone, si je n’avais pour garant de sa divinité l’autorité de l’Église catholique[19]. » Et ailleurs : « Deux Conciles ont condamné la doctrine de Pélage ; les actes ont été envoyés au Siège apostolique, qui les a confirmés. Les décrets de Rome sont arrivés, la cause est donc finie[20]. » Le même docteur s’exprimait ainsi touchant le second principe : « Là où la foi n’est pas saine et pure, il ne peut y avoir de vraie justice[21] ». Et plus bas : « Pour être disciple de Jésus-Christ, il ne suffit pas de porter le nom de Chrétien, il faut vivre selon la vraie foi et l’enseignement catholique[22]. » Après avoir établi que les Païens, quoiqu’ils fassent des œuvres de justice, ne sont pas vraiment justes, parce qu’ils n’entrent point par la porte, qui est Jésus-Christ, le saint docteur ajoute, en parlant des sectaires de son temps : « Un grand nombre de Chrétiens veulent passer pour éclairés immédiatement par Jésus-Christ ; ce sont les hérétiques. Qu’on se garde de croire qu’ils soient entrés par la porte dans la vraie Église : car, sachez-le bien, il n’y a pas d’autre bercail de Jésus-Christ que l’Église catholique[23]. » D’où le saint docteur conclut que « tous ceux qui n’entrent point par Jésus-Christ dans l’Église catholique où l’on vit de la foi, n’entreront point par Jésus-Christ dans le royaume de la gloire où l’on jouit de la vue de Dieu. » D’après ces principes de saint Augustin admis également par les deux partis[24], les Jésuites se croyaient fondés, 1° à attaquer Jansénius et ses sectateurs, parce que leur enseignement était, en plusieurs points essentiels, contraire à l’enseignement de l’Église, et que par conséquent leur foi n’était pas la vraie foi de l’Église catholique ; 2° ils se croyaient également fondés à ne pas regarder comme véritables la justice et la vertu de ces hommes qui, tout en se disant Chrétiens, ne donnaient pas pour base à leur justice la foi de l’Église catholique, selon la règle de saint Augustin : ''Ubi non est sana fides, non potest esse justitia'' ; et selon cet autre principe : Non sequitur Christum qui non secundum veram fidem et catholicam disciplinam Christianus vocatur.

Le premier de ces points est évident. Quoi qu’en disent ou qu’en aient dit les partisans de Jansénius, les doctrines enseignées par l’Évêque d’Ypres sont hérétiques et condamnées comme telles par l’Église catholique ; et tous ceux qui, malgré cette condamnation, continuent de les croire et de les professer ne peuvent être regardés comme de fidèles Catholiques, mais sont réellement hérétiques, au moins dans le for intérieur de la conscience, puisqu’ils sont de fait et dans le cœur contumaces et rebelles aux décisions dogmatiques de l’Église. Je dis dans le for intérieur, parce que dans le for extérieur ils peuvent n’être pas hérétiques notoires ou dénoncés[25]. Tels étaient en effet, depuis la Paix dite de Clément IX, les partisans des doctrines janséniennes : par un artifice qu’on ne saurait concevoir chez des gens qui ont tant crié contre les restrictions mentales, ils s’étaient soumis extérieurement, et en apparence simplement, aux décisions du Pape ; mais ils protestaient en secret contre cette soumission pure et simple, et n’avaient signé le Formulaire d’Alexandre VII qu’avec les restrictions condamnées.

Si les disciples de Jansénius, lors même qu’ils paraissaient s’être soumis au jugement de l’Église, restaient encore attachés de cœur aux doctrines proscrites, que dire des mêmes sectaires avant leur apparente soumission ? Et n’était-il pas permis de les attaquer ?

Quant au premier docteur de la secte, Jansénius, les Jésuites ne remplissaient-ils pas une obligation essentielle de leur Institut en combattant sa doctrine et en s’efforçant d’en montrer tout le venin[26] ? Jansénius lui-même n’avait-il pas compris qu’il venait imposer à l’Église un enseignement nouveau et tout autre que celui qui était donné alors par les docteurs catholiques ?

Que veulent dire en effet ces confidences qu’il fait à son ami[27] : « Qu’il n’ose dire à personne du monde ce qu’il pense des opinions de son temps sur la Grâce et la Prédestination… ; que ses découvertes étonneront tout le monde… ; que si sa doctrine vient à être éventée, il va être décrié comme le plus extravagant rêveur qu’on ait vu… ; qu’il en est effrayé… ; qu’il y a bien des choses dont il n’a jamais ouï parler dans le monde… ; qu’il fera en sorte que son livre ne paroisse pas de son vivant, pour ne pas s’exposer à passer sa vie dans le trouble… ; qu’il ne sera pas facile de le faire passer aux juges, et surtout à Rome… ; qu’il craint qu’on ne lui fasse à Rome le même tour qu’on a fait à d’autres (à Baïus) ; enfin, que ne pouvant espérer que son livre soit approuvé au delà des Alpes, il pense, comme Saint-Cyran, que cette affaire (l’établissement de leur doctrine) ne peut réussir qu’à l’aide d’un puissant parti, etc. »

On voit clairement dans cette Correspondance le complot que forment entre eux, contre l’Église, deux prêtres novateurs et factieux. L’auteur de Port-Royal a bien senti la vérité de ces conclusions, et il les a exprimées lui-même tout en paraissant vouloir les atténuer : aux yeux des Jésuites et des Catholiques, elles n’en conservent pas moins toute leur force et tout leur danger. En résumé, les Pères de la Compagnie de Jésus voyaient en Jansénius et en Saint-Cyran non pas seulement des ennemis de leur Compagnie, mais des ennemis de l’Église, et, au point de vue de la foi, ils ne pouvaient pas les juger autrement. Que dans un tel ou tel cas particulier, ils se soient trompés et leur aient attribué, sans des motifs assez concluants, des opinions fausses ou pernicieuses, ce n’était là qu’une erreur de détail bien pardonnable à la faiblesse de l’esprit humain ; mais, pour le fond, les Jésuites étaient dans le juste et dans le vrai en tout ce qui concerne la doctrine. Sentinelles catholiques vigilantes, ils avaient sonné l’alarme : c’est qu’ils avaient d’abord reconnu l’ennemi.

Quant à Jansénius, la chose est claire et hors de doute. Il y a plus de difficulté par rapport à Saint-Cyran[28] : ses lettres à Jansénius ont été perdues ; et il paraît qu’il n’a pas mis par écrit les maximes qu’il débitait à ceux qu’il croyait pouvoir gagner, et qui sont attestées par des personnes graves et dignes de foi.

Qu’il nous soit permis d’insister sur ce point. Il nous semble qu’on passe trop légèrement sur les témoignages qui chargent Saint-Cyran, et en particulier sur celui qu’en a rendu à plusieurs reprises le saint fondateur des Filles de la Charité. L’accusation soulevée par saint Vincent de Paul contre l’abbé de Saint-Cyran est si claire, si formelle ; il l’a si souvent répétée et en paroles et par écrit, et avant et après la mort dudit abbé ; elle est environnée de tant d’autres témoignages du plus grand poids, qu’elle est hors des atteintes de la critique la plus sévère. De plus, le témoignage unique qu’on lui oppose, celui de M. de Barcos, outre qu’il est trop intéressé pour être impartial, n’est pas en contradiction aussi formelle qu’on affecte de le penser avec les autres faits notoires et évidents. Je ne parle que des faits allégués par M. de Barcos et non des inductions qu’il en tire. Qu’allègue-t-il en effet ? Que, malgré un avertissement que Vincent de Paul avait cru devoir donner à Saint-Cyran et une explication qu’il avait exigée de lui sur quelques points de doctrine, cet homme de charité n’avait pas rompu tout commerce avec cet ancien ami ; qu’il lui avait rendu visite, à lui Barcos, dans le temps de l’arrestation de son oncle ; qu’il avait fait prévenir le prisonnier d’être sur ses gardes dans ses réponses ; qu’il évita de le charger devant M. de Laubardemont[29] et dans un entretien particulier qu’il eut avec le cardinal de Richelieu[30] ; qu’il le visita après sa délivrance ; qu’il assista à son enterrement, ou au moins (car la phrase n’est pas nette) qu’il fut de ceux qui donnèrent de l’eau bénite au mort exposé en son logis. Il n’y a rien dans tous ces faits, pris au pied de la lettre et considérés pour ce qu’ils sont, qui ne soit d’accord avec le caractère de charité, de ménagement envers les personnes que l’on se figure si bien en saint Vincent de Paul, et qui ne soit compatible en même temps avec les craintes et les méfiances qu’il avait conçues touchant la doctrine de Saint-Cyran, méfiances qu’il exprime en mainte occasion, et qui devinrent des certitudes chez lui lorsque le temps eut développé les fruits de l’erreur. Or ces fruits se produisirent vers l’époque de la mort de Saint-Cyran, et à n’en plus pouvoir douter du moment que le Pape eut condamné le livre de Jansénius. Mais ne nous arrêtons pas aux conjectures, nous avons des preuves et des témoignages non récusables.

D’abord, M. de Montmorin, archevêque de Vienne, et M. l’abbé de Rochechouart de Chandenier, deux personnages dignes de la plus haute confiance, ont déposé, dans le procès de la canonisation de Vincent de Paul, que du moment où le vénérable serviteur de Dieu eut reconnu en Saint-Cyran une doctrine dangereuse et suspecte, il rompit tout commerce (du moins étroit et intime) avec lui[31]. Dès ce moment aussi le charitable Vincent ne cessa d’être en garde contre les opinions du novateur ; il les suivait de l’œil en qualité de chef de Congrégation et se préparait même, dès qu’elles donnèrent prise au dehors, à les combattre et à les réfuter. J’ai vu de mes propres yeux un plan de Discours contre les doctrines de Jansénius, écrit en entier de la propre main de saint Vincent de Paul[32]. Ce Discours, qui était probablement une instruction que le Supérieur général des Lazaristes adressait aux prêtres de sa Communauté, a dû être composé de 1640 à 1643 (peut-être dans les premiers mois de cette dernière année). En voici les raisons : 1° il n’y est pas question de la première condamnation que le pape Urbain VIII a faite du livre de Jansénius, qui fut publiée en France dans le courant de l’année 1643 ; 2° on y parle de Saint-Cyran comme s’il vivait encore ; et enfin il ne s’y agit nullement des cinq Propositions qui ne furent extraites que plus tard de l'Augustinus.

Dans cette pièce, Vincent de Paul, après avoir parlé de Baïus et de Jansénius qui n’a fait, dit-il, que reproduire les erreurs déjà condamnées de Baïus, ajoute que « les opinions erronées de l’évêque d’Ypres sont autorisées par M. de Saint-Cyran et les autres personnes du même parti. » Ce témoignage irrécusable de la conviction qu’avait dès lors Vincent de Paul de l’héréticité des sentiments de Saint-Cyran, est un garant certain de son éloignement final pour la personne même du novateur : ce qui n’empêche point qu’il n’ait pu observer jusqu’à la fin des ménagements de charité pour l’homme qui ne s’était trahi que par échappées ; mais bientôt les conséquences qui se produisirent de toutes parts vinrent fixer les doutes de Vincent de Paul, s’il pouvait en conserver, et éclairer à ses propres yeux d’une lumière directe bien des points qui lui avaient déjà paru suspects dans les discours du mystérieux abbé : Jansénius condamné jetait du jour en arrière et ne laissait plus rien d’obscur en Saint-Cyran.

Nous ne reproduirons pas ici les maximes hétérodoxes de Saint-Cyran, telles que les Messieurs de Saint-Lazare ont certifié à plusieurs reprises les avoir recueillies de la bouche de leur saint fondateur, qui affirmait les avoir reçues lui-même en confidence de l’abbé de Saint-Cyran ; nous préférons citer ces paroles ou autres semblables, telles que Vincent de Paul les a consignées dans ses lettres et autres écrits authentiques[33].

Dans une lettre que le saint fondateur de la Mission adressait, le 23 avril 1651, à l’évêque de Luçon pour l’engager à se joindre aux évêques qui demandaient au Pape la condamnation de l'Augustinus, on lit : « Mais, me dira quelqu’un, que gagnera-t-on quand le Pape aura prononcé, puisque ceux qui soutiennent ces nouveautés ne se soumettront pas ? Cela peut être vrai de quelques-uns qui ont été de la cabale de feu N. (Saint-Cyran) qui non seulement n’avoit pas disposition de se soumettre aux décisions du Pape, mais même ne croyoit pas aux Conciles ; je le sais, Monseigneur, pour l’avoir fort pratiqué, et ceux-là se pourront obstiner comme lui, aveuglés de leur propre sens ; mais pour les autres…, il en est peu qui ne s’en retirent. »

Vincent de Paul, écrivant le 25 juin 1648 à un prêtre de la Mission, M. d’Horgni, alors à Rome, lui disait : « Une seconde raison que j’ai de condamner les opinions nouvelles (des Jansénistes), c’est la connoissance que j’ai eue du dessein de l’auteur de ces opinions (Saint-Cyran) d’anéantir l’état présent de l’Église et de la remettre en son pouvoir. Il me dit un jour que le dessein de Dieu étoit de ruiner l’Eglise présente, et que ceux qui s’employoient pour la soutenir faisoient contre son dessein ; et comme je lui dis que c’étoient pour l’ordinaire les prétextes que prenoient les hérésiarques comme Calvin, il me repartit que Calvin n’avoit pas mal fait en tout ce qu’il avoit entrepris, mais qu’il s’étoit mal défendu. »

Et dans une autre lettre écrite au même abbé d’Horgni le 10 septembre 1648, saint Vincent disait « que le fond des maximes de l’auteur de toutes ces doctrines (Saint-Cyran) étoit de réduire l’Église en ses premiers usages, disant que l’Église a cessé d’être depuis ce temps-là. » Et il ajoutait : « Deux des coryphées de ces opinions ont dit à la mère de Sainte-Marie de Paris, laquelle on leur avoit fait espérer qu’ils pourroient attirer à leurs opinions, qu’il y a cinq cents ans qu’il n’y a point d’Église : elle me l’a dit et écrit. » — Et un peu plus loin, parlant du livre de la Fréquente Communion du docteur Arnauld, il disait encore : « M. Arnauld croit qu’il est nécessaire de différer l’absolution pour tous les péchés mortels jusqu’à l’accomplissement de la pénitence. Et n’ai-je pas vu faire pratiquer cela par M. de Saint-Cyran ? et ne le fait-on pas encore à l’égard de ceux qui se livrent à la conduite du parti ? »

On voit par l'Interrogatoire de Saint-Cyran, publié dans le Recueil d’Utrecht (1740), que dans la séance Xe on interrogea le prisonnier de Vincennes sur les fausses maximes que lui reproche ici Vincent de Paul ; on y voit aussi que Saint-Cyran nia tout absolument. Le fondateur de la Mission, dans sa première lettre à M. d’Horgni, fait entendre quelle foi on doit accorder aux dénégations du second Patriarche du Jansénisme : « J’ai ouï dire à feu M. de Saint-Cyran que s’il avoit dit dans une chambre des vérités à des personnes qui en seroient capables, et qu’il passât dans une autre où il en trouveroit d’autres qui ne le seroient pas, il leur diroit le contraire : il prétendoit même que Notre-Seigneur en usoit de la sorte, et recommandoit qu’on fît de même. »

Enfin, pour ne rien négliger des témoignages importants en cette matière, en voici un du plus grand poids : c’est un certificat donné par M. Pallu, évêque d’Héliopolis[34], et qui a été imprimé dans le Recueil des pièces présentées au Pape en 1727 dans la cause du bienheureux Vincent de Paul. On y lit ce qui suit :

« Étant allé à Samt-Lazare en l’année 1660, dit M. Pallu, rendre visite à M. Vincent, il me parla fort au long des mauvais sentiments de feu l’abbé de Saint-Cyran. « Un jour, me dit-il, qu’il avançoit certaines propositions hérétiques, je lui représentai qu’il entroit dans les sentiments de Calvin, » — « Calvin, me répondit-il, a fort bien attaqué l’Église, mais il s’est mal défendu. » — Cet abbé, continua M. Vincent, n’avoit ni estime, ni respect pour le Concile de Trente ; ce n’avoit été, selon lui, qu’une assemblée de Religieux. » Il m’ajouta que ce qui lui faisoit plus d’horreur est que cet abbé lui dit un jour que, dans sa méditation, Dieu lui avoit fait voir clairement qu’il n’agréoit plus son Église telle qu’elle étoit, et que ceux qui entreprendroient de la défendre iroient formellement contre la volonté divine : « Enfin, dit M. Vincent, je vous proteste que vous ne vîtes jamais homme aussi superbe ni aussi attaché à son propre sens. »

Après tant de preuves, peut-on douter des sentiments de répulsion que contracta à partir d’un certain jour et que conserva jusqu’à la mort, à l’égard de l’abbé de Saint-Cyran, le vénérable supérieur de la Mission ? On doit aussi remarquer que Vincent de Paul n’ayant fait part des confidences dudit abbé qu’à quelques prêtres de sa Communauté, cependant l’évêque de Langres, M, Caulet, et les autres témoins, dont certainement la plupart n’avaient pu s’entendre ensemble, se trouvent tous d’accord pour imputer à l’accusé les mêmes maximes dangereuses que lui a reprochées saint Vincent de Paul. Peut-on s’étonner après cela si les Jésuites se sont crus autorisés à ne voir dans l’ami de Jansénius qu’un homme de doctrine mauvaise ou suspecte ?

Rappelons encore deux principes qui s’appliquent parfaitement à la matière que nous traitons. D’après la maxime des sages, on doit prendre en bonne part les paroles d’un homme, fidèle catholique, et connu comme tel, bien que dans ses paroles on remarquât quelque chose de peu exact. Au contraire, si on sait avec certitude qu’une personne est hérétique ou seulement suspecte d’hérésie, on peut et même on doit examiner plus sévèrement ses paroles ou ses écrits ; et communément il n’est pas interdit de leur attribuer le sens mauvais qui, d’ailleurs, serait conforme aux erreurs, déjà connues, de cette personne. Tel est le cas présent. Saint-Cyran soutenait une doctrine hérétique, déjà condamnée dans Baïus ; le fait est certain. De plus, il avait débité des maximes ou hérétiques ou approchant de l’hérésie ; cela n’est pas moins évident par les témoignages de saint Vincent de Paul et des autres. Il était permis à des théologiens d’examiner avec une critique rigoureuse les écrits du novateur et de chercher à en découvrir le venin caché : voilà le droit. Qu’en faisant cet examen il arrive qu’on se trompe quelquefois et qu’on aille au delà des bornes, c’est un fait qu’il faut attribuer aux faibles lumières de l’esprit humain. On objectera peut-être : S’il est permis de juger sévèrement la doctrine, l’est-il également de juger sévèrement la personne, et d’interpréter ses actions et, qui plus est, ses sentiments en mauvaise part ? Généralement parlant, non. Toutefois, quand il s’agit des vertus ou autrement de la justice chrétienne, non-seulement ce n’est pas un crime, mais bien plutôt un devoir de déclarer que les vertus et la justice de l’homme hérétique ne sont pas de vraies vertus ni une justice véritable et chrétienne. Cette règle est admise par les Jansénistes eux-mêmes. Les Jésuites avaient donc encore ici un droit réel de suspecter la vertu et la sainteté de leurs adversaires ; ils pouvaient leur adresser un argument ad hominem :

« D’après vos principes, pouvaient-ils leur dire, il n’y a de vraies vertus que dans ceux qui ont la foi vraie et catholique, et qui possèdent en eux la Grâce surnaturelle ou la charité[35] : or vous, qui êtes rebelles et contumaces aux décisions de l’Église, vous n’avez pas la vraie foi, la chose est évidente ; vous n’avez pas non plus la charité ou la Grâce, car la foi est le fondement nécessaire des autres vertus chrétiennes : donc vous n’avez pas de vraies vertus ; donc votre justice n’est pas une justice vraie et chrétienne ; donc votre sainteté n’est qu’apparente, et c’est un masque sous lequel vous cachez vos erreurs. » — Qu’on le remarque bien, nous raisonnons ici d’après les principes catholiques, les principes de saint Augustin, admis également par les deux partis.

Appliquons les mêmes principes aux deux notes du livre de Port-Royal dont nous avons parlé en commençant. On lit dans la note 1 (tome 1er, livre II, page 502) « que les actes de l’information n’ont rien, après tout, de si aggravant contre M. de Saint-Cyran. Ce sont la plupart du temps des propos absolus ou mal compris, des mots couverts et prudents (propter metum Judœorum) méchamment ou bêtement interprétés ! »

Méchamment interprétés nous semble injuste. Si méchamment tombe sur l’intention de ceux qui interprètent, c’est un jugement téméraire, gratuit et sans preuve ; et de quel droit va-t-on fouiller dans la conscience et juger des intentions ? Si méchamment regarde le sens mauvais qu’on découvre ou qu’on croit découvrit dans les paroles ambiguës ou entortillées d’un auteur, cette expression manque encore de justesse ; on n’est pas méchant quand on use de son droit, et qu’on cherche à démasquer des doctrines suspectes et dangereuses. Bêtement interprétés ! pas si bêtement, ce nous semble ! Nous connaissons un écrivain très spirituel qui n’a pas autrement compris ni interprété les doctrines de l’abbé de Saint-Cyran que ceux qu’on accuse ici d’injustice ou d’erreur. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter M. S.-B. lui-même, à la page 507 du premier tome de son Port-Royal ; il raconte que Vincent de Paul tenté sur sa foi par Saint-Cyran, et après lui avoir opposé inutilement l’autorité du Concile de Trente, se mit, au lieu de lui répondre, à réciter tout bas son Credo : sur quoi l’ingénieux auteur ajoute : « Saint-Cyran, lui, cherchait à saisir la pensée, le mouvement actuel de Dieu dans l’oraison ; saint Vincent de Paul faisait taire son raisonnement humain dans son Credo. »

Ce qui peut se traduire ainsi en langage catholique : « Tandis que saint Vincent se soumettait intérieurement au jugement de l’Église, Saint-Cyran au contraire ne reconnaissait d’autre règle de foi et de doctrine qu’une prétendue inspiration lui venant immédiatement de Dieu, laquelle, à des yeux catholiques, ne peut être que l’esprit particulier de Calvin ou l'illuminisme fanatique des Quakers. »

Rien que cette maxime (de se diriger par inspiration), qui du reste a été alléguée parmi les charges contre Saint-Cyran, au moins en termes équivalents[36], renfermerait, à elle seule, la preuve de toutes les autres accusations et des interprétations qu’on a faites des paroles ambiguës et des phrases entortillées du novateur. En effet, si Saint-Cyran reçoit immédiatement de Dieu la vraie doctrine du salut, ou s’il a un don spécial d’interpréter l’Écriture et les Saints Pères des douze premiers siècles, il en résulte qu’il peut se passer des théologiens, des Papes, des Conciles, et qu’il est juge en dernier ressort de tout ce qui concerne le dogme, la morale et la discipline de l’Église[37]. Nous avons encore ici pour interprète fidèle et impartial des vraies doctrines de Saint-Cyran l’auteur de Port-Royal ; au tome premier, page 318, note 3, on lit : « Sous air de maintenir la prérogative extérieure et les droits de l’Épiscopat, Aurelius revenait en bien des endroits sur la nécessité de l’Esprit intérieur, qui était tout. Un seul péché mortel contre la chasteté destitue, selon lui, l’évêque,… La pensée du juste, en s’appliquant autant qu’elle peut à la lumière directe de la foi, y voit comme dans le miroir même de la céleste gloire. Ainsi se posait par degrés, dans l’arrière-fond de cette doctrine, l’omnipotence spirituelle du véritable élu. Derrière l’échafaudage de la discipline qu’il se piquait de relever, Saint-Cyran érigeait donc sous main l’idéal de son Évêque intérieur, du Directeur en un mot : ce qu’il sera lui-même en personne dans un instant ! » Ailleurs le même écrivain signale avec une rare sagacité la différence essentielle qui existe entre le Protestantisme et le Jansénisme. À propos d’une lettre où Saint-Cyran parle de la nécessité du Directeur, M. S.-B. ajoute : « On achève de bien saisir, ce me semble, le système théocratique particulier à M. de Saint-Cyran : non pas chaque fidèle Pape comme chez les Reformés, non pas chaque prêtre ordinaire[38] suffisant comme chez les Catholiques tout à fait romains, mais chaque vrai prêtre (entre dix mille) directeur, chaque directeur Pape, et toute l’Église en lui, quand il a l’inspiration directe. Le Jansénisme organique, à son plus grand état de simplicité et d’originalité, est là[39]. » Et voilà précisément pourquoi les Jésuites rejetaient le Jansénisme ; voilà pourquoi ils attaquaient en particulier les doctrines de Saint-Cyran qui établissait le Directeur non pas seulement comme dans l’Église catholique pour instruire et diriger les âmes dans les voies de la piété, mais pour être l’unique docteur de ses pénitents. pour être, à leur égard, l’unique oracle de la vérité auquel ils dussent se soumettre.

C’est aussi pour la même raison, et suivant les principes de saint Augustin et de tous les théologiens catholiques, que les Jésuites refusaient de reconnaître dans la piété et dans les œuvres de Saint-Cyran une piété véritable et de véritables vertus chrétiennes. Nous touchons ici un point délicat et qui a fourni à M. S.-B. la matière d’un reproche sanglant contre les adversaires de Du Verger de Hauranne. À l’endroit où Lancelot parle avec admiration des pensées de haute spiritualité que Dieu aurait communiquées à Saint-Cyran, M. S.-B. a mis la note suivante : « Ce que le récit de Lancelot nous montre là dans son vrai sens, à l’état de justesse et de sublimité, se travestissait ridiculement ou odieusement dans les récits de ses adversaires[40]. » Nous en demandons pardon à M. S.-B., et nous le prions de nous dire ce que des Catholiques doivent penser des communications divines faites à un homme qui, de sa propre autorité, se pose en arbitre de la foi et de la morale ; qui rejette en partie la doctrine enseignée par l’Église catholique ; qui vient opposer à cet enseignement de nouveaux dogmes ? Les Catholiques ne doivent-ils pas penser que cet homme est, selon le langage de l’Écriture, un faux prophète, qui se dit envoyé de Dieu et que Dieu n’a pas envoyé[41] ? Ne doivent-ils pas se rappeler aussi les paroles de saint Paul : « Que si quelqu’un, dit l’Apôtre, fût-ce même un Ange descendu du ciel, vient vous annoncer une doctrine autre que celle que je vous ai enseignée, qu’il soit anathème ! » D’après cela est-il si ridicule et si odieux que des docteurs catholiques traitent, selon les principes catholiques, de visions et d’impostures les prétendues inspirations d’un homme qui vient déclamer contre l’Église catholique et contre sa doctrine ? On ajoutera peut-être qu’il est misérable de voir les adversaires de Saint-Cyran accueillir tous les propos qui ont été tenus sur son compte, ramasser et commenter au long les griefs qui lui ont été imputés. Sans entreprendre ici de justifier dans le détail la conduite de ceux qui ont écrit contre le nouveau réformateur, je me contente de dire que dans le fond ils usaient d’un droit, et qu’on peut même dire qu’ils remplissaient un devoir. Rien n’est plus séduisant, en effet, pour le commun des hommes qu’un extérieur de vertu et de sainteté en ceux qui propagent de nouvelles doctrines, en ces apôtres de l’erreur qui, selon la parole de saint Paul, ont les dehors de la piété sans en avoir la vertu, et qui, par des discours pleins d’artifices et d’une fausse spiritualité, séduisent les cœurs des personnes innocentes.

Que le Père Rapin ou tout autre aient excédé en ce point, qu’ils se soient trompés quelquefois, cela est possible, mais on ne peut dire sans témérité et sans injustice que ces prêtres, ces religieux qui ont attaqué Saint-Cyran en aient agi de la sorte par malice ou par un autre principe condamnable. Dieu seul voit ce qui est dans la conscience de l’homme ; il est le seul juge des intentions. Je demande donc : Si on se sent porté à croire que Jansénius, Saint-Cyran, ou tout autre, sont dans la bonne foi en faisant la guerre aux Jésuites et que, selon l’expression de l’Écriture, ils s’imaginent agir en cela pour le service de Dieu (Obsequium arbitrentur se praestare Deo), pourquoi n’aurait-on pas la même opinion des Jésuites ou autres docteurs catholiques, qui, eux aussi, croient en conscience devoir s’opposer aux progrès des doctrines Janséniennes ?

Résumons : les Jésuites n’ont pas été les agresseurs ; on les a attaqués à faux sur le dogme et sur les principes généraux de discipline et de morale ; les Jésuites, s’ils ont enseigné quelques erreurs de détail, les ont condamnées eux-mêmes dès qu’elles ont été condamnées par l’Église. Les Jésuites ont eu pour protecteurs et pour amis tous les saints dont l’Église s’honore dans les derniers siècles, saint Charles Borromée, saint François de Sales, sainte Thérèse, saint Alphonse de Liguori ; les Jésuites ont eu pour eux la partie saine et catholique de l’Église. M’ont-ils donc pas quelque droit, à moins de preuve du contraire, à ce qu’on ne suspecte pas leurs intentions et qu’on ne leur en prête point gratuitement de passionnées ou de condamnables ?

Les Jansénistes ont inondé le monde de leurs écrits, tantôt pour se vanter eux-mêmes et pour noircir leurs adversaires, tantôt pour se plaindre de ce que (c’était leur refrain habituel) on les persécutait, on les calomniait toujours. Les Jésuites ont peu écrit, au moins à proportion, surtout pour se défendre eux-mêmes : ils comptaient sur la justice de leur cause, sur la droiture de leurs intentions, sur l’estime des honnêtes gens ; et jusqu’à un certain point, en cela, ils ont eu tort. L’accusation la moins fondée, l’assertion la plus dépourvue de vérité, à force d’être répétées, se transforment à la fin pour le grand nombre en faits incontestables, en certitudes historiques.

Mais, afin d’avoir, en cette affaire, une idée juste et non controuvée des vrais sentiments des Jésuites et des Jansénistes, entrons pour un moment dans l'intérieur des uns et des autres ; voyons, entendons et comparons ce qu’ils écrivent, ce qu’ils disent de part et d’autre dans leur intimité, quels sont leurs entretiens privés, leurs correspondances secrètes.

Dans des Mémoires où sont consignés des détails circonstanciés sur les premiers habitants de Port-Royal[42], on raconte que, lorsque M. Arnauld fut venu annoncer à sa sœur, la mère Angélique, la condamnation des cinq Propositions, celle-ci dit entre autres choses : « Il me semble que notre siècle n’étoit pas digne de voir un aussi grand miracle qu’auroit été celui que cinq particuliers envoyés à Rome (qui, bien que pieux et zélés pour la vérité, ne sont pas des Saints qui fassent des miracles) eussent pu, eux seuls, être assez puissants pour résister à toutes les intrigues et les cabales des Molinistes, à toutes les poursuites de M. Rallier, à toutes les lettres de la Reine, et à toute la corruption de la Cour de Rome (sic). Il ne faut pourtant pas perdre courage. L’orgueil des ennemis passera jusqu’à l’insolence ; ils n’étoient pas encore assez superbes, ni nous assez humbles. Dieu a assez de voies pour les rabattre ! »

Puis M. Le Maître, qui est auteur de cette Relation, ajoute que, la mère Angélique lui ayant appris cette nouvelle, il en fut fort surpris et lui dit : « Vous aviez bien raison, ma Mère, de me dire il y a huit jours que cette audience qu’on avoit donnée à M. de Lalane et au Père Des Mares pouvoit être une fourberie[43], et qu’on vouloit se jouer d’eux et pouvoir dire qu’on ne les a condamnés qu’après les avoir entendus, quoique la condamnation fût faite peut-être dès auparavant : Deridetur justi simplicitas. » — Il est vrai, me dit-elle, mais nous ne devons pas pourtant quitter notre simplicité pour leurs finesses. La Grâce du Fils de Dieu a été toujours attaquée par des hypocrites et par des fourbes… »

Dans le cours du même entretien, M. Le Maître ajouta qu’on était à la veille de voir l’effet de deux prédictions qui annonçaient une violente persécution pour la vérité ecclésiastique, et pendant laquelle un fameux directeur d’alors[44] devait être du nombre des persécuteurs. Il lui semblait, poursuivait-il, « qu’il pourroit y avoir du sang répandu. » Une sœur qui était présente s’écria : « Du sang répandu, ma Mère ! Quoi ! on nous tueroit nos Pères ? Cela seroit bien affligeant. » — Et plus loin : « Le dimanche 6 du même mois, elle (la mère Angélique) nous dit : « Plus je considère cette affaire devant Dieu, plus j’espère de sa miséricorde. Les Jésuites et la Cour ont beau faire, la Vérité ne périra point. Nous sommes exposés à leurs injures et à leurs violences, parce que nous sommes gouvernés par les défenseurs de la Grâce du Fils de Dieu, comme sainte Eustoquie et sa mère Paule et les religieuses leurs compagnes, avec les serviteurs de Dieu du monastère de Bethléem, qui étoient gouvernés par le prêtre Jérôme, défenseur de la Grâce contre les religieux Pélagiens, furent exposés à la cruauté de ces moines qui brûlèrent les logements du monastère, tuèrent et estropièrent diverses personnes…[45] »

Mais pendant ce temps-là, que faisaient les Jésuites, ces hommes qu’on dépeint ici sous de si odieuses couleurs, ces ennemis de la Grâce de Jésus-Christ, ces cruels persécuteurs de vierges pieuses et timides ? Le Général de leur Compagnie, qui, comme on l’a dit tant de fois, sait se faire obéir, adressait, après la publication de la Bulle d’Innocent X, une lettre circulaire aux Provinciaux de France dans laquelle, en leur parlant de la condamnation du livre et des doctrines de Jansénius, et de la joie que cette nouvelle devait causer aux religieux de la Compagnie, il ajoutait : « Mais je veux que vous recommandiez expressément à tous les nôtres de contenir l’expression de leurs sentiments dans les bornes d’une joie chrétienne, en sorte que nous ne paroissions pas le moins du monde insulter à ceux qui s’étoient montrés en ce point nos adversaires. Outre que cette conduite seroit tout à fait opposée à la modération religieuse, elle seroit peu propre à ramener les esprits à la saine doctrine, et loin de les rendre plus doux et plus traitables, elle ne feroit que les aigrir davantage[46]. » Ce qui est remarquable et ne doit cependant pas surprendre, c’est qu’en même temps le saint instituteur de la Mission, Vincent de Paul, tenait le même langage que le Général des Jésuites.

On lit dans sa Vie écrite par Abelly : « Aussitôt que la Constitution d’Innocent X eut été apportée en France, M. Vincent pensant en lui-même au moyen de tirer le fruit qu’on espéroit de sa publication, qui étoit la réduction et réunion des esprits qui s’étoient laissé surprendre au faux éclat de cette nouvelle doctrine, il s’avisa d’aller rendre visite aux Supérieurs de quelques maisons religieuses, et à quelques docteurs et autres personnes considérables, qui avoient témoigné plus de zèle en cette affaire, afin de les conjurer de contribuer en tout ce qu’ils pourroient de leur côté pour la réconciliation du parti vaincu. Il leur dit que pour cela il estimoit qu’il falloit se contenir et se modérer dans les témoignages publics de leur joie, et ne rien avancer en leurs sermons ni en leurs entretiens et conversations, qui pût tourner à la confusion de ceux qui avoient soutenu la doctrine condamnée de Jansénius, de peur de les aigrir davantage au lieu de les gagner. » Ainsi, on le voit, saint Vincent de Paul qui, comme les Jésuites[47], est décoré par Messieurs de Port-Royal du nom de persécuteur, partage aussi avec eux les mêmes intentions charitables de les éclairer, de les ramener aux doctrines saines et à la soumission à l’Église. Eux tous, ils ne voulaient pas tuer le malade, mais le guérir[48]

Pour se convaincre encore mieux que le seul désir de combattre l’erreur, de sauver les âmes, et non de persécuter les personnes, est le vrai but que se proposent les Jésuites dans leurs combats contre le Jansénisme, qu’on écoute de nouveau ce que disent les Supérieurs de l’Ordre dans le secret d’une Correspondance confidentielle.

Le 16 avril 1663, le Père Annat, confesseur de Louis XIV, écrivait au Père Oliva, Général de la Compagnie de Jésus, pour le consulter sur ce qu’il y avait à faire par rapport au Jansénisme. Nous donnerons textuellement sa lettre avec la réponse qu’y fit le Général. On va voir que le Père Annat, dont les Jansénistes ont affecté de parler avec tant de mépris, s’exprime d’une manière pleine de prévoyance et de sens :

« Je soumets à Votre Paternité la résolution d’un problème qui nous occupe depuis longtemps : Est-il à propos d’écrire contre les Jansénistes ? Les uns le nient et donnent pour raison qu’après la condamnation solennelle de cette doctrine, c’est devenu inutile ; il peut être dangereux de les pousser à répondre à nos attaques ; ils se tairont bientôt si on ne les agace pas. Les autres, au contraire, soutiennent, comme fait d’expérience, que les Jansénistes par notre silence, n’en deviendront que plus audacieux et plus impudents menteurs : loin d’apprendre à se taire par notre exemple, ils n’en seront que plus prompts à écrire contre nous par l’espoir de ne rencontrer aucune contradiction. Depuis trois ans personne des nôtres n’a écrit, que je sache, contre les Jansénistes : depuis ce temps ils ont publié une telle quantité de livres et de libelles que je pourrois à peine en faire le catalogue. Il y a peu de jours ils ont publié un Manuel qu’ils appellent catholique, dans lequel on se rit de la Constitution d’Innocent X ; Alexandre VII n’est pas plus respecté ; l’autorité du Saint-Siège apostolique, en matière de controverse, y est indignement traitée. Déjà avoient paru deux volumes sous le pseudonyme de Denys Raimond, et antérieurement encore deux traités intitulés : De la nouvelle hérésie des Jésuites, à l’occasion des thèses du Collège de Clermont ; sept ou huit Lettres de quatre évêques qui favorisent le parti, etc. Je laisse de côté plusieurs ouvrages de ce genre ; mais on ne peut s’imaginer combien les adeptes s’attachent à l’erreur, combien les Catholiques se trouvent ébranlés dans leurs croyances, quand la vérité se trouve ainsi sans défenseur, quand l’innocence de ceux qui l’avoient autrefois soutenue se trouve assaillie par les malédictions et les opprobres, et toujours impunément. Ils croiront avoir tout gagné par les grâces et la finesse de leur style, pourvu qu’il ne se rencontre aucune main qui vienne mettre leurs mensonges à nu. »

« La condamnation de ces erreurs suffira pour les esprits soumis et dociles ; mais pour les réfractaires, qu’arrivera-t-il si personne ne leur répond ? On les punira ; mais les châtiments ne sont point à notre disposition comme la réfutation ; et d’ailleurs les ruses, les intercessions d’amis, rien ne manque pour détourner ces peines de dessus les coupables. J’ajouterai que les châtiments sont bien peu efficaces à changer les esprits, si de bonnes raisons ne viennent leur prêter secours. »

« D’ailleurs la pratique constante de l’Église nous apprend que de tous temps, l’erreur a rencontré des défenseurs de la vérité. Votre Paternité, qui a si longtemps pu étudier les écrits des Saints Pères, sait s’ils ont combattu les hérétiques, même après leur condamnation ; car il y a souvent bien loin de la condamnation au retour à la vérité. Le Concile de Trente a frappé les hérésies de Calvin, de Luther ; s’ensuit-il que les travaux de Bellarmin, de Grégoire de Valentia, de Bécan, de Cotton, de Richeome, de Fronton du Duc…, sont travaux inutiles ? »

« Mais n’est-il pas à craindre que les Jansénistes profitent de nos attaques pour écrire contre la Compagnie ? Ils n’en écriront pas moins contre nous. Cette raison n’a pas empêché nos Pères de combattre l’erreur.

« Nos ennemis nous ont fait payer cher l’accroissement de la Compagnie ; mais toutefois ils ne peuvent pas nous le contester ; et après les attaques des Kemnitz, des Anti-Cotton, des Pasquier, des Arnauld, Marion, etc., nous voit-on encore sur pied, non sans peine, non sans douleur, non sans quelques contusions, mais soutenus et fortifiés par notre innocence et la bonté de notre cause. »

« Je conviens qu’il faut un grand discernement dans le choix de ceux qui doivent répondre aux ennemis de la vérité, une exactitude extrême à ne laisser rien échapper de répréhensible ; mais enfin ces précautions sont faciles à prendre. D’après ce que je viens de dire, Votre Paternité saura quel est mon avis sur la matière en question. — François Annat »

Sur quoi le Pure Oliva répondit, le 14 mai 1663 :

« … Convient-il d’écrire contre les Jansénistes ? — Je réponds (qu’ici (à Rome) on n’approuve point de voir imprimer tant d’écrits, et que le silence est de beaucoup plus agréé que la plume.[49] Toutefois cette considération ne me toucheroit pas au point de m’empêcher de préférer une généreuse défense de l’Église contre les hérétiques, entreprise par notre Société, à l’exemple de tous les Saints Pères, s’il n’y avoit danger qu’on ne nous imputât à nous-mêmes les maux que nous souffrons des écrits des adversaires et les troubles qu’ils excitent contre l’Église et contre la paix du royaume, et que ce reproche ne nous fût fait même auprès du Roi Très-Chrétien et par ses propres ministres. C’est à Votre Révérence surtout qu’il appartient de bien savoir ce qui en est sur ce point. Que si elle peut s’assurer que l’on ne sera désapprouvé ni par le Roi Très-Chrétien, ni par ses principaux ministres, et surtout par son excellent Chancelier, je ne m’oppose nullement que, sous les conditions que Votre Révérence a touchées, on ne puisse combattre contre les hérétiques. »[50] On le voit, il ne s’agit pas ici d’attaquer personnellement les Jansénistes, mais bien de défendre l’Église et sa doctrine comme ont fait tous les Saints Pères ; et encore, courageusement, c’est-à-dire, en s’exposant à être injuriés, baffoués, calomniés ; et de plus, avec toutes les réserves de la prudence et de la sagesse chrétienne : Cum his conditionibus quas…, sous les conditions de discernement et d’exactitude que le Père Annat avait indiquées.

On objectera, peut-être, la conduite de certains Jésuites qui se sont laissé emporter par un zèle amer, exagéré, imprudent. Nous répondons que les fautes de quelques particuliers ne doivent pas être mises en parallèle avec la volonté bien connue des chefs de l’Ordre et des principaux membres qui gouvernent et représentent la Compagnie. Comment est-il possible que dans une Société qui comptait plus de 5000 prêtres capables de tenir la plume, il ne s’en trouvât quelques-uns qui, malgré les ordres et les intentions des Supérieurs, n’excédassent dans le juste droit d’attaque ou de défense ? Chaque Jésuite en particulier n’est ni impeccable ni infaillible : et comme le remarque très bien en ce point un des Généraux de la Compagnie, toutes les fois que des membres de l’Ordre se sont permis des attaques imprudentes ou répréhensibles qui ont causé des embarras à l’Ordre tout entier, ç’a été presque toujours parce qu’ils n’ont pas gardé les règles de leur Institut ou qu’ils se sont écartés des injonctions de leurs Supérieurs.[51]

C’est bien ici, ce me semble, qu’il faudrait traduire en sens inverse une maxime de l’abbé de Saint-Cyran, répétée bien des fois depuis, et adoptée, au moins en partie, par bien des hommes judicieux en tout le reste. La voici, telle que nous la lisons dans la déposition de l’abbé de Prières : « Le dit sieur de Saint-Cyran lui auroit dit qu’il falloit excuser les fautes des particuliers (Jésuites), et ruiner le Corps comme dommageable à l’Église ! » Le simple bon sens dit le contraire, aussi bien pour la Société de Jésus que pour toutes les autres Congrégations possibles. Conforme en ceci au bon sens et aux lois éternelles régissant le monde moral, l’histoire atteste que toutes les fautes, du moins les fautes

  1. Vies intéress, et édifi. des Religieuses de Port-Royal, tome I, p. 141.
  2. Entre autres, les notes des pages 482 et 502 du tome Ier
  3. Voici ce qu’écrit à ce sujet le Bollandiste Papebroeck, disciple et successeur d’Henschénius : « Rogatum fuisse (Henschenium) a Patre Adriano Crommio pro Jacobs Zeghers, Lovaniensi typographo, privilegium Caesareum Vienna impetrandum Augustino Cornelii Jansenii ; quod privilegium acceperat miseratque Lovanium. » (Annales Antuerpienses, auctore Daniele Papebroeck, societatis Jesu, t. IV, p. 420.) Ce ne fut que plus tard, comme le rapporte le même auteur, que les Jésuites connurent par une indiscrétion du Président Rose le but que Jansénius se proposait dans son livre : « Dominus Roosen, praeses concilii secretioris, aiebat : « Triumpharent nunc Jesuitae ; proditurum brevi librum, qui demonstraret eorum doctrinam totam esse Pelagianam. » (ibidem.)
  4. Petri Aurelii Theologi Opera (in-f° Parisiis, 1642) ; Vindiciae adversus Spongiam, passim.
  5. Il les appelle schismatici, theologastri, ridiculi, inepti, stolidi, scurrae, sacrilegi, etc. De leur côté, les Jésuites qui ont répondu à Petrus Aurelius n’ont guère été plus réservés dans l’emploi des épithètes injurieuses. C’était la maladie de l’époque ; il faut donc passer sur la forme et ne considérer que le fond
  6. Le Pape s’exprime ainsi dans son Décret : « Quum enim regulares missionarii confessiones auctoritate apostolica exceperint excepturique sint, ordinaria facultas vel approbatio eis nec fuit nec futura est necessaria. Porro autem singuli missionarii suis facultatibus et privilegiis utantur, eadem ratione, quibus ante has controversias et temporibus felicis recordationis Gregorii XV et Pauli V gavisi sunt. » On comprend la sagesse de cette décision ; elle a été sentie par l’auteur de Port-Royal qui trouve lui aussi, « que ce Richard Smith avait voulu être trop gallican en Angleterre, là où il suffisait d’être catholique à tout prix. » (T 1er p. 314.) Du reste, les démêlés que les Jésuites et autres réguliers ont eus avec des évêques roulent presque toujours sur leurs privilèges et étaient ordinairement jugés à Rome en leur faveur. Ce n’est donc pas là un crime aux yeux d’un catholique romain.
  7. Saint Ignace a laissé pour règle de conduite aux théologiens et aux confesseurs de sa Compagnie de suivre les opinions les plus communes et les plus autorisées en dogme et en morale. Cette règle, d’ailleurs très sage, n’aurait pu avoir que de bons résultats si elle eût été toujours bien comprise ; mais, au lieu de l’entendre des opinions les plus communes dans l’Église universelle, on l’appliqua aussi à des opinions qui, à la vérité, étaient les plus répandues en certains pays catholiques, mais qui n’étaient pas tout à fait exemptes de relâchement. Les Jésuites sont hommes ; ils subirent comme les autres les effets de l’influence qui dominait en ces contrées : c’est ainsi que s’explique l’approbation donnée par des théologiens de l’Ordre à des traités de morale répréhensibles en plus d’un point. Aucun livre ne devait être mis au jour sans l’approbation du Père Général : or, le Général, ne pouvant ni lire par lui-même ni faire examiner sous ses yeux tous les livres qui se publiaient en même temps dans toute la Compagnie, donnait cette commission aux Pères Provinciaux ; ceux-ci nommaient des examinateurs : mais ces examinateurs, ainsi que les auteurs des livres, étaient ordinairement de la province ou du pays où avait été composé l’ouvrage ; ils n’avaient donc les uns et les autres que les mêmes idées en morale, et s’il arrivait que dans ce pays des opinions trop larges eussent prévalu, c’étaient ces opinions, sucées en quelque sorte avec le lait, que les uns inséraient dans leurs ouvrages, et que les autres autorisaient par leur approbation. Il y a plus d’un exemple d’ouvrages approuvés par des examinateurs de province, qui ont été désapprouvés et condamnés par les supérieurs à Rome. C’est donc bien à tort qu’on attribue à tout l’Ordre ce qui n’est ordinairement que l’erreur de quelques membres de la Compagnie.
  8. Sermon de Fénelon, du 31 juillet 1702, Manuscrits de la Bibliothèque impériale, résidu Saint-Germain, 34e paquet ; — et lettre de l’évêque d’Uzès au Procureur général de Toulouse, 13 août 1762. (Voir de l’Existence de l’Institut, par le Père de Ravignan, 7e édition. Appendice, page 212.)
  9. Il faut se rappeler que cette distinction de deux voies, l’une des préceptes, l’autre des conseils, a été enseignée par Jésus-Christ (saint Matthieu, XIX, 17, 21, etc.), par saint Paul (Première aux Corinthiens, chap. VII), par le Concile de Nicée, par les Saints Pères, etc. Contrairement à cette doctrine communément reçue dans l’Église, les Jansénistes n’admettent (sinon par un enseignement exprès, du moins par voie de conséquence) qu’une seule voie pour tous les Élus ; et, sans la pratique de la perfection, et de la perfection entendue à leur manière, il n’y a point de salut possible. D’après ce principe, les Commandements ne suffiraient pas ; tout fidèle, c’est-à-dire tout prédestiné, devrait être parfait. Comment expliquer autrement cette proposition d’Arnauld dans le livre de la Fréquente Communion : « On ne doit admettre à la sainte table que ceux qui y apportent un amour très pur, exempt de tout mélange. » Cela suppose, tous les fidèles, qui sont obligés sous peine de péché mortel de communier au moins à Pâques, sont donc aussi obligés d’acquérir cet amour très pur et qui est, selon tous les auteurs, le propre des âmes très-parfaites : s’ils n’atteignent point à cette perfection, ils sont rejetés, c’est-à-dire, privés du pain de vie. Tout ou rien, dans le sens le plus absolu, semble être la devise des Jansénistes.
  10. Ainsi, dans un cas où le juge devra prononcer en faveur d’un fils qui plaide contre son père, un ami tâchera de réveiller dans le cœur de ce fils des sentiments plus généreux ; il l’engagera à sacrifier ses intérêts plutôt que d’affliger son vieux père. Le confesseur, lui, s’il ne peut déterminer le fils à ce sacrifice, devra peut-être l’absoudre. C’est là le cas où Jésus-Christ dit qu’on ne doit pas achever de rompre le roseau à demi brisé, ni éteindre la mèche encore fumante. On appellera cela tant qu’on voudra de la condescendance, des accommodements de conscience, il n’en est pas moins vrai que le confesseur qui cherche véritablement le bien spirituel et éternel de son pénitent ne devra pas le rejeter et le désespérer par une rigueur outrée, en l’éloignant des sacrements. Les Jansénistes ne connaissent pas cette indulgence ; c’est fâcheux pour eux.
  11. Dans les livres ; car dans la pratique de la vie, je ne vois pas, en fait de mœurs austères, ce que les enfants de saint Ignace auraient à envier aux disciples de Jansénius ou de Saint-Cyran. Le Père Sanchez, par exemple, qui écrit son traité De Matrimonio dans une cellule glacée et sur la pierre, est tout aussi austère que n’importe quel Janséniste qui compose un traité de morale sévère dans une chambre commode et auprès d’un bon feu.
  12. On a allégué, à la vérité, que les Jésuites avaient des docteurs pour tous les goûts ; qu’ils en avaient de larges et d’accommodants ; qu’ils en avaient de rigides et d’austères : mais ici on est tombé dans le sophisme que nous venons de signaler, on a confondu le directeur et l’auteur ascétique avec le confesseur et le théologien casuiste. Sans doute le confesseur est quelquefois directeur ; mais alors ses décisions ne regardent plus seulement ce qui est de rigueur et de précepte, mais bien plus ce qui est de surérogation et de perfection. — Du reste, en cela, les Jésuites faisaient preuve de bon sens pratique. Ils voulaient pouvoir dire comme saint Paul : « Omnibus debitor sum » : je me dois aux ignorants comme aux savants, aux parfaits comme aux imparfaits. »
  13. Je dis leur doctrine, leur vraie doctrine, et non pas celle qu’on leur impute faussement, soit en falsifiant les textes de leurs théologiens, soit en rendant tout le corps de la Compagnie responsable des erreurs de quelques-uns de ses membres ; erreurs qu’elle a désavouées et détestées, et que très certainement elle n’a jamais laissé enseigner par aucun des siens, depuis qu’elles ont été notées par l’Église.
  14. Busembaüm, dont le nom seul est parmi nous un épouvantail, a composé une Somme ou petit traité de Théologie morale très remarquable par l’ordre qui règne dans tout l’ouvrage, par la justesse des définitions et la netteté des décisions. Cet auteur, il est vrai, a payé tribut à la faiblesse humaine et aux doctrines qui avaient cours de son temps et dans sa patrie (le pays de Cologne) ; il a reproduit quelques propositions de morale qui plus tard ont été censurées. Mais à part ces quelques taches, qui ont disparu dans les éditions postérieures, le livre de Busembaüm est resté comme un des manuels les plus utiles aux ministres du sacrement de pénitence. Quand on demandait au pape Pie VIII, de glorieuse mémoire, quel était le meilleur Abrégé de Théologie morale, il conseillait l’ouvrage du Père Busembaüm comme le plus parfait qu’il connût en ce genre.
  15. Sans parler des propositions dénaturées ou falsifiées, il en est un grand nombre d’autres qui ont été attaquées par nos rigoristes français, et qui cependant ne méritent aucun blâme et continuent d’être enseignées par l’immense majorité des théologiens dans tout le monde catholique.
  16. Les rigoristes l’ont bien senti, et, pour ridiculiser leurs adversaires, ils ont, sans aucun respect pour les décisions de Rome, inventé l’épithète de Liguoristes pour désigner ceux qui, rejetant leurs exagérations dans la morale, ont embrassé une doctrine plus conforme au véritable esprit de Jésus-Christ, celle de saint Alphonse de Liguori.
  17. Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir l’ouvrage du Père Ravignan, intitulé Clément XIII et Clément XIV, et surtout le second volume où la plupart de ces pièces sont publiées in extenso. Nous indiquons ici plus spécialement les lettres des évêques de France (tome II, pages 222-311, et pages 367 et suiv.). L’unanimité avec laquelle ces prélats défendent la doctrine des Jésuites, alors en butte à tant d’attaques, est digne d’attention.
  18. Ainsi, un écrivain très remarquable à beaucoup d’égards, M. S. de Sacy, a publié une édition de l'Introduction à la Vie dévote, de saint François de Sales : rien de mieux : mais le laïque, l’homme du monde n’a pu résister à la tentation d’examiner, de censurer la doctrine de l’évêque, de l’habile théologien, — d’un grand saint. Et qu’est-il arrivé ? Ce qui devait être : le simple fidèle, qui voulait en remontrer à son pasteur, n’a pas bien entendu les choses mêmes qu’il s’était permis de juger.
  19. « Non crederem Evangelio, nisi me Ecclesiœ catholicae commoveret auctoritas. » (Lib. unus contra Epist. fundamenti, n. 6.)
  20. « De hac causa (Pelagii) duo concilia missa sunt ad Sedem apostolicam ; inde rescripta venerunt… Causa finita est. » (Sermo 131, de verbis apostol.)
  21. « Ubi autem sana fides non est, non potest esse justitia, quia justus ex fide vivit. » (Sermo Domini in monte, lib. I, cap. 5.)
  22. « Non Christum sequitur qui non secundum veram fidem et catholicam disciplinam Christianus vocatur. »
  23. « Innumerabiles sunt qui se a Christo illuminatos videri volunt, sunt autem haeretici. Forte ipsi par januam intraverunt ? Absit… Hoc tenete, ovile Christi esse Ecclesiam catholicam. » {Tractat. XLV in Joannem, n. 4 et 5.)
  24. Jansénius et ses premiers partisans (Saint-Cyran peut-être excepté) admettaient ces deux principes, au moins dans la théorie et jusqu’à l’épreuve. Jansénius a enseigné formellement que sans la foi catholique il n’y a pas de vraie justice, et il s’appuie sur l’autorité de saint Augustin qui dit : « Male vivitur si de Deo non bene creditur. » (Jansénius, de Gratia Christi, lib. III, c. 11.) Il enseigne aussi qu’on ne peut avoir la foi vraie, celle qui justifie, si l’on n’est soumis à l’Église et au Pape, chef de l’Église ; et il confirme cette doctrine par son propre exemple. En soumettant d’avance son livre au jugement du Saint-Siège, il proteste « qu’il est résolu de prendre pour règle de ses sentiments l’Église romaine et le successeur de saint Pierre ; que l’Église est bâtie sur cette pierre, que celui qui n’édifie pas avec lui est destructeur. » (Lib. proœmialis, c 29.) Et ailleurs : « Je suis homme, sujet à me tromper, je soumets donc mon ouvrage au jugement du Saint-Siège et de l’Église romaine, ma mère, je reçois, je rétracte, je condamne, j’anathématise tout ce qu’elle décidera que je doit recevoir, rejeter, condamner, anathématiser. » (Epilogus omnium, p. 443 ; édition de Rouen.) — Il en était de même, au moins au commencement, des principaux disciples.
  25. C’est dans ce sens que Bossuet, en parlant de Messieurs de Port-Royal et des Jansénistes de son époque (1702), disait qu’on ne pouvait pas les appeler précisément des hérétiques, parce qu’ils condamnaient (du moins extérieurement) les hérésies condamnées par l’Église ; mais le savant évêque les qualifie « au moins fauteurs d’hérétiques et schismatiques. » (Journal de Le Dieu, t. II, pages 388-389.) Et partout ailleurs dans ce même Journal, on voit, que Bossuet est invariable dans son jugement des doctrines du Jansénisme. Malgré son estime pour les talents d’Arnauld, il le déclare, en particulier, « inexcusable » d’avoir tourné toutes ses études, au fond, pour persuader au monde que la doctrine de Jansénius n’avait pas été condamnée. »
  26. Saint Vincent de Paul allait encore plus loin : il pensait que ceux même à qui leur état ne fait pas un devoir rigoureux de démasquer les hérétiques, y sont obligés par le droit naturel ; « Se taire en pareille circonstance, disait-il, c’est conniver au mal ; en de pareilles causes, le silence est suspect, et nous serions coupables si par notre silence nous laissions un cours libre à l’erreur. » (Lettre de saint Vincent de Paul à M. d’Horgni, du 25 juin 1648.)
  27. Jansénius à Saint-Cyran, lettres 16, 17, 21, 25, 63, 131, etc.
  28. On parle ici de la doctrine personnelle de Saint-Cyran, celle dont il était l’auteur et le propagateur ; car, pour les erreurs de Jansénius, on sait que son ami se faisait gloire de les partager et de les répandre (Lancelot, Mémoires touchant la Vie de M. de Saint-Cyran, tome Ier, pages 105 et 106).
  29. Ce ne put être d’ailleurs que dans un entretien non juridique ; Vincent de Paul n’aurait point consenti à répondre catégoriquement devant un juge laïque.
  30. Comment M. de Barcos aurait-il su tout ce qui s’est passé dans cet entretien confidentiel ? Il convient lui-même n’avoir appris ce qu’il en dit que par un tiers auquel Vincent de Paul en aurait parlé.
  31. La question de savoir si Vincent de Paul rompit dès lors absolument avec Saint-Cyran, ou s’il cessa seulement de le voir, de le visiter, et s’il fallut l’incident extraordinaire de sa prison pour qu’il lui donnât une marque d’intérêt en allant chez son neveu, est une question plus curieuse qu’importante, et qui ne change rien au fond des choses. Nous n’y insistons pas. Après une étroite amitié et des liaisons grandissimes, il y avait eu refroidissement marqué, interruption dans le commerce habituel : voilà le fait constant.
  32. Plan très détaillé d’un Discours sur la Grâce, manuscrit autographe de saint Vincent de Paul ; huit grandes pages pleines (format d’agenda) in-folio, chez M. Laverdet, rue Saint-Lazare, 24. J’ignore par qui aura été acheté ce manuscrit précieux, qui était alors en vente avec d’autres pièces manuscrites de saint Vincent de Paul.
  33. Les pièces dont nous allons donner des citations se trouvent dans les deux historiens de saint Vincent de Paul, Abelly et Collet, lesquels ont travaillé sur les Mémoires que leur ont fournis Messieurs de Saint-Lazare.
  34. C’est ce M. Pallu qui fut le premier vicaire apostolique en Chine, et dont Fénelon a fait un si magnifique éloge en son Discours pour l’Épiphanie.
  35. La Grâce surnaturelle, c’est-à-dire la Grâce sanctifiante, n’est pas, à proprement parler, la même chose que la charité ; mais, comme on ne peut avoir l’une sans l’autre, il semble permis de les confondre en quelques rencontres.
  36. On lit dans la déposition de l’abbé de Prières : « Dit (le déposant) avoir diverses fois ouï dire audit sieur Saint Cyran qu’il n’apprenoit pas ses maximes dans les livres, mais qu’il les lisoit dans Dieu qui est la Vérité même, et qu’il se conduisoit en tout suivant les lumières, inspirations et sentiments intérieurs que Dieu lui donnoit. » — Dans celle de M. de Pormorant : « Que M. de Saint-Cyran lui auroit dit que, lui, sieur de Saint-Cyran, avoit les véritables lumières de l’Évangile et la parfaite intelligence des écrits de saint Paul, déplorant la condition des hommes, et donnant à entendre audit déposant que tous les hommes étoient dans les ténèbres et qu’ils suivoient des voies toutes éloignées de la Vérité. » — Dans celle de M. Caulet : « Dit bien savoir que ceux qui se sont soumis à la conduite du sieur de Saint Cyran ont été par lui réduits à n’avoir communion qu’avec lui seul, et qu’il prend un empire si fort et si rigoureux sur eux qu’il leur ôte les deux seuls moyens que l’homme a pour discerner la vérité d’avec le mensonge, savoir la raison et l’autorité. Il leur ôte le premier en leur défendant l’usage de la raison pour examiner la nouveauté de ses maximes ; il ôte le second en les séparant de la société des hommes, et, leur faisant croire que tout le monde se trompe, il en défend la communication. »
  37. Dans une lettre que Saint-Cyran écrivait à un personnage de grande qualité, on lit : « Suffit que je fais profession de ne savoir rien que ce que l’Église de douze cents ans (des douze premiers siècles) m’a appris, et que j’ai connu tous les siècles et ai parlé à tous les grands successeurs des Apôtres pour recevoir l’instruction d’eux, et ne mêler rien de mon sens avec le sens de l’esprit de Dieu qui nous a instruits par Jésus-Christ ! » Il poursuit, en condamnant comme fausse toute autre doctrine qui n’est pas conforme à la sienne. Selon lui, l’Église des derniers siècles n’existe pas ; ce n’est qu’un simulacre d’Église.
  38. Oui, chaque prêtre ordinaire en communion avec le Pape et approuvé par son évêque est suffisant pour les fonctions communes du sacerdoce. Saint François de Sales disait : « Choisissez un confesseur (celui qui doit vous absoudre) entre mille, mais choisissez un directeur (celui qui doit vous conduire dans les voies de la sainteté) entre dix mille. »
  39. Port-Royal, tome Ier, page (459. — Voir dans le même ouvrage, tome Ier, pages 290, 294, et ailleurs, maint endroit où M. S.-B. confirme par son propre témoignage tout ce que les Catholiques ont dit de l’hétérodoxie de l’abbé de Saint-Cyran.
  40. Port-Royal, tome Ier, liv. II, page 482.
  41. Ézéchiel, ch. XIII, 6, b ; XXII, 28.
  42. Mémoires pour servir à l’Histoire de Port- Royal et à la Vie de la Révérende Mère Marie-Angélique Arnauld, 3 vol. in-12 ; Utrecht, 1742 ; au tome II pages 362 et suivantes.
  43. Il faut savoir que l’auteur de la fourberie, dont il est ici question, n’est autre que le souverain pontife Innocent X. Voilà le respect que les prétendus disciples de saint Augustin avaient pour le chef de l’Église, le vicaire de Jésus-Christ sur la terre !
  44. Saint Vincent de Paul.
  45. Mémoires pour servir…, tome II, page 369. — Ces entretiens fanatiques et capables d’exalter les têtes de pauvres filles cloîtrées avaient lieu du 2 au 6 juillet 1653 ; et cependant le 22 août suivant, la mère Angélique, écrivant au confesseur de la reine de Pologne et lui parlant de la soumission qu’elle et ses religieuses devaient avoir pour les décisions du Pape, ajoutait : « Je vous puis assurer que hors moi qui, par l’obligation de ma charge, suis contrainte de parler quelquefois à ceux de dehors, et par conséquent d’entendre ce que l’on dit, pas une de nos sœurs n’en a connoissance. » Comment concilier ces dernières paroles avec les entretiens que la mère Angélique avait avec ses filles (ou pour le moins devant quelques-unes de ses filles) sur la Bulle, sur ses effets et sur ses conséquences présumées ? Et ces protestations de soumission, en matière de foi, à l’Église et à son Chef, comment les concilier avec les jugements téméraires et outrageux qu’on vient d’entendre sur le chef de l’Église ?
  46. Le Père Nickel, prédécesseur du Père Oliva, écrivait cela dans sa Circulaire adressée aux Provinciaux de France après la condamnation de l'Augustinus de Jansénius ; la voici textuellement :
    « 16° junii 1653. »
    « Quod diu fuit in votis singulari Dei beneficio assecuti tandem sumus, dum Suae Sanctitati placuit de dogmatis illis statuere quorum virus multorum jam animos infecerat : habet quidem Societas nostra amplam laetandi materiam, quae prima nascentis mali initia indagavit, patefecit, protulit. At Reverentiam Vestram plurimum suis commendare velim, ut hic sensus ita intra christianae lœtitiae fines contineatur, ut aemulis nostris hac in parte insultare minime videamur. Praeterquam quod, cum istud a religiosa modestia maxime alienum est, parum esset idoneum revocandis eorum ad sanam doctrinam animis, quos non modo non conciliaret sed exulceraret magis. »
  47. Vie de saint Vincent de Paul, par Abelly, chapitre XII. Il semblerait que le supérieur des Lazaristes ait copié (ce qui n’est certes pas) les paroles du Général des Jésuites. M. Olier, autre persécuteur, parlait de même.
  48. Les intentions de Jansénius et de Saint-Cyran, à l’égard des Jésuites, étaient loin d’être aussi bienveillantes. Dans la lettre 124e de Jansénius à son ami, où il est parle de la controverse entre Saint-Cyran et les Jésuites anglais sous le voile de l’allégorie, les Jésuites sont le malade ou le frénétique, Saint-Cyran est le médecin ; et à ce propos Jansénius dit crûment et durement « que le médecin a bien montré sa capacité ; mais que la recette est malicieuse, y ayant du poison dedans pour tuer le malade. »
  49. Dans une lettre adressée au Père Castillon, Provincial de France, le père Oliva disait la même chose : « Nos amis ici, les hommes prudents, n’approuvent pas qu’on écrive contre les Jansénistes ; c’est, disent ils, leur fournir l’occasion de soulever de nouvelles tempêtes. » (1er janvier 1663.)
  50. Voici le texte latin :
    « Expeditne scribere contra Jansenianos ?
    « Respondeo, hic non probari tot libros typis dari, et silentium longe gratius esse quam calamum. Quod tamen non me ita movet quin generosam Ecclesiae defensionem, more Sanctorum Patrum omnium, contra hae-
    reticos a Societate nostra susceptam, silentio praeferrem ; nisi mala, quae adversariorum scriptis patimur, et turbae quas excitant adversus Ecclesiam et regni pacem, nobis ipsis imputarentur etiam apud Christianissimum Regem ab ipsius ministris. Cujus rei veritatem maxime ad Reverentiam Vestram spectat expendere. Quare, si ipsi constare potest neque a Rege Christianissimo, neque a primariis ejus ministris, et praesertim ab excellentissimo Regis Cancellario, improbatum iri, per me licet omnino cum his conditionibus, quas Reverentia Vestra attigit, contra haereticos dimicare posse. »
  51. Dans une lettre adressée par le Père Nickel au Père Castillon, Provincial de France, en 1658, le Père Général se plaint qu’on ait laissé paraître sans Approbation un ouvrage qui a excité des tempêtes ; puis il ajoute : « Et forte haec paena est transgressionis illius regulae 42 Summarii : ita discamus patiendo potius quam pugnando vincere. »