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Portraits contemporains/Tome 1/M. de Sénancour/En 1832

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (Tome premierp. 143-172).

M. DE SÉNANCOUR.

1832.

Nous vivons dans un temps où la publicité met un tel empressement à s’emparer de toutes choses, où la curiosité est si indiscrète, la raillerie si vigilante, et l’éloge si turbulent, qu’il semble à peu près impossible que rien de grand ou de remarquable passe désormais dans l’oubli. Chaque matin une infinité de filets sont jetés en tous sens à travers les issues du courant, et remplacent ceux de la veille, qu’on retire humides et chargés. C’est, à une certaine heure de réveil, un bruit confus, un mouvement universel de ces filets qu’on retire à l’envi, et de ces filets qui tombent. Pas un instant d’intervalle, pas une ligne d’interstice, pas une maille brisée dans ce réseau : tout s’y prend, tout y reste, le gros, le médiocre, et jusqu’au plus menu ; tout est saisi à la fois ou tour à tour, et comparaît à la surface. On peut trouver à redire au pêle-mêle, désirer plus de discernement dans cette pêche miraculeuse de chaque matin, demander trêve pour les plus jeunes, qui ont besoin d’attendre et de grandir, pour les plus mûrs, dont cette impatience puérile interrompt souvent la lenteur fécondante ; mais enfin il semble qu’au prix de quelques inconvénients on obtient au moins cet avantage de ne rien laisser échapper qui mérite le regard. Cela est assez vrai et le sera de plus en plus, j’espère ; pourtant, jusqu’ici, il y aurait lieu de soutenir, sans trop d’injustice, que cette fièvre de publicité, cette divulgation étourdissante, a eu surtout pour effet de fatiguer le talent, en l’exposant à l’aveugle curée des admirateurs, en le sollicitant à créer hors de saison, et qu’elle a multiplié, en les hâtant, l’essaim des médiocrités éphémères, tandis qu’on n’y a pas gagné toujours de découvrir et d’admirer sous leur aspect favorable certains génies méconnus.

Le mal, au reste, n’est pas bien grand pour ces sortes de génies, s’ils savent de bonne heure, abjurant l’apparence, se placer au point de vue du vrai, et il conviendrait de les féliciter, plutôt que de les plaindre, de cette obscurité prolongée où ils demeurent. Il existe une sorte de douceur sévère et très-profitable pour l’âme à être méconnu : ama nesciri ; c’est le contraire du digito monstrari, et dicier Hic est ; c’est quelque chose d’aussi réel et de plus profond, de moins poétique, de moins oratoire et de plus sage, un sentiment continu, une mesure intérieure et silencieusement présente du poids des circonstances, de la difficulté des choses, de l’aide infidèle des hommes, et de notre propre énergie au sein de tant d’infirmité, une appréciation déterminée, durable, réduite à elle-même, dégagée des échos imaginaires et des lueurs de l’ivresse, et qui nous inculque dans sa monotonie de rares et mémorables pensées. Si on ignore ainsi l’épanouissement varié auquel se livrent les natures heureuses ; si, sous ce vent aride, les couleurs sèchent plus vite dans les jeux de la séve, et bien avant que les combinaisons riantes soient épuisées ; si, par cette oppression qui nous arrête d’abord et nous refoule, quelque portion de nous-même se stérilise dans sa fleur, et si les plus riches ramures de l’arbre ne doivent rien donner ; — quand l’arbre est fort, quand les racines plongent au loin, quand la séve continue de se nourrir et monte ardemment ; — qu’importe ? — les pertes seront compensées par de solides avantages, le tronc s’épaissira, l’aubier sera plus dur, les rameaux plus fixes se noueront. Ainsi pour les génies vigoureux atteints du froid oubli dès leur virilité. J’aime qu’ils ne s’irritent pas de cet oubli, qu’ils ne se détériorent pas et qu’ils tournent à bien. Qu’ont-ils à faire ? Ils s’asseyent, ils s’affermissent, ils se tassent en quelque sorte ; leur vie se réfugie au centre ; ils donnent moins parce qu’ils n’y sont pas excités, mais ils ne donnent rien contre leur désir, ni contre leur secrète loi. Ils s’élèvent et se constituent définitivement à partir d’eux seuls, sur leur propre base, sans déviation au dehors, par un développement restreint, laborieux, mais nécessaire. Tout dévoués au réel, à l’effectif, au vrai, ils ne sont pas privés pour cela d’une manière de beauté et de bonheur ; beauté nue, rigide, sentencieuse, expressive sans mobilité, assez pareille au front vénérable qui réunit les traits sereins du calme et les traits profonds des souffrances ; bonheur rudement gagné, composé d’élévation et d’abstinence, inviolable à l’opinion, inaccessible aux penchants, porté longtemps comme un fardeau, pratiqué assidûment comme un devoir, et tenant presque en entier dans l’origine à cette âpre et douloureuse circoncision du cœur, dont on reste blessé pour la vie.

L’homme dont nous avons à parler est un grand exemple. Ce contemporain, dont le nom n’étonnera que ceux qui n’ont lu aucun de ses trois ouvrages caractéristiques, et qu’un instinct heureux de fureteur ou quelque indication bienveillante n’a pas mis sur la voie des Rêveries, d’Oberman et des Libres Méditations ; l’éloquent et haut moraliste qui débuta en 1799 par un livre d’athéisme mélancolique, que Rousseau aurait pu écrire comme talent, que Boulanger et Condorcet auraient ratifié comme penseurs ; qui bientôt, sous le titre d’Oberman, individualisa davantage ses doutes, son aversion sauvage de la société, sa contemplation fixe, opiniâtre, passionnément sinistre de la nature, et prodigua, dans les espaces lucides de ses rêves, mille paysages naturels et domestiques, d’où s’exhale une inexprimable émotion, et que cerne alentour une philosophie glacée ; qui, après cet effort, longtemps silencieux et comme stérilisé, mûrissant à l’ombre, perdant en éclat, n’aspirant plus qu’à cette chaleur modérée qui émane sans rayons de la vérité lointaine et de l’immuable justice, s’est élevé, dans les Libres Méditations, à une sorte de théosophie morale, toute purgée de cette âcreté chagrine qu’il avait sucée avec son siècle contre le christianisme, et toute pleine, au contraire, de confiance, de prière et de douce conciliation ; fruit bon, fruit aimable d’un automne qui n’en promettait pas de si savoureux ; cet homme éminent que le chevalier de Bouflers a loué, à qui Nodier empruntait des épigraphes vers 1804 ; que M. Jay estime, que les anciens rédacteurs du Constitutionnel et du Mercure ont connu ; que plusieurs littérateurs de cinquante ans regardent comme aussi ingénieux que modeste ; dont les femmes ont lu le livre de l’Amour, un peu sur la foi du titre, et que les jeunes gens de notre âge se rappellent peut-être avoir vu figurer dans quelque réquisitoire sous la Restauration ; — M. de Sénancour a eu, à tous égards, une de ces destinées fatigantes, malencontreuses, entravées, qui, pour être venues ingratement et s’être heurtées en chemin, se tiennent pourtant debout à force de vertu, et se construisent à elles-mêmes leur inflexible harmonie, leur convenance majestueuse. Si l’on cherche la raison de cet oubli bizarre, de cette inadvertance ironique de la renommée, on la trouvera en partie dans le caractère des débuts de M. de Sénancour, dans cette pensée trop continue à celle du xviiie siècle, quand tout poussait à une brusque réaction, dans ce style trop franc, trop réel, d’un pittoresque simple et prématuré, à une époque encore académique de descriptions et de périphrases ; de sorte que, pour le fond comme pour la forme, la mode et lui ne se rencontrèrent jamais ; — on la trouvera dans la censure impériale qui étouffa dès lors sa parole indépendante et suspecte d’idéologie, dans l’absence d’un public jeune, viril, enthousiaste ; ce public était occupé sur les champs de bataille, et, en fait de jeunesse, il n’y avait que les valétudinaires réformés, ou les fils de famille à quatre remplaçants, qui vécussent de régime littéraire. Marie-Joseph Chénier, de la postérité du dix-huitième siècle comme M. de Sénancour, l’a ignoré complètement, puisqu’il ne l’a pas mentionné dans son Tableau de la Littérature depuis 89, où figurent tant de noms. L’Empire écroulé, l’autour d’Oberman ne fit rien pour se remettre en évidence et attirer l’attention des autres sur des ouvrages déjà loin de lui. Il persévéra dans ses habitudes solitaires, dans les travaux parfois fastidieux imposés à son honorable pauvreté. Il s’ensevelit sous la religion du silence, à l’exemple des gymnosophistes et de Pythagore ; il médita dans le mystère, et s’attacha par principes à demeurer inconnu, comme avait fait l’excellent Saint-Martin. « Les prétentions des moralistes, comme celles des théosophes, dit-il en tête des Libres Méditations, ont quelque chose de silencieux ; c’est une réserve conforme peut-être à la dignité du sujet. » Désabusé des succès bruyants, réfugié en une région inaltérable dont l’atmosphère tranquillise, il s’est convaincu que cette gloire qu’il n’avait pas eue ne le satisferait pas s’il la possédait, et s’il n’avait travaillé qu’en vue de l’obtenir : « Car, remarque-t-il, la gloire obtenue passe en quelque sorte derrière nous, et n’a plus d’éclat ; nous en aimions surtout ce qu’elle offrait dans l’avenir, ce que nous ne pouvions connaître que sous un point de vue favorable aux illusions. » Il n’est pas étonnant qu’avec cette manière de penser, le nom de M. de Sénancour soit resté à l’écart dans cette cohue journalière de candidatures à la gloire, et que, n’ayant pas revendiqué son indemnité d’écrivain, personne n’ait songé à la lui faire compter. Il eut pourtant, du milieu de l’oubli qu’il cultive, le pouvoir d’exciter çà et là quelques admirations vives, secrètes, isolées, dont plusieurs sont venues vibrer jusqu’à lui, mais dont le plus grand nombre, sans doute, ne se sont jamais révélées à leur auteur. Nodier, avons-nous dit, le connut et le comprit dès l’origine ; Ballanche, qui, parti d’une philosophie tout opposée, a tant de conformités morales avec lui, l’apprécie dignement. Il y a quelques années, une petite société philosophique, dont MM. Victor Cousin, J.-J. Ampère, A. Stapfer, Franck Carré, Sautelet, Bastide, faisaient partie, et qui, durant le silence public de l’éloquent professeur, se nourrissait de sérieuses discussions familières, en vit naître de très-passionnées au sujet d’Oberman, qui était tombé entre les mains de l’un des jeunes métaphysiciens : M. Cousin se montrait fort sévère contre. Oberman, en effet, quand on le lit à un certain âge et dans une certaine disposition d’âme, doit provoquer un enthousiasme du genre de celui que Young, Ossian et Werther inspirèrent en leur temps. Beaucoup d’hommes du Nord (car Oberman a un sentiment admirable de la nature, de celle du Nord en particulier) ont répondu avec transport à la lecture du livre de M. de Sénancour ; Oberman vit dans les Alpes, et la nature alpestre, comme l’a dit M. Ampère, est en relief ce qu’est la nature de Norvége en développement. L’auteur de cet article a rencontré pour la première fois les deux volumes d’Oberman à une époque où il achevait lui-même d’écrire un ouvrage de rêverie individuelle qui rentre dans l’inspiration générale de son aîné ; il ne saurait rendre quelle étonnante impression il en reçut, et combien furent senties son émotion, sa reconnaissance envers le devancier obscur qui avait si à fond sondé le scepticisme funèbre de la sensibilité et de l’entendement. La réflexion et une plus fréquente lecture l’ont tout à fait confirmé dans cette admiration première ; il voudrait la faire partager. Pour mieux s’expliquer M. de Sénancour, dont une sorte de circonspection respectueuse l’a tenu jusqu’à présent éloigné, et qu’il n’a jamais eu l’honneur d’entrevoir, il a cherché et trouvé des renseignements précis auprès d’un ami commun, M. de Boisjolin, qui a voué au philosophe vénérable un culte d’affection et d’intelligence.

Étienne Pivert de Sénancour, né à Paris, en novembre 1770, d’un père contrôleur des rentes[1], semble avoir eu une enfance maladive, casanière, ennuyée. « Une prudence étroite et pusillanime dans ceux de qui le sort m’a fait dépendre a perdu mes premières années, et je crois bien qu’elle m’a nui pour toujours. » Et ailleurs : « Vous le savez, j’ai le malheur de ne pouvoir être jeune. Les longs ennuis de mes premiers ans ont apparemment détruit la séduction. Les dehors fleuris ne m’en imposent pas, et mes yeux, demi-fermés, ne sont jamais éblouis ; trop fixes, ils ne sont point surpris. » Il étudia avec une ardeur précoce : à sept ans il savait la géographie et les voyages d’une manière qui surprit beaucoup le bon et savant Mentelle. L’enfant s’inquiétait déjà de la jeunesse des îles heureuses, des îles faciles de la Pacifique, d’Otaïti, de Tinian. On le mit d’abord en pension chez un curé, à une lieue d’Ermenonville ; les souvenirs de Rousseau l’environnèrent. En 1785, il entra au collége de la Marche, où il demeura quatre ans à faire ses humanités, jusqu’en juillet 89, studieux écolier, incapable d’un bon vers latin, mais remportant d’autres prix, et surtout dévorant Malebranche, Helvétius et les livres philosophiques du siècle ; ses croyances religieuses étaient, dès cet âge, anéanties. Il y avait eu longtemps désaccord en lui entre cette pensée hâtive et une puberté arriérée. Tendrement aimé de sa mère, près de laquelle il dut trouver un asile contre l’exigence d’un père absolu[2], il a rappelé souvent avec la vivacité des premiers prestiges les promenades faites en sa compagnie (aux vacances probablement) dans la forêt de Fontainebleau. Il s’y exaltait aux délices de la vie sauvage, et entretenait cette mère indulgente du projet d’aller s’établir seul dans une île ignorée. Aux heures propices de liberté, il s’essayait dès lors à ce roman de son cœur. « Plusieurs fois j’étais dans les bois avant que le soleil parût ; je gravissais les sommets encore dans l’ombre, je me mouillais dans la bruyère pleine de rosée ; et, quand le soleil paraissait, je regrettais la clarté incertaine qui précède l’aurore ; j’aimais les fondrières, les vallons obscurs, les bois épais ; j’aimais les collines couvertes de bruyère ; j’aimais beaucoup les grès renversés, les rocs ruineux ; j’aimais bien plus ces sables vastes et mobiles dont nul pas d’homme ne marquait l’aride surface sillonnée çà et là par la trace inquiète de la biche ou du lièvre en fuite. » Si l’on a le droit de conclure d’Oberman à M. de Sénancour, genre de conjecture que je crois fort légitime pour les livres de cette sorte, en ne s’attachant qu’au fond du personnage et à certains détails caractéristiques, il paraît que, dans une de ses courses à travers la forêt, le jeune rêveur fut conduit, à la suite d’un chien, vers une carrière abandonnée, où un ouvrier, qui avait pendant plus de trente ans taillé des pavés près de là, n’ayant ni bien ni famille, s’était retiré, pour y vivre d’eau, de pain et de liberté, loin de l’aumône et des hôpitaux. Cette rencontre, si elle est réelle, comme on a tout lieu de le penser, dut faire une impression très-forte sur l’âme résolue de l’élève de Jean-Jacques, et l’enfoncer plus que jamais dans ses projets. On en retrouve le souvenir à beaucoup d’endroits des écrits de M. de Sénancour. Il revient longuement là-dessus en tête des Libres Méditations, et suppose que le manuscrit de ce dernier ouvrage a été trouvé dans l’espèce de grotte où vécut cet ouvrier, nommé Lallemant, et qu’il a été écrit par un autre solitaire plus lettré, son successeur. Il est probable qu’à une certaine époque de sa vie le véritable Oberman a essayé réellement de devenir ce solitaire. Immédiatement après le collége, en juillet 89, le père de M. de Sénancour, sans prétendre engager l’avenir de son fils, exigeait impérieusement qu’il passât deux années au séminaire de Saint-Sulpice. L’instant était mal choisi ; les convictions du philosophe de dix-neuf ans se révoltèrent. En cette crise décisive, il prit, d’accord avec sa mère, un parti extrême, et quitta Paris le 14 août 89, roulant un dessein qu’il n’a jamais confié, et que des obstacles rompirent. Dans ce même temps environ, partait aussi vers des plages immenses, et possédé d’immenses pensées, poussé également au songe de la vie solitaire, un autre élève de Jean-Jacques, celui qui sera le grand René. Oberman et René ! entre vous quelle conformité secrète à l’origine, quelle distance inouïe au terme ! Que le résultat de la vie vous a été contradictoire à tous deux ! Combien les orages vous ont réussi diversement dans vos moissons ! et pourquoi, pauvres grands hommes, ces lots, hélas ! presque toujours inconciliables, de la gloire et de la sagesse ? Notre fugitif s’arrêta vers le lac de Genève, et passa plusieurs mois à Charrières, près Saint-Maurice. On lit tout cela confusément sous le voile un peu ténébreux qu’y jette Oberman. Ce qui n’est ni obscur ni incertain, c’est l’effet que lui causa cette nature des Alpes et les peintures expressives qu’il en a tracées depuis[3]. M. de Sénancour n’écrivait, guère encore à cette époque ; il se plaisait plutôt à peindre le paysage dans le sens littéral du mot : en arrivant à un instrument plus général d’expression, il a négligé ce premier talent. Il ne faudrait pas se laisser plus loin guider par Oberman pour les faits matériels qui suivent dans la vie de notre philosophe ; mais les faits matériels connus peuvent au contraire diriger le lecteur dans l’intelligence d’Oberman. Une maladie nerveuse singulière, bizarre, qui se déclara en lui après l’usage du petit vin blanc de Saint-Maurice, et le projet de sa mère de le venir rejoindre, décidèrent M. de Sénancour à demeurer en Suisse ; seulement il quitta le Valais pour le canton de Fribourg, et s’y mit en pension à la campagne, dans une famille patricienne du pays[4]. Une demoiselle de la maison, qui s’y trouvait peu heureuse, connut le jeune étranger, s’attacha à lui ; des confidences et quelque intimité s’ensuivirent. Un mariage qu’on avait arrangé pour cette personne et qu’elle refusa donna matière aux conjectures de la famille, qui pria son hôte de s’expliquer à ce sujet. Austère, scrupuleux en morale, dépourvu d’une jeunesse entraînante, dévoré d’une sensibilité vague qu’il désespérait de fixer sur un choix enchanté, désireux avant tout de s’asseoir dans une existence indépendante et rurale, M. de Sénancour se laissa dire, et se crut délicatement engagé : on peut saisir quelques traits de ces circonstances personnelles sous l’histoire de Fonsalbe, au tome second d’Oberman. Il se maria donc en septembre 90, à l’âge de vingt ans ; et, dès ce jour, les devoirs nouveaux, qu’il acceptait par des motifs louables, ne cessèrent d’une manière ou d’une autre, quoique toujours noblement, de peser sur sa condition. D’opulents héritages, auxquels il était naturellement appelé, lui manquèrent. La Révolution française, le trouvant absent, le suspecta comme émigré : la révolution suisse le priva, du côté de sa femme, des ressources qui mainte fois lui auraient été précieuses. Il s’exposa, à diverses reprises, en passant les frontières pour venir visiter sa mère, restée à Paris. Il la perdit, ainsi que son père, vers 1796. Deux enfants nés de son mariage, sa femme atteinte d’une lente et mortelle maladie, les difficultés politiques et sociales d’alors, l’assujettirent, autant qu’il semble, à diverses nécessités qui contrariaient ses penchants. Nous n’insisterons pas davantage sur cette longue trace d’ennuis, de gênes, de désappointements monotones qui composent l’intérieur mystérieux de cette grave destinée ; nous n’en voulons plus montrer que les fruits.

Les Rêveries sur la nature primitive de l’Homme parurent en 1799[5]. L’auteur les avait composées deux ans auparavant, tout en se promenant chaque jour dans le parc d’un château où il passait quelques mois. Il ne les donne que comme des fragments d’un grand ouvrage qu’il médite et auquel il doit avoir renoncé depuis. Chose étrange ! la Révolution française, en grondant autour de lui, n’avait apporté aucune perturbation notable, aucun exemple de circonstance, à travers la suite de ses pensées. Le bruit grandiose des sapins et des torrents, le bruit de ses propres sensations et de sa sève bouillonnante, avaient couvert pour lui cette éruption de volcan dont il ne paraît pas s’être directement ressenti ni éclairé dans la déduction de ses rêves. Il continue donc, sans faire la moindre allusion à l’expérience flagrante, de poursuivre le Discours sur l’Inégalité des Conditions et l’Émile, de vouloir ramener l’homme au centre primitif des affections simples et naturelles. Ce qui domine dans les Rêveries, c’est le dogme absorbant de la nécessité, c’est le précepte uniforme de la moindre action. Le jeune sage avait débuté par le stoïcisme, il le déclare ; il avait voulu nier fièrement les maux, combattre absolument les choses ; il s’y est brisé. Sa science consiste désormais à discerner ce qui est proche et permanent, ce qui est facile et inévitable, à s’y ranger, à s’y retrancher comme à un centre vrai, juste, essentiel, et à l’indiquer au monde. Plein d’aversion pour une société factice où tout, suivant lui, s’est exagéré et corrompu ; en perpétuelle défiance contre cette force active qui projette l’homme inconsidérément dans les sciences, l’industrie et les arts ; ne croyant plus, d’autre part, à la libre et hautaine suprématie de la volonté, il tend à faire rétrograder le sage vers la simple sensation de l’être, vers l’instinct végétatif, au gré des climats, au couchant des saisons ; pour une plus égale oscillation de l’âme, les données qu’il exige sont un climat fixe, des saisons régulières ; il choisit de la sorte, il compose un milieu automnal, éthéré, élyséen, selon la molle convenance d’un cœur désabusé, ou selon la mâle âpreté d’une âme plus fière, l’île fortunée de Jean-Jacques ou une haute vallée des Alpes ; il y pose le sage, il l’y assimile aux lieux, il lui dit d’aller, de cheminer à pas lents, prenant garde aux agitations trop confuses, et se maintenant par effort de philosophie à la sensation aveugle et toujours semblable. « Je ne m’assoirai point auprès du fracas des cataractes ou sur un tertre qui domine une plaine illimitée ; mais je choisirai, dans un site bien circonscrit, la pierre mouillée par une onde qui roule seule dans le silence du vallon, ou bien un tronc vieilli, couché dans la profondeur des forêts, sous le frémissement du feuillage et le murmure des hêtres que le vent fatigue pour les briser un jour comme lui. Je marcherai doucement, allant et revenant le long d’un sentier obscur et abandonné ; je n’y veux voir que l’herbe qui pare sa solitude, la ronce qui se traîne sur ses bords, et la caverne où se réfugièrent les proscrits, dont sa trace ancienne est le dernier monument. Souvent au sein des montagnes, quand les vents engouffrés dans leurs gorges pressaient les vagues de leurs lacs solitaires, je recevais du perpétuel roulement des ondes expirantes le sentiment profond de l’instabilité des choses et de l’éternel renouvellement du monde. Ainsi livrés à tout ce qui s’agite et se succède autour de nous, affectés par l’oiseau qui passe, la pierre qui tombe, le vent qui mugit, le nuage qui s’avance, modifiés accidentellement dans cette sphère toujours mobile, nous sommes ce que nous font le calme, l’ombre, le bruit d’un insecte, l’odeur émanée d’une herbe, tout cet univers animé qui végète ou se minéralise sous nos pieds ; nous changeons selon ses formes instantanées, nous sommes mus de son mouvement, nous vivons de sa vie. » Cette abdication de la volonté au sein de la nature, cette lenteur habituelle d’une sensation primordiale et continue, il la trouve si nécessaire au calme du sage en ces temps de vertige, qu’il va jusqu’à dire quelque part que, plutôt que de s’en passer, on la devrait demander aux spiritueux, si la philosophie ne la donnait pas. Son type regretté, auquel il rapporte constamment la société présente, c’est un certain état antérieur de l’homme, état patriarcal, nomade, participant de la vie des laboureurs et des pasteurs, sans professions déterminées, sans classement de travaux, sans héritages exclusifs, où chaque individu possédait en lui les éléments communs des premiers arts, la généralité des premières notions, la jouissance assidue des pâturages et des montagnes. À partir de là, tout lui paraît déviation et chute, désastre et abîme. Il a devant les yeux, comme un fantôme, les funérailles de Palmyre et le linceul de Persépolis. Il voit, par les progrès de l’industrie et l’usage immodéré du feu, le globe lui-même altéré dans son essence chimique et se hâtant vers une morte stérilité. Le genre humain en masse est perdu sans retour ; il se rue en délire selon une pente de plus en plus croulante ; il n’y a plus de possible que des protestations isolées, des fuites individuelles au vrai : « Hommes forts, hâtez-vous, le sort vous a servis en vous faisant vivre tandis qu’il en est temps encore dans plusieurs contrées ; hâtez-vous, les jours se préparent rapidement où cette nature robuste n’existera plus, où tout sol sera façonné, où tout homme sera énervé par l’industrie humaine. » L’athéisme, le naturisme de ce Spinosa moins géométrique que l’autre, et poétiquement rêveur, nous rappelle toutefois le raisonneur enthousiaste dans sa sobriété chauve et nue, de même que cela nous rappelle, par l’effet des peintures, par l’inexprimable mélancolie qui les couvre et l’effroi désolé qui y circule, Lucrèce, Boulanger, Pascal et l’Alastor du moderne Shelley. — Shelley ! Godwin ! Génie ardent, erroné, intercepté si jeune avant le retour et englouti par le gouffre ! Vieillard austère qui, après un chef-d’œuvre de ta jeunesse, t’es arrêté on ne sait pourquoi, qui t’es heurté à faux depuis ce temps sur d’ingrats labeurs, et qui, sans rien perdre assurément de ta valeur intrinsèque, n’as plus su aboutir d’une manière récréante, fructueuse et féconde ! hommes illustres et frappés ! Sénancour a plus d’un trait fraternel qui l’unit à vous, génie dévié avec l’un, génie entravé avec l’autre, exemple pareil d’un inexplicable naufrage, d’un achoppement boiteux de la destinée[6].

Au moment où se publiaient obscurément les Rêveries, paraissaient aussi les premiers essais d’un talent plus jeune de dix ans que M. de Sénancour, d’un talent analogue au sien en inspirations, sujet à des vicissitudes non moindres, méconnu, oublié par le même public, et qui a finalement tourné, pour le succès comme pour la direction, d’une manière bien diverse. Charles Nodier a débuté par des romans passionnés et déchirants, lambeaux arrachés d’un cœur tout vulnérable ; mais, à la différence d’Oberman, l’auteur du Peintre de Saltzbourg ne s’est pas replié obstinément dans la vie intérieure. Ce surcroît d’activité que son contemporain plus mûr s’est interdit avec une économie sévère, il l’a subi, il l’a exagéré, il l’a recherché et entretenu comme une ivresse bienfaisante. La distraction, l’apparence, le phénomène, les entraînements littéraires et politiques, le prestige épanoui des arts, l’érudition spéciale et même ingénieusement futile, une succession, un mélange diversifié de passions brûlantes, de manies exquises, de dilettantismes consommés, il a tout traversé, et s’est pris à chaque attrait sans s’arrêter à aucun. De cette souplesse, de cette facilité dans la vie, ont dû ressortir pour le talent une expansion croissante, une capricieuse dextérité, des replis sinueux sur une circonférence infinie, toutes les modulations murmurantes des roseaux, toutes les changeantes nuances du prisme, l’émail des prairies inclinées ou les reflets des ailes des coléoptères. Son plein automne aujourd’hui est riche à tous les yeux, séduisant à voir, et chacun l’aime. L’auteur d’Oberman s’est de bonne heure fermé et fixé ; immobile devant l’ensemble des choses, les embrassant dans leur étendue sans jamais les entamer par leurs détails, incapable de s’ingénier, de s’orienter dans la cohue, exigeant avant tout, et pour user de ses moyens, qu’on l’isole et qu’on le pose, nature essentiellement méditative, il a surtout visé au juste et au vrai ; renonçant au point de vue habituel, il a dépouillé l’astre, pour le mieux observer, de ses rayons et de sa splendeur ; il s’est consacré avec une rigueur presque ascétique à la recherche du solide et du permanent. Chaque écrivain a son mot de prédilection, qui revient fréquemment dans le discours et qui trahit par mégarde, chez celui qui l’emploie, un vœu secret ou un faible. On a remarqué que madame de Staël prodiguait la vie ; elle-même a remarqué que M. de Guibert, dans son discours de réception à l’Académie, répéta, je ne sais combien de fois, le mot de gloire. Tel grand poëte épanche sans relâche l’harmonie et les flots ; tel autre, à l’étroit dans cette civilisation étouffante, ne peut s’empêcher de remonter à une scène héroïque et au monde des géants. Un éloquent professeur de psychologie morale exprime volontiers par une plainte mélancolique l’insuffisance de cette contemplation familière. L’improvisation brillante du plus ingénieux de nos critiques se redisait, sans y songer, sa propre louange à elle-même. Je sais un journaliste courageux chez qui le mot de colère signait presque à chaque fois l’article ; je sais un romancier anonyme chez qui le mot de fiel revient plus souvent qu’il ne faudrait[7]. La devise de Nodier, que je n’ai pas vérifiée, pourrait être Grâce, fantaisie, multiplicité ; celle de Sénancour est assurément Permanence. Cette expression résume sa nature. L’élévation dans la permanence, c’est la maxime favorite qui domine et abrite en quelque sorte sa vie. Il en résulte que dans sa manière, particulièrement dans celle de ses derniers ouvrages, il devient en plusieurs endroits obscur et d’une lecture difficile, parce qu’il évite de spécialiser sa pensée en la revêtant d’exemples vifs, de citations ostensibles, en l’illustrant de détails et de rapprochements historiques. On dirait que, dans son scrupule de véracité excessive, il s’abstient du récit, de l’anecdote, du nom propre, comme d’une partie variable et à demi mensongère. Son idée se traduit constamment sous la forme morale ; c’est tout au plus si de loin en loin il la couronne de quelque grande image naturelle.

Oberman, qui parut en 1804, n’en était pas venu encore à cette simplification du moraliste. C’est à la fois un psychologiste ardent, un lamentable élégiaque des douleurs humaines et un peintre magnifique de la réalité. Il n’y a pas de roman ni de nœud dans ce livre ; Oberman voyage dans le Valais, vient à Fontainebleau, retourne en Suisse, et, durant ces courses errantes et ces divers séjours, il écrit les sentiments et les réflexions de son âme à un ami. L’athéisme et le fatalisme dogmatique des Rêveries ont fait place à un doute universel non moins accablant, à une initiative de liberté qui met en nous-même la cause principale du bonheur ou du malheur, mais de telle sorte que nous ayons besoin encore d’être appuyés de tous les points par les choses existantes. À la conception profonde et à la stricte pratique de l’ordre, à cette fermeté voluptueuse que préconise l’individu en harmonie avec le monde, on croirait par moments entendre un disciple d’Épictète et de Marc-Aurèle ; mais néanmoins Épicure, l’Épicure de Lucrèce et de Gassendi, le Grajus homo, est le grand précédent qui règne. Dans son pèlerinage à la Dent du Midi, assis sur le plateau de granit, au-dessus de la région des sapins, au niveau des neiges éternelles, plongeant du milieu des glacières rayonnantes au sein de l’éther indiscernable, vers le ciel des fixes, vers l’univers nocturne, Oberman me figure exactement ce sage de Lucrèce, qui habite


Edita doctrina sapientum templa serena ;


temple, en effet, tout serein et glacé, éblouissant de blancheur et semblable à un sommet neigeux que la lumière embrase sans jamais le fondre ni l’échauffer. S’il s’élançait, s’il disparaissait alors, ce serait presque en Dieu, comme Empédocle à l’Etna. Pas d’amour dans Oberman, ou du moins à peine un ressouvenir mourant d’une voix aimée, à peine une rencontre fortuite et inexpliquée près du Rhône ; puis rien, — rien, hormis les torrents de vague volupté qui débordent comme les émanations végétales des déserts. Certes l’invocation de Lucrèce ne surpasse pas ce que je veux citer : « L’amour doit gouverner la terre que l’ambition fatigue. L’amour est ce feu paisible et fécond, cette chaleur des cieux qui anime et renouvelle, qui fait naître et fleurir, qui donne les couleurs, la grâce, l’espérance et la vie… Lorsqu’une agitation nouvelle étend les rapports de l’homme qui essaye la vie, il se livre avidement, il demande à toute la nature, il s’abandonne, il s’exalte lui-même, il place son existence dans l’amour, et dans tout il ne voit que l’amour seul. Tout autre sentiment se perd dans ce sentiment profond ; toute pensée y ramène, tout espoir y repose. Tout est douleur, vide, abandon, si l’amour s’éloigne ; s’il s’approche, tout est joie, espoir, félicité. Une voix lointaine, un son dans les airs, l’agitation des branches, le frémissement des eaux, tout l’annonce, tout l’exprime, tout imite ses accents et augmente les désirs. La grâce de la nature est dans le mouvement d’un bras ; l’harmonie du monde est dans l’expression d’un regard. C’est pour l’amour que la lumière du matin vient éveiller les êtres et colorer les cieux ; pour lui les feux de midi font fermenter la terre humide sous la mousse des forêts ; c’est à lui que le soir destine l’aimable mélancolie de ses lueurs mystérieuses. Cette fontaine est celle de Vaucluse, ces rochers ceux de Meillerie, cette avenue celle des Pamplemousses. Le silence protège les rêves de l’amour ; le mouvement des eaux pénètre de sa douce agitation ; la fureur des vagues inspire ses efforts orageux, et tout commandera ses plaisirs quand la nuit sera douce, quand la lune embellira la nuit, quand la volupté sera dans les ombres et la lumière, dans la solitude, dans les airs et les eaux et la nuit… Heureux délire ! seul moment resté à l’homme !… Heureux celui qui possède ce que l’homme doit chercher, et qui jouit de tout ce que l’homme doit sentir !… Celui qui est homme sait aimer l’amour, sans oublier que l’amour n’est qu’un accident de la vie ; et, quand il aura ses illusions, il en jouira, il les possédera, mais sans oublier que les vérités les plus sévères sont encore avant les illusions les plus heureuses. Celui qui est homme sait choisir ou attendre avec prudence, aimer avec continuité, se donner sans faiblesse comme sans réserve. L’activité d’une passion profonde est pour lui l’ardeur du bien, le feu du génie : il trouve dans l’amour l’énergie voluptueuse, la mâle jouissance du cœur juste, sensible et grand ; il atteint le bonheur, et sait s’en nourrir… Je ne condamnerai point celui qui n’a pas aimé, mais celui qui ne peut pas aimer. Les circonstances déterminent nos affections ; mais les sentiments expansifs sont naturels à l’homme dont l’organisation morale est parfaite. Celui qui est incapable d’aimer est nécessairement incapable d’un sentiment magnanime, d’une affection sublime. Il peut être probe, bon, industrieux, prudent ; il peut avoir des qualités douces et même des vertus par réflexion ; mais il n’est pas homme ; il n’a ni âme ni génie. Je veux bien le connaître ; il aura ma confiance et jusqu’à mon estime : mais il ne sera pas mon ami. Cœurs vraiment sensibles, qu’une destinée sinistre a comprimés dès le printemps, qui vous blâmera de n’avoir point aimé ? Tout sentiment généreux vous était naturel ; tout le feu des passions était dans votre mâle intelligence ; l’amour lui était nécessaire, il devait l’alimenter ; il eût achevé de la former pour de grandes choses ; mais rien ne vous a été donné, et le silence de l’amour a commencé le néant où s’éteint votre vie. »

Le génie du paysage se révèle à chaque pas dans les récits d’Oberman. C’est un don fortifié d’étude, une peinture originale et grave, qui ne se rapporte à aucun maître, quelque chose d’intermédiaire entre les prés verdoyants de Ruysdaël et les blanchâtres escarpements de Salvator Rosa. Nous avons indiqué la Dent du Midi : qu’on lise, par comparaison, Charrières. Dans le nombre des pages admirables qu’il nous plaît de nommer de grandes élégies, nous noterons celles des Deux Pères, celles de la Brouette, de la Bibliothèque, du Goûter de Fraises, de la Femme qui chante vers quatre heures, etc., etc. Ces signalements de notre façon suffiraient pour les faire reconnaître : mais tout lecteur digne d’Oberman n’aura besoin de guide autre que lui-même, dès qu’il s’y sera plongé.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, qui semble séparée de la première par un intervalle de plusieurs années, Oberman, âgé de vingt-sept ans, traverse la crise antérieure à toute maturité, et double, pour ainsi dire, le cap périlleux de la vie. Les idées de suicide lui reviennent en ce moment et l’obsèdent sous un aspect plus froid mais non moins sinistre, non plus avec la frénésie d’un désespoir aigu, mais sous le déguisement de l’indifférence : il en triomphe pourtant ; il devient plus calme, plus capable de cette régulière stabilité qui n’est pas le bonheur au fond, mais qui le simule à la longue, même à nos propres yeux. L’amitié l’apprivoise ; le désir d’une estime honorable parmi les hommes le trouve accessible à ses justes douceurs. Son regard sur les choses est moins navrant ; il tolère la destinée et ressent désormais de la satisfaction à consigner par écrit les pensées qu’elle lui suggère. L’inquiétude gronde encore sans doute dans son cœur, mais elle diminue, mais elle s’endormira ; on comprend qu’Oberman doit vivre et que son front surgira à la sereine lumière.

L’auteur des Libres Méditations y touche en effet, et si, comme nous aimons à le croire, il a dit là son dernier mot, le progrès philosophique le plus avancé qui se pût déduire des Rêveries et d’Oberman est visiblement accompli. L’identité de l’œuvre subsiste sous cet achèvement harmonieux ; la chaîne a tenu jusqu’au bout sans se rompre ; mais elle s’est par degrés convertie en un métal plus pur, et, après avoir longtemps traîné à terre avec un bruit de rouille et de monotone pesanteur, elle brille enfin suspendue à la voûte indestructible. Dans les autres écrits de M. de Sénancour, soit ceux qui précèdent, soit ceux que j’omets (le livre essentiel et ingénieux de l’Amour, les réfutations de MM. de Chateaubriand et de Bonald, le Résumé des traditions morales et religieuses chez tous les peuples, etc.), presque toujours on rencontre à l’occasion une sorte d’aigreur sardonique contre le christianisme tel que les âges l’ont constitué et transmis ; car, pour son essence prétendue primitive et le caractère purement moral de son fondateur, M. de Sénancour serait disposé à lui rendre hommage. Mais jugeant que la raison et la foi sont chez l’homme inconciliables et sans rapport réel, lisant dans l’histoire que la tradition révélée anathématise le reste, il oppose d’ordinaire une aversion un peu rancuneuse à la foi et à la tradition. Que les sages de tous les temps et de tous les lieux, Bouddha, Zoroastre, Confucius, Pythagore, même Jésus, se soient rencontrés dans l’unité de quelques lois métaphysiques, dans l’enseignement de quelques hautes maximes, cela lui suffit pour déterminer son adhésion. Que les Parsis, les Hindous, les races d’Orient, se soient rencontrés dans certaines croyances, diversement produites, de chute et de réparation, de sacrifice et d’attente, de baptêmes, de confessions, de nativités singulières, cela lui suffit encore, mais cette fois pour rejeter ; de sorte que la conformité d’opinion de quelques sages lui paraît une preuve déterminante en morale, et que la convergence universelle des peuples vers certaines croyances ou pratiques lui paraît une objection victorieuse contre toute religion. Préoccupé du christianisme atrabilaire de Nicole, de Pascal et du xviiie siècle, qui range le très-petit nombre d’élus sur un pont étroit et dévoue le reste du monde à l’abîme du feu, il commet lui-même quelque chose d’analogue, sans y prendre garde ; il sépare le très-petit nombre de sages et de vérités, qu’il enferme dans l’arche de sa théosophie, délaissant l’humanité entière sur un océan d’erreurs, de rites bizarres et de vertiges : c’est moins cruel qu’une damnation, mais presque aussi contristant. M. de Sénancour n’a donc pas abordé la doctrine vraiment catholique, depuis quinze ans surtout remise en lumière, à savoir que le christianisme n’est que la rectitude de toutes les croyances universelles, l’axe central qui fixe le sens de toutes les déviations[8]. Mais disons-le, si notre reproche sincère tombe en plein sur plusieurs écrits du respectable philosophe, les Libres Méditations, quoique rentrant dans sa même vue générale, échappent tout à fait au blâme, grâce à l’esprit de condescendance infinie et de mansuétude évangélique qui les a pénétrées. C’est une sorte de vestibule hospitalier, un peu nu, fort vaste, où aboutissent les diverses entrées du temple, et dans lequel sont assis ou prosternés les antiques Orientaux, les anachorètes du Gange, Thamyris et Confucius, Pythagore et Salomon, Marc-Aurèle et Nathan le Sage, et même l’auteur voilé de l’Imitation ; leur parole rare se distingue lentement sous l’orgue lointain des sanctuaires. Notre contemporain a raison de se donner après eux comme un nouvel interprète des maximes de la loi perpétuelle : les vérités, en passant par sa bouche, empruntent une autorité bien persuasive ; on apprécie mieux la suavité de ce baume, connaissant les amertumes anciennes d’où il l’a su tirer ; le solitaire des Rêveries, m’élevant avec lui vers Dieu, me transporte plus puissamment que Necker n’y réussirait tout d’abord. Il y a un chapitre sur l’Immortalité qui expose des conjectures dignes de Lessing dans la langue de Bernardin de Saint-Pierre. La forme littéraire et toute classique du développement, la lenteur égale de chaque paragraphe, se rapprochent beaucoup de la manière du moraliste Du Guet dans le traité si bien écrit et si peu lu de la Prière. Les retours indirects de l’auteur sur lui-même sont attachants et pleins d’inductions à tirer pour le lecteur averti. Je recommande ce qu’il dit de sa mère au chapitre des Fautes irréparables, et, dans celui de la Vanité des Succès, ce qu’il dit des conquérants, allusion sans doute éloignée à Napoléon, que Sénancour, pour plus brève sentence, n’a peut-être jamais nommé[9]. Je recommande tout ce livre, qui est une belle fin consolante à méditer ; aliment rassis qui apaise, breuvage indispensable après le philtre, rosée du soir après un jour ténébreux, délicieuse à sentir, en vérité, quand elle tombe sur un front brûlant qui fut atteint du mal d’Oberman.

  1. C’est par erreur qu’il a été dit dans les précédentes éditions que le père de M. de Sénancour était conseiller au parlement ; il était de la compagnie des contrôleurs généraux, lesquels avaient titre de conseillers du roi.
  2. On verra dans l’appendice à la suite de ces articles, que M. de Sénancour tenait à réfuter cette supposition erronée, disait-il, qu’il avait été mal avec son père ; c’est d’un sentiment filial honorable ; mais il ne nous a pas transmis les détails qu’il promettait ni donné les éclaircissements qui eussent permis d’établir pour cette période de sa jeunesse une narration certaine et positive.
  3. Les lettres de William Coxe sur la Suisse avaient paru en France dès 1781, traduites et enrichies d’observations et de descriptions nouvelles par M. Ramond. Celui-ci, comme peintre de la nature alpestre, a sa place entre Jean-Jacques et Oberman. Il est à croire que le jeune Sénancour s’était nourri de cette lecture. M. Ramond, trop peu connu comme littérateur, appartenait à ce même mouvement d’innovation d’où est sorti M. de Sénancour. Je remarque qu’il emprunte l’épigraphe des Lettres sur la Suisse au chevalier de Méhégan, dont l’imagination tout irlandaise avait déjà beaucoup de la tournure romantique au xviiie siècle.
  4. Chez les de Jouffroy.
  5. Un ami de M. de Sénancour, à qui le manuscrit avait été communiqué, avait eu l’idée de les publier par livraisons, et il en parut en germinal an vi (1798) un premier cahier contenant les deux premières Rêveries. Cet essai de publication par livraisons n’eut pas de suite.
  6. On lit dans son traité de l’Amour cette page bien digne de réflexion : « En vous rappelant sans cesse que les vrais biens sont très-supérieurs à tout l’amusement offert par l’opulence même, sachez pourtant compter pour quelque chose cet argent qui tant de fois aussi procure ce que ne peut rejeter un homme sage. Pour dédaigner les richesses, attendez que vous ayez connu les journées du malheur, que de longues privations aient diminué vos forces, et que vous ayez vu, dans la pauvreté, le génie même devenir stérile, à cause de la perpétuelle résistance des choses, ou de la faible droiture des hommes. Il vous sera permis de dire alors que rien d’incompatible avec le plus scrupuleux sentiment de notre dignité ne trouverait une excuse dans l’or reçu en échange ; mais vous saurez aussi que des richesses légalement acquises seraient d’un grand prix, et vous laisserez la prétention de mépriser les biens à ceux qui, ne pouvant s’en détacher, s’irritent contre une sorte d’ennemi toujours victorieux. » L’antique bon sens d’Hésiode avait déjà parlé en son temps de la honte mauvaise et ruineuse de l’homme pauvre : « car une honte qui n’est pas bonne tient l’homme nécessiteux, la honte qui tantôt sert et tantôt nuit si fort aux hommes. » En regard de ces tristes peintures, il faut mettre une page de l’heureux Goethe dans Wilhelm Meister : « Trois fois heureux ceux que leur naissance place aussitôt sur les hauteurs de l’humanité, qui n’ont jamais habité, jamais traversé, comme simples voyageurs, l’humble vallée où tant d’honnêtes gens agitent misérablement leur existence ! Dès leur naissance, ils montent dans le vaisseau pour faire la traversée commune, et profitent des vents favorables, tandis que les autres, réduits à se porter eux-mêmes, nagent péniblement, profitent peu de la faveur des vents et périssent, après avoir bientôt épuisé leurs forces, dans l’horreur du naufrage. Que la démarche de l’homme est libre et légère quand il est né riche ! Qui peut mieux connaître ce que les choses humaines valent et ne valent point, que celui qui, dès ses premières années, en a connu la jouissance ? et qui peut diriger plutôt son esprit vers le vrai, l’utile et le nécessaire, que celui qui doit déjà se corriger d’une foule d’erreurs dans un âge où les forces encore complètes lui permettent de recommencer une vie nouvelle ? » — C’est ce renouvellement qui a lieu plusieurs fois dans l’existence des grands individus, dont a manqué M. de Sénancour. — (Pour les curieux, j’indiquerai encore une pensée de Jean-Paul sur la richesse et la pauvreté, sur la richesse mauvaise à vingt ans, sur la pauvreté mauvaise à cinquante. — Revue germanique, du 31 octobre 1858, page 88.)
  7. Si l’on cherchait des noms derrière ces signalements, qui doivent aujourd’hui paraître un peu vagues, je crois qu’on ne se tromperait guère en lisant Lamartine, Hugo, Jouffroy, Villemain, Dubois (du Globe), et Delatouche. J’ai dû faire moi-même un léger effort de souvenir pour m’y retrouver.
  8. Ceci se ressent du voisinage de l’abbé de La Mennais et de l’abbé Gerbet, dont les systèmes n’étaient pas sans exercer alors sur mon esprit une sensible influence. Ma jeune imagination, en ces années 1830-1834, caressa indifféremment bien des systèmes. J’avais le cœur malade, le cœur souffrant, en proie à la passion, et, pour me distraire ou m’étourdir, je jouais à tous les jeux de l’esprit. Je m’y portais ardemment, très-sincèrement sur l’heure, et sans arrière-pensée ni calcul ; mais c’était ainsi. On trouverait à un endroit de Volupté (chap. xi et xii) une image de la même disposition morale, avec transposition de noms selon les dates, lorsque Amaury, pour donner le change à la passion qui le possède, se livre à toutes les curiosités de l’esprit et se prend tour à tour et presque à la fois aux systèmes de La Marck, de Saint-Martin, etc.
  9. J’ignorais, quand je disais cela, deux petites brochures publiées en 1814 par M. de Sénancour sous le titre de Simples observations soumises au Congrès de Vienne par un habitant des Vosges, et de Lettre d’un habitant des Vosges sur MM. Buonaparte, de Chateaubriand, Grégoire, etc. Les vœux honorables et sages exposés dans ces opuscules demeurèrent stériles comme les Vœux d’un Solitaire par Bernardin de Saint-Pierre en 90, et l’Essai sur les Institutions de Ballanche en 1818, et en général comme tous les vœux des philosophes et sages en temps de révolution.
    Janvier 1832.